L'avenir de la codification en France et en Amérique latine
Palais du Luxembourg, 2 et 3 avril 2004
I - ORIGINE DES CODES
« Mon seul code par sa simplicité a fait plus de bien en France que toutes les lois qui m'ont précédé... Ma vraie gloire, ce n'est pas d'avoir gagné quarante batailles ; Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires. Ce que rien n'effacera, ce qui vivra éternellement, c'est mon
Code civil » (Napoléon, cité par Las Cases
dans Mémorial de Sainte-Hélène)
« C'est par l'histoire que le Code civil est entré dans notre mémoire » (Jean Carbonnier, Le Code civil)
Président de séance
Mauricio Tapia
Mauricio Tapia a assuré l'édition de ce chapitre.
Présentation Mauricio Tapia
Vice-président de /'Association Andrés Bello des juristes franco-latino-américains, coordinateur académique du congrès et de cet ouvrage, professeur à l'Université du Chili
L
es processus de codification semblent être une étape importante dans l'histoire juridique de certains pays. La France et les pays de l'Amérique latine l'ont vécu entre le XIX e et te XX e siècles. Il nous a donc paru naturel, avant de se prononcer sur le devenir de la codification, d'examiner les origines de ces mouvements, afin d'y trouver des analogies ou des différences. Après tout, si nos processus de codification ont des rapports originaux, il est intéressant de se demander s'ils n'ont pas un avenir similaire.
On peut trouver de nombreux liens entre les différents mouvements de codification. Les exposés des intervenants à cette table ronde en constituent un magnifique témoignage. La relation la plus remarquable réside de façon évidente dans le rayonnement du Code civil français en Amérique Latine au cours du XIX e siècle ; phénomène qui a été formidablement exposé lors du congrès par M. GUZMÁN 1 ( * ) . Mais il existe d'autres éléments de rapprochement.
D'abord, en France comme en Amérique latine, les codifications sont apparues à la suite de ruptures politiques : la Révolution et les mouvements d'indépendance. Elles ont été inspirées par la volonté d'affirmation des nouveaux États, bien que, comme l'a remarqué M. HALPÉRIN, il faut demeurer prudent sur ce point car certains pays d'Amérique latine ne se sont dotés d'un code que plusieurs décennies après leur indépendance 2 ( * ) .
Ensuite, la recherche par le truchement d'un code d'une uniformité face à « un amas confus et informe... un immense chaos » (Portalis) 3 ( * ) , une « masse confuse d'éléments divers, incohérents et contradictoires » (Andrés Bello) 4 ( * ) qui représentait, à l'époque, le droit de l'Ancien Régime en France et le droit hérité d'Espagne et du Portugal en Amérique latine. Cette recherche est une préoccupation sans nul doute commun aux traditions juridiques française et latino-américaine.
Enfin et surtout, il faut mentionner /' esprit de compromis - magistralement dévoilé en France par le regretté doyen Jean Carbonnier 5 ( * ) - qui a animé les codifications les plus réussies et qui a été l'objet d'une partie de la communication de M. BRAVO 6 ( * ) . Cet esprit de modération, certainement inspiré par la pensée de Montesquieu 7 ( * ) , a permis de réaliser une transaction, un compromis législatif entre les forces sociales et les intérêts antagonistes : Ancien Régime et Révolution, pays de droit écrit et de droit coutumier, philosophie des Lumières et jansénisme, coutumes provenant de l'Amérique espagnole et acquis de l'accession à l'indépendance des nouveaux États, etc 8 ( * ) . Cette caractéristique du Code civil dont nous célébrons le bicentenaire apparaît éclatante dès les travaux préparatoires : « Notre Code civil (qui) est lui-même la plus grande, la plus utile, la plus solennelle transaction dont aucune nation ait donné spectacle à la Terre 9 ( * ) ».
Sans doute cet esprit de compromis est-il aussi la suite naturelle de la personnalité des rédacteurs des codes : « De Portalis on a pu dire qu'avec les cardinaux il avait le langage des sacristies et au Conseil d'État, avec Berlier ou Treilhard, mainteneurs des acquis de la Révolution, l'argumentation des philosophes 1 ( * )0 . » Pour sa part, ainsi que M. MIROW nous l'a rappelé, Andrés Bello - le principal codificateur en Amérique Latine - qui connaissait très bien le droit castillan ancien et le droit romain, fut précepteur de Simon Bolivar et vécut dix-neuf ans en Europe, où il étudia les manuscrits de Jeremy Bentham 1 ( * )1 .
Bien que Georges Ripert ait adressé une très forte critique à la transaction des forces opposées comme méthode de législation - qui déboucherait, selon lui, sur des codes médiocres 1 ( * )2 - ces deux cents ans du Code civil montrent, comme l'observait Jean Carbonnier, qu'un juste compromis constitue pour le droit le « signe d'une vitalité équilibrée 1 ( * )3 ».
Toutefois l'analyse des origines des processus de codification est beaucoup plus ardue. C'est donc pour répondre de façon satisfaisante à ces questions que nous avons fait appel à de prestigieux historiens du droit.
M. Jean-Louis HALPÉRIN - qui dans son analyse avoue prendre parti pour la thèse de la rupture entre l'ancien droit des pays romanisés et le droit codifié - examine les origines des codifications modernes en mettant l'accent sur la multiplicité de leurs causes et les spécificités des mouvements de codification en Europe et en Amérique latine. Dans cette perspective, il aborde les causes liées à l'histoire des cultures juridiques et au contexte politique de l'ère contemporaine : la Révolution française et le rayonnement du Code civil en Europe et en Amérique latine. Il pose la question, fort intéressante, des ambitions nationales sous-entendues lors de l'adoption par chaque pays latino-américain d'un code à l'image du modèle français.
M. Bernardino BRAVO LIRA débute son étude en affirmant le caractère exceptionnel de la codification dans l'histoire de l'humanité : elle aurait été un phénomène propre à L'Europe continentale et à l'Amérique hispanique qui s'étend - tout comme l'illustration - sur deux siècles (entre la seconde moitié du XVIII e siècle et la première moitié du XX e siècle). Fractionnant l'évolution de la codification en naissance, splendeur et déclin, M. BRAVO se plonge dans l'examen de la première période (1750-1804), divisée, à son tour, en trois vagues de codification : Europe centrale, zone hispanique et zone française. Les conclusions que M. Bravo en tire sur l'avenir de la codification sont plutôt funestes : les codes, enfermés dans leurs textes, succombent face à la révolte des faits, et ne pourront surmonter cette épreuve qu'en se transformant en droit coutumier ou jurisprudentiel.
M. Alejandro GUZMÁN BRITO nous offre une étude détaillée sur le rayonnement du Code civil français en Amérique Latine. Ce Code, observe M. Guzmán, a influencé la codification en Amérique latine avec cependant une intensité décroissante dans le temps : entre 1808 et 1845, tous les codes de la région ont été réalisés sur ce modèle ; entre 1847 et la rédaction du code chilien d'Andrés Bello (1855), il a partagé sa place avec d'autres sources (notamment le droit castillan) ; depuis 1868, il occupe une mauvaise position parmi les autres modèles ; et, au cours du XX e siècle, où l'on assiste alors au déclin presque entier de son influence. En même temps, M. Guzmán nous rappelle que deux facteurs ont pu être décisifs dans l'exportation du Code civil français en Amérique latine : l'urgence pour les nouveaux États de se doter d'une nouvelle législation et le fait qu'au début du XIX e siècle, ce texte se présentait comme le modèle de code le plus achevé, d'autant plus qu'il provenait d'un système juridique voisin.
Finalement, M. Matthew C. MIROW, en plus de nous informer sur les études concernant ces matières aux États-Unis, nous rappelle dans ses commentaires que les processus de codification demandent la réunion de toute une série de conditions qui tiennent à l'économie et à la politique, mais aussi à certains facteurs personnels, liés à l'aptitude des juristes qui sont en mesure d'entreprendre cette tâche, d'ailleurs assez coûteuse. M. Mirow fait allusion au concours de ces facteurs dans le cas de la codification chilienne menée par Andrés Bello et, en même temps, nous met en garde face à une conception un peu naïve de la codification qui méconnaîtrait qu'elle réalise aussi une stratégie politique qui laisse des gagnants et des perdants.
L'origine politique des codes, de l'Europe à l'Amérique latine* ( * )
* 1 V. son intervention, ci-dessous.
* 2 V. son intervention, ci-dessous.
* 3 « Exposé des motifs de la loi relative à ta réunion des lois civiles en un seul corps, sous le titre de Code civil des Français, par le conseiller d'État Portalis », in Motifs et discours prononcés lors de la publication du Code civil, Paris, Institut de France, 1838 ; v. aussi JCP G 2004 I 122.
* 4 « Discours préliminaire du Code civil chilien ».
* 5 V. notamment Droit civil, Introduction, Paris, PUF, 2002, 27 e éd., p. 140 ; et Sociologie juridique, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1994, 3 e éd., p. 78.
* 6 V. son intervention, ci-dessous.
* 7 V. De l'Esprit des lois, livre XXIX, chap. I.
* 8 V. Droit civil, op.cit., p. 140 ; v. aussi CABRILLAC, R., « L'avenir du Code civil », JCP G 2004 l 121.
* 9 Tribun ALBISSON, FENET, P.-A., Recueil complet des Travaux préparatoires du Code civil, t. XV, p. 120.
* 10 CARBONNIER, J., Sociologie juridique, op.cit., p. 79.
* 11 V. son intervention, ci-dessous.
* 12 Les forces créatrices du droit, Paris, LGDJ, 1955, 2 e éd., p. 130.
* 13 CARBONNIER, J., Sociologie juridique, op.cit., p. 290.
* * Este texto ha sido traducido al español por Sébastián Ríos, miembro de la Association Andrés Bello des juristes franco-latino-américains, académico de la Universidad de Chile. La traducción se encuentra disponible en el sitio : www.andresbello.org