L'avenir de la codification en France et en Amérique latine
Palais du Luxembourg, 2 et 3 avril 2004
II - ÉVOLUTION DE LA CODIFICATION DEPUIS LE XIXe SIÈCLE
« Le centenaire du Code civil a été fêté en 1904. Dans quatre ans ce Code aura un siècle et demi. On peut dire de lui, comme de certains vieillards, qu'il ne porte pas son âge » (Georges Ripert, 1950).
Président de séance
José Miguel Valdivia
José MiguelValdivia a assuré l'édition de ce chapitre.
Présentation
José Miguel Valdivia
Directeur de la communication de l'Association Andrés Bello des juristes franco-latino-américains, professeur assistant à l'Université du Chili
R
appeler les origines de la codification ne suffit pas à rendre compte de toute sa complexité. L'évolution qu'elle a vécue depuis le XIX e siècle, notamment sous le XX e siècle, amène à en rattacher l'étude à deux autres concepts, plus récents dans sa formulation : décodification et recodification.
Héritière de la philosophie des Lumières, la codification aspira à devenir un modèle supérieur de compression et lisibilité du droit. Face au désordre baroque du i us com mune, il s'agit de systématiser dans des corpus législatifs brefs, ordonnés more geometrico, l'ensemble de la matière juridique. Certes, les postulats rationalistes auxquels la codification obéissait impliquaient, eux, forcément l'adoption d'une forme (la généralité de la règle, susceptible d'être appliquée à tous) et d'un contenu précis (l'abrogation des particularismes locaux et des réminiscences du corporatisme, bref l'empire de l'égalité). Le souci de compression maximale du droit épousait, en plus, parfaitement les idées politiques de la révolution libérale bourgeoise : expression de la raison universelle, la loi est censée être une manifestation de la volonté générale. Pour supprimer les coutumes - afin de neutraliser le risque de subversion inhérent au caractère « instinctif » de la coutume 1 ( * ) - il fallait affermir la majesté de la loi. Le Code civil fut cette loi majestueuse, et son prestige légitima les autres codes.
Le Code civil, notamment, portait intrinsèquement une idéologie spécifiquement bourgeoise : outre l'égalité, le respect de la propriété et la liberté (surtout contractuelle). Facteur de sécurité juridique, la codification exprimait les aspirations politiques - c'est-à-dire, principalement économiques - du libéralisme. Ainsi, l'hégémonie politique exercée sans conteste tout au long du XX e siècle par la bourgeoisie en Europe contribua-t-elle à affermir le prestige dont les codes jouirent. En s'adaptant à ces idées, l'Amérique Ibérique adopta largement la codification, quoique celle-ci se vit souvent dotée d'un contenu tributaire de la tradition hispanique du ius commune. Le besoin de concilier ce droit aux principes libéraux conduisit, dans certains cas, à développer une forte législation modifiant les codes. Ainsi par exemple, à la fin du XIX e siècle déjà, quelqu'un pouvait qualifier le Code civil d'une « robe étroite qui se déchire » 2 ( * ) .
En réalité, la robe évoquée par M. RAMOS devait se déchirer encore plus à l'avènement du « régime démocratique » 3 ( * ) . Avec cette expression, Ripert ne prétendait pas disqualifier la démocratie en soi, mais attirer l'attention sur les conséquences provoquées, dans le terrain législatif, par l'universalisation du suffrage. L'accession au pouvoir, au moins au Parlement, de groupes sociaux jusque-là sans représentation politique effective, allait transformer le milieu politique et législatif, aboutissant à l'adoption d'une foisonnante législation en faveur de leurs intérêts. Le droit, notamment le droit privé, cessait ainsi de refléter cette neutralité politique propre au libéralisme, pour devenir un moyen de satisfaction d'intérêts de groupe. Les guerres devaient accentuer cet aspect utilitaire de la loi. La législation sociale et du travail, ainsi qu'un interventionnisme actif de l'État en matière économique, témoignent des transformations du droit privé durant le XX e siècle 4 ( * ) .
En France, l'universalisation du suffrage ferait l'objet d'une série d'études doctrinales, représentatives de l'inquiétude intellectuelle que, dans le milieu juridique, éveillait ce changement de circonstances politiques. Dans le terrain du droit public, les efforts devaient chercher à conforter, du point de vue technique, une notion d'État de droit jusque-là conçue - implicitement - en termes purement formels 5 ( * ) . La doctrine du droit privé, quant à elle, dénoncera le phénomène de désintégration de l'ordre géométrique dans lequel la codification avait prétendu renfermer le droit 6 ( * ) . Le constat de Burdeau paraissait unanime : la loi « c'est l'histoire d'une idée avilie par les institutions 7 ( * ) ».
Il est certain que le droit codifié perdit et en lisibilité et en compression, deux des propos fondamentaux le justifiant. Assurément, malgré l'« inflation législative » -comme Savatier l'appela 8 ( * ) - la responsabilité n'en est pas exclusive de la loi. Des sources inférieures ont contribué à saturer le milieu juridique, réduisant le degré de sécurité juridique que la codification est naturellement censée entraîner. La jurisprudence elle-même, par le jeu de distinctions et sous-distinctions qui lui est inhérent, a aussi conduit à accroître le déficit de simplicité - accessibilité de la règle - du droit 9 ( * ) . Le surgissement du droit communautaire, en Europe, n'a qu'approfondi ce phénomène.
Or, la « décodification » 1 ( * )0 n'est pas un phénomène purement quantitatif. Elle réintroduit le baroque dans le tableau des sources du droit, en en rendant plus difficile l'intelligence et compréhension de la part du citoyen. Elle génère certes, en outre, des ordonnancements spéciaux et exceptionnels qui font douter de l'aptitude du code en tant que moyen d'expression de l'ordre juridique. Plus grave encore, le professeur Guzmán l'a montré par rapport au droit privé chilien 1 ( * )1 , elle détermine une altération de la généralité (de la règle) érodant les assises libérales sur lesquelles le code repose. Mais, la question politique sous-jacente étant mise à part, l'interrogation que ce phénomène oblige à se poser est si le code - et le Code civil par excellence - demeure un instrument de travail utile pour la communauté des juristes.
Plus d'une fois on a voulu y donner une réponse négative. L'exemple du droit français de la responsabilité aquilienne est, dans ce sens, paradigmatique, car en dehors du royaume de la faute du Code civil il existe une hypertrophie de régimes spéciaux de responsabilité fondés tantôt sur le risque, tantôt sur l'assurance. Le doyen Carbonnier a exprimé subtilement le sentiment d'inanité ou de vacuité que la décodification inspire dans ce domaine ; son constat permet pourtant de garder un certain optimisme ; « à l'échelle modeste des rapports entre particuliers, entre piétons et vélos, ce qui pourrait demeurer le domaine propre du droit civil des obligations » la responsabilité pour faute conservera une portée considérable 1 ( * )2 . En réalité le code, notamment le Code civil continue d'être perçu comme un outil nécessaire pour la systématisation du droit, indépendamment de la portée pratique qu'il peut avoir, mesuré en termes quantitatifs. Les catégories élémentaires autour desquelles le droit se construit, autour desquelles la pensée juridique se structure, demeurent dans le code.
Même s'il y a peu d'exemples aussi vénérables que celui du Code civil français, c'est probablement celle-là la raison qui explique l'enracinement profond de l'idée de codification, raison justifiant les essais d'en renouveler la transcendance sociale, à travers la recodification. L'époque présente connaît un processus de renforcement des codes, une tentative de reconduire la réalité vers eux, d'en adapter les concepts aux catégories qui permettent de mieux expliquer le droit (ne serait-ce que, comme en France, avec le propos modeste de compiler le fatras de la législation extravagante). Il n'est pas le moindre des paradoxes que de prétendre remédier aux défaillances de la codification avec plus de codification 1 ( * )3 . Dans la tradition continentale, la mentalité juridique actuelle demeure, pourtant, tributaire du rationalisme ; la communauté des juristes est peut-être rétive à innover sa manière de concevoir l'idée de droit, dans laquelle le code prend la place d'une loi renforcée, une espèce d 'ultra-loi, universelle et idéalement capable de résister au cours du temps 1 ( * )4 (une lex æterna moderne ?).
* **
Le bicentenaire du Code Napoléon est une grande occasion pour analyser ce qui est devenue l'évolution de la codification, notamment durant le XXe siècle. Le titre même de cette section le laissant présager, celui-ci est un terrain privilégié pour la recherche des historiens du droit. Pour réfléchir sur ces matières, ce Congrès a convoqué deux renommés professeurs ibéro-américains, spécialistes en histoire du droit.
L'exposé de M. le professeur Javier BARRIENTOS a porté sur quelques aspects particuliers des processus de codification et décodification en Ibéro-Amérique. Dans cette zone la codification ne fut point promue par une véritable bourgeoisie ; néanmoins, l'aristocratie dirigeante ne fut pas insensible aux idées européennes : elle tendit à adopter le discours libéral bourgeois et en matières politico-constitutionnelles 1 ( * )5 et en matières de droit privé, particulièrement en ce qui touchait l'économie. La communication du professeur BARRIENTOS ne nous est hélas pas parvenue avant l'édition de ces actes, raison pour laquelle elle n'a pu être incluse dans ce volume.
Avec l'exemple du premier Code civil péruvien, M. le professeur Carlos RAMOS -une autorité en matière de codification 1 ( * )6 - a esquissé les débuts de la décodification au Pérou. Dans sa communication, M. Ramos décrit les premières manifestations de « décodification » - une décodification avant la lettre - en Ibéro-Amérique. Face à un code conservateur et traditionaliste 1 ( * )7 , tel qu'il était le Code civil péruvien de 1852, les efforts des autorités publiques pendant le XIX e siècle tendront, dans une grande mesure, à approfondir l'héritage libertaire et égalitaire que la bourgeoisie européenne avait érigé en règles de droit, pour mieux refléter l'idéologie libérale structurant le code. Les présentations de ces professeurs ont été suivies de deux commentaires fort intéressants. M. le professeur Carlos PIZARRO a synthétisé avec clarté le phénomène de décodification, tout en mettant l'accent sur l'incidence de la doctrine juridique dans l'évolution du droit codifié. M. le professeur Othón PÉREZ, quant à lui, a rendu un catalogue foisonnant des réformes législatives récentes, qui marquent des tendances actuelles du droit civil mexicain.
los inicios de la descodificación civil en el perú: El segundo derecho intermedio (1852-1936)* ( * )
* 1 CARBONNIER, Jean, Droit civil, Introduction, Paris, PUF, coll. Thémis-Droit privé, 26 e éd. refondue, 1999, p. 27.
* 2 Expression que M. Ramos attribue à José Antonio Barrenechea, professeur à l'Universidad de San Marcos et doyen de l'Ordre des avocats de Lima. V. RAMOS, C, Historia del derecho civil peruano. Siglos XIX y XX, t.II,La codificación del siglo XIX : Los códigos de la Confederación y el Código Civil de 1852, Lima, Pontificia Universidad Católica del Perù, 2001, p. 315 s, et sa communication au présent congrès.
* 3 RIPERT, Georges, Le régime démocratique et le droit civil moderne, Paris, LGDJ, 1936, trad. espagnole de J. M. Cajica publiée à Puebla (Mexique), Ed. José M. Cajica, 1951.
* 4 Cf. néanmoins, pour des nuances sur l'idée « publication » du droit privé, EISENMANN, Ch., « Droit public et droit privé. (En marge d'un livre sur l'évolution du droit civil français du XIX e au XX e siècle) », Revue de droit public,t. LXVIII, 1952, p. 903 s, incluse désormais dans ses Écrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d'idées politiques (textes réunis par Ch. Leben), Paris, Eds. Panthéon-Assas, coll. Les introuvables, 2002, p. 49 s.
* 5 REDOR M.-J., De l'État légal à l'État de droit. L'évolution des conceptions de la doctrine publi-ciste française. 1879-1914, Paris-Aix-en-Provence, Economica-PUAM, coll. Droit public positif, 1992. Pour une version abrégée des principaux sujets de sa thèse, v. « «C'est la faute à Rousseau...» Les juristes contre les parlementaires sous la Troisième République », Politix. Travaux de science politique, n°32, 1995, p. 89 s.
* 6 V. parmi une littérature plus qu'abondante, Ripert G., Le régime démocratique et le droit civil moderne, op. cit. ; Le déclin du droit. Études sur la législation contemporaine, Paris, LGDJ, 1949 ; Les forces créatrices du droit, Paris, LGDJ, 1955 ; JOSSERAND, L., « Un ordre juridique nouveau », Recueil Dalloz, 1937, chr. p. 41 ; SAVATIER R., « Le Droit et l'accélération de l'Histoire », Recueil Dalloz, 1951, chr., p. 29.
* 7 BURDEAU, G., « Essai sur l'évolution de la notion de loi en droit français », Archives de philosophie du droit, 1939, p. 7 s (cite en p. 9).
* 8 SAVATIER, R., « L'inflation législative et l'indigestion du corps social », Recueil Dalloz, 1977, chr., p. 43. Mais ce fut surtout le doyen Jean Carbonnier qui eut le mérite de divulguer cette expression, dans ses Essais sur les lois, Paris, Répertoire du Notariat Defrenois, 1979, p. 271, trad. espagnole de L. Díez-Picazo, publiée à Madrid, Civitas, 1998.
* 9 DÍEZ-PICAZO y PONCE DE LEÓ,N L., « Codificación, descodificación y recodificación », Anuario de droit civil (Madrid), XLV-II (1992), p. 473 s.
* 10 IRTI, N., « L'età della decodificazione », Diritto eSocietà (Padoue), 1978, p. 613.
* 11 GUZMÁN, A., « Codificación, descodificación y recodificación del derecho civil chileno », Revista de Derecho y jurisprudencia (Santiago du Chili), XC (1993), Doctrina, p. 39.
* 12 CARBONNIER, J.,Droit civil, t. 4, Les obligations, Paris, PUF, coll. Thémis, 22 e éd., 2000, p. 374.
* 13 D'autres moyens de nature à les combattre sont certes envisageables. À cet égard, l'exemple du droit administratif français reste d'actualité, puisque dans l'absence d'un droit intégralement codifié, la jurisprudence a dû recourir aux principes généraux du droit pour atteindre « la stabilité et certitude que la vie sociale attend du droit », principes généraux, disait Jean Rivero, situés « dans une zone qui échappe à la précarité, au royaume du détail, au «déclin du droit» ». RIVERO, J., « Le juge administratif français : un juge qui gouverne ? », Recueil Dalloz, 1 951, chr., p.21.
* 14 V. CARBONNIER. J., « Codification », in Raynaud (Ph.) et Rials (S.), Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2003, p. 105 s.
* 15 V. les exemples fournis par GUZMÁN, A., « El constitucionalismo revolucionario francés y las cartas fundamentales chilenas del siglo XIX », in KREBS, R. et GAZMURI, C. (éds.), La revolución francesa y Chile, Santiago, Ed. Universitaria, 1990, p. 225 s. V. aussi les conclusions de Jocelyn-Holt A., quant à l'indépendance du Chili, dans La independencia de Chile, Madrid, Mapfre, coll. Independencia de Iberoamérica, 1992.
* 16 Parmi ses oeuvres les plus notables : Codificación, tecnología y postmodernidad. La muerte de un paradigma, Lima, Pontificia Universidad Católica del Perú, 1996, El Código napoleónico y su recepción en América Latina, Lima, Pontificia Universidad Católica del Perú, 1997, ainsi qu'une très importante Historia del derecho civil peruano. Siglos XIX y XX, dont la publication a commencé en 2000 à Lima, Pontificia Universidad Católica del Perú.
* 17 V. GUZMÁN, A., « El tradicionalismo del Código civil peruano de 1852 », Revista de estudios histórico-jurídicos, 2001, n° 23, p. 547.
* * Ce texte a été traduit en français par Macarena Humeres de Fatio (promotrice du Comite local de l'Associación Andrés Bello des juristes franco-latino-americains à Genève) et Guillaume Fatio (membre de l'Associación Andrés Bello des juristes franco-latino-americains, BMG Avocats, Genève, guillaume.fatio@bmglaw.ch ). La traduction est disponible sur le site : www.andresbello.org