ÉLUS LOCAUX ET ASSOCIATIONS : UN DIALOGUE RÉPUBLICAIN
PALAIS DU LUXEMBOURG, 28 JUIN 2001
DEUXIÈME PARTIE
LE SÉNAT DÉFENSEUR
DES LIBERTÉS PUBLIQUES
LE RÔLE DU PRÉSIDENT DU SÉNAT DANS LA DÉFENSE DE LA LIBERTÉ D'ASSOCIATION : LA DÉCISION DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL DU 16 JUILLET 1971
Intervention de M. Jacques ROBERT, Professeur émérite des facultés de droit, ancien membre du Conseil constitutionnel
Monsieur le Président,
Messieurs les Sénateurs,
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Il en est dans la vie des institutions comme dans celle des hommes. Certaines dates marquent. Soit qu'elles définissent un commencement, soit qu'elles symbolisent une étape, soit qu'elles sanctionnent un achèvement. Et à l'évidence, les deux dates du 1er et du 16 juillet 1971, l'une étant celle de la saisine par le Président Poher du Conseil constitutionnel sur les modifications apportées par le Parlement à la loi de 1901, l'autre étant celle de la décision rendue sur cette saisine par le Conseil constitutionnel, ces deux dates, à l'évidence, constituent des jalons importants dans l'histoire politique et constitutionnelle de la Ve République.
C'était la première fois, depuis son institution, que le Conseil constitutionnel se désolidarisait d'un choix important de l'exécutif en décidant que les dispositions essentielles votées par le Parlement pour renforcer la législation de 1901 étaient non conformes à la Constitution. Le Conseil infligeait un désaveu public au Gouvernement qui était à l'origine du texte, donnait un coup d'arrêt au pouvoir et affirmait son indépendance. Sur le plan juridique, sa décision amorçait un tournant fondamental. Le Conseil constitutionnel démontrait que son contrôle n'était pas limité au seul plan des relations entre les Pouvoirs publics mais pouvait -et devait- s'étendre à celui des droits et libertés des citoyens.
Ainsi, d'auxiliaire conscient ou inconscient du pouvoir, le Conseil constitutionnel se transformait, grâce à l'initiative du Président Poher, en un défenseur vigilant des libertés.
Quelle conjoncture avait permis ce recours du Président du Sénat ? Comment a été rendue la décision historique du Conseil constitutionnel ? Quelles en furent les conséquences ? Tels sont, si vous le permettez, les trois points que je voudrais rapidement évoquer : la « chance » du Président Poher ; le fabuleux destin du Conseil constitutionnel et, en troisième lieu, le hasard ou la nécessité ?
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Par quel long cheminement est-on parvenu à ce recours ? Mûri depuis de longues années, le projet du ministre de l'Intérieur de l'époque de soumettre au Parlement une modification de la loi sur les associations, avait pour but de permettre à l'autorité administrative de ne pas délivrer automatiquement le récépissé de sa déclaration à une association qui paraissait suspecte.
Ce projet devait se concrétiser après des décisions rendues par des juridictions administratives dans la fameuse affaire qui opposait Simone de Beauvoir au ministre de l'Intérieur. Une première fois, en effet, l'association des Amis de la cause du peuple, dont le but semblait de venir en aide plus ou moins efficacement aux gauchistes accusés devant la Cour de sûreté de l'État d'avoir voulu reconstituer la Gauche prolétarienne, avait demandé au tribunal administratif de Paris, par l'intermédiaire de Mme de Beauvoir, qu'il soit sursis à l'exécution d'une décision verbale du préfet de police refusant de lui délivrer le récépissé de la déclaration préalable. Le tribunal administratif, saisi de cette demande de sursis, a estimé que, en rendant une décision favorable aux Amis de la cause du peuple, il serait amené à adresser une injonction à l'administration, mesure interdite aux juges par le principe de la séparation des pouvoirs. En outre, le sursis à exécution ne pouvant se concevoir pour une décision négative tel que le refus de délivrer une pièce, il avait rejeté la demande de sursis.
Saisi en appel, le Conseil d'État confirma le jugement du tribunal administratif mais le commissaire du Gouvernement laissa entendre, sans pour autant aborder le problème de fond, que le refus du préfet lui paraissait manifestement illégal.
Restait donc à saisir la juridiction administrative sur le fond. C'est ce qui a été fait. Et sur ce fond, le tribunal administratif n'a pas hésité à donner raison au fondateur de l'association incriminée en annulant la décision du préfet de police notifiée verbalement à Mme Simone de Beauvoir. Et il l'a fait sur la base de trois considérations principales qui sont intéressantes car elles seront reprises ensuite par le Président du Sénat dans sa saisine et confirmées par le Conseil constitutionnel dans sa décision.
Tout d'abord, le tribunal rappelle que la seule formalité à accomplir est une déclaration dont il sera donné récépissé. Cela veut dire que le législateur de 1901 n'a entendu assortir la reconnaissance aux associations de leur capacité d'exister d'aucune formalité à remplir et d'aucune condition. Le tribunal continue en disant que, de toute manière, à l'égard des associations qui seraient fondées sur un but ou sur une cause illicite, le législateur a prévu des sanctions - elles sont simplement pénales et non pas administratives comme le refus de délivrance du reçu - et que, en ce qui concerne la déclaration, l'autorité administrative n'a d'autre attribution légale que celle d'en constater l'accomplissement par la délivrance d'un récépissé, exclusive de toute appréciation relative au fond de l'association et à son activité. Le tribunal administratif est donc légitimement amené à considérer que le préfet de police était tenu de délivrer le récépissé et qu'en le refusant, il avait, quels que soient ses motifs, excédé ses pouvoirs. Il fallait donc annuler la décision attaquée.
Cette décision -je passe rapidement pour ne pas être trop long- n'avait pas de quoi surprendre. Elle était dans la ligne de la jurisprudence ancienne du Conseil d'État comme du Conseil constitutionnel. Il ne vous étonnera pas que la décision du tribunal n'ait guère été appréciée par le ministre de l'Intérieur de l'époque décidé, déjà, à demander la modification de la loi. Il se saisit de l'occasion pour agir au plus vite. Ainsi vit le jour le projet de loi du 11 juin 1971 relatif au contrat d'association.
Les intentions des rédacteurs de ce projet étaient évidentes. Puisque, selon la jurisprudence, le récépissé de déclaration des associations devait être délivré immédiatement, quels que soient la cause et l'objet de l'association, il en résultait nécessairement que les autorités préfectorales devraient, pour l'avenir, simplement enregistrer la déclaration. Dans l'esprit du ministre de l'Intérieur, la chose était impensable car si on ne mettait pas une condition au dépôt et à la délivrance du récépissé, alors on « lançait dans la nature », sur une simple déclaration suivie d'un récépissé, des associations dont certains étaient sûrs qu'elles étaient plus ou moins suspectes ou illicites.
Donc, il fallait modifier la loi pour conférer à l'autorité administrative le pouvoir de suspendre éventuellement la délivrance du récépissé, donc la capacité juridique de l'association, à une enquête - on n'avait pas encore une idée très claire de ce qu'elle serait - et donc de ne pas délivrer automatiquement le récépissé.
Ce projet gouvernemental, qui reçut curieusement d'ailleurs un accueil favorable du Conseil d'État, se présentait sous la forme d'un article unique à quatre alinéas.
Le premier alinéa disposait qu'en cas de déclaration faite par une association apparaissant fondée sur une cause ou un objet illicite, le préfet, avant de délivrer le récépissé, devait communiquer la déclaration au Procureur de la République. Voilà le premier point du texte ; il ne fallait pas se méprendre sur la portée de cet article. Il signifiait ni plus ni moins qu'était reconnu désormais au préfet le droit d'apprécier, au vu de la déclaration qu'elle dépose, si une association apparaissait ou non fondée sur une cause ou un objet illicite.
Le second alinéa précisait le rôle du Procureur. Si, à la suite de la communication de la déclaration par le préfet au Procureur, et dans un délai de deux mois, le tribunal saisi par le Procureur a ordonné la fermeture des locaux ou l'interdiction de réunion, pas de récépissé bien entendu. Dans le cas contraire, le récépissé est délivré à l'expiration du délai imparti. Cela voulait dire que, désormais, la délivrance du récépissé se trouvait subordonnée à la décision d'un tribunal qui ne pouvait être saisi que par le Procureur de la République sur la requête du préfet. L'association n'était rendue publique que sur justification de la délivrance et, enfin, il n'était pas délivré récépissé d'une déclaration faite par une association dont la nullité a été constatée. Cela voulait dire qu'il suffirait aux autorités préfectorales, et c'est ce que souhaitait le ministre de l'Intérieur, de soutenir que l'association qui veut se constituer n'est que la résurgence d'une autre dont la dissolution a été naguère régulièrement constatée pour que le récépissé soit refusé à cette association. C'est précisément ce que désirait le ministre de l'Intérieur. Il n'avait pas caché ses intentions. Pour lui, les Amis de la cause du peuple n'étaient que la reconstitution, sous une autre dénomination, de la Gauche prolétarienne dissoute par décret.
Telle est l'économie générale du projet gouvernemental du 11 juin. On comprendra que le caractère exorbitant d'un tel texte ait suscité des réactions nombreuses et indignées. Il était tout à la fois contradictoire, inutile, dangereux, inopportun.
Contradictoire, car il tentait de concilier une loi basée sur la notion libérale de la déclaration préalable avec la notion autoritaire d'autorisation préalable. On voulait concilier deux notions radicalement dissemblables.
Inutile, parce que le Gouvernement n'était pas désarmé, tant s'en faut, contre les associations mettant en péril les institutions. 11 disposait d'une législation pénale parfaitement appropriée.
Dangereux, parce qu'il donnait à l'autorité administrative le droit de présumer la légalité d'une association et de s'ériger en juge de sa nature.
Inopportun, enfin, car c'était aux tribunaux judiciaires que l'on confiait, pour leur en faire porter officiellement la responsabilité, la tâche ingrate de se prononcer sur les intentions prêtées par les autorités administratives aux fondateurs des associations suspectées.
« Un pari douteux sur une activité hypothétique, fondé sur des données policières », telle est, écrivait Robert Badinter dans Le Monde le 30 juin 1971, « la haute mission que le Gouvernement entend, par ce texte, confier aux tribunaux. »
L'Assemblée nationale adoptait en première lecture ce texte mais elle le modifiait sur deux points importants pour que les critiques se fassent moins violentes.
Le premier alinéa disait : « Il sera donné récépissé dans le délai de cinq jours ». Pas tout de suite, mais dans cinq jours. Mais le second alinéa était plus délicat. Ce n'est plus à l'autorité administrative qu'il appartiendra de saisir le procureur de la République en cas de déclaration faite par une association suspecte, c'est le procureur de la République qui, dans le délai de cinq jours, assignera le déclarant devant un tribunal de grande instance. Celui-ci rendra son ordonnance dans un délai de huit jours. S'il ne la rend pas à expiration de ce délai ou s'il n'a pas ordonné de sursis, le récépissé sera délivré.
Ce texte, vous le voyez, était en retrait par rapport au précédent. Il n'en demeurait pas moins qu'il donnait satisfaction au ministre de l'Intérieur puisque la délivrance du récépissé n'était plus automatique dans tous les cas, dès l'instant que le procureur de la République pouvait la différer par une action laissée à son initiative.
Ce texte fut voté par l'Assemblée nationale en première lecture le 24 juin.
Mais, dès le lendemain, la commission des Lois du Sénat, saisie à son tour du projet, déclarait irrecevable un tel projet -je passe sur la procédure- en faisant déposer et en déclarant recevable une demande de question préalable formulée par le Sénateur Pierre Marcilhacy. J'ai plaisir à évoquer, en cette enceinte, le nom de Pierre Marcilhacy, qui devait plus tard devenir membre du Conseil constitutionnel et dont naguère, quand je préparais l'agrégation de droit, j'avais été pendant deux ans le collaborateur. Suivant les conclusions de cette commission, le Sénat adoptait, à son tour, la question préalable de M. Marcilhacy et rejetait le projet de loi. Il y eut toute une bataille de procédure, réunion de la commission mixte paritaire, maintien du refus du Sénat...
Obligée finalement de statuer à la fin du processus, l'Assemblée reprenait son texte et le votait le 30 juin.
C'est alors que, le 1 er juillet, le Président du Sénat décidait de saisir le Conseil constitutionnel en lui demandant de dire le droit. Même si, comme on l'a prétendu, M. Alain Poher ne s'est décidé à ce moment-là qu'après de nombreuses hésitations -et c'est sans doute à son honneur- (« réflexions », précise M. Poncelet) et sur la demande instante de certains de ses amis, le fait qu'il se soit en fin de compte résolu à saisir le Conseil constitutionnel montrait qu'il avait pour le moins de sérieux doutes sur la constitutionnalité d'un texte que son Assemblée venait de rejeter à plusieurs reprises et lui, comme son Assemblée, avaient entièrement raison. La saisine du Conseil suspendait la promulgation. Le débat constitutionnel était officiellement ouvert. Se nouait, ce jour-là, le fabuleux destin du Conseil.
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Trois points étaient en débat.
Le premier avait déjà été évoqué et portait sur la constitutionnalité du texte soumis au vote et tiré de l'article 4 de la Constitution qui dit, comme vous le savez, que « les partis et groupements politiques se forment et exercent leur activité librement ».
Ce texte exclut à l'évidence l'éventualité de tout contrôle préalable aussi bien judiciaire qu'administratif. Un tel contrôle préalable ne saurait dès lors être exercé sur les associations puisque les partis politiques ne sont rien d'autre, juridiquement, que des associations. Et M. Marcilhacy le déclarait à la tribune du Sénat : « La Constitution n'admet que le contrôle a priori et non celui par antériorité résultant du projet de loi du Gouvernement. Il s'ensuit que les dispositions du projet, si elles concernent de nombreuses associations sans but politique, visent aussi les partis politiques, ne peuvent ni faire de distinction entre les uns et les autres, ni être admises sans violer le texte constitutionnel. »
Le deuxième point était celui de savoir si la loi violait un principe constitutionnel : la liberté d'association.
S'agissait-il -nous sommes en 1971- d'un principe constitutionnel ? A notre avis, la question ne faisait pas de doute et je l'ai écrit, l'un des premiers, avec Olivier Dupeyroux et Robert Badinter. La preuve est facile à administrer. Pour être objectif, il faut dire effectivement que rien, dans le texte de 1958, ne vise la liberté d'association sauf l'article 4 sur les partis politiques. Que rien, dans la déclaration des droits de l'homme de 1789, ne concerne le droit d'association. Que rien, dans la Constitution de 1946, ne vise la liberté d'association. Mais par un examen plus approfondi, on s'apercevait que la Constitution n'était pas seulement le texte de la Constitution, mais c'était également le préambule de la Constitution. Et dans le préambule, il y avait, dès 1946, l'idée que le peuple français proclame solennellement son attachement à tous les droits et libertés proclamés en 1789, mais aussi les « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », et, en troisième lieu, les « principes plus particulièrement nécessaires à notre temps » qu'il énumérait pour la première fois. On sait, aujourd'hui, que le bloc de constitutionnalité comprend tout cela. Mais on sait aussi que, à tout cela, il faut ajouter les « principes à valeur constitutionnelle » créés par le Conseil depuis son origine et les « objectifs à valeur constitutionnelle ». Mais on est en 1971 et jamais, jusque là, le Conseil constitutionnel n'avait encore arrêté une loi contraire à une disposition du préambule.
Alors, est-ce que, vraiment, ce principe de la liberté d'association était constitutionnel ? Sûrement, puisque c'était un principe fondamental reconnu par une loi de la République, celle de 1901, et que le préambule de 1946, repris en 1958, constitutionnalisait droits et libertés. D'ailleurs, je rappelle que le Conseil d'État l'avait déjà dit dans un arrêt que les étudiants connaissent bien, « l'arrêt Amicale des Annamites de Paris », où il était dit qu'il fallait appliquer aux Annamites les mêmes droits que les nôtres, au premier rang desquels les libertés fondamentales. Or, au nombre de ces principes figure la liberté d'association.
Demeurait un dernier problème : que recouvrait la liberté d'association, principe constitutionnel ?
Pas toute la loi bien sûr, mais le principe de la liberté était posé, à savoir que la création d'une association et l'acquisition par elle de la personnalité juridique, échappent à tout contrôle préalable. C'est bien ce qu'a pensé le Conseil constitutionnel en déclarant non conformes à la Constitution les seules dispositions qui portaient atteinte à ce principe, c'est-à-dire celles qui subordonnaient à une condition d'enquête judiciaire la délivrance - automatique, en 1901 -, du récépissé.
Alors, vient le troisième point. Décision due à un bienfaisant hasard ou jugement qu'imposait la nécessité ?
Favorablement accueillie par de nombreux commentateurs, la décision du Conseil fut sévèrement critiquée par certains. Déjà les admonestations n'avaient pas manqué contre ceux qui avaient exprimé publiquement leur désaccord avec le texte voté par le Parlement. On nous avait reproché, à M. Badinter et à moi, de nous être livrés, sous l'autorité que nous donnait notre statut de professeur d'université, à une tentative d'intoxication du Conseil constitutionnel. Voici qu'après la décision de la haute juridiction qualifiée de surprenante, d'incompréhensible, on nous promettait des lendemains terrifiants. Il résulte de la décision du Conseil, s'exclamait un ancien Garde des Sceaux, que « l'administration sera demain dans la nécessité de délivrer le récépissé à des associations qui se proposeraient, par exemple, d'encourager la toxicomanie, de promouvoir l'homosexualité ou, simplement, de renverser la République ». Fallait-il que, saisi opportunément par le Président Poher, le Conseil ait frappé juste pour que sa décision amenât dans les rangs de ses adversaires une telle confusion des esprits ! On entendit même, dans une étrange atmosphère, le porte-parole du Gouvernement de l'époque déclarer en réponse à une question posée, que « le Gouvernement pensait qu'il se conformerait à la décision du Conseil constitutionnel ». Comme si la Constitution ne contenait pas un article disant que les décisions du Conseil s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles de l'État !...
Devant la décision du Conseil, le Président de la République n'avait le choix qu'entre deux solutions : soit demander aux chambres une nouvelle lecture, soit promulguer, c'est ce qu'il a fait, la nouvelle loi mais amputée des dispositions jugées non conformes à la Constitution.
Tempête dans un verre d'eau, ont dit certains. Assurément, oui, si l'intention des rédacteurs avait été de ne modifier la loi que sur des points de détail. Mais nous avons vu que les objectifs des promoteurs étaient tout autres. Ce qui était mis en cause par eux, n'était ni plus ni moins que le principe même de la liberté d'association. Le combat méritait donc d'être livré même si les chances de triompher s'avéraient au départ assez minces. Qui pouvait penser a priori que le Conseil constitutionnel de l'époque -1971- donnerait raison à ceux qui s'étaient mobilisés pour défendre cette liberté ? Il faut admettre que jusqu'alors, le Conseil constitutionnel ne s'était fait remarquer ni par ses audaces excessives, ni par ses témérités. On s'était vite habitué à voir en lui un auxiliaire docile du pouvoir chargé surtout de cantonner le législatif dans les strictes compétences de l'article 34. Il faut dire que ni sa composition d'alors, ni les conditions de sa saisine ne facilitaient l'exercice par lui d'un contrôle efficace de la loi. Rappelons que de 1959 à 1965, sous la présidence de M. Léon Noël, le Conseil constitutionnel ne fait que préciser les limites de son territoire et quand des événements d'aventure politiques lui fournissent le prétexte d'intervenir, il se garde bien de déplaire au Président de la République et à son Gouvernement, soit en donnant ouvertement satisfaction aux deux, soit en déclinant sa compétence pour éviter des remises en cause délicates. On prendra plusieurs exemples : le 23 avril 1961, saisi pour avis par le Président de la République de l'éventuelle application - rappelez-vous, c'est la fin de la guerre d'Algérie- de l'article 16, le Conseil constitutionnel considère que sont parfaitement réunies les conditions exigées par la Constitution pour son application. La même année, consulté par le Président de l'Assemblée nationale sur le point de savoir si la motion de censure déposée contre le Gouvernement par cette assemblée réunie de plein droit en vertu, précisément, de l'article 16, peut être considérée comme recevable, le Conseil se déclare incompétent sur la base d'une interprétation littérale de sa compétence. Et enfin, le 6 novembre 1962, à propos du texte de loi relatif à l'élection présidentielle au suffrage universel, le Conseil constitutionnel ne se reconnaît pas compétent pour se prononcer sur la demande par laquelle le Président du Sénat lui avait déféré le projet adopté par le peuple français. Il n'était pas habilité à examiner ces lois ; il n'était compétent que pour les lois votées par le Parlement.
On comprend cette prudence. Dans le contexte de l'époque, le Conseil constitutionnel n'avait pas été conçu, c'est vrai, comme une pièce essentielle du dispositif de l'appareil d'État. Il était créé, tranquillement, pour réguler les compétences entre le Parlement et le Gouvernement. Il était créé pour tempérer les emballements d'une assemblée dont l'omnipotence sous la IIIe et la IVe avait fait le malheur du pays. On le voulait discret. Il se devait de l'être.
Ainsi pensait sans aucun doute Léon Noël qui ne voulait faire de peine à personne, surtout pas au Général. Le Conseil constitutionnel, sous sa houlette, se garda bien de sortir du costume étroit que l'on avait voulu tailler pour lui. Et reconnaissons que, à l'époque, il n'y avait pas encore la réforme de Giscard d'Estaing permettant à soixante députés et soixante Sénateurs de saisir le Conseil constitutionnel. Il ne pouvait être saisi que par les quatre principales autorités de l'État. Il était d'ailleurs assez peu saisi.
Le Président de la République et l'Assemblée nationale étant du même bord politique, la seule possibilité de se pourvoir contre une loi éventuellement liberticide reposait entre les mains du Président du Sénat. Et si Alain Poher a su jouer parfaitement son rôle dans l'affaire qui nous occupe, reconnaissons que le Conseil a su, lui aussi, habilement profiter de l'occasion.
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Quelques mots de conclusion.
Après quelques années, la doctrine a fini par se rallier à une louange quasi unanime qui se nourrissait de l'envol du Conseil permis par la brèche de la décision de 1971 dans laquelle il s'était habilement glissé.
A partir du moment où il proclamait les principes généraux reconnus par les lois de la République, « principes à valeur constitutionnelle », c'était toutes les libertés de la IIIe République qui s'engouffraient. La voie était ouverte à la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur l'ensemble des libertés. Mais il se produisit alors ce qui se passe souvent : quand l'héritage acquis est souvent déjà dépensé, on se prend à critiquer celui à qui on le doit, d'autant plus fort d'ailleurs qu'il n'est plus là pour se défendre.
Que n'a-t-on entendu !.. « Le Président Poher n'avait pas le droit de saisir le Conseil constitutionnel sur la base d'une violation du préambule ». On entend encore, aujourd'hui, avancer ce grief par quelques écervelés qui n'ont pas pris la peine de lire la Constitution.
S'il est vrai qu'au départ, la perspective de ce qu'est devenu le Conseil constitutionnel n'était dans l'esprit d'aucun des constituants, pourquoi n'ont-ils pas interdit la possibilité de saisir le Conseil d'une loi non conforme au préambule ? Ils l'avaient dit pour le Comité constitutionnel de 1946. Dès l'instant qu'ils ne le disaient pas pour celui de 1958, cela voulait dire que le Conseil était compétent.
« Le Conseil constitutionnel est sorti de sa compétence ». Mais comment ? N'y avait-il pas, dans le bloc de constitutionnalité, l'ensemble de tous ces principes de 1789 à 1946 ? « L'occasion d'un tel recours n'était pas la bonne ». Il s'agit là d'un argument que l'on voit encore avancé même par des gens qui ont été, à l'origine, d'accord avec la décision. « L'occasion n'était pas bonne, ce n'était pas tellement grave. Cette atteinte à la liberté d'association - cinq jours d'attente au lieu de la délivrance automatique, une intervention de l'autorité judiciaire éventuelle ! - c'était une mauvaise occasion. La violation n'était pas à ce point flagrante pour qu'elle justifiât ce coup de force. »
Mais que n'aurait-on entendu si le Président Poher n'avait pas saisi le Conseil ou si, saisi, celui-ci n'avait pas censuré ?
Alors, après les critiques, vinrent les sous-entendus blessants. Le Président du Sénat se serait fait tirer l'oreille ; vous venez d'ailleurs, Monsieur le Président Poncelet, de dire le contraire, je vous en donne volontiers acte. Le Président du Conseil constitutionnel, de son côté, déçu dans certaines de ses ambitions, aurait voulu une éclatante revanche sur le Gouvernement. Balayons d'un revers de main ces rumeurs indignes et leurs implications déshonorantes. Que ceux qui font aujourd'hui la moue sur une décision longtemps saluée comme une avancée considérable dans le contrôle de la constitutionnalité de la loi, méditent sur les conséquences qu'auraient eues une absence de recours ou une décision contraire.
Absence de recours ? On laissait passer une loi inconstitutionnelle tout en accréditant alors l'idée fallacieuse que le Conseil constitutionnel n'avait pas le préambule dans sa gibecière et qu'il n'était qu'un garde-barrière. Une nouvelle occasion plus favorable se serait-elle présentée ? Rien n'est moins sûr. On aurait du moins laissé s'enfuir l'incroyable chance de constitutionnaliser les libertés.
Quant au Conseil, s'il s'était déclaré incompétent, il aurait, il y a trente ans, fermé définitivement et délibérément la porte à tout ce qui fait aujourd'hui l'incomparable réussite de sa jurisprudence, à savoir la sauvegarde minutieuse et exigeante de la dignité de la personne humaine. Et si, même s'il s'était déclaré compétent, il avait rejeté le recours sur le fond, il aurait spectaculairement signifié sa réticence à s'engager dans la voie d'un contrôle accru et décisif de la loi.
Alors, Monsieur le Président, Messieurs les Sénateurs, Mesdames, Messieurs, au moment où on célèbre ici, au Sénat, à la fois le centenaire de la loi de 1901 et le trentenaire du recours du Président Poher, n'hésitons pas à dire que le Président du Sénat et, après lui, le Conseil constitutionnel ont chacun, à sa place et dans son style, bien mérité de la République, de la justice et de la liberté.
Je vous remercie.