Mercredi 2 juin 2010
- Présidence commune de M. Jacques Legendre, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, et de M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -Audition de M. Abdou Diouf, secrétaire général de la Francophonie
La commission procède, conjointement avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, à l'audition de M. Abdou Diouf, secrétaire général de la francophonie.
M. Jacques Legendre, président de la commission de la culture. - Monsieur le président, c'est pour nous un grand moment, un honneur et un plaisir de vous recevoir aujourd'hui pour nous parler d'un objet parfois singulier, parfois difficile à déterminer, la francophonie, que l'on écrit tantôt avec une majuscule, tantôt avec une minuscule - au reste, il y a toute une dialectique organisée entre la francophonie majuscule et la francophonie minuscule. Pour nous, cet objet singulier est très nécessaire à notre pays et à tous ceux qui partagent avec nous la langue française. Nous devons conduire une réflexion sur sa place, son rôle, son avenir dans cette période de mondialisation. M. Raffarin et moi-même sommes intervenus sur ce thème lors d'un colloque universitaire à Lyon auquel vous aviez participé la veille. J'y ai affirmé ma conviction que la francophonie est un élément de modernité en ce début de XXIe siècle.
Je me réjouis que vous puissiez aujourd'hui dialoguer avec nos commissions. Vous vous soumettrez bientôt à ce même exercice à l'occasion de l'assemblée générale de l'Assemblée parlementaire de la francophonie, dont je suis le secrétaire général, à Dakar début juillet. Puissiez-vous mieux faire comprendre aux représentants de la nation française l'importance pour notre pays de faire vivre la diversité culturelle et linguistique afin que notre monde reste pluri-polaire et que la dignité de chaque être humain soit respectée. Merci encore de votre présence, monsieur le président Diouf.
M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères. - Nous sommes honorés et heureux d'entendre aujourd'hui le secrétaire général de la francophonie, un grand homme d'État, un grand Africain, un collaborateur du président Senghor qui a tant fait pour la langue française. « Dans les décombres du colonialisme, nous avons trouvé cet outil merveilleux, la langue française », aimait-il à dire. Grâce à lui, le français a été reconnu langue universelle. Sans nos amis africains, il serait encore plus attaqué aujourd'hui. Monsieur le président, mettre le français au service de la solidarité, du développement et du rapprochement des peuples par le dialogue des civilisations, cette conception portée par les pères fondateurs de la francophonie institutionnelle reste-t-elle pertinente ? Quel est votre sentiment sur la place et le rôle de la francophonie dans le monde ? Le français est-il vraiment condamné à devenir une langue régionale ? Quel rôle peut jouer la francophonie pour favoriser la diversité culturelle et linguistique et peser davantage sur la scène internationale ?
M. Abdou Diouf, secrétaire général de la francophonie. - Je remercie le président Larcher de m'avoir suggéré de venir devant vous faire entendre la voix de la francophonie. Je suis le premier conscient de la part essentielle que vous prenez dans l'engagement de la France envers la francophonie.
Au moment où nous célébrons le cinquantième anniversaire des indépendances africaines francophones et le quarantième anniversaire de la convention de Niamey qui a donné le jour à la francophonie institutionnelle, rappelons que la francophonie est née en Afrique sous l'impulsion de grandes figures - le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Tunisien Habib Bourguiba et le Nigérien Hamani Diori, sans oublier le Cambodgien Sihanouk - qui ont joué un rôle décisif dans les mouvements d'indépendance. Leur choix de rassembler en une union solidaire les pays du Sud et du Nord qui avaient en partage le français est éminemment politique : le langage de la colonisation est devenu celui de l'émancipation. Une émancipation, non plus vécue comme une revendication de chacun pour soi, mais un projet de chacun pour tous. Depuis ses débuts, le projet francophone se caractérise par une visée universaliste, mais jamais uniformisatrice. Ce pari avant-gardiste d'une dialectique pacifiée et fécondante entre l'universel et le particulier, l'identité et l'altérité, confère aujourd'hui à la francophonie toute son actualité et sa pertinence.
Comment dépasser nos différences pour nous retrouver autour de valeurs et principes universels ? Comment dépasser les clivages du moment pour coopérer, Co et cogérer le monde? Telles sont les questions auxquelles la communauté internationale et les États-nations sont aujourd'hui sommés de réfléchir. La mondialisation ne nous laisse pas d'alternative. A considérer le déficit de démocratie dans les relations entre États - et singulièrement, au sein des instances internationales -, l'aggravation de la fracture entre pays pauvres et pays riches, l'absence de régulation qui consacre la loi mais aussi la culture du plus fort, la nouvelle gouvernance mondiale, évoquée par M. Sarkozy lors du sommet de Nice et nous-mêmes lors des sommets francophones, ne peut se réaliser sans une prise de conscience et un effort de volonté de tous les instants. Pour moi, l'heure de la francophonie a sonné. Il serait pour le moins paradoxal que la francophonie, au moment où le monde doit se doter d'un projet démocratique et solidaire, conjuguant aspiration à l'universel et diversité des peuples, ne porte pas témoignage de son expérience, qui comporte certes des échecs mais aussi des réussites, qu'elle n'ait pas l'ambition d'exercer une magistrature d'influence sur la scène internationale.
Notre évolution nous y a préparés. Évolution sur le fond, tout d'abord. Nous avons adapté notre coopération multilatérale aux bouleversements causés par la fin de la guerre froide sur fond de mondialisation. Nous nous sommes impliqués dans ces défis nouveaux qu'ont été la vague de démocratisation de la fin des années 1990, la multiplication des conflits internes aux nations, la crise du développement, la menace d'une uniformisation culturelle et son corollaire toujours possible, la balkanisation des identités devenues meurtrières. Évolution sur la forme, ensuite. L'agence de coopération culturelle et technique rassemblant 21 pays s'est transformée en une organisation multilatérale regroupant 70 pays, dont 56 membres et 14 observateurs. Nous en avons tiré toutes les conséquences aux plans politique, institutionnel et fonctionnel : tenue du premier sommet des chefs d'État et de gouvernement à Versailles en 1986, élection d'un secrétaire général à Hanoï en 1997, adoption d'un cadre stratégique décennal à Ouagadougou en 2004 et d'une charte rénovée à Antananarivo en 2005, mise en plan d'un plan de gestion stratégique en 2008 et, enfin, inauguration en septembre prochain de la Maison de la francophonie, en présence du Président de la République à qui je veux redire toute ma gratitude. Ce projet brillamment porté par Mme Tasca au Sénat est un gage de confiance pour un avenir que je crois placé sous les meilleurs auspices.
Permettez-moi de vous entretenir de deux missions emblématiques, pour l'une, de notre modus operandi et de notre valeur ajoutée et, pour l'autre, de notre pouvoir ou plutôt de notre potentiel d'influence. Premièrement, notre engagement en faveur de la démocratie, des droits de l'homme et de la paix dont les violations constituent la principale source de crises et de conflits dans l'espace francophone. D'où le mécanisme de suivi prévu au chapitre 5 de la Déclaration de Bamako qui constitue, depuis 2000, notre feuille de route, enrichie par la Déclaration de Saint-Boniface en 2006 sur la sécurité humaine et la prévention des crises et des conflits. Ce mécanisme traduit bien notre volonté de préférer le dialogue et l'accompagnement aux sanctions, qui sont certes nécessaires, de privilégier l'alerte précoce à travers une observation permanente des pratiques déployées par nos États membres pour respecter ces principes. D'où, également, l'habilitation donnée au secrétaire général d'activer, en cas de rupture de la démocratie ou de violation grave des droits de l'homme, des mesures spécifiques de sauvegarde qui vont de l'envoi de médiateurs ou de facilitateurs à l'adoption de mesures, non pas d'exclusion, mais de suspension de la francophonie ou de la coopération multilatérale. Pour autant, le souci d'accompagnement demeure : les programmes touchant directement le bien-être des populations ou s'inscrivant dans le cadre du retour à l'ordre constitutionnel et à la démocratie sont maintenus. C'est la démarche que nous avons adoptée au Togo en 2005, en Mauritanie en 2005 et en 2008 et en Guinée et à Madagascar aujourd'hui. Le cas du Niger est différent car il n'a pas été suspendu, mais condamné. Pour autant, nous avons continué de l'accompagner et il a respecté ses engagements.
Plusieurs constantes guident notre approche : la volonté, de nous inscrire dans les réalités et spécificités de chaque peuple, démontrant ainsi que respect de la diversité culturelle n'est pas synonyme de relativisme culturel ; la volonté de lier les actions politiques à des programmes destinés à renforcer les capacités de tous les acteurs nationaux. Dans cette démarche exigeante, nous ne sommes pas seuls. Je pense, monsieur Legendre, à l'Assemblée parlementaire de la francophonie qui s'est dotée, avant la Déclaration de Bamako, d'un mécanisme de réaction aux ruptures de l'ordre constitutionnel et qui, comme nous, s'attache à prévenir efficacement crises et conflits. Puisse le projet d'une observation préventive des sections membres de l'APF être adopté lors de l'assemblée générale de Dakar ! Je pense, également, aux réseaux institutionnels qui doivent mettre leur expertise à disposition d'institutions en situation difficile. Nous ne sommes pas seuls car nous travaillons, depuis les origines, en coopération étroite avec les autres organisations internationales. Nos envoyés spéciaux ou facilitateurs collaborent avec leurs homologues d'autres organisations, comme ce fut le cas dans la médiation quadripartite à Madagascar qui a, hélas, échoué pour l'heure. Nous apportons notre soutien aux chefs d'État qui, de leur propre initiative, mandatés par l'Union africaine ou encore par des organisations régionales, s'impliquent dans la résolution des crises, tel le Président Wade en Mauritanie ou le président Compaoré au Togo, en Côte d'Ivoire et en Guinée. Nous participons également aux Groupes internationaux de contact, comme ce fut le cas pour la Mauritanie et aujourd'hui pour la Guinée et Madagascar. Notre souci permanent est de trouver la juste voie entre nos mécanismes propres et ces dynamiques collectives afin de ne pas nous diluer mais de renforcer l'échange d'informations, la rationalisation de l'assistance et des sanctions. Notre défi, est également, malgré des avancées incontestables, de mieux appréhender les causes de crises et de conflits récurrents et d'affiner notre dispositif - la crise au Niger en a montré la nécessité. Le processus de « Bamako +10 » et le prochain sommet seront l'occasion de faire ce saut qualitatif.
Après ces questions politiques que j'ai préféré aborder en premier m'adressant à des parlementaires, j'en viens, enfin, à notre engagement au service de la langue française. Je veux rendre hommage à M. Raffarin pour son combat héroïque, son intransigeance francophone, sa tolérance zéro. Lors de ses déplacements, il défend haut et fort la langue française. Les Jeux olympiques de Pékin en 2008, à cet égard, ont été un grand succès. Forts de cet exemple, nous avons dit à Vancouver qu'il ne pouvait pas faire moins que Pékin et, à Londres, qu'il ne pouvait pas faire moins que Vancouver. N'oublions pas que le français est la première langue olympique. Si l'anglais et le français sont les deux langues de travail du comité international olympique, le français fait foi en cas de litige. Hélas !, la commercialisation, la mondialisation galopante, le laxisme ambiant avaient conduit à la situation que nous avons connue lors des Jeux olympiques d'Athènes. Nous nous sommes battus pour l'utilisation de la langue française, nous continuerons de le faire. Car le pire serait de se reposer sur ses lauriers. Notre combat est celui de Sisyphe qui aurait le dessein de Prométhée... Pour ma part, j'ai biffé de mon vocabulaire le mot « découragement », ai-je expliqué récemment à la presse. Le partage d'une langue parlée par 200 millions de locuteurs dans le monde, dont 60 % ont moins de 30 ans, nous confère un important potentiel d'influence : le français est la neuvième langue parlée au monde, la troisième utilisée sur la Toile. Seule langue avec l'anglais à être utilisée sur les cinq continents, elle jouit du statut de langue officielle et de travail à l'ONU, à l'Union européenne, à l'OMC, à l'Union africaine, à la Cour internationale de Justice ou encore au sein du Comité international Olympique. Cette langue continue, aux yeux de centaines de millions d'hommes, d'incarner les Lumières et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 que le président Senghor avait tenu, dans la première Constitution sénégalaise, à faire figurer avant la Déclaration universelle des droits de l'homme. Éviter tout relativisme en matière de valeurs universelles est l'un des grands combats de la francophonie. Les valeurs universelles sont les valeurs universelles. Il n'est pas question de dire, au nom d'une quelconque diversité culturelle, pour laquelle nous nous battons du reste, que telle valeur ne peut pas être appliquée de la même façon au Sénégal et en France. Non, nous avons tous une commune humanité. Vous avez traduit ces valeurs universelles dans votre devise « Liberté, égalité, fraternité » ; nous y ajoutons la diversité, la solidarité, le dialogue des cultures et la civilisation de l'universel, chère au président Senghor. Nous refusons tout relativisme à ce sujet. La tentation est grande d'arguer du sous-développement de son pays pour ne pas respecter les valeurs universelles. Moi, j'ai été président d'un pays sous-développé. Et, quelles que soient les difficultés, je n'ai jamais transigé. Si la francophonie perd de vue le respect des valeurs universelles, elle perdra tout le reste. Une langue, donc, qui est la langue de la liberté et des valeurs universelles, et qui, au-delà des frontières de l'Hexagone, inspire de nombreux talents artistiques.
Je partage pleinement, messieurs les présidents de Rohan et Legendre, le constat que vous dressez dans votre rapport d'information sur le rayonnement culturel international : il faut « de substituer à une logique de rayonnement, prisonnière de son héritage historique, une politique d'influence s'appuyant sur une culture qui ne cherche pas seulement à se diffuser, mais également à s'enrichir au contact des autres cultures. » Appliquons cette préconisation à notre espace. Dans le nouvel ordre mondial qui se dessine, il y aura place pour plusieurs langues de communication internationale. La Chine et l'Inde investissent dans l'enseignement de leur langue et la diffusion de leur culture. Le français peut figurer dans le peloton de tête si nous lui assurons les moyens véritables de sa compétitivité. Quand je dis « nous », je pense à nos États, à la France, bien sûr, mais aussi à tous les autres, car cette magistrature d'influence est une opportunité que la plupart des pays ne pourraient prétendre exercer seuls. A cet égard, permettez-moi de rappeler comme je l'ai fait à l'université Jean Moulin de Lyon que nos efforts n'aboutiront pas si les États partiellement francophones qui nous rejoignent ne développent pas l'enseignement et l'usage du français, si les États qui ont le français pour langue maternelle ou officielle prennent le pari du tout anglais. Chacun de nous a des exemples en tête. Je pense à celui d'un membre de notre organisation qui préfère manier un anglais médiocre plutôt que notre belle langue française au sein de notre enceinte. Du reste, ce pari du tout anglais semble dépassé quand au moins 100 000 Américains feront leurs études en Chine dans les quatre prochaines années. Il est réducteur quand 5 milliards de personnes ne parlent pas l'anglais. « Quand un peuple n'ose plus défendre sa langue, disait Rémy de Gourmont, il est mûr pour l'esclavage »... Nos efforts n'aboutiront pas tant que les responsables politiques et les investisseurs ne seront pas convaincus du formidable potentiel de l'espace francophone, tant que les médias nationaux n'ouvriront leurs colonnes, leurs écrans, leurs ondes à la Francophonie que pendant la seule journée du 20 mars. Au prix de cette volonté, investis de cette confiance en nous-mêmes et en notre avenir, nous relèveront les défis qui nous attendent avec l'appui des chefs d'État et de gouvernement lors du prochain sommet de Montreux. Après cette introduction, j'aurais plaisir à répondre à vos questions.
Mme Catherine Tasca. - Monsieur le secrétaire général, cela fait du bien d'entendre votre conviction inentamée, malgré toutes les difficultés qu'a rencontrées votre organisation. Cela fait du bien de vous voir tourné vers l'avenir quand beaucoup s'interrogent, dans notre pays, sur la francophonie, ce passé certes glorieux mais derrière nous. Merci d'entretenir la flamme de la francophonie en permanence.
Quelle est votre appréciation de la francophonie sur le continent africain ? Quel est son avenir ? Cette question me préoccupe car la francophonie a été peu évoquée lors du sommet de Nice. Ensuite, puisque vous avez mentionné les opérateurs de la francophonie, le contrat d'objectifs et de moyens de TV5, qui doit être passé entre le Gouvernement et la société de l'audiovisuel extérieur, tarde à être signé. Faut-il s'inquiéter de son avenir et de celui de RFI ? Enfin, comment se porte la maison de la francophonie ? Ceux qui y habitent aujourd'hui voient-ils les bienfaits de ce regroupement ?
M. Abdou Diouf, secrétaire général de la francophonie. - M. Sarkozy m'avait invité au sommet de Nice mais, pour éviter le mélange des genres entre une organisation multilatérale rassemblant des pays du Sud et du Nord avec les relations bilatérales qu'entretient la France avec des pays d'Afrique francophone, mais aussi anglophone et lusophone, j'ai préféré m'y faire représenter. Pour autant, je sais qu'un des chefs d'État y a parlé chaleureusement de la francophonie.
L'Afrique est l'avenir de la francophonie. Si les objectifs en matière de scolarisation sont atteints et compte tenu de la croissance démographique, il pourrait y avoir demain 600 millions de locuteurs en Afrique demain, contre 200 millions aujourd'hui dans le monde. Nous devons donc consentir tous les efforts possibles. Certains pays de l'Afrique de l'Ouest et d'Afrique centrale viennent à la Francophonie aujourd'hui car ils veulent dialoguer avec l'Afrique francophone, tels le Ghana, Chypre ou Mozambique tout en restant dans le Commonwealth. De même, le Rwanda a rejoint le Commonwealth, mais reste dans la Francophonie. J'insiste sur ce point car nous sommes habitués à ne voir que les trains qui déraillent en oubliant tous ceux qui sont à l'heure... L'Éthiopie, se félicitant de ses premiers succès, veut faire du français une langue obligatoire au lycée. Nous devons investir dans l'éducation. Nous devons nous donner les moyens d'étendre l'initiative francophone pour les maîtres du primaire, actuellement au stade de l'expérimentation. Le Bénin et le Burundi veulent la mettre en place sur tout leur territoire. Et il en sera bientôt de même à Haïti et à Madagascar.
Je ne crois pas qu'il y ait de difficultés concernant le contrat d'objectifs et de moyens de TV5. En revanche, il y a un paradoxe : la chaîne multilatérale de la francophonie est regardée partout, sauf dans le principal pays francophone, la France. Pour commencer, pourquoi ne pas lui attribuer la place libérée sur la TNT Île-de-France par France Ô ? Ce serait déjà 10 millions de spectateurs supplémentaires. TV5 est la chaîne la plus regardée au monde avec CNN et MTV, elle est présente dans 200 pays, mais aucun Français ne connaît ses programmes ! Par parenthèse, nous avons rencontré un problème en Amérique latine où Direct TV a retiré TV5 de son bouquet. J'ai aussitôt écrit au directeur et mobilisé nos différents ambassadeurs. La question est grave : les francophones d'Amérique latine souffrent de cette situation. Direct TV devrait revoir cette question après la coupe du monde de football. Quant à RFI, je n'en parlerai pas beaucoup car elle est une filiale de la Société de l'audiovisuel extérieur de la France, elle n'est pas un instrument multilatéral. Elle est assurément un réseau important pour le développement de la francophonie.
M. Joël Bourdin. - Nous avons le sentiment d'une légère dégradation de l'usage du français dans la sphère francophone en raison de la concurrence d'autres langues et de l'utilisation de la langue locale plutôt que de la langue officielle. Lors d'un récent déplacement au Vietnam dans le cadre de l'Assemblée parlementaire de la francophonie, j'ai observé que l'on y utilisait de plus en plus l'anglais. De même, au Cambodge. Pour ne pas s'en tenir à ces impressions, ne faudrait-il pas mettre au point un indicateur afin de mesurer le degré d'imprégnation francophone ? En outre, monsieur le président, que pensez-vous des projets de numérisation de Google qui nous inquiètent beaucoup ?
M. Abdou Diouf. - Les indicateurs ? Vous avez cité des exemples limites. L'Asie du sud-est nous pose problème, c'est évident. En sens inverse, le nombre de francophones augmente tous les jours à Maurice. Après une étude de marché, des investisseurs indiens ont même choisi d'y créer un journal en français. Les dynamiques sont diverses. En outre, la France d'outre-mer joue un rôle très important dans la francophonie. C'est vrai pour la Réunion dans l'océan indien comme pour la Nouvelle-Calédonie dans le Pacifique. Je ne vois pas qui peut tenir cette place en Asie du sud-est. Si ces pays ont historiquement vocation à être francophones, le Viêt-Nam ne compte que 500 000 locuteurs francophones. Avec le projet Valofrase comme avec les classes bilingues, nous continuons cependant nos efforts et je transmettrai vos propositions à la Direction de la langue française. Nous essaierons de rendre nos instruments encore plus fins.
Notre organisation n'a pas pris de décision sur Google. Nous voulons que notre langue soit présente partout. Nous avons un Institut pour la francophonie numérique et lançons chaque année un appel à projets pour ceux qui veulent être présents sur la toile. L'Europe a réagi au projet de Google de numériser les livres ; nous avons, nous, créé un réseau de bibliothèques numériques francophones dirigé par la présidente de Bibliothèque et Archives Canada, et dont la première réunion s'est tenue à Bruxelles. Vous le constatez, nous avons toujours des réactions publiques. Si Google nous donne des assurances concernant le respect de notre langue comme de la propriété intellectuelle, pourquoi pas un résultat gagnant-gagnant ? Je ne crois pas que ce sera le cas mais j'ignore ce qu'a donné le rapport demandé par votre ministre de la culture à M. Tessier, l'ancien président de France Télévisions.
Mme Monique Cerisier-ben Guiga. - Je vous remercie d'avoir insisté sur l'importance de l'éducation en français, en particulier en Afrique, car nous n'en faisons plus assez.
S'agissant de la formation de cadres francophones, êtes-vous satisfait de l'université Senghor d'Alexandrie tant pour le cursus que pour les diplômes ?
M. Abdou Diouf. - Oui, l'éducation en Afrique est importante.
Je vais bientôt aller à Alexandrie pour le vingtième anniversaire de l'université Senghor d'Alexandrie ; je présidais le sommet lors de son inauguration avec les présidents Mitterrand et Moubarak, ainsi, bien sûr, qu'avec son parrain. Il y a eu, à mon arrivée à la Francophonie une grave crise ; elle a été jugulée ; des recteurs ont changé et les étudiants semblent contents. Leur diplôme de fin d'étude devait être un master. Je m'y suis opposé et ça a été un mastère, qui marche bien. Le processus de Bologne inclut d'ailleurs un tel diplôme entre la licence et le doctorat. Je ne suis pas au courant des débats académiques, en revanche les étudiants qui viennent de pays africains trouvent un emploi ou sont requalifiés dans celui qu'ils occupaient auparavant. Je suis preneur d'adaptations plus précises.
M. Jean-Pierre Raffarin. - Je partage et votre combat et votre sentiment sur la nécessité d'être plus vigilants encore. Cependant, a-t-on déjà vu autant de Français à la tête d'organisations internationales, de l'OMC au FMI, de la Météo à ...
M. Jean-Louis Carrère. - ... l'OTAN.
M. Jean-Pierre Raffarin. - Je parle des numéros un ! Cependant, à Genève, un ambassadeur francophone me demandait pourquoi une fois élus, ces francophones ne parlent plus français. Se croient-ils plus intelligents en anglais ? Si Mme Lagarde maîtrise parfaitement l'anglais, il y a des circonstances où elle doit s'exprimer en français. Ainsi quand il parle d'Haïti à l'ONU, pourquoi le directeur général d'une organisation internationale ne s'exprime-t-il qu'en anglais, surtout après que Mme Clinton a dit quelques mots en français ? On ne peut durablement accepter cela.
Je veux saluer les groupes d'ambassadeurs francophones. Votre initiative qui associe intelligence collective et volonté rassemblée avance formidablement et mérite d'être développée.
Qu'attendez-vous du sommet de Montreux ? Le président de la République, la France, souhaitent que vous y soyez renouvelé. Y présentera-t-on aussi des lignes particulières à quelques semaines de la présidence du G 20 ?
M. Abdou Diouf. - Un mot d'abord de la maison de la francophonie. Cela avance bien et nous espérons une inauguration fin août ou début septembre, avant le sommet de Montreux. Nous avions signé la convention avec M. Alain Joyandet au Québec.
Beaucoup de francophones sont à la tête d'organisations internationales : raison de plus pour ne pas céder à un certain mimétisme.
Le sommet de Montreux sera celui des bilans, des acquis de la francophonie. Nous essaierons aussi de dire les défis à relever pour tracer notre vision de la francophonie, sans oublier qu'elle doit être de plus en plus présente sur les grands enjeux mondiaux comme le climat, la crise alimentaire ou l'énergie. Savez-vous que le développement de l'Afrique est entravé par des coupures d'électricité, que l'énergie manque ? Les enjeux autour des biens communs sont considérables. Notre organisation internationale est grande par les ambitions. Sachons faire entendre notre voix et nous mobiliser comme on l'a fait à Québec au moment de la crise financière, juste avant que le président Sarkozy rencontre M. Bush à Washington. Cela est valable sur tous les grands enjeux. Qui aurait mis un euro sur la convention sur la diversité culturelle ? Nous avons pourtant réussi une convention substantielle dans les délais prévus et en fédérant tous les autres : seuls les États-Unis et Israël ont voté contre. Une organisation internationale délivre des messages au monde, mais nous n'oublions pas pour autant le coeur de notre métier, la défense du français ; nous ne scions pas la branche sur laquelle nous sommes assis.
M. René-Pierre Signé. - Je félicite M. Diouf de la qualité de son discours. Je l'ai bien compris, la francophonie est plus que le parler, le véhicule des valeurs héritées des Lumières et de la Révolution française. Nous pouvons en tirer une certaine fierté.
M. Raffarin a parlé de la France d'en haut, à la tête d'organisations huppées mais je veux parler de la France d'en bas, celle qui parle le français de la rue, tel que le véhiculent les médias. C'est lui qui est attaqué par les anglicismes. Si une langue n'est pas figée, il y a des excès de tolérance des médias et un snobisme car glisser un mot d'anglais dans la conversation fait plus riche - c'est inquiétant...
Même si l'Afrique est l'avenir de la francophonie, il serait dommage de ne plus le trouver en France. Je suis inquiet qu'on n'ait pas encore compris que le langage porte la culture et la cohésion nationale. Les Allemands, eux, le savent et l'on doit parler allemand dans les cours de récréation. Il faut porter l'effort sur les médias et leurs grossières fautes de langue, ainsi que sur l'école, où on ne maîtrise pas suffisamment le français. La francophonie nous y porte puisque quand 200 millions de personnes parlent le français, comment n'aurions-nous pas le souci de défendre cette langue ? Des ministres de droite comme de gauche ont réagi contre les dérives et les dérapages. Il est bon de parler un français un peu plus châtié.
M. Jean-Louis Carrère. - Évidemment, la francophonie porte des valeurs que je partage. Ne renonçons pas à ce qu'elle les exprime. Soyons très directs : dans la dernière période, certaines réfractions sur l'identité française n'ont-elles pas porté un coup au rayonnement de la francophonie ?
M. Ivan Renar. - Merci d'avoir rappelé des choses précieuses. L'avenir de la francophonie, c'est l'Afrique, mais ce doit aussi être la France, qui a un devoir historique envers sa propre langue. Or les pays francophones sont parfois plus ardents que le France elle-même. Oui, TV5 devrait être sur la TNT et, oui, il est important de sentir que nous appartenons à une communauté qui s'appelle l'humanité. Précisément, que fait-on pour les droits de l'homme ? La francophonie devrait chanter la Marseillaise pour toute l'humanité.
M. Abdou Diouf. - Je ne peux qu'être d'accord avec vous sur la francophonie et je demande à tous les parlementaires de m'aider. Une langue doit évoluer en respectant son génie. Un jour, le président Senghor m'a dit qu'un mot dont je m'étonnais était conforme au génie de la langue française, que ce n'était pas un barbarisme. Il a d'ailleurs fait accepter « essencerie » par l'Académie française : le Sénégalais moyen ne va pas à la station-service et le président Senghor a recueilli ce que son peuple avait créé. Quand il m'a nommé Premier ministre, il a créé la primature alors que M. Raffarin allait à Matignon.
M. Jean-Louis Carrère. - Cela ne fait-il pas un peu allemand ?
M. Abdou Diouf. - Il avait d'abord songé à primatie, qui faisait trop ecclésiastique...
Les Français ne se sentent pas assiégés car ils vivent dans un grand confort. Réveillons-les ! En 2008, à la Cité universitaire, j'avais souhaité que toutes les mairies arborent le drapeau de la francophonie le 20 mars, journée internationale de la francophonie. Cela ne s'est pas fait. Pourquoi n'a-t-on quelques articles que ce jour-là et encore, pas dans tous les journaux ? Parce que c'est jugé passéiste, ringard. La représentation nationale doit se réengager dans le combat pour la langue.
Vous me gênez beaucoup en évoquant un débat intérieur. Nous avons en effet pour principe de ne pas nous ingérer dans les débats intérieurs aux États membres. Je serais bien en peine de vous dire quelle est mon identité. Je sais au moins qu'elle est plurielle et lorsqu'il m'a nommé Premier ministre, le président Senghor m'a bien recommandé de rappeler que j'avais un quart de sang wolof, un quart peul..., que j'étais un métis au niveau du Sénégal. Ma culture est négro-africaine, wolof et française, ainsi qu'arabo-islamique. La pire chose est l'identité fermée, ghettoïsée, meurtrière, car une identité doit s'ouvrir sur les autres.
L'avenir de la francophonie, c'est aussi la France. Nous avons une délégation à la paix, à la démocratie et aux droits de l'homme. La déclaration de Bamako constitue notre texte de référence. A tous les sommets, je présente un rapport sur l'état des libertés et des droits de l'homme dans la francophonie. Nous travaillons la main dans la main avec le Haut commissariat aux droits de l'homme et incitons tous les pays à ratifier les instruments internationaux correspondants. Nous sommes présents et collaborons avec des organisations universelles tout en aidant les pays à se qualifier en matière de respect des droits de l'homme. Nous l'avons fait encore il y a quelques jours à Rabat. Nous visons l'excellence et nous y arriverons.
M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères et de la défense. - Je vous remercie de ce grand moment. La francophonie ne peut être mieux défendue que par vous : nous serons vos soldats.
Nomination d'un rapporteur
M. Jean-Claude Carle est nommé rapporteur de la proposition de loi n° 2487 (AN) visant à lutter contre l'absentéisme scolaire (sous réserve de sa transmission).