B) UN ÉCHEC : L'UTILISATION CONTRÔLÉE DE L'AMIANTE
La cancérogénicité de l'amiante a
été connue dès les années 1960 et pourtant aucun
pays européen n'a procédé à cette époque
à une interdiction de l'amiante.
Tous les pays ont d'abord
essayé de l'utiliser de façon sécuritaire.
La France a adopté en 1977 une réglementation protectrice des
travailleurs de l'amiante, puis l'a progressivement durcie, comme tous les
autres pays européens, sous l'aiguillon de directives européennes
plus restrictives. Malheureusement, il apparaît a posteriori que, si
cette politique a été inégalement maîtrisée
dans les industries d'extraction et de transformation de l'amiante, elle a
été un échec patent dans les autres secteurs
économiques et dans la population générale.
1) l'évolution restrictive de la réglementation française
A partir de 1977, une réglementation française de protection des travailleurs de l'amiante s'est mise en place, puis s'est modifiée au fur et à mesure de l'évolution des connaissances scientifiques. Le rôle des différents acteurs institutionnels a cependant pu être mis en cause dans leur manière de gérer le dossier.
a) les textes relatifs à l'empoussièrement sur les lieux de travail
Comme nous l'avons vu précédemment, les premiers
travailleurs de l'amiante ont été exposés à
l'inhalation de doses considérables de fibres d'amiante : plus de
10 f/ml. En liaison avec l'évolution des connaissances scientifiques, il
y a eu abaissement constant et progressif des valeurs limites d'exposition.
La première réglementation française remonte à
1977 : c'est le décret n° 77-949 du 17 août 1977 qui
apportait la première protection aux travailleurs exposés
à des poussières d'amiante, qu'ils effectuent des "travaux de
transport, de manipulation, de traitement, de transformation, d'application et
d'élimination de l'amiante et de tous produits ou objets susceptibles
d'être à l'origine d'émissions de fibres d'amiante".
La concentration moyenne en fibres d'amiante de l'atmosphère
inhalée par un salarié pendant sa journée de travail ne
devait pas alors dépasser 2 f/ml. L'employeur était tenu de
remettre des consignes écrites à toute personne affectée
aux travaux ci-dessus, de manière à l'informer des risques
auxquels son travail pouvait l'exposer et des précautions à
prendre pour éviter ces risques. Il devait également faire une
déclaration à l'inspecteur du travail précisant les
conditions d'utilisation de l'amiante, la durée d'exposition des
salariés par journée de travail et les mesures de
prévention et de protection mises en oeuvre.
Avant d'être abrogé par le décret n° 96-98 du 7
février 1996, ce décret a été modifié deux
fois, pour être mis en conformité avec les directives
européennes.
La directive n° 83-477 du 19 septembre 1983 a établi des valeurs
limites d'exposition différentes pour les fibres de crocidolite
(variété d'amphiboles perçue à partir de cette date
comme beaucoup plus dangereuse) et les autres fibres d'amiante ; elle a
également abaissé ces valeurs limites. Reprenant les dispositions
de la directive, le décret n° 87-232 du 27 mars 1987 fixait les
nouvelles concentrations moyennes en fibres d'amiante qui pouvaient être
inhalées par les travailleurs et qui étaient variables en
fonction de la nature des fibres d'amiante.
Les valeurs à ne pas dépasser étaient les suivantes :
- 1 f/ml pour toutes les variétés minéralogiques de
l'amiante autre que la crocidolite (amiante bleue) ;
- 0,5 f/ml lorsque la crocidolite est la seule variété
d'amiante utilisée ;
- 0,8 f/ml pour les mélanges contenant de la crocidolite.
Ces valeurs limites ont été à nouveau abaissées par
le décret n° 92-634 du 6 juillet 1992, en conformité
avec la nouvelle directive européenne du 25 juin 1991 :
- 0,6 f/ml lorsque la chrysotile est la seule variété
d'amiante utilisée ;
- 0,3 f/ml pour toutes les autres variétés, soit
isolées, soit en mélange.
Ces valeurs limites sont toujours les valeurs limites de
référence de l'Union Européenne puisque la directive du 25
juin 1991 est toujours en vigueur. Mais de nombreux pays ont encore
modifié à la baisse ces valeurs limites. La France l'a fait en
adoptant le décret n° 96-98 du 7 février 1996 qui
prévoyait :
- 0,3 f/ml sur huit heures de travail pour la chrysotile (0,1 f/ml
à compter du 1/1/1998),
- 0,1 f/ml sur une heure de travail lorsque d'autres
variétés de fibres minéralogiques étaient
présentes,
puis en adoptant le décret n° 96-1132 du 24 décembre 1996
qui abaisse la valeur limite à 0,1 f/ml sur huit heures de travail pour
le chrysotile, à compter du 26 décembre 1996, et maintient la
valeur de 0,1 f/ml sur une heure de travail pour les autres fibres.
Avec cette réglementation, la France dispose de valeurs limites
comparables à celles des Etats-Unis. Ce pays a adopté en 1994 la
valeur limite de 0,1 f/ml pour huit heures de travail, sans faire aucune
distinction entre les fibres d'amiantes, ainsi qu'une valeur limite de 1 f/ml
pour 30 minutes de travail, ce qui permet de prendre en compte les pics
d'exposition (c'est-à-dire des expositions occasionnelles mais fortes).
La plupart des pays européens ont actuellement des valeurs
inférieures aux normes européennes mais supérieures aux
valeurs françaises :
CHRYSOTILE |
AUTRES FIBRES |
|
ALLEMAGNE |
0,15 |
0,15 |
BELGIQUE |
0,5 |
0,15 |
DANEMARK |
0,3 |
0,3 |
ESPAGNE |
0,6 |
0,3 |
FRANCE |
0,1 |
0,1 |
ITALIE |
0,6 |
0,2 |
ROYAUME-UNI |
0,5 |
0,2 |
SUISSE |
0,25 |
0,25 |
b) les autres textes réglementaires
- le flocage de l'amiante
La réalisation de flocage à l'amiante a été
interdite en France par arrêté du 29 juin 1977 pour les locaux
d'habitation. Elle a été ensuite étendue à tous les
bâtiments dès lors que la concentration de l'amiante dans les
produits utilisés était supérieure à 1 %, par
le décret n° 78-394 du 20 mars 1978. Enfin, la projection d'amiante
par flocage et les activités incorporant des matériaux isolants
ou insonorisants de densité inférieure à 1g/cm3 ont
été interdites par décret n° 92-634 du 6 juillet 1992.
Les dates d'interdiction du flocage sont donc très similaires à
celles de nos proches voisins : 1978 aux Pays-Bas, 1979 en Allemagne, 1980 en
Belgique, 1985 au Royaume-Uni. Seuls, la Suisse et les Etats-Unis l'ont
interdit un peu plus tôt (1975).
- les produits contenant de l'amiante
Comme pour la protection des travailleurs sur le lieu de travail, la
réglementation concernant les produits d'amiante s'est d'abord durcie en
liaison avec la mise à jour de la directive cadre européenne
76/769 du 27 juillet 1976, puis est allée au-delà de la
réglementation communautaire avec la décision d'interdire
totalement l'amiante.
Le décret n° 88-466 du 28 avril 1988, pris en application des
directives 83/478 du 19 septembre 1983 et 85/610 du 20 décembre 1985,
imposait la nécessité d'un marquage spécifique des
produits contenant de l'amiante. Il interdisait totalement la
variété d'amiante crocidolite, avec trois exceptions : les
tuyaux en amiante-ciment, les joints d'étanchéité et les
convertisseurs de couples. Il interdisait la vente, l'utilisation et
l'importation de cinq types de produits, dès lorsqu'ils contenaient des
fibres d'amiante : jouets, matériaux ou préparations pour
flocage, produits finis sous forme de poudre destinés à la vente
au détail au public, articles pour fumeurs, tamis catalytiques et
dispositifs d'isolation des appareils de chauffage utilisant du gaz
liquéfié, peintures et vernis. S'agissant de l'étiquetage
imposé par le texte, on ne peut que regretter que ce ne soit pas la
tête de mort, caractéristiques des substances chimiques toxiques
qui apparaisse sur l'étiquette, mais seulement un A pour amiante, lettre
qui, si elle attire l'attention des utilisateurs, ne prévient en aucune
façon que le produit est dangereux.
Le décret n° 94-645 du 26 juillet 1994, pris en application de la
directive 91/659 du 3 décembre 1991, a restreint de façon
drastique les produits encore autorisés. Désormais, la mise sur
le marché, l'utilisation et l'importation de toutes les amphiboles
étaient interdites. La mise sur le marché, l'utilisation et
l'importation de chrysotile était autorisée, sauf pour 14
catégories de produits :
- jouets,
- matériaux ou préparations destinés à
être appliqués par flocage,
- produits finis sous forme de poudre vendus au détail au public,
- articles pour fumeurs,
- tamis catalytiques et dispositifs d'isolation des appareils de chauffage
utilisant du gaz liquéfié,
- peintures et vernis,
- filtres pour liquides,
- produits de revêtements routiers dont la teneur en fibre est
supérieure à 2 %,
- mortiers, enduits protecteurs, charges, produits de scellement,
pâtes de jointement, mastics, colles, poudres et parements
décoratifs,
- matériaux isolants ou insonorisants de faible densité,
- filtres à air et filtres pour le transport, la distribution et
l'utilisation du gaz naturel ou du gaz de ville,
- sous-couches pour revêtements de murs et de sols
plastifiés, textiles finis,
- feutre bituminé pour toiture.
Ces dernières années, le chrysotile, seule variété
encore autorisée, était utilisée à 90 % dans
les matériaux de construction : amiante-ciment essentiellement.
Comme nous l'analyserons de manière détaillée plus loin,
le décret n° 96-1133 du 24 décembre 1996 a interdit la
fabrication, l'importation, la mise sur le marché, l'exportation et la
vente de toutes les variétés d'amiante, avec quelques
dérogations.
L'Europe est désormais coupée en deux : d'un côté,
les pays qui ont interdit l'amiante (Allemagne, Autriche, Danemark, Finlande,
France, Italie, Pays-Bas, Suède) et de l'autre, les pays qui autorisent
son utilisation dans les limites prévues par la directive du 3
décembre 1991 (Royaume-Uni, Irlande, Belgique, Luxembourg, Grèce,
Espagne et Portugal).
c) les différents acteurs institutionnels
Comme nous l'avons souligné, c'est en adéquation
avec les directives européennes, elles-mêmes évoluant avec
les nouvelles connaissances scientifiques, que la réglementation
française s'est modifiée à partir de la fin des
années 1970.
Cependant, il faut reconnaître que certains analystes, dont le
Comité Anti-Amiante de Jussieu, estiment que les évolutions
nécessaires de la réglementation n'ont pas été
opérées suffisamment rapidement et qu'elles ont même
été freinées par certains acteurs du dossier. Il nous
semble nécessaire de s'arrêter un instant sur cette mise en cause,
même s'il ne nous paraît pas souhaitable de nous immiscer dans la
polémique et qu'il appartient à la justice de déterminer
l'étendue des responsabilités.
Le CPA (Comité Permanent Amiante) est ainsi l'objet de violentes
controverses, dans la mesure où son financement était
assuré par les industriels de l'amiante. Créé en 1982,
à l'initiative de M. Dominique Moyen, Directeur Général de
l'INRS, il se voulait un "lieu vide", c'est-à-dire un lieu de
dialogue,
sans statuts, ni règlement intérieur, où se trouvaient
réunis des représentants des industriels, des syndicalistes, des
médecins et des représentants des ministères, de l'INRS et
de l'INC. Cet organisme prenait des positions publiques lorsqu'un consensus
parvenait à se dégager entre tous ses membres. Il faisait
également paraître des brochures d'information sur les techniques
de prévention, tout en prônant l'usage contrôlé de
l'amiante.
L'existence d'un tel organisme pose le problème de la difficulté
à mettre en place une structure d'expertise indépendante,
crédible vis-à-vis de l'opinion publique. Ce point sera
développé plus en détail ultérieurement. Sans
mettre en cause les individualités qui le composaient, il nous
apparaît que, dans sa structure même, le CPA n'était, en
effet, pas crédible. A cet égard, il faut souligner la
clairvoyance de la centrale syndicale Force Ouvrière qui a refusé
de participer au CPA et qui a manifesté dès 1986 son opposition
à la participation de l'INRS au CPA. Manifestant à cette date,
nous semble-t-il, une grande pertinence, elle écrivait : "En
participant à ce Comité Permanent Amiante, l'INRS, qu'on le
veuille ou non, apporte sa caution à une opération qui n'a pas
seulement pour but de rechercher une meilleure prévention pour les
travailleurs mais aussi au-delà, de réhabiliter l'emploi de
l'amiante".
Par ailleurs,
il nous semble probable que les industriels de l'amiante ont
filtré l'information diffusée aux membres du CPA
. Ils ont
ainsi pu occulter, par exemple, certaines des possibilités que
représentaient les produits de substitution. Nous avons
été frappés, lors d'une récente visite à
l'usine Eternit de Thiant, dans le Nord, d'apprendre que, dès 1984,
l'usine fabriquait des produits sans amiante, ... mais qu'elle les destinait
à l'exportation.
Les acteurs industriels ont eu tendance à
privilégier l'intérêt économique sur celui de la
santé publique et à repousser le plus possible
l'échéance de leur reconversion.
Face à eux, les
représentants des pouvoirs publics et de la communauté
médicale n'ont guère fait le poids.
L'INRS (Institut National de Recherche et de Sécurité), est une
association (loi de 1901) pour la prévention des risques professionnels,
mais sous tutelle des pouvoirs publics et de la sécurité sociale
avec un conseil d'administration paritaire (9 représentants des
employeurs et 9 représentants des syndicats de salariés). Bien
doté financièrement (380 millions de francs en provenance du
fonds de prévention de la sécurité sociale pour 1996), il
concentre 20 % de son activité à l'information : il publie
ainsi la revue "Travail et Sécurité", tirée à
60.000 exemplaires chaque mois, la revue "Documents pour les médecins du
travail", tirée à 9.000 exemplaires tous les 3 mois, et la revue
"Cahiers de notes documentaires", tirée à 10.000 exemplaires tous
les 3 mois. Il fait paraître également des publications
scientifiques, mais la liste de celles qui sont parues entre 1975 et 1996 sur
l'amiante est insuffisante : quelques articles sont parus avant 1980 sur
le pouvoir cancérogène des amiantes ; depuis cette date, la
totalité des articles, et ils ne sont pas très nombreux, porte
essentiellement sur les méthodes de comptage des fibres d'amiante et sur
les fibres de substitution.
Cet organisme de prévention n'a pas
joué le rôle qu'il aurait dû.
Il faut en rechercher la
cause dans une structure paritaire qui empêche des prises de position
fortes ou qui les retarde.
D'autres acteurs du dossier,
la Direction Générale de la
Santé
(DGS)
et la Direction des relations du Travail
(DRT) du
Ministère des Affaires sociales,
ne nous semblent pas avoir
joué le rôle d'alerte et de veille
qui aurait dû
être le leur, probablement par un manque de moyens en hommes et en
information, mais aussi par un manque de mobilisation qui peut peut-être
s'expliquer par un défaut de coordination.
Enfin,
la Caisse Nationale d'Assurance Maladie
(CNAM), qui doit avoir un
rôle à jouer dans la prévention, dans l'application des
textes, et dans l'évaluation et la réparation des maladies
professionnelles, n'a pas eu une attitude très offensive en ces
domaines. Elle
n'a pas appréhendé la gravité du risque,
puisqu'elle n'a pas prévu de programme spécifique amiante au
cours des années passées et elle n'a pas alerté les
pouvoirs publics en temps utile
, probablement en raison de son rôle
d'assureur.
Deux poids, deux mesures, deux réalités.
Difficile a priori de le croire, et c'est pourtant la
réalité : dans notre pays les choses se sont
déroulées de cette façon.
- n'est-il pas vrai que la société Eternit France fabriquait
depuis 1984 du fibrociment sans amiante réservé à
l'exportation (Belgique, Allemagne notamment) ?
- n'est-il pas vrai que la société Eternit Danemark ne
fabriquait depuis cette même époque que du fibrociment sans
amiante ?
Un tel constat n'est pas sans nourrir des amertumes de la part de ceux qui se
sentent trompés d'avoir participé au débat avec les
industriels.
Un tel constat n'est pas sans nourrir de fortes inquiétudes sur le
rôle des pouvoirs publics de n'avoir pu être mieux informés
et plus efficients.