3) des incertitudes aux faibles doses qui alimentent des discussions de scientifiques

Toutes les cohortes étudiées par les épidémiologistes portent sur des travailleurs exposés professionnellement à des concentrations élevées de fibres d'amiante (environ 10 f/ml), ce qui s'explique par le temps de latence très élevé de la maladie, qui ne permet aujourd'hui d'observer que les expositions d'il y a 20 à 40 ans.

Pour connaître les risques encourus par les travailleurs d'aujourd'hui, dont la valeur limite d'exposition est descendue à 0,1 f/ml, et ceux des populations vivant et travaillant dans des bâtiments contenant de l'amiante, dont l'exposition excède rarement 10 f/l, aucune étude épidémiologique ne peut nous éclairer.

Les experts scientifiques en sont donc réduits, pour évaluer le risque de ces populations, à élaborer des modèles mathématiques dérivés des cohortes des anciens travailleurs. Ces calculs sont forcément entachés d'incertitudes, parmi lesquelles on peut en relever trois qui sont particulièrement fortes :

- la supposition que le risque est proportionnel à l'exposition pour des niveaux considérablement inférieurs à ceux qui ont été étudiés de manière épidémiologique. C'est également ce type de question qui se pose pour l'effet des faibles doses de radioactivité et qui alimente régulièrement les controverses ;

- la prise en compte d'une courbe moyenne pour évaluer le risque de cancer en fonction de l'exposition ;

- l'effet identique des divers types d'amiante.

La première incertitude porte, à la fois, sur l'extrapolation aux faibles doses de la relation linéaire entre exposition et risque de cancer , et sur l'existence ou non, à de très faibles doses, d'un seuil en deçà duquel une exposition à l'amiante ne provoquerait pas de risque de cancer. C'est un problème essentiel, qui n'a pas encore de solution à l'heure actuelle ; en l'absence de certitudes, les modèles mathématiques prennent pour hypothèse l'absence d'un seuil sécuritaire. Cela ne veut pas dire pour autant que ce seuil n'existe pas. Par ailleurs, les données épidémiologiques disponibles ne permettent pas à l'heure actuelle de prendre correctement en compte les pics d'exposition (c'est-à-dire des expositions occasionnelles et discontinues).

La deuxième incertitude porte sur la valeur moyenne retenue pour l'évaluation des risques de cancer du poumon (la courbe avec une pente de 1 %) alors que les courbes sont assez différenciées. C'est, là encore, un choix non vérifié mais qui est le modèle retenu par le National Research Council en 1984, par la Commission royale de l'Ontario en 1984, par la Health Service Commission en 1985, par l'Environmental Protection Agency (EPA) en 1986, par le Health Effects Institute-Asbestos Research en 1991 et aujourd'hui par l'INSERM en 1996.

La troisième incertitude a trait aux différences à faire, ou non, entre les divers types d'amiante. Aucune différence n'est faite par les modèles mathématiques alors que les querelles sont vives entre scientifiques sur ce sujet, certains mettant en exergue une moindre nocivité du chrysotile. Comme nous l'avons vu précédemment, cette nocivité est identique pour les cancers du poumon, mais elle est moindre pour les mésothéliomes. Pour les experts, la différence de pouvoir cancérogène des deux types de fibres pour le mésothéliome pourrait s'expliquer par une translocation moins importante du chrysotile par rapport aux amphiboles, c'est-à-dire que le chrysotile aurait tendance à être épuré plus facilement et à se fragmenter : il y aurait donc une moindre biopersistance du chrysotile. D'après le rapport de l'expertise collective de l'INSERM, cependant, il apparaît indiscutable que si les risques de mésothéliomes sont plus élevés pour des expositions aux amphiboles, ou au mélange d'amphiboles et de chrysotile, que pour des expositions au chrysotile seul, l'ensemble des fibres présentent une cancérogénicité indiscutable, qu'on les considère individuellement ou en mélange.

L'étude de l'expertise collective de l'INSERM décrit les caractéristiques des modèles mathématiques retenus, l'un pour le cancer du poumon, l'autre pour le mésothéliome. Le groupe d'experts de l'INSERM précise bien qu'il s'agit d'une "estimation incertaine la plus plausible des risques supplémentaires de cancer liés à une exposition à l'amiante". Il estime en effet qu'"aucune des données examinées ne permet de proposer un modèle alternatif qui aurait une quelconque crédibilité".

Les chiffres de l'INSERM obtenus à partir de ces modèles et relatifs aux risques supplémentaires de décès ne sont en aucun cas des valeurs absolues : ce sont des valeurs moyennes, susceptibles d'assez larges variations. Leur intérêt est surtout d'indiquer une tendance et donc d'éclairer les pouvoirs publics et les guider pour une prise de décision.

Le rapport adopté en avril 1996 par l'Académie de médecine est difficilement comparable, puisqu'il procède d'une hypothèse de départ différente : celle de l'existence d'un seuil d'exposition, en dessous duquel il est concevable de ne pas observer d'effets pathogènes. On n'y retrouve pas toutefois les éléments susceptibles d'étayer cette hypothèse. En ce sens, il est difficilement appréciable et il ne nous a pas paru d'un même niveau d'exigence et de qualité que le rapport INSERM.

La discussion scientifique n'est pas close par le rapport INSERM. En témoignent le rapport sur la toxicologie des fibres publié par le Health & Safety Executive (agence gouvernementale britannique pour l'hygiène et la sécurité du travail) au mois de juin 1996, et le rapport qui a conclu la réunion internationale sur l'amiante et les maladies de l'amiante, qui s'est tenue à Helsinki les 20 et 22 janvier 1997.

Face aux multiples incertitudes qui subsistent sur ce dossier, des appréciations différentes sur les risques encourus, notamment par la population environnementale, sont possibles et les discussions d'experts s'en alimentent. Pour autant, les pouvoirs publics se doivent, dans ce domaine si essentiel de santé publique, d'assumer une véritable politique de précaution. Il ne s'agit bien évidemment pas de parvenir à un risque zéro. Ce risque n'existe pas et serait un objectif d'autant plus irréaliste pour l'amiante que ce minéral existe dans notre environnement à l'état naturel et qu'il y a un taux minimal de fibres d'amiante dans l'air, à la campagne comme à la ville. Pour autant, en attendant des confirmations ou des infléchissements apportés par de prochaines études épidémiologiques, nul ne peut nier l'effet cancérogène de l'amiante et il fallait donc interdire ce matériau, dès lors, comme nous allons le voir ci-après, que son utilisation ne pouvait pas être correctement contrôlée.

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