2) une application diversifiée suivant les secteurs
a) une politique inégalement maîtrisée et souvent mal contrôlée dans les industries d'extraction et de transformation
La politique d'usage contrôlé de l'amiante a
permis une évolution vers des niveaux d'empoussièrement
inégalement maîtrisés dans les secteurs industriels
d'extraction et de transformation de l'amiante. Toutefois, la diversité
d'application effective de ces mesures laisse planer des doutes sur le
bien-fondé de cette politique.
Autant la situation canadienne paraît, pour un observateur
extérieur, être correctement maîtrisée, autant la
réglementation française paraissait difficilement applicable et
mal contrôlée dans ce secteur. Que dire de la situation probable
des pays en voie de développement vers qui, malheureusement, les
industriels de l'amiante se retournent de plus en plus pour écouler
leurs produits ?
La situation canadienne apparaît, à maints égards, assez
exemplaire dans le secteur de l'extraction et de la transformation
("mining and
milling").
Avec la Russie, l'Afrique du Sud et le Brésil, le Canada est l'un des
principaux producteurs d'amiante : 530.800 tonnes d'amiante produits en
1994, dont 524.300 en provenance du Québec, le reste étant
produit à Terre Neuve (mine fermée depuis lors). Nous avons eu
l'occasion, dans le cadre de la préparation de ce rapport, de visiter le
site d'extraction de la matière première à Thetford, au
Québec, ainsi que l'usine qui sépare les fibres d'amiante de la
matière première (le moulin, comme disent nos amis canadiens). Le
site de Thetford est un lac asséché : l'extraction y est
extrêmement mécanisée et laisse peu de place à des
interventions manuelles. Le moulin est une usine extrêmement propre, dans
laquelle on met à part les fibres d'amiante (qui représentent
environ le tiers de la matière première extraite). Le seuil
toléré d'empoussièrement est de 2 f/ml
(réglementation fédérale) et d'1 f/ml au Québec.
Au total, au Canada, les sites d'extraction et de transformation, sont donc peu
nombreux et relativement faciles à contrôler.
La situation française est toute autre : le produit brut
exporté par le Canada était transformé dans les usines
françaises en produit fini. Nous avons retrouvé à l'usine
de Thiant, dans le Nord de la France, des sacs d'amiante que nous avions vu
emballer à Thetford au Québec.
Plusieurs usines de production d'amiante-ciment existaient en France avant
l'interdiction : Thiant (Nord), Triel sur Seine (Yvelines), Vitry en
Charolais (Saône et Loire), St Grégoire près de Rennes
(Ille et Vilaine), Terssac près d'Albi (Tarn), pour la
société Eternit ; St Rambert d'Albon (Drôme) et
Descartes près de Tours (Indre et Loire) pour le groupe Saint Gobain.
Cette production d'amiante-ciment utilisait environ 90 % de l'amiante
importée. Pour le reste des utilisations (revêtement routier,
garnitures de friction, textile-isolation et étanchéité),
il existait un petit nombre de sites de production.
Les dirigeants de Saint-Gobain, que nous avons interrogés avant la
décision d'interdiction (en avril 1996), nous avaient
déclaré qu'ils avaient pris dans leurs usines des mesures de
réduction d'empoussièrement avant l'adoption de la
première réglementation française (1977), qu'ils avaient
toujours eu une longueur d'avance sur cette réglementation, que leurs
usines avaient des niveaux d'empoussièrement inférieurs aux
niveaux réglementaires exigés (alors 0,3 f/ml), que la
quasi-totalité des postes de travail avaient un niveau
d'empoussièrement de 0,1 f/ml et qu'il leur serait donc aisé
d'appliquer la nouvelle valeur d'empoussièrement de 0,1 f/ml à
l'échéance du 1er janvier 1998.
A l'usine de Thiant, que nous avons visitée, son directeur nous a
précisé que c'est en 1977, à la suite de la nouvelle
réglementation française, que des mesures draconiennes avaient
été prises par le président de la société
Eternit pour réduire les niveaux d'empoussièrement : alors que la
réglementation autorisait 2 f/ml, il avait imposé la valeur d'1
f/ml. Au fur et à mesure du durcissement de la réglementation,
les valeurs avaient baissé régulièrement pour atteindre le
niveau de 0,2 f/ml.
Tous les industriels que nous avons rencontrés ont donc soutenu que non
seulement ils appliquaient la réglementation mais même qu'ils
s'astreignaient à aller au-delà de celle-ci. C'était
également la position qu'ils défendaient au Comité
Permanent Amiante.
Sans vouloir mettre en doute leur bonne foi, on peut cependant s'interroger sur
la validité de telles affirmations quand on mesure l'
insuffisance des
contrôles effectués pour déterminer les valeurs
d'empoussièrement
. Il ne s'agissait en effet que de contrôles
internes à l'entreprise.
La recherche effectuée
auprès du Ministère des Affaires Sociales
pour
déterminer le nombre de rapports de l'Inspection du travail entre les
années 1975 et 1995 a été totalement
négative
: aucun rapport n'a pu être retrouvé
entre ces deux dates !
Le seul rapport établi par l'inspection du travail concerne l'usine de
Thiant et remonte au 1er février 1996. Sans vouloir entrer dans trop de
détails, ce rapport met à jour des insuffisances criantes, dans
une usine au demeurant fort ancienne (créée en 1922) : par
exemple, absence de fiabilité de l'installation automatique de
désensachage (sacs éventrés), manque
d'étanchéité des installations d'acheminement des
matières (et donc poussière importante), défaut
d'entretien et de surveillance des installations de
dépoussiérage, défaut de conception et manque d'entretien
chronique du secteur usinage...
Toutes ces insuffisances constatées par l'inspection du travail jettent
un doute sur la validité de l'auto-contrôle pratiqué par
les entreprises et plaident pour
un renforcement d'un contrôle
véritablement indépendant
.
b) un échec patent dans les autres secteurs économiques et dans la population générale
Un très large éventail de produits contenant de
l'amiante ont été mis sur le marché au cours des
dernières décennies. Ils s'adressaient aussi bien au grand public
qu'aux industries les plus variées. Cette utilisation
générale et massive de ces produits a amené au contact de
l'amiante des populations de travailleurs très larges aussi bien que le
grand public.
Or, il est apparu récemment que les plus gros problèmes de
santé posés par les fibres d'amiante ne se trouvaient pas chez
les travailleurs de l'industrie de production ou de transformation d'amiante,
mais chez les utilisateurs des produits de la grande industrie, notamment dans
les petites et moyennes entreprises qui interviennent sur un amiante non
identifié. Par ailleurs, la population générale doit
être protégée de tout contact direct avec les produits
amiantés.
- une utilisation généralisée de l'amiante
L'amiante constitue un matériau très intéressant en raison
de ses propriétés chimiques et physiques : il est incombustible,
c'est un bon isolant thermique et électrique, il résiste à
la traction et à l'action corrosive des produits chimiques.
Sans prétendre à l'exhaustivité (on a pu dire qu'il y
avait trois mille produits contenant de l'amiante), on peut trouver de
l'amiante dans les produits suivants (liste établie par l'INRS en
décembre 1995) :
·
amiante fibreuse en vrac
. bourre d'amiante pour calorifuger les fours, les chaudières, les
tuyaux, les gaines électriques, les chauffe-eau, les matériels
frigorifiques, les navires, les véhicules automobiles ou ferroviaires,
les équipements industriels, les laboratoires...,
. flocage d'amiante (pur ou en mélange avec des autres fibres) sur
des structures métalliques pour la protection contre l'incendie,
. produits en poudre : enduits de ragréage ou de lissage de
sols et de cloisons intérieures, mortiers-colles à carrelage,
colles-enduits et enduits d'étanchéité chargés
à l'amiante,
. plâtres et mortiers en poudre à projeter pour la protection
contre l'incendie.
·
amiante en feuille ou en plaque
. papier et carton pour l'isolation thermique (cheminées, fours,
appareils de chauffage à gaz ou convecteurs électriques et
appareils électroménagers), pour la réalisation de joints,
pour la protection thermique de surfaces lors de la réalisation de
soudures (plomberie) ou de plans de travail (verrerie),
. plaques pour la réalisation de faux-plafonds ou de parements
ignifuges, de portes et clapets coupe feu.
·
amiante tressé ou tissé
. corde ou tresse d'amiante pour l'étanchéité de
portes de four, de poêles ou de chaudières,
. vêtements de protection contre la chaleur (gants, tabliers,
coiffes, bottes),
. couvertures anti-feu, rideaux coupe-feu,
. filtres à air, à gaz, à liquides,
. rubans d'isolement électrique,
. presse-étoupe.
·
amiante incorporé dans des produits en ciment
(fibres-ciment)
. plaques ondulées, tuiles, ardoises et autres panneaux de toiture,
. appuis de fenêtres, plaques décoratives de façade,
. plaques et panneaux de cloisons intérieures et de faux-plafonds,
. autres panneaux ou tablettes de construction,
. conduits de cheminées, gaines de ventilation, descentes pluviales,
. tuyaux et canalisations d'adduction et d'évacuation d'eau,
. clapets coupe-feu et panneaux ignifuges, bacs de culture et
éléments de jardin.
·
amiante incorporé dans des liants divers
. garnitures de friction (freins et embrayages de véhicules
automobiles et ferroviaires, de presses, d'ascenseurs, de moteurs et machines
diverses),
. revêtements routiers de bitume chargé à l'amiante,
. dalles collées de sol, tuiles, bardeaux décoratifs,
. feuilles d'étanchéité de toiture au bitume,
. sous-face de moquettes et autres revêtements de sol,
. joints (de plomberie, de chauffage, de moteurs),
. colles et mastics chargés à l'amiante,
. peintures chargées à l'amiante,
. pièces d'isolement électrique à base de
résines,
. éléments poreux de remplissage de bouteilles de gaz
industriels.
La liste des différentes utilisations de l'amiante montre ainsi que ce
produit cancérogène fait partie de notre environnement quotidien.
- les nouvelles populations de travailleurs touchées
Au Canada, pays principalement producteur, on estime que les cas de
mésothéliome, de cancer du poumon et d'asbestose se
répartissent pour 1/3 dans le secteur primaire (c'est-à-dire pour
l'industrie d'extraction), pour un tiers dans le secteur secondaire
(c'est-à-dire l'industrie de transformation) et pour le tiers restant
dans le secteur tertiaire (plus spécialement le bâtiment et la
construction).
Pour les pays européens, pays principalement transformateurs et
utilisateurs, les études effectuées par Julian PETO,
épidémiologiste britannique, reflètent une situation
différente. L'analyse de la mortalité par
mésothéliome au Royaume-Uni depuis 1968, qu'il a effectuée
en mars 1995, a montré que certaines professions que l'on ne
considérait pas jusqu'alors exposées étaient actuellement
parmi les plus touchées.
Le risque de mortalité le plus élevé concerne ainsi les
ouvriers métallurgistes
(catégorie professionnelle qui inclut
les ouvriers des chantiers navals) et les carrossiers : ils
représentent 3 % de tous les décès par
mésothéliomes dans la population masculine. Par ordre de risque
décroissant, on trouve ensuite : les plombiers et installateurs
d'appareils au gaz, les charpentiers, les électriciens, les tapissiers,
les ouvriers du bâtiment, les chauffeurs, les opérateurs
d'installations électriques, les chimistes, ingénieurs et autres,
les tôliers, les monteurs d'échafaudage, les ajusteurs, les
ingénieurs indépendants, les plâtriers, les soudeurs, les
cadres du bâtiment, les dockers et portefaix, les ingénieurs
électriciens, les techniciens, le personnel d'entretien et hommes
à tout faire, les techniciens de laboratoire, les dessinateurs, les
opérateurs sur machine-outil, les peintres et décorateurs.
Les chiffres donnés par Julian PETO ne sont pas des évaluations
mais des chiffres de décès comptés. Ils ne peuvent pas
être contestés et ils conduisent à supposer que des
expositions occasionnelles mais importantes (ce qu'on appelle des pics
d'exposition) peuvent induire les mêmes risques (aux mêmes doses
cumulées) que les expositions continues.
Parmi toutes les professions à risque relevées par Julian PETO,
le secteur du bâtiment et les secteurs voisins représentent
24 % du total des décès. Or, ce sont des ouvriers qui
travaillent souvent seuls ou dans le cadre de petites structures, et l'on se
rend bien compte qu'un contrôle de la bonne application de la
législation est assez illusoire dans ce secteur. De plus, force est de
constater que la réglementation des valeurs d'empoussièrement
mise en place depuis les années 1977 ne permettait pas de prendre en
compte les pics d'exposition auxquels sont soumis ces ouvriers. En effet, les
prélèvements étant effectués sur huit heures de
travail, le phénomène de pics d'exposition se fondait dans la
moyenne générale de la valeur d'exposition. C'est un des
mérites du décret du 7 février 1996 que d'avoir
défini une valeur limite d'exposition sur une heure de travail.
De nouvelles catégories importantes de travailleurs sont aussi
susceptibles d'être touchées dans les années à venir
: ce sont les travailleurs de la maintenance et de l'entretien qui
interviennent sur les matériaux amiantés (et la liste en est
extrêmement longue) sans avoir bien souvent la connaissance du risque
qu'ils encourent. Ce sont aussi les personnels et les effectifs de la Marine
Nationale qui vivent et travaillent dans un milieu confiné,
ventilé et fortement amianté (puisque les calorifugeages sont
présents sur tous les bateaux).
-
les risques pour la population générale
L'amiante est devenu au fil des années un produit grand public, ce qui
rend quasiment impossible un contrôle de son utilisation. Or, un produit
cancérogène ne peut pas être mis sciemment entre toutes les
mains et être utilisé de façon non sécuritaire.
La liste précédemment donnée des produits contenant de
l'amiante montre qu'il appartient à notre environnement quotidien :
non seulement la ménagère est confrontée à des
produits amiantés qui peuvent devenir dangereux quand ils ne sont plus
en bon état et qu'ils libèrent des fibres (gants de four, housses
de tables à repasser, grille-pains...), mais aussi et surtout le
bricoleur qui a pu utiliser un grand nombre de produits amiantés, avant
les différents textes en limitant l'usage, et qui, dans ses
opérations de découpe, de perçage de ponçage, de
sciage et de réparations en tout genre, est confronté à
des quantités importantes de poussières d'amiante.
Cette activité de bricolage est extrêmement diffusée dans
la population générale ; elle est par essence absolument
incontrôlable ; or, elle fait courir des risques non négligeables
qui plaident en faveur de l'interdiction de l'amiante.
Les risques pour la population générale, qui n'a pas à
intervenir sur des matériaux contenant de l'amiante, mais qui vit et
travaille dans des bâtiments en contenant, est au centre des
préoccupations actuelles. Il n'y a à l'heure actuelle aucune
donnée épidémiologique directe solide permettant de porter
un jugement sur les effets sur la santé de ces expositions. On ne peut
pas affirmer que tout risque soit exclu, même si l'on peut penser que ce
risque est faible par rapport aux populations, professionnelles ou non, qui ont
à intervenir directement sur l'amiante et qu'il fallait
impérativement protéger.
La mesure d'interdiction de l'amiante n'aura qu'un effet de protection pour
l'avenir en empêchant toute augmentation du stock d'amiante existant dans
notre environnement.
Elle devra être accompagnée de mesures qui
permettent de gérer au mieux le risque de l'amiante existant encore
autour de nous pour assurer une protection des nouvelles populations
touchées par l'amiante
, pour lesquelles la politique d'usage
contrôlée s'est révélée inefficiente.