B. UN BYZANTINISME PROCÉDURAL QUI A ATTEINT SES LIMITES
1. Une multiplicité de procédures contentieuses
Le contentieux des étrangers n'est pas uniquement important sur le plan numérique, il est également d'une insondable complexité, fruit de l'empilement successif de réformes aux objectifs pas toujours clairement articulés entre eux. Lors de leur audition, les représentantes du Syndicat de la juridiction administrative ont à cet égard regretté que les représentants des magistrats administratifs soient rarement, sinon jamais, consultés par la direction générale des étrangers en France en amont de la préparation des projets de loi ou de décrets relatifs au droit des étrangers, tandis qu'elles ont souligné la faiblesse des études d'impact sur les aspects contentieux de ces derniers et déploré le peu d'attention accordé par le Gouvernement aux avis rendus par le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel (CSTACAA).
Loin de faire l'objet d'une procédure uniforme, les différentes décisions susceptibles d'être portées devant la juridiction administrative sont soumises :
- à des
délais de recours
variables, pouvant aller selon les cas du délai de droit commun
de deux mois (pour les refus ou retraits de titres de séjour non
accompagnés d'une mesure d'éloignement ou pour les refus de
visas, par exemple) à des délais dérogatoires d'un mois,
de quinze jours,
voire de 48 heures
87
(
*
)
, notamment lorsque l'étranger est placé
en centre de rétention administrative ou assigné à
résidence - le recours ayant, selon les cas, un caractère
suspensif ou non ;
- parfois, à des délais de jugement également variables, allant de trois mois à 96 heures, voire même 72 heures pour les refus d'entrée sur le territoire au titre de l'asile ;
- enfin, selon les cas, la composition de la juridiction est collégiale ou à juge unique, et le rapporteur public peut - ou non - être dispensé de présenter des conclusions .
Certaines décisions doivent par ailleurs être portées devant une juridiction spécialement compétente : c'est notamment le cas des refus de visa, dont le contentieux de premier ressort relève de la compétence exclusive du tribunal administratif de Nantes. Quant aux décisions de refus ou de retrait de protection du directeur général de l'OFPRA, leur contentieux relève de la CNDA, devant laquelle le recours a, la plupart du temps, un caractère suspensif ; mais lorsque tel n'est pas le cas, le demandeur doit au préalable saisir le tribunal administratif en application de l'article L. 542-6 du CESEDA pour demander la suspension de la décision d'éloignement dont il fait l'objet - dispositif issu de la loi du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie qui, comme le relève le Conseil d'État dans son rapport de mars 2020, est particulièrement lourd et complexe à mettre en oeuvre 88 ( * ) .
Au total, comme le relève ce dernier, « si les procédures se ressemblent souvent et peuvent en réalité être regroupées en une douzaine de catégories, il n'en demeure pas moins que, pour déterminer avec certitude le régime juridique applicable, les requérants et leurs conseils, l'administration, les greffes des juridictions et le juge lui-même doivent vérifier, pour plus de trente situations dans lesquelles peut se trouver un étranger , le délai de recours contentieux, le délai de jugement, le caractère suspensif ou non du recours, la formation de jugement, l'éventuelle dispense de conclusions du rapporteur public, le délai pour faire appel ou la possibilité de solliciter le juge des référés [...] » 89 ( * ) .
2. Un état du droit préjudiciable à la sécurité juridique et à un fonctionnement serein des juridictions
Cet état du droit est avant tout une source d'insécurité juridique , laquelle se trouve encore renforcée lorsque, comme cela est souvent le cas, l'administration prend en un même acte plusieurs décisions distinctes, susceptibles de relever de régimes de contentieux distincts (par exemple, il est fréquent que le préfet se prononce, par une seule et même décision, sur le droit au séjour de l'intéressé, sur son obligation de quitter le territoire, sur le pays vers lequel il sera reconduit et sur une éventuelle interdiction de retour sur le territoire).
Au regard du faible taux d'exécution des OQTF (voir infra ), il interroge également sur le sens de l'action du juge , sommé bien souvent de se prononcer dans des délais brefs alors que les perspectives d'un éloignement effectif de l'étranger du territoire national sont faibles. Les magistrats administratifs rencontrés par la mission d'information ont ainsi fait part de leur perplexité, et parfois même d'un certain découragement, face à la complexité de ces règles procédurales, dont le caractère nécessaire ne s'impose pas toujours avec évidence (à titre d'exemple, plusieurs magistrats se sont interrogés sur le bien-fondé de la distinction entre les « OQTF 3 mois » et les « OQTF 6 semaines » 90 ( * ) ).
De fait, soumises à une activité soutenue, les juridictions administratives peinent, de façon variable, à tenir les délais de jugement prescrits par le législateur (d'après la préfecture de Maine-et-Loire, par exemple, le tribunal administratif de Nantes juge certaines OQTF dans des délais allant de un à trois ans, ce qui repousse d'autant leur éventuelle mise en exécution), tandis que l'injonction faite au juge de statuer rapidement le conduit, par un effet d'éviction , à retarder d'autant le traitement des autres contentieux dont il est saisi (litiges en matière fiscale, d'urbanisme ou de fonction publique, notamment), qui ne méritent pourtant pas moins son attention.
Seul point positif dans ce tableau : l'articulation de l'intervention du juge administratif et du juge des libertés et de la détention , s'agissant des étrangers placés en centre de rétention administrative, est désormais considérée par l'ensemble des intervenants entendus par la mission d'information comme ayant atteint un point d'équilibre globalement satisfaisant 91 ( * ) .
* 87 Dans son rapport, le Conseil d'État souligne à cet égard « qu'un délai de recours de quarante-huit heures est trop bref lorsque l'intéressé ne bénéficie d'aucun appui direct et immédiat à l'introduction de sa requête , c'est-à-dire lorsqu'il est assigné à résidence ou qu'il fait l'objet d'une obligation de quitter le territoire français sans délai de départ volontaire et sans mesure de contrainte. En pratique, les garanties offertes par le texte sont insuffisamment effectives pour permettre à tous les requérants d'introduire un recours dans un délai aussi réduit. Nombre d'entre eux se trouvent ainsi privés d'un accès au juge du seul fait de la trop grande difficulté d'agir dans les quarante-huit heures, qui peuvent d'ailleurs intégralement courir sur un week-end. » (p. 23).
* 88 Conseil d'État, « 20 propositions pour simplifier le contentieux des étrangers dans l'intérêt de tous », mars 2020, page 50.
* 89 Idem , page 16.
* 90 En substance, le juge administratif doit juger en 6 semaines les OQTF prises parce que l'étranger est entré irrégulièrement en France, s'y est maintenu après l'expiration de son visa, n'a pas demandé le renouvellement de son titre de séjour qui est expiré ou a vu sa demande d'asile rejetée. Il statue en revanche en trois mois en cas de rejet de la demande de titre de séjour ou du retrait de celui-ci, si l'étranger représente une menace pour l'ordre public ou s'il y travaille sans autorisation.
* 91 Pour mémoire, le juge judiciaire - en l'espèce le juge des libertés et de la détention (JLD) - est seul compétent, conformément à l'article 66 de la Constitution, pour se prononcer sur la privation de liberté dont fait l'objet un étranger placé en centre de rétention administrative en vue de son éloignement forcé du territoire national, le juge administratif étant en revanche seul compétent, quant à lui, pour statuer sur la légalité de la mesure d'éloignement. Depuis la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers, le JLD intervient avant le juge administratif, dans un délai de 48 heures à compter de la décision de placement en rétention.