LES CONSTATS : L'ÉCONOMIE COLLABORATIVE, UNE CROISSANCE EN MARGE DU SYSTÈME FISCAL
I. LES ÉCHANGES ENTRE PARTICULIERS SUR INTERNET : DU PETIT COMPLÉMENT DE REVENU AU MÉTIER À TEMPS PLEIN
1. L'économie collaborative, un phénomène de société mais aussi une réalité économique
La définition même de l'économie collaborative fait aujourd'hui l'objet de nombreux débats. Le groupe de travail a retenu une définition large, c'est-à-dire l'ensemble des échanges de biens ou de services entre particuliers 1 ( * ) , réalisés par l'intermédiaire d'une plateforme Internet .
Cette définition recouvre, en premier lieu, les échanges de biens sur des « places de marché » (ou « marketplaces ») virtuelles telles que Leboncoin et eBay , qui mettent en relation acheteurs et vendeurs. Elle recouvre aussi les échanges de services entre particuliers, dont la liste s'allonge chaque jour : covoiturage avec Blablacar ; location de voiture avec Drivy , Ouicar et Koolicar ou bateau avec Boaterfly ; location de logement avec Airbnb, Onefinestay et Abritel , ou bien Homestay pour une chambre chez l'habitant etc. Les particuliers peuvent désormais prêter leur lave-linge ( Lamachineduvoisin ), leur cave ou leur garage ( Costockage , Jestocke.com ), leur garde-robe, mais aussi leur temps, leur savoir et même leurs talents culinaires ( Monvoisincuisine, Supermarmite ). Ils peuvent trouver une poussette sur Zilok ou une perceuse sur Bricolib ... à moins d'avoir un voisin disponible pour quelques heures de baby-sitting ou de bricolage 2 ( * ) .
Le point commun de ces nouveaux services est la désintermédiation permise par les nouvelles technologies (Internet, géolocalisation), ou plus exactement l' hypermédiation via les plateformes de mise en relation. Leur succès repose sur la confiance qu'elles peuvent inspirer, notamment grâce aux systèmes de notation et de recommandation, à l'assurance proposée, aux photos « certifiées » etc.
Le terme d' « économie du partage » (« sharing economy ») est aussi employé : de fait, il s'agit bien stricto sensu de partager ou de mutualiser un actif (une voiture, un logement, un savoir-faire etc.) entre plusieurs usagers. Toutefois, il ne faut pas comprendre ce terme comme une référence à des échanges non-marchands ou une alternative au capitalisme : l'économie collaborative est bien, avant tout, une économie . Certes, les valeurs de partage et de convivialité constituent des motivations réelles, et il existe quelques plateformes de don ou de troc ( Gchangetout ) 3 ( * ) . Mais il s'agit bien avant tout de maximiser le rendement d'un actif - une voiture est utilisée en moyenne une heure par jour, une perceuse douze minutes dans son existence - et d'en tirer un profit . Internet donne une valeur économique inédite à ce qui relevait auparavant du vide-grenier, du meublé chez l'habitant, de la petite annonce en ville, et du jardin ouvrier. D'ailleurs, si « l'économie du partage » rassemble de nombreuses start up et petites entreprises, on y trouve aussi de puissantes multinationales comme Uber , valorisée près de 50 milliards de dollars (plusieurs fois Facebook au même âge), ou Airbnb , valorisée 24 milliards de dollars (davantage que les plus grandes chaînes hôtelières) 4 ( * ) .
Il est encore très difficile, sinon impossible, d'estimer la valeur créée par l'économie collaborative - précisément parce que de nombreuses transactions font intervenir des particuliers et non des sociétés, et que toutes ne sont pas déclarées. Le volume des transactions réalisées sur les plus grandes plateformes est connu de celles-ci, mais n'est que rarement rendu public. Toutefois, une étude du cabinet PwC 5 ( * ) publiée en 2015 estime que le revenu produit par l'économie du partage dans le monde pourrait atteindre 335 milliards de dollars en 2025 , contre 15 milliards de dollars en 2013. Toutefois, ces chiffres sont vraisemblablement très inférieurs à la réalité, d'abord parce que seulement cinq secteurs économiques - somme toute assez traditionnels - sont pris en compte 6 ( * ) , et ensuite parce que ces chiffres reflètent essentiellement le revenu des plateformes et non des millions de particuliers qui y sont inscrits.
Quelques chiffres, par ailleurs, donnent une idée de l'ampleur du phénomène et de sa croissance :
- 70 % des internautes français, soit près de 31 millions de personnes, ont déjà acheté ou vendu sur des sites de mise en relation entre particuliers . Par ailleurs, 19 % des internautes ont déjà utilisé un site de réservation d'hébergement auprès de particuliers, et 14 % ont déjà utilisé un site de covoiturage 7 ( * ) ;
- près de 5 millions de voyageurs ont séjourné dans un logement loué sur Airbnb en France depuis la création du site, dont 2,5 millions depuis le début de l'année 2015. Paris est devenue la première destination du site, avec 50 000 logements disponibles, sur un total d'environ 150 000 annonces en France 8 ( * ) . Le site est présent dans près de 190 pays et 34 000 villes. Parmi les autres acteurs de la location de courte durée en France, entre particuliers mais pas seulement, on peut citer Abritel (155 000 annonces), Leboncoin (165 000 annonces) ou encore SeLoger Vacances (130 000 annonces) ;
- avant sa suspension le 3 juillet 2015, le service UberPop , qui permet à des particuliers de transporter d'autres particuliers dans leur véhicule personnel, comptait 10 000 conducteurs inscrits (dont 4 000 actifs la semaine précédente), et 500 000 utilisateurs réguliers. La société Uber est présente dans près de 60 pays et réaliserait un chiffre d'affaires proche de 500 millions de dollars. Les applications Chauffeur-privé , LeCab , Heetch et Djump comptent parmi ses concurrents ;
- l'application de covoiturage Blablacar compte 8 millions de membres en France, et transporte en moyenne un million de passagers par mois. Elle est présente dans dix-neuf pays avec près de 20 millions de membres, et bientôt davantage : une levée de fonds de 143 millions d'euros a été annoncée en septembre 2015 pour financer son développement à l'international, après une première levée de 100 millions d'euros en 2014 ;
- entre 500 000 et un million de nouvelles annonces sont postées chaque jour sur le Leboncoin , et consultées par cinq millions de visiteurs quotidiens. Le site de petites annonces réalise un chiffre d'affaires d'environ 150 millions d'euros. Il est classé premier en France sur les annonces immobilières, sur les voitures et même sur les offres d'emploi (près de 100 000). Leboncoin , dont le chiffre d'affaires atteint 125 millions d'euros et la valorisation 400 millions d'euros, a maintenant dépassé le site de vente aux enchères eBay .
2. Entre les simples particuliers et les vrais professionnels, de nombreux utilisateurs dans une « zone grise »
Les plateformes Internet de mise en relation rassemblent différentes catégories d'utilisateurs susceptibles de toucher un revenu. D'un côté, les particuliers , qui trouvent là un complément de revenu souvent modeste et occasionnel 9 ( * ) . D'un autre côté, les professionnels , qui interviennent en tant que tels : vendeurs professionnels sur des places de marchés, sites d'enchères ou de petites annonces qui réalisent un volume d'affaires conséquent faisant partie intégrante de leur activité ; chauffeurs de voiture de tourisme avec chauffeur (VTC) ; loueurs professionnels de meublés touristiques, transporteurs sur uShip ou Shiply etc. De nombreuses plateformes rassemblent d'ailleurs les deux catégories, comme par exemple Leboncoin ou encore Zilok , où l'on peut louer toute sorte d'objets (bricolage, électroménager, loisirs etc.) auprès de professionnels comme de particuliers.
Le véritable enjeu se concentre sur une catégorie intermédiaire, celle des « faux particuliers » . Il s'agit des personnes qui, sans avoir de statut légal d'entreprise ou même d'auto-entrepreneur, réalisent un revenu important et régulier sur des places de marché ou des sites de mise en relation , parfois en concurrence directe avec des professionnels.
L'application UberPop constitue à cet égard un exemple typique - et médiatique. Contrairement aux applications UberX et Uber BlackCar qui font exclusivement appel à des chauffeurs professionnels, inscrits au registre des VTC, UberPop permet à de simples particuliers de s'improviser chauffeurs, pourvu qu'ils disposent d'un véhicule et d'un permis de conduire 10 ( * ) . Or pour certaines personnes, UberPop constitue une source de revenu substantielle, si ce n'est leur source de revenu principale : la recette moyenne des chauffeurs UberPop est de 8 200 euros par an , même si 87 % d'entre eux ont une autre activité à côté 11 ( * ) .
En principe, la loi « Thévenoud » du 1 er octobre 2014 12 ( * ) réserve le transport de personnes aux seuls taxis et VTC 13 ( * ) , mais celle-ci est contestée devant le Conseil constitutionnel 14 ( * ) . Dans l'attente d'une décision de justice définitive et dans un contexte de tensions, le service UberPop a été suspendu à l'initiative de la société Uber le 3 juillet 2015. D'autres applications concurrentes, comme le français Heetch et le belge Djump (suspendue fin juin 2015), rencontrent des problèmes similaires.
Une autre illustration est celle des particuliers qui tirent un revenu régulier de la location de leur logement sur Internet . En France, un hôte Airbnb gagne en moyenne 300 euros par mois, soit 3 600 euros par an 15 ( * ) . Au Royaume-Uni, un hôte Airbnb gagne en moyenne 2 822 livres sterling par an, pour 33 nuits de location 16 ( * ) . Certains particuliers vont même jusqu'à acquérir des biens immobilier à seule fin de les louer sur Internet. D'après les calculs de Libération , « 1 887 personnes parmi les inscrits [sur Airbnb] gèrent plus de deux annonces simultanément à Paris, ce qui représente 6 539 des 29 200 locations parisiennes » proposées en juillet 2015, et près d'un logement sur quatre à Paris est proposé par une personne qui gère au moins trois annonces 17 ( * ) . Sur des sites de location de voitures, de même, plusieurs annonces différentes renvoient parfois à un même numéro de téléphone.
Naturellement, l'ampleur du problème est très variable selon les plateformes et les modèles économiques . Un site comme Airbnb compte notoirement un grand nombre de professionnels et de quasi-professionnels, alors même qu'il n'existe pas de compte « professionnel » sur la plateforme ; à l'inverse, les adeptes du covoiturage présents sur Blablacar ou ceux qui prêtent leur lave-linge sur Lamachineduvoisin sont dans leur quasi-totalité des particuliers dont le revenu permet au mieux de rentrer dans leurs frais. Le site Drivy reverse 282 euros de revenu médian par an et par personne à ses membres ; seules vingt voitures produisent plus de 5 000 euros de revenu annuel.
Par ailleurs, certains « vrais » professionnels peuvent profiter des plateformes de mise en relation avec les clients pour exercer une partie de leur activité « au noir ». Le groupe de travail a par exemple constaté ce phénomène dans le transport de marchandises.
3. Des revenus bien souvent non déclarés et non imposés
En principe, les contribuables doivent déclarer les revenus tirés de ces activités, comme l'exige la loi (cf. infra ), et beaucoup s'acquittent en effet de cette obligation dès lors que les sommes perçues sont importantes. Toutefois, bien souvent, les revenus tirés de l'économie collaborative par les particuliers ne sont pas déclarés à l'administration fiscale, et donc pas imposés . Bien qu'il soit par définition impossible de fournir une estimation fiable, cette réalité est de notoriété publique. Par exemple, lors de la crise entre les taxis et les chauffeurs UberPop de juin-juillet 2015, de nombreux articles de presse ont montré que la non-déclaration des revenus était courante, et même assumée par certains particuliers 18 ( * ) . Il en va de même, par exemple, pour la location de logements 19 ( * ) .
Une enquête de 2014 a montré que seules 15 % des personnes interrogées déclarent ou ont l'intention de déclarer leurs revenus issus de l'économie collaborative 20 ( * ) .
Cette absence de fiscalisation de tout une partie de la nouvelle économie est problématique , pour deux raisons principales.
D'une part, elle fait perdre à l'État des recettes fiscales . On se bornera ici à répéter que si le montant est difficile à estimer, il est néanmoins important.
D'autre part, l'absence de fiscalisation de ces activités constitue une concurrence déloyale faite aux entreprises traditionnelles intervenant sur les mêmes secteurs. De fait, même si les plateformes collaboratives suscitent pour partie une demande qui n'existait pas auparavant, elles se posent aussi en concurrents directs des entreprises traditionnelles. Par exemple, en matière de location de voitures entre particuliers ( Drivy , Ouicar , Koolicar etc.), certains opérateurs proposent des services tels qu'un boîtier kilométrique, un système d'ouverture/fermeture embarqué, un système de géolocalisation, l'entretien du véhicule, ou encore l'assurance - autant d'éléments qui les rapprochent des loueurs traditionnels que sont Avis , Hertz , Europcar , Sixt , Ada etc. L'entreprise TravelerCar propose aux voyageurs qui laissaient autrefois leur véhicule personnel sur le parking de l'aéroport de prendre celui-ci en charge et de le louer à des particuliers pendant leur absence, contre rémunération. En matière d'hôtellerie, Airbnb envoie des photographes professionnels chez les particuliers pour mettre en valeur leur appartement, se positionne sur des créneaux qui sont en partie ceux des hôtels.
La concurrence des nouvelles plateformes est légitime , et il n'y a pas lieu de s'opposer aux innovations permises par l'économie numérique. Mais encore faut-il que cette concurrence se déroule dans des conditions loyales . Or tel n'est pas le cas lorsque des quasi-professionnels échappent à l'impôt sur les sociétés ou à l'impôt sur le revenu, aux prélèvements sociaux et à la TVA - sans parler des autres obligations juridiques. Par exemple, les particuliers ne sont pas tenus au respect des garanties prévues par le code de la consommation au bénéfice de l'acheteur qui s'imposent aux vendeurs professionnels, notamment le droit de rétractation, la garantie de conformité et la responsabilité de plein droit. Il n'est pas compréhensible que des multinationales comme Uber ou Airbnb s'exonèrent des contraintes qui s'imposent à leurs concurrents en matière de fiscalité, de droit du travail ou de droit de la consommation.
Le problème est similaire pour le e-commerce : alors que les commerçants « physiques » et certains sites respectent des obligations fiscales et réglementaires précises, d'autres échappent dans des proportions toujours plus importantes à l'impôt, et notamment à la TVA, grâce aux failles du système actuel . Ce problème, qui emporte des enjeux financiers considérables, fait l'objet d'un rapport distinct du groupe de travail.
* 1 Ou « C2C », pour « customer to customer ».
* 2 On pourrait ajouter à cette liste les prêts entre particuliers (ex. Prêt d'Union, Lending Club ) ou le crowdfunding ou « financement participatif » (ex. Ulule , Kickstarter, Kisskissbankbank ) ; ceux-ci posent toutefois des questions distinctes et spécifiques en matière de fiscalité et de régulation.
* 3 Par ailleurs, l'économie du partage existait avant Internet, et existe encore hors Internet. Ces échanges, toutefois, sont souvent d'une faible valeur marchande et limités à un niveau local, c'est-à-dire loin de l' « industrialisation » permise par le numérique. Ils ne sont pas abordés dans le cadre du présent rapport.
* 4 De fait, la « masse critique » d'une plateforme est un avantage décisif pour conquérir le public, car la valeur d'un service de mise en relation s'accroît avec le nombre de personnes qu'il rassemble.
* 5 PwC, « Megatrend collisions : the sharing economy », 2015.
* 6 Finance participative, emploi en ligne, hébergement entre particuliers, partage de voiture entre particuliers, partage de vidéos et de musique en ligne par streaming .
* 7 Source : Fédération du e-commerce et de la vente à distance (FEVAD), juillet 2015.
* 8 Source : Airbnb.
* 9 À Paris, 83 % des hôtes Airbnb mettent à disposition des voyageurs leur résidence principale. 42 % de ces hôtes déclarent que les revenus ainsi perçus les aident à conserver leur logement. Source : Airbnb - cabinet Asterès, octobre 2014.
* 10 D'autres garanties sont exigées, telles qu'un casier judiciaire vierge, une assurance etc.
* 11 Interview de Thibaud Simphal, directeur général d'Uber France, Le Monde , 3 juillet 2015.
* 12 Loi n° 2014-1104 du 1 er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur. Les équivalents d'UberPop ont d'ailleurs été interdits dans plusieurs pays : Allemagne, Espagne, Inde etc.
* 13 Article L. 3124-13 du code des transports : « Est puni de deux ans d'emprisonnement et de 300 000 euros d'amende le fait d'organiser un système de mise en relation de clients avec des personnes qui se livrent aux activités [de transport de personnes] sans être ni des entreprises de transport routier [...], ni des taxis, [ni des] voitures de transport avec chauffeur ».
* 14 La Cour de cassation a renvoyé devant le Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur la conformité de l'interdiction de tout système de mise en relation avec des chauffeurs non-professionnels au principe constitutionnel de liberté d'entreprendre. La décision du Conseil constitutionnel est attendue pour septembre 2015.
* 15 Source : Airbnb - cabinet Asterès, octobre 2014. Période de référence : août 2013-juillet 2014.
* 16 Source : PwC 2015.
* 17 Source : Libération , 7 juillet 2015. Certains de ces hôtes aux multiples annoncent sont d'ailleurs en fait des agences professionnelles ou des intermédiaires agissant pour le compte des propriétaires. Ainsi, 20 loueurs comptent plus de 25 annonces à Paris, soit 1 059 logements.
* 18 Voir notamment Le Monde du 30 juin 2015 à ce sujet.
* 19 D'une manière générale, de nombreux articles de presse mentionnent la non-déclaration des revenus réalisés sur les plateformes de mise en relation entre particuliers : Le Monde du 4 février 2015 ; Le Monde du 17 mars 2015 etc.
* 20 Source : Forbes-Observatoire de la Confiance, TNS Sofres-Baromètre de l'engagement 2014 (BVA).