SECONDE TABLE RONDE : LE DÉVELOPPEMENT DE LA FINANCE ISLAMIQUE EN FRANCE : QUELLES ADAPTATIONS DU CADRE LÉGISLATIF ET/OU RÉGLEMENTAIRE ?

Participants :

M. Arnaud de Bresson, délégué général d'Europlace ;

M. Thierry Francq, chef du service du financement de l'économie à la direction générale du Trésor et de la politique économique ;

M. Bruno Gizard, secrétaire général adjoint de l'AMF ;

Mme Laurence Toxé, avocate cabinet Norton Rose LLP Paris ;

Mme Anne-Sylvie Vasseneix-Paxton, avocate cabinet Norton Rose LLP Paris ;

M. Gilles Vaysset, secrétaire général du Comité des établissements de crédit et des entreprises d'investissement ;

La table ronde est animée par M. Jean Arthuis, Président de la Commission des Finances du Sénat.

M. Jean Arthuis, président de la commission des finances du Sénat

Cette seconde table ronde a pour objet de tenter d'identifier les adaptations au cadre législatif et réglementaire auxquelles il faudrait procéder en France pour y assurer le développement de la finance islamique, lequel est freiné, pour l'instant, par l'existence de frottements juridiques et fiscaux mis en évidence par la table ronde précédente et concernant, par exemple, l'accueil de banques islamiques sur le territoire national, le montage juridique et fiscal des produits respectant les principes de la Charia ou l'émission de sukuks .

Cette table ronde devrait permettre également de dresser un état des lieux de l'expérience britannique en matière de finance islamique et des leçons qui peuvent en être tirées, ainsi que des réflexions en cours sur le sujet de la part des professionnels et des pouvoirs publics.

M. Arnaud de Bresson, délégué général d'Europlace, devant nous quitter bientôt, prendra la parole en premier. Il la cèdera ensuite à M. Thierry Francq, chef du service du financement de l'économie à la direction générale du Trésor et de la politique économique. Puis, dans l'ordre, M. Bruno Gizard, secrétaire général adjoint de l'AMF, Mme Laurence Toxé et Mme Anne-Sylvie Vasseneix-Paxton, toutes deux avocates au cabinet Norton Rose LLP Paris, enfin M. Gilles Vaysset, secrétaire général du Comité des établissements de crédit et des entreprises d'investissement, interviendront à tour de rôle.

Je laisse tout de suite la parole à M. Arnaud de Bresson.

M. Arnaud de Bresson, délégué général d'Europlace

Merci. Mon intervention sera brève. Je souhaite simplement transmettre un message clair. M. le Président Arthuis a conclu la table ronde précédente en soulignant l'attentisme des établissements de la place de Paris et leur faible propension à s'engager dans le secteur de la finance islamique. Il a raison. C'est pourquoi nous avons pris l'initiative, dès la fin de l'année dernière, de mettre en place une commission de travail sur le sujet, de manière à savoir comment il est possible de mobiliser les acteurs et de développer leurs échanges avec les pouvoirs publics pour prendre les mesures nécessaires au développement de la finance islamique, notamment en matière de réglementations financières et fiscales. Nous souhaitons, non seulement que l'offre de produits compatibles avec la Charia augmente sur la place de Paris pour répondre aux besoins de la clientèle musulmane, mais aussi attirer de manière plus massive des banques islamiques étrangères.

Je résumerai mon propos en quelques phrases. Europlace travaille depuis plusieurs années à accroître ses échanges avec des banques islamiques de pays étrangers, appartenant notamment au Golfe persique (Arabie Saoudite, Qatar, Dubaï, Bahreïn, etc.). Nous avons d'ailleurs invité ce dernier pays à venir nous présenter, lors de notre conférence du 2 juin prochain, à laquelle assistera Mme Christine Lagarde, ses domaines d'activités dans le secteur de la finance islamique. Une délégation importante des pays du Golfe persique nous visitera à cette occasion. Mais nous nous intéressons également à l'Asie et, en particulier, à la Malaisie et l'Indonésie, où les produits financiers compatibles avec la Charia ont toute leur place.

S'agissant de l'accueil des banques islamiques étrangères sur notre territoire, nous avons mis en place une commission rassemblant l'ensemble des associations professionnelles et notamment des juristes experts de la place de Paris pour améliorer celui-ci. M. Gilles de Saint-Marc a eu l'occasion, lors de la première table ronde, de vous présenter le fruit de nos premières réflexions sur le sujet, qui empruntent deux voies possibles : levée d'un certain nombre d'obstacles juridiques et fiscaux (droits de mutation, taxation de plus-value sur les opérations immobilières, etc.) et adaptation du droit français dans différents domaines. Le Président Arthuis a d'ailleurs été à l'initiative d'un certain nombre de réformes importantes concernant notamment la fiducie et les prêts participatifs, des produits pouvant être facilement amendés pour leur permettre de répondre aux exigences de la finance islamique.

Nous sommes en train d'étudier ces deux voies. Notre haut comité de place a reçu comme priorité, selon les voeux du Président de la République, de renforcer l'attractivité de la place de Paris et d'agir pour encourager le développement de la finance islamique sur notre territoire. Dans cette perspective, nous souhaitons remettre, dans le cadre de la prochaine réunion de notre haut comité de place, prévue début juin, nos premières pistes de travail.

Le Financial Times m'a demandé hier pourquoi la place de Paris se réjouissait de l'organisation de ces deux tables rondes aujourd'hui au Sénat. La raison de cette satisfaction est simple. La place de Paris ne pourra pas jouer un grand rôle en matière de finance islamique sans une forte mobilisation et un engagement coordonné de l'ensemble des acteurs (émetteurs, investisseurs, intermédiaires financiers et pouvoirs publics) pour balayer les barrières entravant le développement de ce secteur. C'est seulement en agissant de la sorte que nous pourrons combler le retard pris par notre pays sur ce segment de marché, notamment par rapport au Royaume-Uni.

La finance islamique constituera un enjeu majeur dans les prochaines années.

M. Jean Arthuis

Merci de la concision de votre propos. Nous allons maintenant entendre le point de vue de la direction générale du Trésor et de la politique sur le sujet. Pour cela, je donne la parole à M. Thierry Francq.

M. Thierry Francq, chef du service du financement de l'économie à la direction générale du Trésor et de la politique économique

Merci M. le Président. En premier lieu, je souhaite affirmer ici que le gouvernement s'intéresse de près au sujet de la finance islamique, notamment parce que ce secteur est susceptible de drainer une masse importante de capitaux. Bien entendu, avec la montée des prix de l'énergie, les liquidités des pays pétroliers sont très élevées et alimentent le marché de la finance islamique qui serait néanmoins assez dynamique, même si l'or noir n'était pas aussi cher, car il répond à une demande structurelle.

Pour cette raison, dans le cadre du travail que nous menons avec Europlace pour renforcer l'attractivité de la place de Paris, nous envisageons d'encourager son développement sur la base de quelques principes. Tout d'abord, ce marché de la finance islamique doit être tiré par la demande et susciter l'intérêt des professionnels de la finance sur la place de Paris. C'est en effet par eux que passera l'essentiel des initiatives et grâce à leurs connaissances que nous pourrons déterminer les éventuels obstacles ou frottements juridiques, fiscaux et réglementaires empêchant l'essor des produits compatibles avec la Charia et donc savoir quelles sont les réformes à effectuer.

M. Jean Arthuis

Nous avons vu que des banques françaises interviennent dans le secteur de la finance islamique, mais à Londres, dans le Golfe persique et au Luxembourg.

M. Thierry Francq

Cette situation, d'après nous, peut évoluer. Puisque nous parlons de demande, nous nous sommes efforcés de repérer quels sont les champs les plus prometteurs pour la finance islamique. Or il apparaît, à la lumière de nos études, que ce marché réserve de vraies opportunités pour les banques d'investissement et de financement.

Concernant la banque de détail, il ne semble pas y avoir de difficultés réglementaires ou fiscales à offrir des produits d'épargne compatibles avec les principes du Coran. L'expérience menée par la Société Générale à La Réunion, morceau du territoire français, est là pour le prouver.

Le financement de l'immobilier, tout comme le financement de projets, selon les préceptes islamiques, pose davantage de problèmes, surtout fiscaux. Quant à l'éventuel développement de services bancaires de base islamiques, il suscite encore notre interrogation. D'une part, nous ne percevons pas encore de grande demande en France pour ce genre de produits, malgré la présence dans notre pays d'une forte communauté musulmane. D'autre part, un tel développement achoppe sur un certain nombre de contraintes, notamment la mise en place, exigée par une directive européenne, de la garantie des dépôts bancaires. Or, cette garantie pourrait être considérée comme étant contraire aux principes de la finance islamique. Nous examinons les moyens de résoudre cette difficulté, tout en faisant oeuvre de prudence ; l'un de ces moyens consisterait à donner le choix aux clients de ne pas bénéficier de la garantie de dépôt. Cette solution a été, semble-t-il, retenue par la Grande-Bretagne. Nous interrogerons la Commission européenne pour savoir si elle est compatible avec le droit européen.

Toutefois, comme nous ne ressentons pas une grande demande pour des produits bancaires de base islamiques, ce chantier ne constitue pas une priorité pour nous.

Il est à noter, par ailleurs, que, dans le domaine des assurances, une ou deux dispositions d'ordre public français pourraient représenter des freins au développement des assurances dommages, et non pas des assurances-vie, de type islamique ; des instruments peu réclamés aujourd'hui par les clients musulmans.

S'agissant de la banque de financement et d'investissement, nous sommes prêts à mener toutes les adaptations réglementaires et fiscales nécessaires pour lui permettre d'être en conformité avec les principes du Coran, à condition que le principe de neutralité soit respecté. Autrement dit, les adaptations mises en place ne doivent pas se traduire par des avantages donnés aux produits de la finance islamique au détriment des autres relevant de la finance conventionnelle. Par exemple, pour les opérations de financement immobilier qui reposent sur une double transaction, nous sommes en train d'étudier, avec la DLF, la manière de supprimer ou de réduire les frottements fiscaux qui existent. Nous ne sommes pas certains que la solution en la matière passera par une loi. Il est tout à fait possible, en effet, qu'elle réside dans une instruction fiscale.

Comme il a été indiqué par M. Arnaud de Bresson, nous disposons par ailleurs, dans notre pays, de dispositifs particulièrement bien adaptés à la finance islamique. Parmi eux se trouve notamment la fiducie que nous avons besoin de sécuriser sur le plan juridique pour faciliter son utilisation et la rendre plus accessible à la finance islamique mais aussi à la finance conventionnelle. Nous envisageons, si le parlement en est d'accord, d'apporter les améliorations nécessaires dans ce domaine dans le cadre de la loi sur la modernisation de l'économie.

Enfin, nous nous devons d'appliquer un dernier principe, celui d'imposer la neutralité budgétaire. De ce point de vue, l'Agence française du Trésor a étudié l'opportunité d'émettre des sukuks . A ce stade, notre conclusion est la suivante : l'émission de tels titres reviendrait plus chère que celle de titres classiques. Dès lors, nous n'envisageons pas à cette heure de lancer une émission sur le marché des obligations islamiques. A ma connaissance, une seule émission de sukuks a eu lieu en Europe. Elle est le fait d'un land allemand. Le Trésor britannique est en pleine réflexion sur le sujet. Mais il semble très hésitant à faire appel à ce genre d'opération, probablement parce qu'elle n'apporte aucun avantage économique.

En résumé, nous souhaitons faciliter le développement de la finance islamique en France, mais à condition que cette activité suscite l'appétence des professionnels et repose sur des principes simples : neutralité réglementaire et neutralité budgétaire.

M. Jean Arthuis

Merci de toutes ces précisions. Je note qu'il est possible d'atténuer les frottements fiscaux, quand ils existent, par des dispositions réglementaires ou simplement par instruction ministérielle. Il n'y a donc pas besoin de solliciter le législateur.

M. Thierry Francq

Sa participation sera peut-être nécessaire dans quelques domaines.

M. Jean Arthuis

Nous verrons bien. Je vous donne rendez-vous pour l'adoption de la loi de finances. Pour le reste, la sécurisation juridique de la fiducie pourrait prendre la forme d'un amendement.

M. Thierry Francq

Nous avons déjà intégré ce point dans le projet de loi modernisation de l'économie.

M. Jean Arthuis

Très bien. Je vous remercie de vos propos, M. Thierry Francq. Je donne maintenant la parole à M. Bruno Gizard, secrétaire général adjoint de l'Autorité des marchés financiers (AMF).

M. Bruno Gizard, secrétaire général adjoint de l'AMF

Merci M. le Président. L'Autorité des marchés financiers intervient, pour l'instant, dans le domaine de la gestion collective à deux titres. Elle fournit les agréments aux OPCVM français et les autorisations de commercialisation de produits de gestion collective qui auraient été créés en dehors de France.

Nous avons déjà eu à agréer un OPCVM correspondant aux exigences de la Charia. Pour cela, il n'a pas été nécessaire de modifier la loi ou le règlement général de l'AMF. Depuis longtemps, nous connaissons en France des types de gestion qui font entrer en ligne de compte, soit dans les décisions d'investissement, soit dans l'affectation des revenus, des critères autres que strictement financiers. Nous avons eu l'occasion d'indiquer, notamment dans le numéro de la revue de l'AMF de juillet/août 2007, les conditions qu'il faut respecter quand ces critères ne sont pas exclusivement financiers, notamment concernant les OPCVM répondant aux exigences de la finance islamique.

Les trois conditions sont les suivantes :

Il faut que la société de gestion dispose d'une autonomie absolue. Elle peut être encadrée par des critères de sélection d'actifs compatibles avec la Charia. Toutefois, à l'intérieur du cadre fixé, son pouvoir de décision en matière d'investissement doit être total.

Les critères encadrant la gestion de ce type de produits doivent naturellement être conformes avec la loi française. Par exemple, il ne serait pas possible de se référencer à la religion de tel ou tel dirigeant d'une entreprise dans laquelle on investirait. Un tel procédé serait contraire à la constitution française.

Concernant la répartition des revenus, il est tout à fait possible d'affecter une partie des revenus d'un OPCVM à un organisme, une entité tierce. Cette dernière doit être une association ou une fondation reconnue d'utilité publique. Du coup, les résidents français ayant investi dans ce type de produits reçoivent une attestation fiscale leur permettant de déduire de leurs impôts les produits ainsi affectés à l'entité tierce.

Nous avons agréé récemment un OPCVM indiquant, dans ses documents techniques et commerciaux, qu'il respectait les critères établis par un Comité constitué d'évêques français et était donc conforme à la religion catholique. De la même manière, nous avons eu l'occasion, en novembre 2006, d'agréer un premier OPCVM créé par BNP Paribas Asset Management : Easy ETF DJ Islamic Market Titans 100 . Ce fonds commun de placement était appelé à être commercialisé soit directement, soit au travers d'assurances-vie, par BNP Paribas et Axa. Il est destiné à répliquer la performance de l'indice Dow Jones Islamic Markets Titans 100 , cet indice étant composé lui-même de 100 valeurs relatives aux plus grandes sociétés mondiales répondant aux principes de la Charia. Il est conforme au Coran grâce à un triple dispositif.

- Premièrement, l'indice lui-même est conçu sous le contrôle d'un comité de surveillance chargé de vérifier la bonne application des principes musulmans dans le choix des sociétés composant l'indice. Sont incompatibles avec ces principes les entreprises exerçant leurs activités dans les domaines de l'alcool, du tabac, de la défense, vendant des produits provenant de viande de porc, etc. En outre, une société ne peut être retenue si elle a un taux d'endettement supérieur à 33 %. En conséquence, est ainsi calculée la part « impure » de chacune des sociétés composant l'indice, soit la part correspondant à un taux d'endettement compris entre 0 % et 33 %.

- Deuxièmement : la société de gestion désigne auprès d'elle un comité de Charia chargé de conseiller les gérants sur leurs investissements. Ce comité délivre une attestation lors du lancement du fonds et procède chaque trimestre à un audit pour vérifier que l'investissement est bien conforme à la Charia.

- Troisièmement, la part « impure » des sociétés dans lesquelles le fonds est investi est versée à une entité tierce. En l'occurrence il s'agit de l'Institut du monde arabe.

Ce fonds commun de placement coordonné, c'est-à-dire susceptible de donner lieu à une commercialisation à travers toute l'Europe a immédiatement fait l'objet d'une cotation en Suisse. Ce produit, d'après la société de gestion, n'avait pas vocation à être vendu en France. A ce jour, il semble qu'il n'y ait pas de demande dans notre pays pour ce type de produit. En revanche, il est apprécié en Grande-Bretagne, en Suisse, en Asie et au Moyen-Orient. La cotation du fonds à la bourse suisse a facilité sa commercialisation à l'étranger.

Aujourd'hui, ce fonds lancé en février 2007, libellé en dollars américains en raison de ses conditions de commercialisation, possède un actif avoisinant les 50 millions de dollars et a atteint une performance, depuis sa création, de 10,4 % au 2 mai 2008, contre 3,9 % pour l'indice général Dow Jones World auquel il se réfère et surtout - 10,3 % pour l'indice CAC.

Pour 2007, il a été versé à l'Institut du monde arabe une somme de 31.480 dollars américains.

Voilà ce que je pouvais vous indiquer. Nous n'avons pas reçu aujourd'hui d'autres demandes de lancement de produits répondant aux exigences de la Charia. Nous avons eu à traiter la commercialisation en France d'instruments créés au Luxembourg et en Grande-Bretagne. Il n'existe pas d'autre projet dans les tiroirs. Mais sachez qu'il n'y a aucun obstacle juridique pour qu'en France soient créés et gérés des OPCVM compatibles avec les principes du Coran.

Il est exact que la bourse du Luxembourg a remarquablement bien réussi sa politique de marketing. Un produit né dans ce pays ou à Londres se commercialise plus facilement dans les régions du Moyen-Orient ou d'Asie. Cette situation tient à des raisons culturelles et nous devons travailler à ce que notre manière d'aborder la finance islamique change sur notre territoire.

M. Jean Arthuis

Merci, M. le secrétaire général, de ce propos encourageant. Nous devons lever les inerties et évoluer dans notre culture. Je donne maintenant la parole à deux membres du barreau et tout d'abord à Mme Anne-Sylvie Vasseneix-Paxton, avocat au cabinet Norton Rose Paris.

Mme Anne-Sylvie Vasseneix-Paxton, avocate, cabinet Norton Rose LLP

Merci de votre invitation. Mon propos consistera à faire une présentation du marché de la finance islamique au Royaume-Uni, et à voir s'il peut constituer une source d'inspiration pour la France.

Ce marché de la finance islamique existe sur la place de Londres depuis les années 1970. Toutefois, il est resté marginal pendant longtemps et ne s'est accru de manière importante que depuis le début des années 2000, à l'instigation des pouvoirs publics qui ont souhaité le développer pour deux raisons. Il s'est agi, d'une part, de répondre à l'arrivée massive de capitaux en provenance du Moyen-Orient couplée à une demande d'investissements conformes aux principes de la Charia et, d'autre part, d'offrir la possibilité aux 2 millions de Musulmans qui vivent au Royaume-Uni d'avoir accès à des produits et services financiers qui respectent leurs principes religieux. Nous pouvons penser que la première raison a été déterminante dans la décision des autorités publiques de mettre l'accent sur le marché de la finance islamique. Mais en réalité, M. Gordon Brown, alors chancelier de l'Échiquier, avait identifié très clairement que toute une population musulmane rencontrait des problèmes pour accéder au monde bancaire. Une grande partie d'entre elle se méfiait, en effet, du système financier britannique et ne lui confiait pas son argent en dépôt.

Les autorités publiques britanniques ont donc essayé de satisfaire cette population en lui permettant de disposer de produits bancaires et financiers compatibles avec les principes religieux. Pour cela, il a fallu éviter l'écueil de mélanger la religion et le droit. Aussi, dans un arrêt rendu le 28 janvier 2004, la Cour de Londres a été amenée à fixer les règles de base de ce qui a servi par la suite de référence au développement de l'ensemble des produits et contrats conformes aux principes de la Charia. Elle stipule notamment de manière très claire qu'un contrat, s'il peut être soumis aux règles du Coran, n'en reste pas moins gouverné par le droit positif applicable au Royaume-Uni, en l'occurrence la loi anglaise. Il peut y avoir une juxtaposition des principes juridiques et religieux. Autrement dit, un contrat peut répondre aux exigences à la fois du droit britannique et de la Charia. Bien entendu, les tribunaux britanniques ne se considèrent pas compétents pour apprécier si les critères de la finance islamique ont été respectés. Néanmoins, ils peuvent être conduits à les prendre en considération dans le cas d'affaires spécifiques portés à leur connaissance. Ils ne rendent des décisions que sur la base du droit britannique et ne sauraient faire application sur le territoire britannique des principes de la Charia si des litiges leur sont soumis.

Il a été reconnu également, de manière explicite, qu'il appartient aux institutions bancaires ou aux cocontractants revendiquant leur respect des règles de la Charia de faire leur affaire de cette détermination. Par conséquent, la charge pèse sur eux de démontrer qu'ils vendent des produits conformes aux principes de la finance islamique ; d'où l'émission de fatwas et la nécessité de faire appel à des conseils de la Charia. Cette responsabilité incombe bien évidemment aux établissements bancaires. Les autorités compétence en matière de règlements financiers n'interviennent pas dans la détermination des principes religieux sous-jacents. En revanche, comme il est revendiqué dans leur phase de commercialisation que les produits financiers sont conformes aux règles islamiques, les banques doivent avoir mis en place les conseils de la Charia nécessaires pour s'assurer qu'il en est bien ainsi.

Ce principe juridique étant entériné par la Cour de Londres, il n'en reste pas moins que le droit positif s'applique et que l'ensemble des établissements bancaires et financiers, dont les banques islamiques, doivent se conformer à la réglementation applicable, y compris les exigences posées par la Financial Services Authority (FSA), l'autorité de contrôle des services financiers britanniques qui a vocation à décider si une banque islamique peut être agréée ou pas sur le territoire britannique. Le rôle joué par cette instance dans le développement des banques au Royaume-Uni a été déterminant. C'est en 2002 qu'un comité avait été créé pour promouvoir le financement britannique au Royaume-Uni. Il comprenait notamment des représentants de la FSA, alors très soucieux de comprendre les mécanismes de fonctionnement de la finance islamique. Par conséquent, certaines équipes se sont occupées d'examiner de quelle manière il était possible de faire rentrer cette activité dans le cadre juridique britannique. Toutefois, comme elle a eu l'occasion de le rappeler à plusieurs reprises, la FSA n'est pas là pour réglementer la Charia et déterminer si ses principes sont respectés. Elle est juste là pour vérifier que les textes de lois britanniques sont bien appliqués et que les consommateurs sont traités sur le même pied d'égalité par l'ensemble des opérateurs offrant des produits bancaires et financiers, qu'ils soient conformes à la Charia ou pas.

Ce soutien apporté par les autorités britanniques au développement de la finance islamique au Royaume-Uni est marqué par une volonté économique et politique de répondre aux attentes de la population musulmane. Celle-ci avait eu l'occasion de se plaindre à plusieurs reprises, notamment par le biais de groupes de pression, du coût d'acquisition très élevé des biens immobiliers au Royaume-Uni et de l'absence de produits conformes aux principes de la Charia. C'est pourquoi les différentes demandes d'agrément de banques islamiques ont été mises sur la table. La première d'entre elles a eu lieu en 2004. Elle concerne The Islamic Bank of Britain qui a été autorisée, en 2004, à ouvrir la première banque islamique de détail et à offrir toute une gamme de services et produits sur le territoire britannique. Profitant de cette brèche, d'autres banques islamiques ont déposé des demandes d'agrément. Nous en comptons quatre à ce jour, émanant de l' European Islamic Investment Bank (2005), de The Bank of London and the Middle East (2007), de European Finance House (janvier 2008) et de Gatehouse (avril 2008).

La délivrance des agréments obéit donc à un rythme soutenu. Sur le territoire britannique, deux banques se revendiquent comme étant des établissements spécifiquement islamiques. A ce jour, une seule banque de détail proposant des produits compatibles avec la Charia existe.

L'offre de produits et services financiers islamiques par des banques traditionnelles et non islamiques a été rendue possible également. De fait, plus d'une vingtaine d'entre elles, dont HSBC au travers d'une filiale, offre aujourd'hui des instruments respectant les principes du Coran, en sus de leur gamme traditionnelle. Lloyds TSB a ouvert le premier compte étudiant islamique en 2006, de manière à capter une clientèle dès son plus jeune âge.

Nous pouvons noter, par ailleurs, le développement :

- de fonds d'investissements islamiques, même si un seul a été agréé à ce stade. Cette situation s'explique par le fait que la place du Luxembourg est plus compétitive que la place de Londres pour ce genre de produits ;

- d'un marché secondaire de sukuks relativement actif ;

- des règles plus spécifiques pour faciliter, sur la base de murabaha , le commerce des métaux, souvent utilisés comme actifs sous-jacents dans des opérations conformes à la Charia, ont été adoptées par le London metal exchange. De plus, des Fonds trackers adaptés à la finance islamique ont été lancés par iShares et un projet d'agrément d'une compagnie d'assurances islamique ( takaful ) est à l'étude au niveau de la FSA.

Le développement de la finance islamique au Royaume-Uni a nécessité la mise en place d'un cadre juridique adéquat. Celle-ci s'est effectuée en plusieurs temps, avec des réformes fiscales en 2003, 2005 et 2007. Mme Laurence Toxé, fiscaliste, se fera un plaisir de vous les expliquer. Puis la FSA a témoigné d'une approche pragmatique. Les Britanniques n'ont pas énormément procédé par voie législative, sauf en matière fiscale pour des raisons évidentes. Il s'est agi, avant tout, pour les autorités compétentes, d'adapter leurs pratiques et de poser des règles prudentielles si nécessaire, afin d'encourager le développement de la finance islamique. Celle-ci pose comme problème, notamment, qu'elle impose le partage des profits et des pertes. De fait, une personne pourrait récupérer, au terme de son placement, moins que son investissement initial. Afin d'empêcher ce scénario, la FSA a eu à adapter cette règle de partage des profits et des pertes et il a été convenu que, si la loi britannique pour les dépôts d'argent s'applique à tout le monde, le particulier qui opte pour un compte de dépôt respectant les principes de la Charia a la possibilité de partager les bénéficies et les pertes de son placement.

La FSA s'est assurée, par ailleurs, que le conseil de la Charia joue bien son rôle. Nous pouvons considérer que la Charia s'apparente à une sorte de droit coutumier qui varie d'un pays à un autre, d'une grande zone géographique à une autre ou d'une école de pensée à une autre et il convient alors, pour des conseils de la Charia choisis par les établissements, de vérifier que les produits de finance islamique proposés respectent bien ces principes. La FSA souhaite être sûre que les banques qu'elle a agréées satisfont bien aux exigences de la Charia et qu'elles obéissent à des pratiques stables, ayant vocation à être pérennes. Il ne faudrait pas que des instruments offerts par des établissements bancaires soient conformes au Coran pendant trois ans, puis plus conformes par la suite après une décision du conseil de la Charia. C'est pourquoi il a été exigé la fixation de règles prudentielles strictes concernant la composition de cette instance.

S'agissant de la publicité pour les produits islamiques, il y a eu la volonté de protéger les consommateurs de tout mensonge sur la nature des produits et de les éclairer sur l'ensemble des contraintes liées à chacun des instruments qui peuvent leur être proposés. La FSA, en lien avec les établissements bancaires agréés, a donc mis en place une suite de principes pour faciliter la publicité des produits bancaires islamiques et les rendre transparents.

Enfin, et il s'agit de sa plus belle réussite, elle a autorisé la commercialisation du produit le plus attendu de la communauté musulmane, le plan d'achat immobilier ( home purchase plan ), forme alternative de prêt immobilier permettant l'accès à la propriété des Musulmans au Royaume-Uni. Ce produit peut être basé, soit sur l' ijara , sorte de crédit bail immobilier ou de location vente, soit sur le diminishing musharaka , un produit offrant la possibilité d'acquérir progressivement une propriété tout en le louant. Il a été bien accueilli par le marché en répondant à une véritable attente. Des campagnes de publicité ont été engagées pour en encourager la vente qui a cru de 250 % en l'espace de 6 mois.

Enfin, l'émission d'un emprunt d'Etat obligataire conforme aux principes de la Charia est étudié à l'heure actuelle au Royaume-Uni et la possibilité a été donnée au National Savings & Investment d'offrir des produits financiers islamiques aux particuliers via les bureaux de poste.

Toutes ces initiatives ont vu le jour très rapidement. Depuis l'agrément donné en 2004 à la première banque de détail islamique de s'installer sur le territoire britannique, les autorités publiques, en lien avec des cabinets d'avocats, des organismes professionnels et des universités, ont agi très vite pour développer le secteur de la finance islamique. L'expertise de professionnels est nécessaire. Car si les produits islamiques sont plus coûteux, c'est parce qu'ils sont plus complexes à mettre en oeuvre et exigent donc de faire appel à de nombreuses compétences en amont. Ainsi, des commissaires aux comptes et des comptables ont acquis des connaissances spécifiques pour traiter les problèmes comptables liés à la finance islamique. De même, les Universités proposent des diplômes tournés vers ce secteur.

L'expérience britannique est-elle transposable en France ?

Comme l'a indiqué le premier intervenant, M. Gilles Saint-Marc, nous devons faire preuve d'un relatif optimisme. Ce qui a été mis en place en matière de finance islamique au Royaume-Uni pourrait très bien être repris en France. Pour cela, il convient d'adapter un certain nombre de mécanismes relevant du droit français. Par exemple, les opérations de financement islamique immobilier sont plus compliquées et moins attractives en France qu'en Grande-Bretagne en raison de contraintes juridiques. De fait, elles ne risquent pas, pour l'instant, de susciter de demande. J'espère qu'au prix de quelques adaptations, la France réussira à se positionner de manière compétitive sur ce marché.

M. Jean Arthuis

Merci Maître. Les difficultés que vous avez soulevées ne sont pas insurmontables à condition de respecter la neutralité fiscale et budgétaire.

La finance islamique comporte une dimension fiscale. C'est votre collègue, Mme Laurence Toxé, qui va nous en parler.

Mme Laurence Toxé, avocate, cabinet Norton Rose LLP Paris

Merci de votre invitation. Je ne reviens pas sur tout ce qui a été dit ce matin sur la place de Paris. Nous avons vu que le développement de la finance islamique dans notre pays n'est pas incompatible avec notre droit civil et notre droit commercial. Le souci majeur qui se pose est de sécuriser les opérations d'un point de vue fiscal ou de supprimer certains traitements fiscaux pour améliorer les produits disponibles sur la place de Paris. L'expérience britannique est particulièrement intéressante pour nous dans ce domaine. En effet, les principales réformes conduites en Grande-Bretagne en matière de finance islamique sont d'ordre fiscal. C'est elles qui ont abouti au développement de ce marché tel que nous le connaissons aujourd'hui. Il me paraît donc opportun de s'inspirer des méthodes et solutions retenues au Royaume-Uni et des retours d'expériences de ce pays pour nous permettre d'aller plus vite et de combler une partie de notre retard.

A compter du début des années 2000, des banquiers, juristes, législateurs et gouvernement ont joint leurs réflexions pour trouver des solutions aux problèmes juridiques et fiscaux qui s'opposaient à la mise en place concrète de la finance islamique.

Nous avons pu constater une grande réceptivité du législateur au sujet. Celui-ci était très désireux de permettre le développement des produits compatibles avec la Charia. En même temps, il se méfiait de l'utilisation de ces instruments, en raison notamment des risques de fraude. Il était donc habité par un double sentiment, ce qui explique aussi pourquoi l'adaptation du cadre fiscal et juridique s'est opérée par étapes en Grande-Bretagne.

Comme il est impossible de tenir compte de la religion de l'investisseur dans l'application du droit, il a été nécessaire de mettre en place des concepts alternatifs pour pouvoir proposer les produits bancaires islamiques. C'est autour de ces concepts que s'est construit le droit britannique. Il s'agit des notions d' alternative finance product , selon laquelle sont offerts des produits alternatifs (à comparer aux produits conventionnels), et d' effective return which equates in substance to interest , qui constitue un concept de rentabilité financière.

Ces deux notions pourraient être utilisées dans le cadre d'instructions administratives pour commenter un certain nombre de modifications apportées.

L'expérience britannique en matière de finance islamique s'articule autour de trois grandes étapes (2003, 2005 et 2007). Elle s'apparente à un mécanisme de construction qui se poursuit actuellement.

La première demande très forte des professionnels a été de tenir compte de la fiducie pour les produits immobiliers et donc de la difficulté de traiter le Stamp duty & land tax , soit les droits de timbre qui s'appliquaient de manière importante sur toutes les transactions immobilières. Les professionnels avaient remarqué qu'il y avait une multiplication de ces droits de timbre dans les produits de finance alternative portant sur des immeubles. L'exemple type en la matière est celui d'une transaction de murabahah consistant en une opération d'achat et de revente avec un profit et faisant intervenir une banque qui joue un rôle d'intermédiaire en achetant un bien à un vendeur pour le revendre à un client. Dans ce type d'opération, avant l'adoption des modifications législatives, les droits de timbre s'appliquaient, une première fois, au moment de l'achat du bien par la banque au vendeur et, une seconde fois, lors de la revente du bien par la banque au client à un prix majoré équivalent à la somme du prix initial et du profit ( mark-up ) réalisé par la banque, ce dernier correspondant en substance à de l'intérêt.

Face à cette situation, le Financial Act de 2003 a posé comme condition que, si la banque achète l'immeuble pour le revendre à une personne physique qui lui consent une hypothèque ( mortgage ), alors la deuxième vente est exonérée de droits de timbres, si cette taxe a été payée lors de la première vente ayant mis en relation le vendeur initial et la banque.

Ce dispositif a été étendu, par la suite, aux ijara et ijara/diminishing musharaka , qui supportaient un triple droit de timbres. Ces opérations complexes se composent d'un premier achat, effectué par une banque auprès d'un vendeur, puis d'une revente de l'actif et d'un contrat de location. Elles supportaient donc un triple droit de timbre qui freinait leur développement. La loi est donc intervenue pour supprimer les deux derniers droits de timbre et ne laisser subsister que le droit de timbre initial, le but étant que ces opérations s'apparentent à des opérations conventionnelles.

En 2005, ce dispositif d'exonération de droits de timbres a été étendu aux immeubles commerciaux aux personnes morales.

Quelles sont les applications de ces principes en France ?

En France, plusieurs transactions financières ont eu lieu sur la base de la murabahah . La plupart se sont résolues via le régime de marchands de biens qui permet d'éviter le droit d'enregistrement double. Subsiste néanmoins la taxe de publicité foncière (TPF) pour les opérations d'achat et de revente d'immeubles par des marchands de biens. Aussi des aménagements paraissent nécessaires. L'idée serait soit de procéder à une exonération de la deuxième taxe de publicité foncière, soit d'imputer la première taxe de publicité foncière sur la seconde quand la revente est proche et sans intention spéculative forte.

Il serait souhaitable également de sécuriser l'opération du point de vue de l'utilisation du régime de marchands de biens sous forme, par exemple, d'instruction administrative. Dans ce type d'opération, les mesures d'achat et de revente sont très proches en général, les marges sont faibles ou nulles et traduisent donc une intention spéculative limitée, et la réalisation de la deuxième partie de l'opération est très compliquée.

M. Jean Arthuis

Les propos de M. Thierry Francq ont été très encourageants. En somme, le manque d'avancée s'explique par la présence de beaucoup d'inertie d'un point de vue culturel.

Mme Laurence Toxé

L'autre problème rencontré par les Britanniques a trait à la qualification du mark-up et des profits commerciaux réalisés pour ce genre de transaction. Fondamentalement, ces profits, même s'ils ne sont pas présentés comme tel, correspondent à un intérêt et leur traitement fiscal s'accompagne donc d'un manque de sécurité juridique, avec notamment des problèmes en matière de déduction fiscale pour les investisseurs ou de qualification de distribution puisqu'on pouvait assimiler ce profit à un réel profit plutôt qu'à un intérêt. Ce problème a été analysé de manière pragmatique, avec un examen de la substance plutôt que de la forme retenue pour les dispositifs. Et aujourd'hui, à chaque fois qu'un certain nombre de critères sont remplis pour chaque type de produits définis strictement, le profit réalisé au travers de l'opération sera assimilé à un intérêt et donc à un produit fiscal auquel s'applique un ensemble de mesures (déduction fiscale, taxation, retenue à la source par exemple).

Concrètement, nous pourrions envisager en France une confirmation de la déductibilité des sommes assimilées à de l'intérêt et un ensemble d'adaptations à la frontière du droit fiscal et du droit civil et commercial et qui auraient pour but de sécuriser les opérations de crédit-bail, les amortissements, etc.

La dernière avancée emblématique date de 2007 et concerne les sukuks . Comme il a été précisé auparavant, ces produits constituent une réplique des obligations conventionnelles. Généralement, ils impliquent la création d'une société ad hoc qui acquiert des actifs en émettant des certificats aux investisseurs représentatifs d'une quote-part des actifs sous-jacents, ces derniers générant des produits payés aux investisseurs.

La loi britannique est venue préciser le régime applicable à ces sukuks . Elle stipule ainsi que, dès lors que ces produits ont une durée limitée dans le temps, qu'ils donnent lieu à des paiements pour les investisseurs ne dépassant pas le retour sur investissement qui serait raisonnable dans le cadre d'un prêt et qu'ils sont cotés sur un marché reconnu, ils ne sont pas assimilés à des répartitions de profits, mais à de l'intérêt aussi bien pour l'émetteur que pour le souscripteur.

Cela signifie que l'investisseur n'est pas réputé détenir une partie des actifs sous-jacents, mais reçoit une prime de remboursement et un intérêt, avec toutes les conséquences qui en découlent en termes de fiscalité directe et de retenue à la source.

Si, en France, nous devions nous orienter vers l'émission de sukuks , nous rencontrerions sans doute des problématiques identiques à celles auxquelles les Britanniques ont été confrontés. En particulier, il nous faudrait admettre la confirmation de la déductibilité des sommes chez l'émetteur des sukuks et de la qualification du flux pour l'application des retenues à la source en cas de présence de souscripteurs non français.

Le cadre législatif britannique continue à évoluer. En mars 2008, le chancelier de l'Echiquier a indiqué l'absence de réforme fondamentale prévue pour 2008, mais la poursuite de l'analyse des produits, visant à modifier, sans doute en 2009, le régime fiscal des sukuks ayant comme sous-jacents des actifs immobiliers. Des chantiers nouveaux surviennent régulièrement, l'un des plus compliqués à mettre en place concernant le traitement des produits islamiques dans un cadre international.

M. Jean Arthuis

Merci Maître. La Grande-Bretagne nous montre le chemin et elle ne nous attend pas. Elle poursuit son cheminement. C'est dire combien la France va devoir hausser le rythme pour se mettre à niveau.

Le dernier intervenant est M. Gilles Vaysset, secrétaire général du Comité des établissements de crédit et des entreprises d'investissement. Avez-vous le sentiment que les établissements bancaires français souhaitent s'investir davantage dans le secteur de la finance islamique ?

M. Gilles Vaysset, secrétaire général du Comité des établissements de crédit et des entreprises d'investissement

Je rappelle tout d'abord que le CECEI constitue, pour les banques étrangères, la porte d'entrée sur le territoire français. Il représente l'autorité compétente pour délivrer l'agrément d'exercice à de nouvelles banques, mais aussi autoriser les changements d'actionnaires et les modifications significatives qui peuvent affecter, durant la vie des établissements et entreprises concernés, les éléments pris en compte au moment de leur agrément et notamment un élargissement du champ de leurs activités. Les autorités bancaires et en particulier le CECEI sont très attentives aux évolutions du secteur bancaire, à la fois dans ses structures et ses activités, et au bon développement de la place de Paris. Elles n'ignorent rien de la concurrence des places étrangères pour la place de Paris, de la diversification, pour les acteurs nationaux, de leurs sources de financement, de leur positionnement international et de l'importance de l'innovation, qu'elle concerne la banque de financement, la banque d'investissement ou la banque de détail. Dans ces derniers domaines, elles sont également attentives à ce que les services bancaires puissent répondre aux besoins de toutes les catégories de populations.

Je limiterai mon propos à deux observations. Tout d'abord, les autorités bancaires françaises soutiennent l'idée d'avoir un secteur bancaire et financier ouvert sur la place de Paris. Ensuite le CECEI ne pratique aucune discrimination entre les projets qui lui sont soumis et qui serait basée notamment sur la nationalité des capitaux de leurs initiateurs. Il ne se prononce, dans le cadre de la mission qui lui est confiée, que sur la base de critères qui sont connus. Mais il convient d'emblée de préciser - et il ne s'agit pas seulement d'un point sémantique - que le CECEI ne saurait délivrer un « agrément de banque islamique », mais bien, dans le cadre des différentes catégories d'établissements bancaires, un agrément de banque - tout simplement- à un établissement ayant pour projet, d'une part, de recueillir des fonds du public et, d'autre part, de distribuer des produits bancaires et financiers pouvant présenter des caractéristiques justifiant qu'on les dise par ailleurs « islamiques ».

La place de Paris est très ouverte aux investisseurs étrangers. On y dénombre plus de banques commerciales sous contrôle étranger que sous contrôle français, étant entendu que les parts de marché ne reflètent pas ce rapport. Car les banques étrangères ont choisi, non pas de mettre l'accent sur la banque de détail, mais de se consacrer à des « niches », des clientèles particulières, des financements spéciaux ou des opérations sur les marchés. Depuis assez longtemps, nous accueillons des banques originaires du Moyen-Orient, du Golfe persique et de pays à législation islamique. La première succursale étrangère, Qatar National Bank , a été agréée en France en 1977. Aujourd'hui une trentaine d'établissements avec des capitaux provenant du Liban, de l'Iran, du Pakistan ou d'Egypte fonctionnent dans notre pays. Pour l'instant, aucun d'entre eux n'a saisi les autorités françaises d'une demande d'agrément visant à examiner la distribution de produits islamiques dans le pays. J'observe, par ailleurs, que le CECEI n'a pas été saisi encore par un établissement bancaire islamique exerçant au sein de l'Union européenne au titre de la procédure de reconnaissance mutuelle qui existe entre pays de l'Union.

Au-delà de l'évaluation qui peut être la nôtre de l'importance réelle de la demande en France pour ce genre de produits, il semble qu'il n'y ait pas de concordance directe entre le volume considérable au niveau international de fonds originaires du Moyen-Orient, notamment susceptibles d'entrer dans des projets de finance islamique, et l'émergence de projets concrets dans le secteur bancaire en France. Des projets d'implantation ont déjà été portés à ma connaissance, ce qui montre bien que le sujet est d'actualité. Mais aucun d'entre eux, à ce stade, n'est arrivé à maturité et n'a donc fait l'objet d'un dépôt officiel.

L'agrément par le CECEI d'établissements revendiquant la qualité de « banque islamique » devrait être soumis aux mêmes principes que ceux appliqués à tout établissement cherchant à s'implanter en France. Il repose sur cinq critères principaux :

- la qualité individuelle des apporteurs de capitaux ;

- l'honorabilité, l'expérience et la compétence des dirigeants ;

- l'acceptabilité de l'actionnariat. Il n'y a pas d'opposition, en principe, à l'égard d'un actionnaire bancaire d'un pays tiers si, d'une part, il ne se trouve pas dans une situation financière dégradée et, d'autre part, s'il est assujetti à une autorité bancaire qui puisse assurer une supervision sur base consolidée effective et avec laquelle une coopération existe avec les autorités de contrôle françaises. Dans le cas d'un actionnaire non bancaire, il nous est plus difficile de prendre position. Nous recevons des demandes émanant d'industries et de sociétés de services. Mais les difficultés que nous rencontrons alors pour les évaluer ne sont en tout cas pas propres aux entreprises originaires des pays du Golfe ;

- l'aptitude de l'entreprise à réaliser ses objectifs de développement à des conditions compatibles avec la sécurité de la clientèle et le bon fonctionnement des systèmes bancaires. Le CECEI est très vigilant au respect des mesures obligatoires de contrôle interne et souhaite savoir quelles sont les prescriptions envisagées dans ce domaine. La maîtrise des risques doit être assurée par un système de contrôle mis en place. Dans ce cadre, le dispositif de prévention du blanchiment des capitaux et du financement du terrorisme doit faire l'objet d'une attention particulière. Le contrôle interne couvre notamment la conformité. Les organes de l'établissement doivent s'assurer que les produits offerts à la clientèle respectent toutes les dispositions inscrites dans le droit français et le Code bancaire et financier. A cet égard, il convient de préciser quelle est l'articulation entre le rôle du comité de Charia et celui des instances de gouvernance et de contrôle interne à cette banque. L'existence d'un comité de Charia chargé de vérifier la conformité des produits financiers aux principes de l'Islam relève de la libre décision interne à l'établissement, à l'instar des instances qui proposent des produits d'investissement socialement responsables. En revanche, le rôle du comité de Charia devra se limiter à cette tâche d'examen et de certification du produit islamique. Il ne peut s'étendre au-delà et interférer avec la gouvernance générale de la banque et ses modalités de fonctionnement interne ;

- la capacité pour la banque de respecter de manière continue les règles prudentielles. Sur ce plan-là, le CECEI travaillera en étroite collaboration avec la Commission bancaire pour s'assurer que les montages juridico-financiers des opérations de finance islamique sont correctement traduits en comptabilité et mesurés en termes de risques et que les fonds propres requis pour les couvrir sont suffisants. A cet égard, la pondération prudentielle de certains des financements accordés, notamment dans le domaine immobilier, méritera d'être précisée.

Les dépôts de clientèle peuvent prendre deux types de formes. Pour l' Islamic Bank of Britain , ils représentent, par exemple, des prêts à taux 0 du client à la banque. Or, il n'existe pas en France de règles de comptabilisation des prêts accordés par leurs clients aux banques. Ceux-ci devraient sans doute être considérés comme des « fonds remboursables au public » au même titre qu'un dépôt qui est qualifié comme tel selon le Code monétaire et financier. Il devrait ainsi être éligible au fonds de garantie des dépôts. Ces fonds sont bien sûr remboursables en totalité par la banque aux clients à leur première demande et ne génèrent aucun produit ou intérêt.

En revanche, dans le cadre d'un compte de dépôt rémunéré, d'un compte sur livre ou d'un compte à terme, l'opération prendra la forme d'une murabaha , avec un apport en capital du client qui est investi par la banque dans des produits compatibles avec la Charia selon une clé prédéterminée de répartition des profits et pertes. Dans ce cas, il ne peut pas y avoir assimilation aux dépôts ou même aux fonds remboursables, s'agissant d'avances de fonds du client à la banque pour investissements. Ces avances pourraient être assimilées à des investissements semblables à des organismes de placement collectif qui ne bénéficient pas, comme nous le savons, de la protection apportée par le fonds de garantie.

En conclusion, il me semble que l'intégration des produits islamiques dans le cadre réglementaire, comptable et prudentiel nécessite, certes, un examen approfondi afin d'éviter toute ambiguïté extérieure et d'assurer un niveau adéquat de protection aux clientèles. Mais à ce stade, aucune modification du cadre législatif et réglementaire des activités bancaires n'apparaît nécessaire pour acclimater celui-ci aux produits. Tout juste, certaines normes prudentielles pourront, pour leur correcte application, donner lieu à interprétation, comme cela est souvent le cas lors de l'apparition de nouvelles techniques financières.

Il ne m'appartient pas de faire des pronostics sur le potentiel de développement des activités de finance islamique en France. Je veux affirmer que les autorités bancaires de ce pays sont prêtes à soutenir l'innovation financière lorsque celle-ci permet le développement d'acteurs financiers et l'élargissement de la gamme de produits sécurisés offerts à toutes les catégories de clientèles.

M. Jean Arthuis

Merci de votre intervention, M. le secrétaire général du CECEI. Nous avons dépassé le temps qui nous était imparti. Du coup, je suis malheureux de ne pouvoir donner la parole au public présent ce matin. Je suis persuadé que certains d'entre vous auraient souhaité intervenir pour enrichir les propos de nos différents intervenants.

Ces deux tables rondes avaient pour objet de nous permettre d'appréhender ce qu'est la finance islamique, la place qu'elle prend dans la globalisation de la finance et les formes diverses qu'elle peut emprunter. Si elle prend de l'ampleur, la France est restée un peu en marge du phénomène. Cette situation tient à plusieurs raisons et notamment culturelles. Cela ne signifie pas que les banques françaises n'aient pas d'activités de finance islamique. Mais quand elles opèrent sur ce marché, elles le font à l'extérieur de la France, à Londres ou au Luxembourg où il semble régner un microclimat propice au développement de produits compatibles avec la Charia.

Or les enjeux sont considérables. En effet, la finance islamique peut aider au financement des PME, des institutions publiques et de l'Etat. Aujourd'hui, le Trésor ne semble pas trouver d'avantage à faire appel aux obligations islamiques par rapport aux obligations conventionnelles. Néanmoins, il convient de faire vivre la concurrence.

Nous avons vu aussi que le développement de la finance islamique constitue un moyen de parfaire l'intégration de la communauté musulmane française. Le législateur que je suis éprouve une sorte de soulagement. Car il a peu à s'impliquer dans les modifications à apporter pour assurer le succès de la finance islamique dans notre pays, celles-ci relevant surtout des autorités de marché, de régulation ou de surveillance et ne demandant pas, hormis sur des sujets à la marge, d'amender le Code monétaire et financier par voie législative. Quant aux quelques problèmes fiscaux que posent la mise en circulation de produits compatibles avec la Charia, nous n'aurons aucune difficulté à les résoudre.

En résumé, nous sommes appelés à un sursaut et à réagir rapidement. Les propos de M. Arnaud de Bresson, délégué général d'Europlace, sont tout à fait encourageants. Toutefois, nous avons besoin de démontrer que nous sommes capables maintenant de faire preuve de volonté sur le terrain et de donner un supplément de vie et de valeur ajoutée aux activités financières en mettant l'accent sur le développement de la finance islamique.

Je vous remercie beaucoup de votre présence et de vos interventions très riches et éclairantes.

(La séance est levée à 13 heures 10)

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