B. LA DIFFICULTÉ D'APPRÉHENDER LE PHÉNOMÈNE PAR UNE APPROCHE PUREMENT MACRO-ÉCONOMIQUE

Il n'existe aujourd'hui, que l'on se tourne vers la Banque de France, la direction générale du Trésor et de la politique économique du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, l'INSEE ou la Commission européenne, aucune source d'information qui permette de mesurer les délocalisations de manière directe. Les statistiques existantes répondent à d'autres objectifs, ce qui conduit le plus souvent à ignorer, sur un plan macro-économique, l'ampleur des délocalisations, dont la définition reste encore partielle.

1. Des statistiques globalement inadaptées

a) Les investissements directs à l'étranger (IDE)

Les statistiques d'investissements directs à l'étranger (IDE) concernent, selon les recommandations du manuel de balance des paiements du Fonds monétaire international (FMI), les entreprises résidentes détenant au moins 10 % du capital d'une entreprise non résidente. Les capitaux propres de l'entreprise non résidente, y compris les bénéfices réinvestis sur place, et les prêts consentis par l'entreprise résidente à l'entreprise non résidente, sont compris dans les statistiques. La répartition des investissements directs français à l'étranger procure relativement peu d'enseignements 5 ( * ) en matière de délocalisation. Sur la période 2001-2003 6 ( * ) , 44,3 % des investissements directs à l'étranger de la France se dirigent vers les pays de la zone euro, 29,2 % vers les Etats-Unis. 3,6 % du flux d'investissements directs à l'étranger sur cette période ont concerné les dix nouveaux Etats membres. Premier pays émergent non européen pour l'accueil des investissements directs français à l'étranger, le Brésil n'en recueille que 1,4 %. La Chine et l'Inde représentent respectivement 0,5 % et 0,1 % du flux d'investissements directs français à l'étranger sur la période 2001-2003. Si, à l'évidence, les investissements directs à l'étranger correspondent en majorité à d'autres opérations qu'à des délocalisations, ceux-ci ne constituent qu'une modalité des délocalisations, passant sous silence notamment le recours à la sous-traitance .

b) Les filiales d'entreprises détenues à l'étranger

L'autre indicateur disponible, également très partiel, recense à partir des statistiques dites FTAS, les filiales d'entreprises détenues majoritairement par la maison mère. Cet indicateur présente le mérite de recenser les emplois des filiales étrangères de groupes français. Les emplois de filiales françaises présentes dans les pays émergents du Sud ou d'Europe centrale ou orientale représentent 35,3 % des emplois des filiales étrangères de groupes français, alors qu'elles ne représentent que 10,8 % du stock d'investissements directs à l'étranger. Là encore, rien ne permet de déterminer quelles sont les filiales détenues à des fins de délocalisation et celles détenues aux fins de conquête d'un marché national.

c) Les enseignements des autres indicateurs

Paradoxalement, des indicateurs, qui peuvent paraître assez éloignés du concept de « délocalisation », peuvent donner un éclairage intéressant. Il en est ainsi des indicateurs de compétitivité 7 ( * ) présentés dans le rapport économique, social et financier annexé au projet de loi de finances pour 2005. L'indicateur de compétitivité-prix et celui de compétitivité-coût se dégradent depuis 2002, respectivement de 0,5 % et 2 % en 2002, et de 5,7 % et de 4,2 % en 2003. S'il n'est pas possible d'en tirer de conséquences directes en termes de délocalisations, ils montrent une perte de compétitivité des entreprises françaises dans une économie globalisée.

Enfin, la dégradation de la balance commerciale , négative, pour la seconde année consécutive, avec un déséquilibre croissant en ce qui concerne les biens de consommation et les biens intermédiaires, et un excédent commercial sur les services en nette diminution, ainsi que l'effritement des parts de marché à l'exportation (entre 2001 et 2004, la part de marché de la France est passée de 8 % à 7,3 %) manifestent une dégradation de la position française au sein des échanges économiques internationaux, qui, sans qu'aucune conclusion ne puisse être tirée directement en termes de délocalisations, attestent d'une difficulté face à la globalisation de l'économie .

2. Malgré des progrès, les limites d'une approche trop macro-économique

Votre commission des finances se félicite que des nombreux économistes aient, depuis quelques mois, entrepris de nouveaux travaux sur les délocalisations.

a) Des visions divergentes sur le phénomène

Certaines analyses visent à lutter contre les modes et les idées reçues. Ainsi, parmi les experts auditionnés par votre commission des finances 8 ( * ) , quelques-uns considèrent comme M. Michel Godet, professeur au CNAM, que le sujet des délocalisations fait figure de mode récurrente, qu'il constitue une « mauvaise question », joue le rôle d'un « rideau de fumée » ou de « bouc émissaire » , alors que le défi pour l'Europe, face aux Etats-Unis, ne relève pas d'enjeux technologiques, mais démographiques.

D'autres, comme M. Jean-Louis Levet, chargé de mission auprès du Commissariat général du plan, ont une vision plus qualitative. Celui-ci estime que l'enjeu de la délocalisation est appelé à devenir majeur, même s'il ne l'est pas encore aujourd'hui. Il observe qu'on assiste à la mise en place d'une logique du « tout délocalisable », notamment lorsque les petites et moyennes entreprises optent pour des stratégies de développement mondial et insiste sur la responsabilité des grands donneurs d'ordre, qui tout en promouvant un discours sur le développement durable, incitent leurs sous-traitants, par leurs exigences, à accélérer les pratiques qu'ils condamnent en leur nom propre. Il met en avant les stratégies permettant d'échapper à cette mode du « tout délocalisable ».

Enfin, M. Pascal Salin, directeur de recherche à l'université de Paris-Dauphine, également auditionné par votre commission des finances, voit un aspect positif aux délocalisations, considérant qu'il était pertinent que les pays économiquement avancés conservent sur leur territoire les activités qui mobilisent un important capital et une main-d'oeuvre très qualifiée et que les activités requérant un capital plus modeste et une main-d'oeuvre moins qualifiée fassent l'objet de délocalisations, tout en notant que les rigidités du travail français ne permettaient pas au marché de l'emploi de s'adapter à cette donne économique et engendraient, ainsi, un important chômage.

b) La reprise des « modèles » macro-économiques : la reconnaissance d'une accélération des délocalisations

D'autres experts ont permis de compléter les analyses empiriques existantes 9 ( * ) . Selon le rapport 10 ( * ) de nos collègues Francis Grignon et Christian Gaudin réalisé au nom de la commission des affaires économiques, en 2004, citant des évaluations des missions économiques menées en 2002 dans les pays d'Europe centrale et orientale, 10 % des opérations françaises d'investissement recensées environ seraient assimilables à des délocalisations. L'institut European Monitoring Center on Change chiffre l'ampleur des délocalisations et de la sous-traitance internationale à environ 7 % des emplois détruits lors de restructurations d'entreprises en Europe, entre le 1 er janvier 2002 et le 15 juillet 2004.

Conscients des limites des analyses empiriques et de la nécessité de bâtir des agrégats économiques permettant de dépasser les indicateurs existants, des rapports récents se sont efforcés de proposer de nouveaux chiffrages des délocalisations.

Le rapport 11 ( * ) réalisé pour le Conseil d'analyse économique par MM. Lionel Fontagné et Jean-Hervé Lorenzi, dont l'audition devant votre commission des finances figure en annexe, se fonde notamment sur l'analyse du contenu en emplois des importations en provenance des pays émergents. Dans cette conception considérée comme plutôt extensive pour les macro-économistes, d'où le titre « Désindustrialisation, délocalisations », on étudie les emplois qu'il faudrait mobiliser pour réaliser en France l'ensemble de la production étrangère importée en provenance des pays émergents. Selon le rapport, l'impact macroéconomique est limité mais cet impact est concentré sur les moins qualifiés . Il reconnaît des inégalités territoriales très fortes. Les auteurs considèrent que les délocalisations correspondent à 1 % de l'emploi industriel au maximum : « en retenant l'hypothèse d'un équilibre commercial, le solde comptable » des emplois incorporés aux flux de commerce est négatif mais généralement inférieur à un 1 % de l'emploi industriel et n'atteint pas 0,5 % de l'emploi total, dès lors que l'on s'en tient à l'hypothèse d'un commerce équilibré. Par contre, la distinction entre qualifiés et non qualifiés est pertinente, dans la mesure où le commerce avec les pays en développement a, dans les pays riches, un contenu en emplois non qualifiés orienté en défaveur de ce segment du marché du travail. Mais l'effet reste faible. 1 % de PIB d'importations supplémentaires en provenance des pays émergents entraîne une baisse de 0,8 % de l'emploi manufacturé, soit 0,16 % de l'emploi total ».

Le rapport souligne toutefois une accélération du phénomène dans la période récente - « le film s'accélère » - et juge que « l'émergence des pays du Sud entraîne aujourd'hui une forte réorganisation des processus de production, l'étape ultime de cette réorganisation étant l'entreprise réseau, pouvant entraîner à terme des départs conséquents d'unités de production vers les pays à bas coûts de main d'oeuvre ». Si les chiffres paraissent faibles pour le passé, le pire serait ainsi à venir en termes d'emploi.

c) Des définitions plus larges des délocalisations restant néanmoins encore limitées

A partir d'une autre définition de la délocalisation plus micro-économique - substitution de production étrangère à une production française, résultant de l'arbitrage d'un producteur qui renonce à produire en France pour produire ou sous-traiter à l'étranger - une étude de MM. Patrick Aubert et Patrick Sillard de l'INSEE, publiée 12 ( * ) en juin 2005, effectue un chiffrage des délocalisations et de leur impact sur l'emploi industriel. L'étude conclut qu'environ 95.000 emplois industriels auraient été supprimés en France et délocalisés à l'étranger entre 1995 et 2001, soit en moyenne 13.500 chaque année. Compte tenu des incertitudes, les auteurs retiennent une fourchette large de 9.000 à 20.000 emplois délocalisés par an dans l'industrie. « À titre de comparaison, les suppressions d'emplois brutes annuelles dans l'industrie sont de l'ordre de 500.000. Sur l'ensemble de la période 1995-2001, les présomptions de délocalisation s'élèvent au total à 2,4 % des effectifs de l'industrie hors énergie, c'est-à-dire environ 3,9 millions de salariés. En rythme annuel, 0,35 % des emplois industriels auraient été délocalisés chaque année entre 1995 et 2001, soit un peu plus d'un emploi sur 300 ». De manière paradoxale, l'étude considère que moins de 7.000 emplois auraient été délocalisés chaque année vers les pays émergents, les pays développés représentant la majorité des destinations de délocalisation, soit 53 % des emplois. Les destinations principales seraient les pays limitrophes de la France ainsi que les États-Unis.

Il faut se féliciter que les analyses récentes aient enfin envisagé de faire « bouger les lignes » dans la définition de la notion de délocalisation. L'ancienne vision restrictive du « transfert en bloc d'activités existantes du territoire national vers le territoire d'un autre pays » est désormais obsolète. Néanmoins, la dernière étude montre encore les limites des définitions employées.

La substitution de production étrangère à une production française n'est prise en compte :

- qu'à condition « qu'il existe au préalable une production en France, et que celle-ci soit bien remplacée par une production à l'étranger. Si une usine ferme en France sans que la production ne soit reprise par un producteur étranger, il s'agira d'un abandon d'activité , plutôt que d'une délocalisation » ;

- s'il n'y avait pas de production en France préalable à l'apparition d'un producteur à l'étranger, on parle plutôt de localisation d'une unité nouvelle .

L'étude repère les présomptions de délocalisation seulement lorsque la production délocalisée est destinée au marché français . Comme le notent les auteurs, « cette restriction est due à la disponibilité des données » : c'est ce qui a conduit votre commission des finances à opter pour une autre méthode à la fois micro-économique et qualitative , fondée sur des entretiens avec des chefs d'entreprises retenus sur la base d'échantillons, pour l'évaluation des emplois de services concernés à l'avenir par les délocalisations.

3. La nécessité de renouveler les analyses : la définition des délocalisations de votre commission des finances

Le travail de définition de la notion de « délocalisation » présenté par votre commission des finances a été mené en collaboration avec les cabinets Katalyse et Ernst and Young : une définition commune était en effet indispensable pour réaliser de front deux études, compatibles entre elles.

Les schémas de la délocalisation selon la commission des finances du Sénat

INVESTISSEMENT DIRECT À L'ÉTRANGER

Etranger

Sous-traitance

Ouverture d'un site sur place (quel que soit le maillon de la chaîne de valeur) sans disparition ou réduction des effectifs sur les sites domestiques

Déplacement d'une activité existante en France

10 %

RELOCALISATION

Production importée en France

Déplacement du site de production pour se rapprocher d'un marché et vendre sur place

Peut conduire à de l'importation (ex. : Logan)

Fournit des biens (souvent intermédiaires) auparavant produits localement

FRANCE

DÉLOCALISATION

Source : étude d'Ernst and Young réalisée pour la commission des finances du Sénat

a) Un mécanisme lié à la réorganisation des entreprises

Pour bien appréhender un mouvement de délocalisation, il faut tout d'abord le considérer comme un élément participant à la réorganisation, à la restructuration des activités de l'entreprise qui l'a initié. Comme le note le cabinet Katalyse, « cette restructuration peut se jouer dans un contexte dépassant de beaucoup le simple mouvement de délocalisation étudié - aux niveaux mondial, régional, national ou même local - ; cette restructuration peut aussi n'avoir pour seul objet que le simple mouvement de délocalisation, mais n'en constitue pas moins une restructuration des activités de l'entreprise, un changement dans l'allocation de ses ressources pour atteindre ses buts ».

Ainsi, c'est la compréhension de la réorganisation des entreprises dans laquelle s'inscrit un mouvement de délocalisation qui permet de prendre en compte les motivations réelles qui le sous-tend et son impact en termes d'emplois.

b) Délocalisations pures, délocalisations diffuses et non-localisations

Trois grandes catégories de délocalisation ont été recensées par votre commission des finances.

Les délocalisations pures sont des transferts directs vers un pays étranger d'activités réalisées en France. Elles entraînent la fermeture ou la forte réduction de l'activité de sites en France, ont un fort retentissement local et de ce fait sont très médiatisées. Elles constituent une perte nette d'emplois pour la France.

Les délocalisations diffuses correspondent au transfert et au regroupement vers un pays étranger d'une activité répartie sur plusieurs sites en France ; elles n'entraînent pas de fermetures d'établissement et sont beaucoup moins visibles que les délocalisations pures. Tel est le cas d'une entreprise de l'agroalimentaire disposant de services commerciaux pour chacun de ses sites de production en Europe, et décidant de regrouper tout le support après-vente dispersé dans ses sites sur un centre unique dans un pays européen non français. Il n'y a pas dans ce cas de fermeture d'établissement ; seuls quelques emplois par site sont menacés. Pourtant, les délocalisations diffuses constituent également une perte nette d'emplois pour la France.

Les non-localisations correspondent enfin aux ouvertures à l'étranger d'activités qui auraient pu être localisées en France, sans que les établissements français ne souffrent d'une quelconque perte d'emplois. Elles représentent un manque à gagner significatif pour notre pays en termes d'emplois, puisque ce sont autant d'emplois qui ne sont pas créés. Ce type de délocalisations est par nature très peu visible ... et peu médiatisé.

Les délocalisations présentent donc deux aspects fondamentaux :

- la délocalisation par « délocalisation pure ou diffuse » , qui se traduit par une perte nette d'emplois pour la France ;

- la délocalisation par « non-création » en France , dite « non-localisation », équivalente sur le plan économique, en termes d'emplois : il y a un manque à gagner pour le marché du travail français .

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Fondamentalement, sur un plan micro-économique, la délocalisation regroupe tous les arbitrages réalisés par les entreprises dans un sens défavorable à la localisation des activités et des emplois sur le territoire français . C'est sur la base de cette définition qu'ont été réalisées les deux études sur les délocalisations commandées par votre commission des finances,

afin de tenter de dépasser les limites et les oublis des analyses macro-économiques traditionnelles.

* 5 Il convient de noter néanmoins qu'en flux les IDE étrangers en France ont été, en 2003, inférieurs (2,7 % du PIB) aux IDE français à l'étranger (3,3 % du PIB).

* 6 Selon le bulletin de la Banque de France de décembre 2004 à partir des chiffres de la direction de la balance des paiements.

* 7 La compétitivité-prix et la compétitivité-coût sont définies respectivement comme le rapport des prix d'exportation et des coûts d'exportation des 24 principaux pays de l'OCDE sur ceux de la France. Une hausse de ces indicateurs correspond à une amélioration de la compétitivité de la France.

* 8 Les comptes-rendus figurent en annexe au présent rapport d'information.

* 9 Pour les Etats-Unis, les travaux de Forrester Research estiment que 40 % des 1.000 entreprises du classement de Fortune ont délocalisé une partie de leur activité ; que 3,3 millions d'emplois pourraient être délocalisés dans les quinze prochaines années, entraînant la perte de 136 milliards de dollars de masse salariale et que le secteur des technologies de l'information s'apprêterait à délocaliser 500 000 emplois dans les prochaines années.

* 10 Rapport d'information n° 374 (2003-2004) de nos collègues Francis Grignon, président, et Christian Gaudin, rapporteur, au nom de la commission des affaires économiques ; « Délocalisations : pour un néocolbertisme européen ».

* 11 « Désindustrialisation, délocalisations », février 2005.

* 12 INSEE. L'économie française, comptes et dossiers. Édition 2005 - 2006.

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