III - LES PERSPECTIVES OUVERTES PAR LES CELLULES SOUCHES

Dans la réflexion très prospective qui se développe sur ce point depuis trois ans, on met généralement au premier plan les progrès thérapeutiques décisifs qui sont attendus des cellules souches embryonnaires et l'intérêt que présenterait leur obtention par clonage pour résoudre le problème de l'incompatibilité immunologique.

Si prometteuses que soient ces perspectives, elles ne sont pas exclusives d'une recherche parallèle sur les possibilités offertes par les cellules souches adultes dont on commence à entrevoir le fort potentiel régénératif et, pour certaines d'entre elles, la très grande plasticité.

Pour éclairer l'analyse des différentes voies qui s'ouvrent aujourd'hui aux chercheurs, il est nécessaire, au préalable, de définir les cellules souches et de présenter la classification qui peut en être faite à partir de leurs capacités respectives.

1. Définition et typologie des cellules souches

Reprenant ici les indications fournies par le professeur Charles THIBAULT 55 , on définira les cellules souches comme des cellules indifférenciées dont les fonctions consistent, d'une part à s'autorenouveler pour maintenir un pool permanent de ce type de cellules, d'autre part à fournir, à la demande, des cellules différenciées telles que les globules rouges, les globules blancs, les hépatocytes ou les cellules musculaires. Ces dernières sont, quant à elles, fonctionnellement spécialisées, morphologiquement très typées et dotées, pour la plupart, d'une longévité limitée (24 heures pour les globules blancs, 120 jours pour les globules rouges).

On distingue quatre catégories de cellules souches qui sont, dans l'ordre décroissant de leurs capacités :

Les cellules souches totipotentes : elles peuvent seules conduire au développement d'un être humain. Il s'agit de l'oeuf fécondé et des cellules de l'embryon dans les quatre premiers jours de sa croissance (morula de 2 à 8 cellules). C'est donc à ce stade, comme on l'a vu précédemment, que l'on peut pratiquer le clonage reproductif par scission embryonnaire.

Les cellules souches pluripotentes : elles ont vocation à former tous les tissus de l'organisme mais ne peuvent à elles seules aboutir à la création d'un individu complet. Elles proviennent en effet de la masse cellulaire interne du blastocyste (au stade de 40 cellules) alors que le placenta qui nourrit l'embryon et le protège de tout rejet par le système immunitaire est produit par la couche cellulaire externe (ou trophectoderme). Selon James THOMSON, elles ne peuvent être utilisées pour le clonage reproductif, à la différence des cellules somatiques adultes 56 .

Les cellules souches multipotentes : présentes dans l'organisme adulte, elles sont à l'origine de plusieurs types de cellules différenciées. Les plus anciennement connues sont les cellules souches hématopoïétiques présentes dans la moelle osseuse qui peuvent donner tous les types de cellules sanguines mais aussi, on l'a constaté récemment, des cellules d'un autre lignage comme la cellule ovale du foie.

Les cellules souches unipotentes : elles ne donnent qu'un seul type de cellules différenciées (peau, foie, muqueuse intestinale, testicule). Certains organes, tels que le coeur et le pancréas, ne renferment pas de cellules souches et n'ont donc aucune possibilité de régénération en cas de lésion.

2. Les cellules souches pluripotentes : des perspectives prometteuses encore grevées de larges incertitudes

On présentera ici, au préalable, une remarque d'ordre terminologique. La dénomination de cellules « pluripotentes » qui se réfère à leurs capacités de diversification paraît devoir être préférée à celle de cellules « embryonnaires » qui renvoie à leur origine. Cette seconde appellation est trop réductrice puisque la source de ces cellules peut être également germinale. Elle risque d'autre part d'induire en erreur sur leur finalité puisqu'elles ne peuvent, comme on l'a déjà indiqué, reconstituer un embryon ni, a fortiori, un individu complet.

2.1. Les ressources attendues des cellules souches pluripotentes

Comme l'a expliqué le professeur John GEARHART 57 , ces cellules comportent trois propriétés qu'aucun autre type de cellule ne possède :

- elles sont capables de se répliquer indéfiniment en culture tout en conservant, dans des conditions appropriées, leur caractère indifférencié et pluripotent ;

- elles sont normales du point de vue génétique et ne présentent ni mutations, ni anomalies chromosomiques ;

- elles peuvent, en culture de laboratoire, se différencier en plus de 200 types de tissus (cellules nerveuses, sanguines, de cartilage, etc.).

Elles présentent un intérêt immédiat pour la recherche et offrent, à terme, des applications thérapeutiques de très grande ampleur.

2.1.1. Un intérêt immédiat pour la recherche

Un tel matériau constitue un sujet d'étude fondamental pour le biologiste dont l'un des objectifs est de comprendre comment une cellule peut avoir des potentialités multiples et les exprimer dans certaines conditions.

Ces cellules permettent de reconstituer certaines étapes très précoces du développement embryonnaire que l'on connaît actuellement fort mal chez l'homme. On l'imagine par inférence de ce que l'on observe chez l'animal mais il y a vraisemblablement des différences importantes : au niveau moléculaire, notamment, aucune étude n'a pu être faite sur l'embryon humain à son tout premier stade de développement. Les extrapolations à partir du modèle animal ne sont pas toujours fiables et l'on peut rappeler à ce propos l'exemple de la thalidomide qui n'avait pas été testée sur l'espèce humaine 58 .

John GEARHART, qui a travaillé pendant 25 ans sur la pathogenèse du syndrome de Down lié à la trisomie 21, souligne de son côté l'intérêt de telles lignées cellulaires pour étudier le processus de développement biologique dès sa phase initiale et discerner ainsi jusqu'où remontent les défauts qui sont à l'origine de la trisomie 1 .

Autre point d'intérêt pour la connaissance fondamentale, ces cellules pluripotentes, par certaines de leurs caractéristiques (vitesse de division, réactions biochimiques, expressions de gènes), s'apparentent de près à des cellules précancéreuses. Elles constituent donc, par leur état instable, un modèle intéressant qui permet d'aborder une situation dans laquelle une cellule peut basculer vers l'état cancéreux. Le fait de disposer de telles cellules chez l'homme permettrait d'affiner des études aujourd'hui impossibles puisqu'on ne peut induire artificiellement des développements de cancers comme on le fait chez l'animal 59 .

Plus largement, cette voie de recherche va de pair avec la recherche génomique : des cellules souches permettront de tester l'hypothèse que tel facteur dérivé du programme « Génome humain » peut effectivement assurer l'expansion de la cellule souche, son maintien en survie et son orientation vers la différenciation dans tel ou tel lignage. La conjonction de la biologie cellulaire et de la connaissance des gènes qui contrôlent véritablement la différenciation ouvre un champ très novateur à la recherche et à la thérapeutique.

La recherche sur les cellules souches pluripotentes humaines peut en outre induire des changements importants dans le mode de développement des médicaments et permettre de tester ceux-ci de façon saine et sûre. Ainsi, plutôt que de mesurer l'éventuelle toxicité d'une molécule pharmaceutique à partir d'un modèle animal complexe, on pourra, avec des cellules souches, réaliser cette évaluation médicamenteuse sur des variétés cellulaires beaucoup plus nombreuses. Un criblage efficace pourra donc être opéré avant de poursuivre les tests chez l'animal entier puis chez l'homme.

2.1.2. Les applications thérapeutiques à plus long terme

Nous avons évoqué précédemment les difficultés auxquelles se heurtent les chercheurs pour disposer, en quantité suffisante, de cellules d'origine foetale pour développer l'expérimentation clinique. En l'état actuel de la pratique, observe John GEARHART, « le problème qui se pose à nous est que le matériel n'est pas renouvelable. Dans les essais cliniques sur les infections de la moelle épinière, on peut utiliser sept ou huit tissus embryonnaires pour une seule moelle épinière. S'il existait une source renouvelable de cellules souches que l'on pouvait appliquer aux êtres humains, il ne serait pas nécessaire de se reporter constamment aux tissus foetaux pour ces thérapeutiques. » 60

L'intérêt des cellules souches pluripotentes est précisément de mettre à la disposition des praticiens une source illimitée de tissus ou de cellules spécifiques et d'élargir considérablement le champ des interventions de la thérapie cellulaire : traitement des maladies d'Alzheimer et de Parkinson, des traumatismes de la moelle osseuse, des crises cardiaques ou cérébrales, des brûlures, du diabète, de l'ostéoarthrite et de l'arthrite rhumatoïde. On citera quelques-unes des expérimentations récentes à partir de modèles animaux qu'a présentées le professeur GEARHART :

• La transplantation de cellules musculaires cardiaques saines fournit de nouvelles options thérapeutiques aux patients atteints de maladies chroniques, dont le coeur ne peut plus jouer de façon adéquate son rôle de pompe. La transplantation sur des souris de cellules musculaires cardiaques développées à partir de cellules souches pluripotentes a permis de constater que ces cellules étaient capables de coloniser avec succès le tissu cardiaque en créant une population cellulaire de novo et de travailler en collaboration avec les cellules hôtes.

• Des essais cliniques sont actuellement menés sur les commotions cérébrales dues, pour la plupart, à l'hypoxie (diminution de la teneur du sang en oxygène). Une cellule liée de manière très étroite à la cellule souche mais dérivée d'une tumeur a été introduite et greffée sur plusieurs patients qui avaient souffert de commotions cérébrales, sur la base d'études réalisées sur l'animal. Ces études ont démontré que les cellules souches réduisent l'hypoxie et les dommages causés au cerveau.

Les cellules souches pourraient également contribuer au développement du génie tissulaire. Elles ont prouvé leur capacité à produire les quatre types de muscles cardiaques existants et pourraient donc être implantées sur le substrat tissulaire ou sur le muscle lisse des vaisseaux sanguins du coeur.

Plusieurs types de thérapie génique , présentés par le professeur THIBAULT, sont, par ailleurs, envisageables à partir de ces types cellulaires.

- La première s'appliquerait à des tissus ou organes anormaux par suite de la présence d'un gène muté, chez des individus jeunes ou adultes .

A partir de cellules pluripotentes, différenciées en culture selon le type de tissu, il est possible d'envisager une thérapie génique, visant à introduire ces cellules normales dans des organes dont les cellules expriment une mutation handicapante ou létale. Une expérience menée sur le rat vient d'être publiée. Les cellules ont été cultivées en présence de deux facteurs de croissance capables de provoquer leur différenciation en oligodendrocytes fonctionnels (cellules du système nerveux produisant de la myéline). Introduites dans la moelle épinière et le cerveau de jeunes rats présentant un défaut de myélinisation, analogue à la maladie mortelle de Pelizaeus-Merzbacher, héréditaire chez l'homme, elles se sont multipliées, ont migré à partir du site d'injection et ont assuré une myélinisation de = 50 % des axones de ces rats. Mais cette myélinisation ne s'étend qu'autour du site d'injection des cellules, ce qui complique singulièrement leur utilisation.

Des enfants à la naissance, ou mieux, des foetus pourraient être traités par cette technique, à condition d'être capable de différencier les cellules et de s'assurer de leur diffusion dans tout le système nerveux.

Pour résoudre le problème de l'histocompatibilité, il faudra soit disposer d'une large palette de cellules souches pour y puiser le type histocompatible, soit, peut-être, produire des cellules histocompatibles par transgenèse.

- La seconde consisterait dans la correction, par thérapie génique somatique, d'une anomalie génique portée par les parents et transmise à l'oeuf fécondé . L'objectif serait que l'enfant ne présente pas la maladie résultant de l'anomalie génique de ses parents. Pour ce faire, il conviendrait :

• que soient obtenues des cellules ES issues de blastocystes du couple et qui seront corrigées par transgenèse ;

• que ces cellules soient utilisées pour une thérapie génique embryonnaire, par injection dans une morula ou un blastocyste du couple, porteur de l'anomalie.

L'enfant ne serait guéri que si les cellules corrigées pour le gène muté étaient présentes dans les tissus défaillants. Dans la grande majorité des cas, il restera porteur de l'anomalie génique dans sa lignée germinale et sera donc susceptible de la transmettre à sa descendance.

- La troisième vise à corriger une anomalie génique par clonage intra-couple, c'est-à-dire à obtenir une guérison définitive par la voie du clonage : clonage à partir d'ovocytes de la femme par transfert de noyaux de cellule ES, corrigés et provenant d'un blastocyste du couple .

Cette solution est la seule qui permette d'éliminer définitivement et à coup sûr l'anomalie génique, tout en créant un oeuf reconstitué à partir des génomes des deux parents. Il s'agit à la fois d'un clonage et d'une thérapie germinale, mais à l'intérieur du couple. C'est dire que l'embryon ayant servi à produire les cellules ES ne sera pas sacrifié mais aura, au contraire, ses chances de conduire à la naissance d'un enfant indemne de l'anomalie.

Le professeur THIBAULT considère qu'utilisée selon cette finalité, la thérapie germinale ne mérite pas la proscription qui la frappe aujourd'hui : « Loin de menacer la dignité de la personne humaine, comme on l'affirme de par le monde, elle constitue la voie de recherche qu'il faut choisir pour protéger notre espèce contre la diffusion de gènes défectueux, acte particulièrement dangereux quand la procréation est en cause, compte tenu des caractéristiques déjà défavorables de la fertilité humaine (fréquence élevée de spermes anormaux, défaut d'ovulation et ovaires polykystiques, mortalité embryonnaire très élevée, période de reproduction de la femme relativement courte par rapport à la durée de la vie. » 61

Indépendamment des problèmes éthiques et juridiques qu'elles peuvent soulever, ces différentes perspectives thérapeutiques sont assurément exaltantes pour la recherche. Encore convient-il de ne pas sous-estimer l'ampleur des problèmes à résoudre, qu'il s'agisse du mode d'obtention des cellules souches pluripotentes, du contrôle de leur différenciation ou de l'élimination des risques auxquels leur usage peut éventuellement exposer les sujets traités.

2.2. Les problèmes à résoudre

2.2.1. L'obtention des cellules souches pluripotentes

Dans les expériences rapportées par les équipes américaines qui ont réussi à les isoler et à les cultiver, les deux sources utilisées sont la masse cellulaire interne d'un embryon in vitro et les cellules germinales provenant de fragments d'ovaires et de testicules de foetus.

Pour surmonter l'obstacle de l'immunocompatibilité, une solution est théoriquement envisageable, qui consisterait à cultiver jusqu'au stade du blastocyste un embryon créé par clonage d'une cellule somatique du receveur et à y puiser les cellules souches destinées au traitement.

2.2.1.1. L'obtention à partir d'embryons in vitro et de foetus avortés

En février 1998, James THOMSON et Jeffrey JONES (Université de Madison, Wisconsin) ont observé que des cellules humaines en culture provenant de la masse cellulaire d'un blastocyste ressemblaient aux cellules qu'ils avaient précédemment obtenues à partir d'un embryon de primate. Les cellules prélevées ont été cultivées sur une couche nourricière constituée de fibroblastes embryonnaires de souris irradiées. Après deux semaines de mise en culture, les cellules obtenues peuvent être dissociées et replacées sur une nouvelle couche nourricière. La répétition de cette opération permet de conserver ces cellules couches (« embryonic stem cells » ou cellules ES) à un stade indifférencié durant plusieurs mois.

A partir de 14 blastocystes humains, les chercheurs sont ainsi parvenus à établir 5 lignées de cellules ES.

Dans l'article publié par Science, le 6 novembre 1998, J. THOMSON a rapporté qu'une fois transplantées sous la peau d'une souris, ces cellules avaient formé divers tissus : épithélium intestinal, cartilage, os, muscles lisses et striés, épithélium neuronal (précurseur du système nerveux), ganglion embryonnaire, épithélium stratifié. Les structures ainsi obtenues étaient issues des trois couches d'un embryon de mammifère : l'ectoderme (couche externe), le mésoderme (couche intermédiaire) et l'endoderme (couche interne).

L'expérience rapportée le 10 novembre 1998 62 par l'équipe de John GEARHART (Université Johns Hopkins, Baltimore) faisait état d'un résultat comparable à partir de cellules germinales primitives prélevées sur un foetus après une fausse couche et développées en cellules pluripotentes après deux semaines de culture. John GEARHART a présenté des exemples de cellules nerveuses produites en laboratoire à partir de ces cellules souches (« embryonic germ cells » ou cellules EG).

Ces deux types de cellules sont-ils strictement équivalents et, dans l'affirmative, pourquoi ne pas utiliser uniquement les cellules isolées sur le foetus dont l'utilisation soulève moins d'objections éthiques que celle d'un embryon initialement inscrit dans un projet procréateur ? John GEARHART estime qu'il est trop tôt pour déterminer si les cellules ES et EG sont dotées des mêmes propriétés. « En pratique, dans nos travaux de laboratoire, les cellules germinales embryonnaires sont plus difficiles à manipuler et à cultiver que les autres. Mais c'est là toute la connaissance que nous avons actuellement sur le sujet. » 63 Pour le professeur THIBAULT, les cellules EG sont encore pluripotentes quand elles migrent dans l'embryon avant de peupler les glandes génitales mais leur potentialité semble plus limitée que celle des cellules ES car leur génome n'a pas subi l'empreinte, mécanisme qui rend fonctionnel l'allèle « mâle » ou l'allèle « femelle » d'un gène. 64

A supposer que soit établie la parfaite équivalence de ces deux types de cellules en termes d'efficacité thérapeutique, c'est donc sur des considérations d'acceptabilité éthique que pourrait se fonder la préférence accordée à l'une ou l'autre source.

S'agissant des cellules ES , la solution qui suscite de ce point de vue les critiques les moins vives consiste à utiliser, avec l'accord exprès de leurs géniteurs, les embryons surnuméraires après abandon du projet parental pour lequel ils avaient été conçus in vitro. Il existe aujourd'hui, en Europe et aux Etats-Unis 65 , des centaines de milliers d'embryons abandonnés congelés dans l'azote liquide dont le nombre excéderait largement les besoins actuels de la recherche. C'est dire qu'aucune raison pratique ne justifie, au moins à l'heure actuelle, la création d'embryons par fécondation in vitro dans un but exclusif de recherche, cette solution soulevant par ailleurs, d'un point de vue éthique, des objections majeures.

Le prélèvement de cellules EG sur des foetus morts pose a priori moins de problèmes à condition qu'un strict encadrement des pratiques permette d'éviter que le don des tissus foetaux n'influe sur la décision de recourir à une interruption de grossesse. La législation fédérale américaine - applicable, il convient de le souligner, aux seules greffes de tissus foetaux financées sur fonds publics - a édicté sur ce point des règles très proches de celles qu'a mises en place le CCNE pour pallier les lacunes de la loi de 1994. Encore faut-il noter que plusieurs Etats américains (Arizona, Indiana, Nord et Sud-Dakota, Ohio, Oklahoma) interdisent toute recherche sur le foetus quelle que soit la cause de son décès (avortement spontané, interruption thérapeutique ou volontaire de grossesse). Dans douze autres Etats, les foetus peuvent être utilisés à condition qu'ils ne proviennent pas d'un avortement volontaire. Cependant, des difficultés pratiques se posent pour obtenir du tissu foetal provenant d'avortements spontanés. C'est pourquoi la recherche américaine se tourne prioritairement vers des embryons issus de fécondation in vitro 66 .

L'efficacité thérapeutique des cellules souches pluripotentes suppose par ailleurs que soit surmonté le principal problème de la transplantation : le rejet du greffon par le receveur.

Parmi les solutions envisageables, la plus efficace, d'un point de vue théorique, consisterait à créer un embryon par fusion d'une cellule somatique prélevée sur le receveur et d'un ovule énucléé. Cultivé jusqu'au stade blastocyste, il pourrait offrir des cellules souches pluripotentes génétiquement identiques aux cellules du malade. On retrouve là le clonage thérapeutique par transfert de noyau que nous avons présenté dans la première partie du rapport 67 .

Scientifiquement séduisante, cette méthode suscite quelques interrogations sur le plan éthique et demeure encore très hypothétique eu égard aux difficultés techniques qui restent à surmonter et aux risques médicaux dont elle peut être porteuse.

2.2.1.2. L'obtention par clonage thérapeutique : obstacles techniques, objections éthiques et risques médicaux

#172; Les obstacles techniques

L'expérimentation animale démontre, on l'a vu, le caractère aléatoire et le rendement aujourd'hui très faible du clonage par transfert du noyau pour la production d'un sujet viable. Il est vrai, d'une part, que cette technique est sans doute appelée à se perfectionner, d'autre part, que dans l'hypothèse où nous nous plaçons ici, l'objectif n'est pas de mener une grossesse à terme mais de créer un embryon dont le développement serait interrompu au bout de quelques jours. Néanmoins, le nombre d'ovules nécessaires pour parvenir à ce résultat multiplié par celui des bénéficiaires potentiels de la greffe sera tel que les seuls dons consentis par des femmes soumises à stimulation ovarienne dans le cadre d'une AMP ne permettraient pas de satisfaire les besoins thérapeutiques.

Pour pallier cette offre insuffisante, le professeur WILMUT envisage la récupération de tissus ovariens à l'occasion d'ovariectomies pratiquées pour des raisons cliniques. « Le tissu ovarien contient des centaines d'ovules à différents stades de maturation. Il y a donc un potentiel important d'ovules disponibles mais des progrès techniques sont indispensables pour y avoir accès. » 68

Une autre méthode, sujette à multiples controverses, consisterait à recourir à une source d'origine animale pour disposer, en très grand nombre, d'ovocytes receveurs. Sans qu'aucune publication scientifique soit venue cautionner la réussite de l'expérience, la société Advanced Cell Technology (Worcester, Massachusetts) a annoncé, le 12 novembre 1998, qu'elle était parvenue à créer un embryon en fusionnant le noyau d'une cellule somatique humaine et un ovule de vache énucléé. Cet embryon aurait été détruit au bout du douzième jour. Lors de son audition devant le Sénat américain, Michael WEST, président d'ACT, a fait valoir qu'un tel procédé, si sa faisabilité était confirmée, présenterait l'avantage de fournir une source abondante d'ovocytes, « acceptables sur le plan éthique et économique » pour le clonage thérapeutique, l'objectif étant de manipuler les cellules pour permettre leur différenciation et non de développer un embryon à des fins reproductives.

De nombreux scientifiques expriment leur scepticisme face à cette annonce spectaculaire. Pour le professeur THIBAULT, l'expérience visant à fusionner un noyau humain et un ovocyte de bovin est « hérétique du point de vue du fonctionnement cellulaire : la température de l'ovocyte bovin est de 39°5, celle de l'ovocyte humain de 37°, et tout donne à penser que cette différence perturbe les mécanismes moléculaires, biochimiques et enzymologiques » 69 . John GEARHART rappelle que chez les espèces animales, les gènes situés dans le noyau et les gènes situés dans le cytoplasme ont connu une évolution qui n'est pas seulement génétique mais cytoplasmique. « On sait, grâce à des études de laboratoire, que le noyau et le cytoplasme ne peuvent pas être échangés entre espèces. Lorsqu'ils le sont, le métabolisme ne peut pas se mettre en place. Il est donc difficile de concevoir qu'une expérience consistant à implanter des noyaux humains dans des ovocytes bovins puisse aboutir. » 70

Répondant, le 20 novembre 1998, aux préoccupations exprimées à ce sujet par le président CLINTON, le docteur Harold SHAPIRO, président de la NBAC (commission nationale consultative de bioéthique), observait que les questions éthiques posées par cette expérience ne sont pas totalement nouvelles. Les scientifiques mènent déjà de façon courante des recherches combinant du matériel biologique d'origine humaine et animale qui ont conduit à des thérapies utiles telles que le facteur coagulant pour l'hémophilie, l'insuline, l'érythropoïétine et les valves cardiaques. « Associer des cellules humaines et des ovocytes animaux pourrait aboutir un jour à la maîtrise des réactions immunitaires sans avoir à créer des embryons humains ni à soumettre des patientes à des méthodes invasives et médicalement risquées pour obtenir des ovocytes humains. » Bien que la NBAC n'ait pas réabordé la question dans l'avis qu'elle a remis en juin 1999 au président américain à propos d'un financement fédéral de la recherche sur les cellules souches, l'opinion nuancée exprimée par Harold SHAPIRO donne à penser que la recherche publique ne se verra pas nécessairement opposer un veto catégorique pour développer de nouvelles expériences dans cette direction.

#172; Les objections d'ordre éthique

Même s'il ne devait pas emprunter les voies aventureuses que nous venons d'évoquer, le clonage thérapeutique prête à discussion d'un point de vue éthique. Dans le rapport explicatif accompagnant le protocole additionnel à la Convention européenne de bioéthique qui condamne le clonage reproductif humain, une distinction est établie entre « le clonage de cellules en tant que technique, l'utilisation des cellules embryonnaires dans les techniques de clonage et le clonage d'être humains au moyen, par exemple, des techniques de division embryonnaire ou de transfert de noyau » . Le clonage reproductif est seul visé par le Protocole additionnel, le clonage thérapeutique devant être examiné dans le Protocole sur la protection de l'embryon. On voit ainsi que la séparation entre clonage reproductif condamné et clonage thérapeutique autorisé mérite d'être nuancée puisque ce dernier met en cause les finalités qui peuvent être assignées à l'utilisation des embryons.

Selon Henri ATLAN, « la cellule totipotente produite [sans fécondation] par transfert de noyau n'est donc pas un embryon du point de vue de la façon par laquelle elle a été produite, bien que, dans certaines conditions, elle puisse avoir les propriétés d'un embryon au point de donner naissance à un individu adulte. [...] Il est donc parfaitement cohérent de considérer, d'une part, un individu né par clonage comme une personne à part entière et d'interdire cette pratique pour cette raison ; et d'autre part, de ne pas considérer l'instrumentalisation thérapeutique d'une cellule totipotente produite par transfert de noyau comme une instrumentalisation de l'embryon. » 71 Nous citons cette argumentation subtile, non pour la faire nôtre, mais pour illustrer la difficulté que l'on rencontre pour tracer une frontière nette entre le licite et l'illicite.

Les progrès de la science ne conduiront-ils pas à vider ce débat de son contenu ou, tout du moins, à en atténuer la vivacité en permettant de fabriquer des cellules pluripotentes sans faire appel à un embryon ? John GEARHART et Davor SOLTER envisagent une approche consistant à reprogrammer le noyau de cellules adultes à partir du cytoplasme de cellules pluripotentes. « De tels « cybrides » pourraient être obtenus grâce à la fusion du cytoplasme de cellules ES avec le noyau de cellules somatiques. Dans une expérience déjà ancienne, une équipe a transplanté le noyau de cellules du tissu conjonctif (des fibroblastes) dans le cytoplasme de cellules cancéreuses de foie, en culture. Les cybrides produisirent un gène hépatique spécifique mais il ne fut pas possible de déterminer le degré exact de la reprogrammation nucléaire. » 72 Pour J.B. GURDON et Alan COLMAN, il serait également concevable de congeler, à la naissance, un échantillon de cellules du cordon ombilical. Ce tissu est riche en cellules souches qui, après multiplication et différenciation, pourraient être utilisées à des fins thérapeutiques tout au long de la vie du donneur-receveur 73 .

Dans un avenir encore plus lointain dessiné par Ian WILMUT, les biologistes parviendront peut-être à mettre au point des méthodes pour fabriquer des cellules souches en les « dédifférenciant » directement sans avoir à passer par une étape intermédiaire 74 .

Cependant, quelles que soient les chances d'aboutissement des perspectives plus ou moins hypothétiques que nous venons de tracer, se pose dès à présent une interrogation fondamentale sur le déséquilibre avantage-risque auquel peut exposer la création de cellules pluripotentes à partir de cellules provenant du receveur lui-même.

#172; Les risques médicaux

Commentant les constatations publiées par son équipe dans le Lancet du 1 er mai 1999 sur les anomalies des bovins clonés, J.P. RENARD estimait que la technique du clonage somatique pourrait être à l'origine d' « effets pathologiques durables » .

Ces effets décelés après la naissance des sujets clonés ne pourraient-ils pas être en germe dans l'embryon et affecter la qualité des cellules qui le composent ? Que sait-on des facteurs épigénétiques qui seraient susceptibles de compromettre leur normalité ? L'activité télomérasique d'un embryon obtenu par clonage est-elle identique à celle d'un embryon résultant d'une procréation ? En l'état actuel des connaissances, ces questions demeurent sans réponse et justifient, pour le moins, la poursuite d'une recherche approfondie sur l'animal avant toute expérimentation sur l'homme.

Certains chercheurs, tel Jacques SAMARUT, se déclarent défavorables au clonage thérapeutique qui présente, à leur point de vue, d'énormes risques : à partir du moment où l'on prélève un noyau sur une cellule déjà engagée dans une voie de différenciation, on ne peut être certain de l'intégrité de son patrimoine génétique. On sait que dans un tissu somatique, la proportion de cellules qui renferment des anomalies génétiques est très importante. On pourra détecter un réarrangement chromosomique mais non des anomalies ponctuelles et ce risque paraît trop élevé pour une utilisation thérapeutique.

Eu égard, par ailleurs, au fait que la création d'un embryon pour chaque patient serait une solution extrêmement onéreuse, il peut paraître à tous points de vue préférable, pour résoudre les problèmes de compatibilité, de s'orienter vers les solutions déjà employées dans la transplantation d'organes qui visent à neutraliser, temporairement ou à long terme, le système immunitaire. Peut-être sera-t-il possible de reprogrammer génétiquement, de façon très ciblée, les cellules pluripotentes en y introduisant des éléments bien identifiés qui permettraient de les rendre compatibles ou de ne pas exprimer certains déterminants conduisant à leur rejet 75 .

La mise au point de telles techniques nécessitera sans doute un certain temps. La création de cellules véritablement universelles, adaptées à tous les types de receveurs, paraît, en tout état de cause, difficile car elle supposerait l'inhibition ou la modification d'un très grand nombre de gènes pour empêcher les cellules d'exprimer à leur surface les protéines indiquant au système immunitaire qu'elles ne font pas partie du « soi ». Cette solution est donc moins « performante » mais sans doute plus respectueuse du principe de précaution que le clonage par transfert de noyau, sauf à démontrer la parfaite innocuité de ce dernier.

2.2.2. Le contrôle de la différenciation et la prévention des risques tumorigènes

2.2.2.1. Le contrôle de la différenciation des cellules

Pour mesurer la longueur du chemin que la recherche doit parcourir sur ce point avant que les promesses ne deviennent réalités, citons ici les questions encore non abordées que formulent D. SOLTER et J. GEARHART dans leur article précité :

- Peut-on contraindre des cellules souches pluripotentes à se différencier d'une manière déterminée ?

- Peut-on amener toutes les cellules d'une culture à se développer dans cette direction ?

- Quels sont les types cellulaires intermédiaires ?

- Quels marqueurs et quelles méthodes peuvent être employés pour sélectionner le modèle désiré ?

L'essentiel de ce que l'on sait aujourd'hui en ce domaine est issu d'études menées à partir de 1981 aux Etats-Unis sur des cellules souches d'embryons de souris. Gerard BAIN et David GOTTLIEB (Université de médecine de Washington) ont ainsi montré que des cellules souches de souris se différenciaient en neurones quand on les traite par de l'acide rétinoïque (un dérivé de la vitamine A). De même, au cours d'une autre expérience, des cellules souches transplantées dans le cerveau de souris adultes se sont différenciées en neurones mais on n'a pas encore vérifié si elles fonctionnent comme des neurones et l'on ignore quel est le facteur de croissance qui stimule cette différenciation chez la souris 76 .

Serge ALONSO (Institut de biologie du développement de Marseille) souligne que la différenciation chez la souris demeure encore très chaotique. « Au mieux, on obtient entre 20 et 30 % de neurones après différenciation de cellules ES et on ne parvient que difficilement à identifier les différentes sous-populations neuronales qui conduisent à des types de neurones particuliers. » 77 Les chercheurs doivent déterminer des marqueurs cellulaires différents et les combiner entre eux pour parvenir à cette identification. Dans le cerveau, ce problème atteint un niveau de complexité très élevé.

Ajoutons, pour tempérer une fois encore les excès d'enthousiasme, que, comme l'indique John GEARHART, on ignore pour l'instant si les cellules ES humaines ont le même degré de pluripotence que celles de la souris. D'autre part, leur capacité à élaborer des organes complexes en culture reste complètement inexplorée. « Les organes résultent d'interactions entre des tissus embryonnaires provenant de deux couches distinctes : les poumons, par exemple, se forment lorsque des cellules issues du mésoderme interagissent avec des cellules de l'endoderme qui donnent le tube digestif. L'interaction stimule ces cellules endodermiques qui se ramifient en prolongements, lesquels deviendront les poumons. Pour construire des organes, on devra apprendre à commander les interactions des cellules souches pluripotentes. La difficulté est redoutable mais quelques embryologistes étudient le problème. » 78

2.2.2.2. La prévention des risques tumorigènes

Le potentiel oncogène des cellules souches pluripotentes est lié à cette très forte capacité de développement dans laquelle réside par ailleurs leur intérêt thérapeutique. Lorsqu'on les introduit dans les tissus d'une souris adulte, elles forment, en se multipliant, des tératomes (amas de cellules indifférenciées et différenciées en cellules musculaires, nerveuses, épidermiques) ou des tératocarcinomes (tumeurs malignes développées à partir d'un tissu épithélial).

On ne sait rien aujourd'hui du nombre minimal de cellules nécessaires pour qu'une tumeur se forme, ni du temps nécessaire pour qu'elle se développe. Les expériences sur les souris ne fournissent pas de réponse à ces questions parce qu'elles ne représentent pas, en raison de leur vie trop brève, un modèle adéquat 79 . L'utilisation chez l'homme ne pourra se faire qu'après différenciation en un type cellulaire précis. Quelle que soit la méthode employée pour séparer les cellules indifférenciées de leurs descendantes différenciées et non cancérigènes, on devra donc acquérir la certitude que cette séparation a été parfaite.

Si un ou plusieurs gènes pouvaient être introduits pour limiter le nombre de divisions que les cellules peuvent subir avant leur différenciation finale (stade où elles ne peuvent plus se diviser), elles seraient incapables de proliférer sans contrôle. Ce mécanisme de sécurité, appelé « gène suicide », va être expérimenté sur des souris et des rats mais également sur des singes 80 . Une autre solution, évoquée par J.B. GURDON et A. COLMAN, consisterait à réduire la longueur des télomères pendant la culture in vitro.

La prévention des risques implique des tests sur les cellules mises en culture afin de vérifier qu'elles ne sont pas susceptibles de transmettre des maladies. John GEARHART reconnaît qu'il s'agit là d'un problème important et complexe. La réglementation américaine interdit toute enquête sur le donneur et on ne connaît pas toujours l'historique des patients à partir desquels les cellules sont obtenues. De son côté, le professeur ANDREWS observe qu'il n'est pas possible, aux Etats-Unis, de pratiquer un nombre illimité de tests sur chaque cellule, en raison des problèmes de financement du service de santé.

Le panorama que nous venons de dresser comporte encore de larges zones d'ombre. Beaucoup d'incertitudes devront être levées et beaucoup de problèmes résolus avant que les virtualités thérapeutiques des cellules souches pluripotentes ne deviennent réalité. L'attitude très prudente des scientifiques que nous avons entendus contraste sensiblement avec les effets d'annonce qui font naître dans le public des espoirs prématurés. Il paraît, d'autre part, de plus en plus évident que d'autres voies s'ouvrent aujourd'hui à la recherche compte tenu des ressources offertes par les cellules souches multipotentes, présentes dans l'organisme adulte.

3. Les cellules souches adultes : de nouvelles perspectives pour la thérapie cellulaire

L'existence de cellules souches dans l'organisme adulte, capables de se multiplier presque indéfiniment et d'engendrer non seulement des copies conformes mais aussi différents types cellulaires, est connue de longue date. Les unes (peau, foie, intestin...) sont unipotentes et n'assurent donc le renouvellement que d'un seul type de cellules différenciées. D'autres sont multipotentes : ainsi les cellules souches de la moelle osseuse peuvent-elles former des cellules souches plus spécialisées (chondrocytes cartilagineux) et des cellules complètement différenciées (globules rouges, plaquettes et divers types de globules blancs). Nous avons précédemment décrit l'usage qui en est fait pour le traitement des maladies sanguines et des déficits immunitaires 81 .

Les avancées récentes de la recherche fondées sur l'expérimentation animale laissent entrevoir la possibilité de progrès médicaux décisifs à partir de ces cellules souches adultes. Deux types de découvertes peuvent être ici mentionnées :

- la présence de cellules souches, jusqu'ici ignorées, dans le système nerveux central ;

- la capacité de transdifférenciation possédée par les cellules souches neuronales, hématopoïétiques et mésenchymateuses.

3.1. La découverte de cellules souches neuronales

Le cerveau de l'homme adulte compense parfois certaines lésions par de nouvelles connexions entre les neurones épargnés. Toutefois, on pensait jusqu'à une date récente qu'il ne se « réparait pas » faute de cellules souches neuronales pouvant assurer la régénération.

Les premiers doutes ont émergé en 1997 avec la constatation d'une neurogenèse chez des petits rongeurs et des primates. Mais la méthode d'observation, impliquant la destruction du cerveau des animaux étudiés, n'était évidemment pas transposable à l'homme.

La découverte de cellules souches neuronales humaines rapportée en novembre 1998 par Fred GAGE (Institut Salk, La Jolla, Californie) et Peter ERIKSSON (Université de Göteborg, Suède) est partie de l'observation de tissus cérébraux prélevés sur des patients décédés qui avaient reçu, dans le cadre d'un traitement anticancéreux, une substance radioactive destinée à mesurer la vitesse de croissance des tumeurs. L'analyse de l'hippocampe de ces sujets (zone cérébrale essentielle pour la mémoire et pour l'apprentissage) a révélé la présence de neurones porteurs de ce marqueur, qui avaient donc été produits, vraisemblablement par prolifération et différenciation de cellules souches, après l'administration de la substance 82 . Cette observation a pu être faite chez cinq personnes décédées entre 16 et 781 jours après l'injection du produit radioactif.

Les travaux ont été repris sur les rongeurs à la suite de cette découverte. Les recherches précédentes avaient révélé que de nouveaux neurones apparaissaient tout au long de la vie des animaux dans l'hippocampe et dans les zones cérébrales du système olfactif. Des cellules souches sont également présentes dans certaines zones du cerveau telles que le septum (qui participe aux émotions et à l'apprentissage), le striatum (qui intervient dans les activités motrices de précision) et la moelle épinière. Toutefois, dans les conditions normales, seules les cellules souches de l'hippocampe et du système olfactif semblent produire de nouveaux neurones.

Les perspectives tracées par Fred GAGE et Gerd KEMPERMANN à partir de ces premières avancées sont évidemment très prometteuses. Elles impliquent au préalable l'isolation des gènes qui participent à la production de neurones et le décodage des réactions qui aboutissent à l'augmentation ou à la diminution de cette activité génique et, par conséquent, de la neurogenèse. Les biologistes disposeront alors des informations nécessaires au déclenchement de la régénération neuronale qui pourrait être obtenue par l'action combinée de la thérapie génique et de la greffe de cellules souches.

« Avant d'atteindre ces objectifs, des décennies d'études soutenues s'imposeront, mais l'enjeu est considérable : nous avons la perspective de réparer des aires cérébrales où l'on sait que la neurogenèse a lieu et des aires où des cellules souches existent mais ne se divisent pas. On envisage ainsi de stimuler la migration des cellules souches vers des aires inhabituelles et leur différenciation en tel ou tel type de cellules nerveuses. Les nouvelles cellules ne reconstruiront pas des zones entières du cerveau et ne restitueront pas la mémoire perdue, mais elles pourraient par exemple fabriquer de la dopamine. » 83

Des expériences de transplantation de cellules souches neuronales pour le traitement de la maladie de Parkinson et d'autres affections neurologiques sont en cours, tant aux Etats-Unis qu'en France, sur des modèles animaux.

- Une étude réalisée par Evan SNYDER (Children's Hospital de Boston) et financée par le National Institute of Neurological Disorders and Stroke a montré que des cellules souches neurales implantées dans le cerveau de souris privées de leur capacité à fabriquer de la myéline (substance qui entoure et protège les nerfs), ont migré et se sont transformées en oligodendrocytes capables de synthétiser cette protéine myélinique qui restaure la gaine protectrice des axones. La capacité de ces cellules souches à pallier une carence cellulaire précise a ainsi été démontrée. Reste à vérifier cette possibilité chez l'homme et la résistance des cellules transplantées à la maladie dégénérative 84 .

- L'équipe de Jacques MALLET (CNRS, hôpital de la Pitié-Salpêtrière) a utilisé des vecteurs adénoviraux pour modifier ex vivo des cellules souches neurales provenant de cerveaux d'embryons (cette méthode pouvant être ultérieurement expérimentée sur des cellules adultes). Ces vecteurs sont porteurs du gène codant la tyrosine hydroxylase, enzyme clé de la synthèse de dopamine, et d'un système de contrôle conditionnel de l'expression de ce gène, dépendant d'un antibiotique ajouté dans l'eau fournie aux rats. Une fois greffées, ces cellules produisent de la dopamine à l'arrêt de l'administration de l'antibiotique 85 .

3.2. La plasticité des cellules souches adultes

Ces cellules peuvent-elles se comporter comme des cellules souches d'autres tissus que celui auquel elles appartiennent ? Plusieurs découvertes récentes semblent le confirmer.

#172; La transdifférenciation des cellules sanguines

Des cellules de la lignée hématopoïétique d'une souris normale, injectées à des souris présentant une anomalie du gène de la dystrophine (myopathie de Duchenne), sont capables de se comporter comme des cellules musculaires restaurant partiellement l'expression de la dystrophine dans les muscles de cette souris 2 .

D'autre part, des cellules souches hématopoïétiques injectées à des rats dont le foie a été sévèrement détruit forment des cellules souches hépatiques ( cellules ovales ) puis des hépatocytes et des canaux biliaires. Leur transformation en cellules souches hépatiques est réelle, les marqueurs moléculaires utilisés ne laissant subsister aucun doute. Mais la participation de ces cellules souches hématopoïétiques est très faible, de 0,10 à 0,16 % 86 .

Les cellules souches mésenchymateuses, issues également de la moelle osseuse, sont susceptibles de se différencier sous forme de cellules de cartilage, d'os, de ligament, de tendon, de muscle ou de tissus adipeux 87 . Cette découverte, soutenue par la société Osiris Therapeutics (Baltimore), ouvre la voie au traitement de l'ostéoarthrite, des muscles cardiaques endommagés par une congestion pulmonaire et de la moelle détruite par un traitement anticancéreux.

#172; La transdifférenciation des cellules nerveuses

Une équipe italo-canadienne dirigée par le docteur Angelo VESCOVI (Institut national neurologique de Milan) a démontré que des cellules souches nerveuses d'origine murine, normalement commises à la création des trois types cellulaires présents dans le cerveau (neurones, astrocytes, oligodendrocytes), faisaient preuve d'une étonnante plasticité puisqu'elles pouvaient se transformer in vivo en précurseurs médullaires hématopoïétiques qui donnent naissance aux différentes lignées de cellules sanguines. L'expérience avait été réalisée sur des souris préalablement irradiées pour détruire leur moelle osseuse, siège des cellules souches hématopoïétiques. Un an après la greffe initiale, les nouvelles cellules se retrouvaient dans le sang des souris receveuses, ce qui confirmait bien la colonisation de la moelle osseuse par les cellules nerveuses injectées 88 .

La transdifférenciation cellulaire franchit ici un pas supplémentaire, comme l'a souligné Axel KAHN. « Une équipe italienne a récemment démontré que des cellules souches hématopoïétiques peuvent engendrer des cellules musculaires, mais les cellules sanguines et musculaires ont une même origine mésodermique. » Les travaux du docteur VESCOVI « suggèrent que les cellules souches appartenant au feuillet embryonnaire neuroectodermique, qui engendrent normalement les cellules nerveuses, peuvent également engendrer des cellules sanguines d'origine mésodermique. Si cela se confirmait, cela signifierait que la plasticité de reprogrammation du génome est beaucoup plus importante qu'on ne le croyait jusqu'alors. » 89

3.3. Un intérêt thérapeutique qui justifie un élargissement du champ de la recherche sur les cellules souches

Si les propriétés des cellules souches adultes mises récemment en évidence chez l'animal et, principalement, leur pouvoir élevé de transdifférenciation, sont transposables à l'homme, on perçoit aisément les importantes ressources qu'elles peuvent offrir à la thérapie cellulaire.

Deux avantages doivent être soulignés :

- prélevées sur l'organisme adulte, elles ne soulèvent, au plan éthique, aucune objection dès lors que seront respectées par ailleurs les règles générales touchant le recueil du consentement et l'évaluation du bénéfice-risque ;

- si l'on parvient à isoler les cellules d'un patient puis à conduire in vitro leur division et leur spécialisation, on pourra pratiquer des greffes autologues permettant de résoudre les problèmes d'immunocompatibilité sans passer par le clonage thérapeutique, méthode dont nous avons pu souligner le caractère coûteux, complexe et controversé.

Pour autant, on ne doit pas sous-estimer les limites importantes auxquelles se heurte pour l'instant l'utilisation des cellules souches adultes :

• s'il est bien établi que ces cellules peuvent se multiplier en culture en conservant leur caractère propre, leur division n'est pas infinie, contrairement à celle des cellules souches embryonnaires, de sorte que leur développement en culture tissulaire est, lui-même, nécessairement limité 90 ;

• elles n'ont pas été isolées dans tous les tissus du corps humain : ainsi n'a-t-on pas pu localiser des cellules souches cardiaques ou pancréatiques ;

• l'utilisation de ces cellules en greffe autologue requiert au préalable qu'elles soient isolées et mises en culture en nombre suffisant pour obtenir les quantités nécessaires au traitement. En cas de trouble aigu nécessitant une intervention rapide, le délai risque d'être trop court pour parvenir à ce résultat ;

• d'après les études menées sur les animaux, les cellules souches dérivées du système nerveux central n'ont pas le profil génétique des cellules souches « normales » observées au cours de l'embryogenèse. John GEARHART se déclare « préoccupé » par leur évolution après la greffe, certains résultats tendant à prouver qu'elles pourraient ne pas se différencier 91 ;

• le recours à la greffe autologue pour le traitement des maladies génétiques peut poser problème si l'anomalie affecte les cellules souches destinées à la transplantation. La question peut d'ailleurs se poser dans des termes comparables pour le clonage thérapeutique par transfert de noyau d'une cellule somatique.

Alors que la recherche fait ses premiers pas sur ce terrain, rien ne permet d'apprécier dans quelle mesure et dans quels délais la science peut apporter des solutions aux problèmes que nous venons d'énumérer mais il serait, pour les mêmes raisons et face à tant d'inconnues, de mauvaise méthode de privilégier une direction de recherche au détriment d'une autre. Dans le rapport déjà cité qu'elle a remis l'an dernier au président CLINTON, la Commission nationale consultative de bioéthique a estimé qu' « en raison des importantes différences biologiques qui séparent les cellules souches adultes et embryonnaires, cette source de cellules souches ne devrait pas être considérée comme une alternative à la recherche sur les cellules ES et EG » . Nous ne souscrivons pas à ce point de vue et pensons que ces deux voies doivent être explorées avec la même détermination. L'un des éminents scientifiques que nous avons entendus, américain de surcroît, ne professe pas une opinion opposée : « il n'existe pas tant une compétition entre cellules qu'une compétition entre chercheurs qui utilisent différentes sources de cellules. Elle permettra de déterminer les cellules qui se prêtent le mieux aux applications cliniques. Exclure l'une ou l'autre approche ne serait pas bénéfique à long terme. » 92

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page