N°
513
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 1997-1998
Annexe au procès-verbal de la séance du 18 juin 1998
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation (1) sur le classement sans suite ,
Par M.
Hubert HAENEL,
Sénateur.
(1) Cette commission est composée de : MM. Christian Poncelet, président ; Jean Cluzel, Henri Collard, Roland du Luart, Mme Marie-Claude Beaudeau, MM. Philippe Marini, René Régnault, vice-présidents ; Emmanuel Hamel, Gérard Miquel, Michel Sergent, François Trucy, secrétaires ; Alain Lambert, rapporteur général ; Philippe Adnot, Bernard Angels, Denis Badré, René Ballayer, Jacques Baudot, Claude Belot, Mme Maryse Bergé-Lavigne, MM. Roger Besse, Maurice Blin, Joël Bourdin, Guy Cabanel, Jean-Pierre Camoin, Auguste Cazalet, Michel Charasse, Jacques Chaumont, Jean Clouet, Yvon Collin, Jacques Delong, Yann Gaillard, Hubert Haenel, Claude Haut, Jean-Philippe Lachenaud, Claude Lise, Paul Loridant, Marc Massion, Michel Mercier, Michel Moreigne, Joseph Ostermann, Jacques Oudin, Henri Torre, René Trégouët.
Justice.
INTRODUCTION
La
commission des finances a demandé au rapporteur spécial des
crédits de la justice,
M. Hubert Haenel
, d'effectuer un
contrôle, sur pièces et sur place, sur le classement des plaintes
et des procès-verbaux par les Parquets, ses causes et ses
conséquences.
En effet, chaque année, à l'occasion de l'examen du projet de
loi de finances, la commission des finances du Sénat regrette
l'insuffisance des crédits mis à la disposition du
ministère de la justice. Ainsi, ils s'élèvent à
23,9 milliards de francs en 1998 alors qu'un budget de 35 milliards
de francs serait nécessaire pour que ce service public fonctionne
correctement. Cette mission de contrôle avait donc pour objectif de
constater les conséquences concrètes de l'insuffisance des moyens
sur l'activité des juridictions et, notamment, sur celle du Parquet.
La publicité donnée à cette enquête a eu pour
effet, alors que la question des classements apparaissait jusqu'à
présent comme un sujet tabou, d'inciter certains procureurs à
consacrer leur discours d'audience solennelle de la rentrée judiciaire
1998 à ce sujet.
Pour autant, le ton de ces discours a varié fortement d'une juridiction
à l'autre. Ainsi certains procureurs se sont-ils efforcés de
relativiser le classement sans suite et de prouver que le classement pour
opportunité intervenait uniquement en cas de réelle justification.
Or, le pourcentage élevé de classements pour raison
d'opportunité (entre 25 et 40%) et les disparités de taux
observées selon les juridictions, ainsi que le sentiment d'une partie
croissante de la population de l'absence de réponse judiciaire au
traitement de la délinquance, contredisent ces discours.
Cette distorsion entre le discours officiel et la réalité, telle
qu'elle est perçue par les justiciables, a conduit votre rapporteur
à examiner de manière approfondie tout le processus de la
" chaîne pénale ", du dépôt de la plainte
à l'exécution des peines, en passant par les phases
d'enquête, de poursuite et de jugement.
Il a ainsi pu constater que le classement, c'est à dire l'absence de
suite donnée à une infraction est loin de résulter de la
seule volonté du Parquet, mais peut également procéder de
l'attitude de la victime, des moyens des services de police et de gendarmerie,
voire des administrations tenues de dénoncer les infractions au Parquet,
conformément à l'article 40 alinéa 2 du code de
procédure pénale.
Votre rapporteur s'est également attaché à rechercher les
véritables motifs des classements sans suite et s'est donc penché
sur le principe de "
l'opportunité des poursuites
"
prévu par les dispositions de l'alinéa 1 de l'article 40 du code
de procédure pénale, aux termes duquel le procureur de la
République, lorsqu'une infraction à la loi pénale est
constituée, "
apprécie la suite à lui
donner
" et a donc le choix entre exercer l'action publique et
poursuivre l'auteur devant la juridiction compétente, ou classer la
procédure, même si l'auteur de l'infraction est connu.
Or, votre rapporteur a été obligé de constater que si le
classement sans suite résulte souvent d'une analyse au cas par cas de
chaque situation, il s'explique également par la
nécessité, faute de moyens suffisants à la disposition du
Parquet, du Siège, des services de constatations et d'enquête et
de ceux chargés de l'exécution de " gérer des stocks
et des flux ". Certains " parquetiers " nous ont en effet
indiqué qu'il n'y avait pas d'autres moyens de gérer les dossiers
qui s'accumulent. "
On fait ce que l'on peut quand l'armoire est
pleine
" nous a déclaré un procureur de la
République. La notion d'inopportunité des poursuites devient
alors très extensive et masque en réalité
le classement
sec
.
Pour l'essentiel, les causes des classements sans réelles justifications
en droit et en opportunité sont ainsi liées à un manque de
moyens. Toutefois, le classement sans suite résulte également
d'un manque de volonté provoqué par le découragement et la
lassitude des services concernés par le traitement de la
délinquance. De l'aveu même de certains magistrats, la psychologie
de certains d'entre eux n'est pas étrangère non plus à ce
phénomène qui disqualifie certains vols et autres atteintes aux
biens voire aux personnes en de simples " incivilités ".
D'aucuns hésiteraient même à trouver un
intérêt social ou thérapeutique à la poursuite et
à la condamnation. En outre, il faut également prendre en compte
les appréciations diverses, voire divergentes, que les uns et les
autres, pour de multiples raisons psychologiques, éthiques ou
politiques, ou simplement liées à l'âge ou à
l'origine sociale peuvent porter sur l'ordre public dans ses dimensions
économique, sociale, écologique.
Or, comme l'a fait remarquer le procureur général de la Cour
d'Appel de Colmar,
M Olivier Dropet
, lors de l'audience de
rentrée de janvier 1998 consacrée au problème du taux
élevé de classements sans suite, "
une situation de cette
sorte est perverse, nuisible et dangereuse. La possibilité de passer
à travers les mailles du filet de la répression ne peut
qu'encourager les auteurs d'infractions à persévérer dans
la voie délictueuse, les personnes et les biens de nos concitoyens ne
sont plus suffisamment protégés, le sentiment
d'insécurité se développe en se nourrissant d'exemples
concrets, les services de police et de gendarmerie, constatant que leur action
n'est pas vraiment relayée par celle de la justice risquent de se
démobiliser, enfin un terreau favorable est fourni à des
idéologies malsaines
. "
Votre rapporteur s'est donc attaché, à partir de l'observation
de certaines expériences locales à élaborer des pistes de
réflexion pour améliorer le fonctionnement de la chaîne de
traitement de la délinquance et réduire le taux de classement
sans suite.
Nos concitoyens sont en effet en droit, d'une part, d'exiger des institutions
qui assurent la paix publique, la sûreté des personnes et des
biens, qu'elles soient efficaces et remplissent leur mission et, d'autre part,
d'attendre que l'ordre républicain soit respecté, que l'Etat de
droit s'applique à toutes les personnes, à toutes les situations
et tous les territoires. " La sûreté est le premier droit de
l'Homme et le premier devoir de l'Etat ".
Le travail de votre rapporteur n'a pas toujours été
facilité du fait de la méconnaissance par certaines
administrations centrales des dispositions de l'ordonnance du 30
décembre 1958 sur les pouvoirs de contrôle des commissions du
Parlement.
Cependant, votre rapporteur tient à souligner la coopération
spontanée et très précieuse de tous les procureurs
généraux et de tous les procureurs de la République
sollicités par votre rapporteur (et particulièrement ceux de
Colmar, Lyon, Toulouse, Aix-en-Provence et Rouen), de la direction
générale de la gendarmerie nationale et des unités
visitées (notamment celles des Groupements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et
du Val d'Oise), ainsi que des services de la direction générale
de la police nationale et de la préfecture de police de Paris.
Au cours de ses investigations, votre rapporteur n'a pas pu, faute de moyens,
approfondir certains aspects du phénomène analysé qui
mériteraient des compléments d'enquête ou de
contrôle. Il souhaite qu'ils soient entrepris à l'initiative du
Sénat, mais aussi du gouvernement.
Votre rapporteur tient à rappeler qu'au-delà des discours
partisans et politiciens, l'objectif de ce rapport a été
d'apporter une contribution du Sénat au travail en profondeur accompli
depuis plusieurs années pour trouver les moyens et les méthodes
les plus appropriés pour prévenir et lutter contre la
délinquance.
Par ailleurs, il faut se demander ce qu'il adviendrait si, dotés de
moyens accrus et de méthodes renouvelées, les services de police
et de gendarmerie devenaient plus efficaces et réduisaient le taux de
classement sans suite des procès-verbaux dans lesquels les auteurs ne
sont pas identifiés (ou encore nommés couramment les plaintes
contre X). La justice serait-elle capable en l'état actuel de ses
moyens, de ses méthodes et de ses procédures de traiter cette
délinquance ? Votre rapporteur en doute fort.
La méconnaissance de la criminalité réelle, ce qu'il
convient
d'appeler le chiffre noir de la délinquance
, tient
d'abord à l'attitude de la victime qui découlera le plus souvent
de l'utilité ou de l'inutilité de porter plainte. La victime peut
avoir peur des représailles, ce qui est de plus en plus fréquent.
Elle peut aussi avoir connaissance de la banalisation des faits par les
services d'enquête ou le Parquet. Face à la délinquance
quotidienne, les justiciables adoptent une attitude de plus en plus
désabusée. Le bon déroulement de l'enquête se heurte
également au manque de civisme et à l'indifférence
ambiante qui se traduisent par le refus de témoigner, de se faire
connaître, etc...
Les conséquences de cet état de fait et de cet état
d'esprit sont graves et multiples
: tentation de se faire justice,
développement des milices privées, montée du
phénomène " loi du Talion ", multiplication des
sociétés de gardiennage, fichiers occultes tenus par les
victimes de vols à l'étalage dans les grands magasins, etc...
En outre, les dépôts de plaintes avec constitution de partie
civile tendent à se multiplier, de même que les lettres anonymes
adressées au Parquet.
Par ailleurs, le fort taux de classement sans suite est responsable de la
démoralisation et de la démobilisation des services
d'enquête de la police nationale et de la gendarmerie.
Enfin, et même si, aux dires des Parquets, le nombre de classements secs
est à la baisse, il témoigne du défaut de traitement de
la primo délinquance des mineurs puisque le fait que l'auteur de
l'infraction soit un mineur constitue précisément un motif
fréquent de classement.
De l'avis même de nombre des personnes interrogées par votre
rapporteur, la plupart des textes en vigueur permettraient de trouver les
solutions appropriées à de très nombreuses situations.
Selon un procureur général, un magistrat attentif, plein de bon
sens et disposant d'une certaine expérience, fait preuve du discernement
nécessaire pour mettre en oeuvre efficacement et de façon
adaptée l'action publique. Une telle remarque pose donc le
problème du recrutement, de la formation et de la carrière des
magistrats.
Votre rapporteur tient également à souligner que le débat
sur le classement des affaires se focalise à tort sur le Parquet, alors
que celui-ci ne constitue qu'un maillon de la chaîne de traitement de la
délinquance (appelée communément " chaîne
pénale "). En amont, les administrations, les services de police et
de gendarmerie jouent un rôle essentiel dans le classement des affaires
puisque ce sont eux qui transmettent les plaintes aux Parquets : c'est
donc à leur niveau que s'effectuent les premiers choix de classer ou, au
contraire, de poursuivre. En aval, la décision de poursuite du Parquet
ne sera suivie d'effet que si l'affaire est jugée dans des délais
raisonnables et si la peine est correctement exécutée. La
solidité de la chaîne se mesure donc à la résistance
du maillon le plus faible. Si un dysfonctionnement apparaît dans l'un des
services concernés, tout le traitement de la délinquance sera
perturbé. En outre, toute amélioration apportée au niveau
d'un maillon sans tenir compte de ses répercussions sur l'ensemble de la
chaîne pénale est vouée à l'échec.
L'enquête menée par votre rapporteur conduit à poser une
question grave : l'Etat français a t-il les moyens de traiter la
délinquance quels qu'en soient les formes, les lieux, les auteurs et
de faire respecter la loi pénale censée être
égale pour tous ? La loi est le premier facteur de cohésion
et d'intégration sociale. Pourtant, sommes-nous suffisamment bien
organisés et faisons-nous usage des bonnes méthodes pour
éradiquer ce fléau grandissant qui met à mal les
fondements mêmes de notre société ?
Nos concitoyens ont trop souvent le sentiment que la règle commune,
celle qui garantit la sécurité des personnes et des biens n'est
plus respectée, que notre société a perdu la notion de
" ligne jaune ", qu'une infraction dûment constatée,
alors même que l'auteur présumé a été
identifié , n'a pas de suite judiciaire. Un sentiment
d'inégalité, d'impunité et d'insécurité
s'ensuit inévitablement.
Pour simplifier et au risque de forcer le trait, trop de nos concitoyens ont le
sentiment que le fonctionnement de la justice pénale se résume
ainsi : il y a d'un côté ceux qui lui échappent parce
qu'ils sont puissants sur le plan politique, administratif, économique
ou social (membres du gouvernement, hauts fonctionnaires, élus, chefs
d'entreprise...) et de l'autre, ceux qui lui échappent également
parce qu'ils vivent en bande dans des quartiers difficiles, ou encore sont
mineurs, marginaux, étrangers, etc. Entre ces deux catégories, il
y a ceux qui " trinquent ", les victimes du système, ceux qui
vivent normalement et pour lesquels la loi pénale est implacable :
ceux qui ne peuvent se faire rendre justice parce que la justice est
débordée, sourde, inaccessible, déroutante, invisible,
illisible.
Votre rapporteur est conscient que le travail qu'il a effectué ne pourra
pas seul modifier le sentiment d'incompréhension et
d'exaspération croissante de l'opinion publique vis-à-vis de la
justice. Il espère toutefois que ce rapport apportera sa pierre au long
travail de réhabilitation de la justice et que les propositions qu'il
contient seront non seulement examinées attentivement par tous les
services concernés par le traitement de la délinquance, mais
également mises en oeuvre.
I. UNE PROCÉDURE STRICTEMENT ENCADRÉE PAR LA LOI
En
application de l'article 40 du code de procédure pénale,
"
le procureur de la République reçoit les plaintes et
les dénonciations et apprécie la suite à leur donner. Il
avise le plaignant du classement de l'affaire ainsi que la victime lorsque
celle-ci est identifiée.
"
Le procureur de la République centralise donc les plaintes qui lui sont
adressées directement ou qui sont préalablement
déposées auprès des services de police ou de gendarmerie.
Il recueille par ailleurs de toutes les autorités publiques les
renseignements ou procès-verbaux relatifs à des crimes et
délits dont elles peuvent avoir connaissance.
Sur la base des informations reçues ou complétées, le cas
échéant, par les actes d'enquête effectués par les
services compétents à leur initiative ou sur instruction du
procureur, ce magistrat dispose de l'alternative légale que constitue la
décision de poursuite ou la décision de classement.
1(
*
)
La poursuite consiste à mettre en mouvement l'action publique pour
saisir une juridiction d'instruction ou, directement, une juridiction de
jugement.
Le classement constitue une décision qui, à l'inverse, met fin
à la procédure qui avait pu être initiée et
entraîne le non exercice de l'action publique.
La décision de poursuite ou de classement repose sur deux
critères cumulatifs : la légalité et
l'opportunité.
A. LE CRITÈRE DE LÉGALITÉ
1. Les éléments objectifs de droit
Lorsqu'une infraction est portée à la connaissance du procureur, celui-ci doit vérifier si toutes les conditions juridiques sont réunies pour permettre la poursuite de cette infraction.
a) L'existence d'une infraction
Le procureur va d'abord rechercher si les faits qui lui sont présentés comme ayant un caractère pénal constituent réellement une infraction. En effet, les particuliers écrivent au Parquet pour lui signaler des situations très diverses, dont bon nombre ne constituent pas des infractions pénales. Ainsi, certains se plaignent du refus de la mairie de leur donner le logement social auquel ils pensent avoir droit, d'autres écrivent parce qu'ils estiment que leur procédure de divorce avance trop lentement... Si l'analyse juridique des faits révèle que les éléments constitutifs de l'infraction ne sont pas réunis, le classement s'impose, car toute décision de poursuite conduirait à une décision de relaxe de la part de la juridiction de jugement qui serait saisie.
b) La caractérisation de l'infraction
De
nombreux classements sont également liés au fait que l'infraction
évoquée dans la procédure initiale est insuffisamment
caractérisée et donc susceptible de conduire à une
poursuite débouchant sur une déclaration de culpabilité.
La règle veut que le doute profite à l'accusé. S'il
apparaît au substitut que le délinquant a toute chance
d'être relaxé par le tribunal en raison de l'insuffisance des
charges, force est pour lui de classer l'affaire sans suite.
Une fois
vérifié que les faits constituent une infraction, le magistrat
doit déterminer s'il n'existe pas des obstacles juridiques
empêchant le déclenchement des poursuites
tels que :
•
l'amnistie ;
•
la prescription de l'action publique (elle est ainsi de
trois ans pour les délits) ;
•
l'immunité familiale : la loi
prévoit pour certaines infractions que, lorsque l'auteur est parent de
la victime, des poursuites sont impossibles. Ainsi, le vol entre époux
n'est pas reconnu ;
•
l'absence de plainte de la victime (ou le retrait de
plainte) pour les infractions où la loi exige l'existence d'une plainte
préalable pour exercer des poursuites ;
•
la mise en place d'une transaction administrative dans
les domaines où la loi prévoit cette possibilité, comme,
par exemple, en matière douanière ou de contributions indirectes
;
•
l'existence d'une irrégularité dans la
procédure ;
•
l'irresponsabilité pénale de l'auteur,
par suite notamment d'un trouble psychique ou de son état de
légitime défense.