4. Améliorer ses instruments de défense commerciale
L'arsenal de défense commerciale européen,
réactualisé à l'issue du cycle de l'Uruguay et applicable
depuis le 1er janvier 1995, semble bien limité. Il repose sur un
dispositif anti-dumping et anti-subventions d'une mise en oeuvre longue et
complexe et dont l'aboutissement n'est jamais garanti puisqu'il suppose
l'obtention d'une majorité qualifiée au Conseil. C'est ainsi, par
exemple, que depuis 1995, l'association européenne des fabricants de
coton, Eurocoton a essayé, à trois reprises, d'obtenir
l'imposition de droits provisoires sur les importations de coton écru
provenant de six pays
(58(
*
))
:
le 5 mars 1998, cinq pays y étaient favorables, cinq y étaient
hostiles et cinq, enfin, réservaient leur réponse. La Commission
a finalement décidé, le 25 mars dernier, la fixation de droits
provisoires, mais ces mesures pourraient être rejetées dans six
mois si une majorité d'Etats membres continuait de s'y opposer.
Or, quand une société européenne est victime du
comportement anormal d'un concurrent étranger, la riposte doit
être rapide et efficace si elle veut intervenir avant que le mal ne soit
consommé et ne condamne définitivement à la faillite les
firmes victimes de pratiques déloyales.
a) Une procédure perfectible
•
Les lenteurs européennes
Les instruments anti-dumping européens sont d'un maniement
malaisé et entraînent la mise en oeuvre de procédures
lourdes : dépôt de plaintes, consultations multiples,
enquête de la Commission, mesures provisoires, mesures
définitives.
Il en ressort que les délais de prise de la
décision -qui n'aboutit parfois qu'après deux ans à
compter de l'infraction- sont totalement inadaptés aux industries de
PME, dont les cycles commerciaux sont de six mois, voire plus courts encore
pour les produits dits de mode.
A titre d'illustration, la Commission européenne a annoncé,
le
15 janvier 1997
, l'imposition de droits anti-dumping provisoires
allant jusqu'à 94,9 % sur les importations communautaires de sacs
en plastique originaires d'Inde, de Thaïlande et d'Indonésie. La
procédure antidumping avait été ouverte en
avril
1995
après la plainte déposée par l'Association
européenne des polyoléfines textiles. Sur la période
1992-1995, le volume des importations en provenance des trois pays
concernés s'est accru de 59 % tandis que les pertes de
marchés européens entraînaient une réduction de
près de 17 % de l'emploi dans l'industrie communautaire du sac en
plastique
(59(
*
))
.
• L'exemple américain
Par comparaison, les moyens d'action américains, fondés sur la
section 301 du Trade Act de 1974, sont d'une efficacité et d'une
rapidité sans commune mesure avec les procédures
européennes.
Ce texte autorise le responsable américain pour les questions de
commerce international à engager les mesures de rétorsion
à l'encontre d'un partenaire commercial usant de pratiques
" injustifiables, déraisonnables, ou discriminatoires ".
Cette riposte permet,
dans un délai d'environ un mois,
d'appliquer toute mesure de rétorsion sur un produit quelconque
provenant de l'Etat qui s'oppose aux exportations américaines.
D'autres mesures complètent ce dispositif, parmi lesquelles le
" Buy American act "
instaurant une préférence
nationale sur les marchés publics, et des procédures anti-dumping
et anti-subventions d'application rapide et conduites par des personnels
nombreux et redoutablement efficaces. On estime à sept
cents personnes les effectifs des services chargés de la politique
commerciale américaine, soit dix fois plus que ceux affectés
à la même mission à Bruxelles.
UN EXEMPLE DES RÈGLES ANTI-DUMPING AMÉRICAINES
Au sein
de cet arsenal juridique figure une loi anti-dumping datant de 1916 qui
autorise les personnes physiques et morales des Etats-Unis à
réclamer des dommages et intérêts,
voire une peine
d'emprisonnement
, lorsqu'elles estiment faire l'objet d'une politique de
dumping visant délibérément à leur être
préjudiciable.
Sur le fondement de ce texte, la société américaine Geneva
Steel Corporation a saisi une juridiction de l'Utah, en septembre 1996, pour
obtenir, du producteur allemand Thyssen Steel, 82 millions d'écus
de dommages et intérêts, en l'accusant de saper l'industrie
américaine en vendant à bas prix des tôles importées
de Chine, de Russie et d'Ukraine.
La Confédération européenne des industries
sidérurgiques, Eurofer, a déposé une plainte devant la
Commission européenne, considérant que cette loi de 1916
dérogeait à l'accord anti-dumping de l'OMC.
La Commission devrait donc introduire, le 16 avril prochain, un recours formel
auprès de l'OMC afin d'obtenir l'abrogation de cette loi qui vise, selon
elle, à interdire les importations dont le prix de vente est
inférieur aux prix du marché américain
(60(
*
))
.
Europolitique 10 avril 1998
b) Des accusations excessives
Alors
même que le marché européen semble particulièrement
ouvert -d'aucuns disent offert- à la pénétration
étrangère, la politique commerciale européenne s'est
trouvée maintes fois critiquée tant par le Japon que par les
Etats-Unis, dans leurs rapports annuels respectifs sur les obstacles qui
entravent leurs exportations.
• Ainsi, le deuxième rapport annuel américain sur les
barrières au commerce mondial en 1996 conteste bon nombre de pratiques
commerciales et notamment les politiques d'importation, les modalités
d'accès aux marchés publics, les normes et les systèmes de
certification européens. Il cite pêle-mêle
" les
exportations agricoles américaines, y compris le riz, le blé, la
farine de blé, les bananes, le boeuf (61(
*
)), les produits laitiers et certains
fruits
"
, réfute les exigences des prescriptions en
matière d'étiquetage des emballages, reproche le coût des
frais de dépôt de brevets dans l'Union et met en cause les
autorités de certains pays de l'Union, accusés d'avoir
exercé des pressions illicites sur les îles Fidji et la Croatie
pour inciter ces pays à porter leurs commandes aéronautiques sur
Airbus plutôt que sur Boeing.
Le rapport pour 1997 souligne les progrès constatés ou
escomptés en matière d'ouverture du marché européen
mais dénonce à nouveau les divergences de vue
euro-américaines sur la sécurité alimentaire, le recours
abusif aux normes, les subventions agricoles, les aides d'Etat à Airbus
et les entraves aux services
(62(
*
))
.
• Pour sa part, le sixième rapport annuel japonais sur les
pratiques commerciales de ses principaux partenaires estimait, en 1996, que
" les mesures anti-dumping constituent une zone de protectionnisme
caché dans l'Union européenne "
, considérant que
l'Europe utilise plus massivement cet instrument que les Etats-Unis. Le MITI
-ministère du commerce international et de l'industrie- relève
ainsi, pour l'Union, 32 enquêtes antidumping en 1995 et 10 début
1996, contre respectivement 18 et 8 pour les Etats-Unis.
On observera
toutefois que les produits japonais ont été sanctionnés
à 53 reprises par les Etats-Unis, contre 12 cas seulement pour
l'Europe.
Les mêmes accusations ont été renouvelées lors du
rapport annuel pour 1997, dénonçant notamment une hausse
spectaculaire des mesures anti-dumping dans l'Union depuis le début de
la crise financière asiatique
(63(
*
))
.
Les autorités japonaises se félicitent donc de la " nouvelle
approche " que se propose de prendre la Commission européenne en
matière d'antidumping.
c) Une évolution préoccupante
En
effet, il se confirme que la Communauté européenne, sous
l'impulsion de Sir Leon Brittan, commissaire chargé des relations
économiques extérieures, envisage de se montrer plus restrictive
en matière d'application des instruments de politique commerciale et
affiche l'intention de redéfinir sa réglementation antidumping
dans le sens d'une plus grande souplesse.
Il est ainsi prévu de réduire la portée des sanctions
à la seule entreprise pratiquant le dumping, de recalculer à la
baisse la valeur normale du produit servant de base à l'estimation du
préjudice et d'accorder un traitement spécifique plus favorable
aux pays d'Europe centrale et orientale.
Ce nouveau dispositif est dicté par le souci de
" l'intérêt communautaire ", notion subjective pouvant
justifier toutes sortes de décisions, selon que l'on apprécie
l'intérêt des consommateurs ou celui des producteurs
européens
.
Annoncé par le Financial Times dès le
30 janvier 1997
(64(
*
)),
ce projet de la Commission, soutenu
par la présidence alors néerlandaise, comportait de nombreux
points controversés, notamment :
- l'interprétation de l'article 21 du règlement antidumping
adopté par l'Union européenne en décembre 1995 sur la
prise en compte de l'intérêt communautaire -c'est-à-dire
les intérêts des importateurs et des consommateurs
européens en sus des intérêts des producteurs- lorsque
l'Union européenne décide d'adopter des mesures antidumping ;
- le traitement des entreprises des pays à commerce d'Etat dans le cadre
des procédures antidumping ;
- le traitement des pays d'Europe centrale et orientale.
La présidence néerlandaise élaborait alors
également une réflexion sur des idées qualifiées de
" révolutionnaires " par certains observateurs et qui
" partaient du principe que la libéralisation
multilatérale des échanges annulera la nécessité de
mesures antidumping ".
Article 21 du règlement anti-dumping
Il
convient de déterminer s'il est de l'intérêt de la
Communauté que des mesures [antidumping] soient prises,
d'apprécier tous les intérêts en jeu pris dans leur
ensemble, y compris ceux de l'industrie communautaire et des utilisateurs et
consommateurs.
Cette nouvelle lecture de la notion " d'intérêt
communautaire " résulte d'une lettre adressée par Sir Leon
Brittan aux ministres européens en décembre 1996, qui indiquait
notamment :
" la politique antidumping a pour but de remédier
aux distorsions du commerce international qui peuvent créer une
concurrence déloyale sur le marché communautaire et un
préjudice contre l'industrie communautaire [...]. La seule circonstance
selon laquelle la réglementation de base reconnaît que des mesures
puissent être inappropriées est lorsqu'un examen de tous les
intérêts impliqués, et des effets des mesures prises pour
restaurer la concurrence, amène à la conclusion claire que
l'impact négatif de mesures sur l'économie dans son ensemble
serait disproportionné par rapport aux principes fondamentaux
recherchés. Il doit être souligné que l'action antidumping
n'est pas faite pour annuler l'efficacité réelle des
exportateurs, mais seulement pour mettre fin à des avantages injustes
qui ne résultent pas d'un comportement économique efficace. Elle
n'est pas faite non plus pour empêcher l'industrie communautaire de
mettre en oeuvre les adaptations structurelles nécessaires " (65(
*
)).
Les réactions des Etats membres à cette analyse ont
été partagées, opposant les pays favorables à une
politique commerciale de plus en plus libérale -Suède, Pays-Bas
et Royaume-Uni- à ceux qui craignent que ces avancées
libérales soient introduites sans consultation des Etats membres : la
France a ainsi réclamé une communication formelle de la
Commission au Conseil, considérant que cette nouvelle
interprétation du règlement n'était pas une simple analyse
technique du texte mais une modification profonde de son esprit.
Certaines propositions de réforme nous semblent intéressantes
comme celle de constituer une structure d'alerte précoce lorsque des
manoeuvres de dumping sont suspectées. Mais, globalement, une telle
évolution ultra-libérale de la défense communautaire
antidumping est extrêmement inquiétante pour la
préservation de la loyauté des échanges. Elle met à
nouveau aux prises les intérêts des importateurs, favorables
à ces nouvelles orientations, et ceux des producteurs européens
qui restent plus réservés. Il convient que, lors de l'examen de
ces propositions, qui vont bien au-delà des exigences de l'OMC, la
France fasse preuve d'une extrême vigilance en ce domaine.
La délégation du Sénat pour l'Union européenne a,
dans ce sens, déposé récemment une proposition de
résolution
(66(
*
))
pour
s'opposer à l'assouplissement du régime antidumping applicable
à la Russie et à la Chine, en tant que pays classés comme
à " commerce d'Etat ". Toutefois, au cours du Conseil Affaires
générales du 27 avril 1998, une majorité d'Etats membres
s'est déclarée favorable à l'adoption d'un nouveau
règlement accordant à ces deux pays un régime anti-dumping
plus favorable.
Le Gouvernement français semble également soucieux de cette
évolution puisque, dans un mémorandum adressé aux Etats
membres de l'Union, la France a proposé
la création d'une
agence indépendante
(
67(
*
))
à qui serait confiée la
gestion des dossiers antidumping, afin, notamment, de
" dépolitiser le régime de l'antidumping au sein de
l'Union "
. A défaut, elle s'est montrée favorable au
maintien du dispositif actuel, mais en modifiant la procédure de vote
pour que la proposition de la Commission en matière d'imposition de
droits de douane soit adoptée en l'absence de l'opposition d'une
majorité d'Etats membres. Pour l'heure, ces propositions n'ont pas
reçu l'assentiment de la Commission européenne qui les a
jugées peu réalistes et inutiles.
L'ANTI-DUMPING EN CHIFFRES
A fin
1996, 143 mesures anti-dumping ont été instaurées dans
l'Union européenne, contre 298 aux Etats-Unis, 93 au Canada, 47 en
Australie, 27 en Nouvelle-Zélande et 3 au Japon.
Ces dernières années, l'Union est restée relativement
stable dans l'application de son dispositif anti-dumping, avec toutefois un
chiffre record de 158 mesures en 1992.
Europolitique - 1er août 1997.