III. RECONNAÎTRE LES FAMILLES MONOPARENTALES COMME UN MODÈLE FAMILIAL PARMI D'AUTRES

Au cours de leurs travaux, les rapporteures ont pu constater à quel point la question de la monoparentalité est d'abord celle des représentations sociétales de ce type de familles.

Alors que les familles monoparentales représentent aujourd'hui une famille sur quatre et s'inscrivent indiscutablement dans les normes de la parentalité contemporaine, ce modèle parental fait trop souvent l'objet d'une forme de stigmatisation et d'un manque de reconnaissance.

Ainsi, lors de son audition par les rapporteures, le Conseil national des Villes (CNV) s'est vivement ému des critiques adressées aux mères isolées vivant dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), dans le contexte des émeutes des banlieues de l'été 2023. Ces mêmes femmes, souvent travailleuses de première ligne dans les services et commerces dits de « première nécessité », avaient pourtant été saluées pendant la crise Covid. En outre, le CNV estime que leur rôle social, en tant que cheffes de famille mais aussi que responsables d'associations et vecteurs de régulation sociale et d'apaisement dans ces quartiers, est insuffisamment valorisé.

Ce défaut de reconnaissance explique sans doute pourquoi les politiques publiques à destination des familles monoparentales, si elles existent, peinent aujourd'hui à atteindre leurs objectifs et à soutenir efficacement ce public, dans sa globalité et sa multidimensionnalité.

Les rapporteures estiment donc nécessaire de changer les représentations sociétales de la monoparentalité et d'en faire un modèle familial parmi d'autres.

A. LA CRÉATION D'UNE CARTE « FAMILLES MONOPARENTALES » FACULTATIVE : UNE VOIE EXPÉRIMENTALE À EXPLORER

1. Une carte permettant de matérialiser la situation de monoparentalité

Les rapporteures estiment que les familles monoparentales sont aujourd'hui un modèle familial et qu'elles doivent prendre toute leur place dans notre société.

La reconnaissance de cette place à part entière pourrait se traduire, dans un premier temps, par la création, à titre expérimental, d'une carte de « familles monoparentales » facultative et renouvelable, permettant de matérialiser et d'objectiver la situation familiale d'un parent élevant seul son ou ses enfants.

La détention de cette carte, dont l'obtention relèverait d'une démarche volontaire et facultative de la part du parent, ferait l'objet d'un renouvellement annuel et serait soumise au respect de conditions préalablement définies permettant de caractériser une situation effective de monoparentalité.

La délivrance de la carte de « famille monoparentale » serait ainsi renouvelable chaque année pour tenir compte d'éventuelles évolutions de la situation conjugale afin de maintenir son bénéfice aux seuls parents isolés.

La délégation s'est interrogée sur l'opportunité de créer un statut juridique de famille monoparentale.

Faute d'évaluation aboutie, à ce stade, du levier juridique, du périmètre et du coût d'un tel statut, elle a opté pour une solution pragmatique : l'instauration d'une carte de « famille monoparentale ». Elle estime que cette évaluation relève d'une mobilisation interministérielle et restera attentive aux prochains travaux entrepris sur ce sujet.

La délégation recommande donc une expérimentation, limitée dans le temps, de la délivrance de cette carte afin d'en évaluer l'impact et le coût pour les acteurs concernés par sa mise en place (employeurs, collectivités territoriales, services publics).

Recommandation n° 7 : Envisager, à titre expérimental, la création d'une carte de « famille monoparentale », facultative et renouvelable annuellement, ouvrant droit à des avantages et tarifs préférentiels, mis en place par les employeurs, les collectivités et les services publics.

2. Une carte facultative ouvrant droit à des avantages et tarifs préférentiels

La mise en place d'une « carte familles monoparentales » permettrait par exemple de bénéficier de tarifs préférentiels spécifiques pour l'accès à certains services et prestations (cantine scolaire, transports publics et collectifs, loisirs, colonies de vacances, activités périscolaires, activités sportives et culturelles, mutuelle, etc.).

Au-delà d'une simple logique « partenariale » qui caractérise aujourd'hui la carte « familles nombreuses », la détention d'une carte de « familles monoparentales » serait également un moyen pour les parents en situation de monoparentalité de se signaler comme tels auprès de leurs principaux interlocuteurs « institutionnels » : pouvoirs publics, administrations, mais aussi employeurs par exemple.

Cette carte serait ainsi le moyen de caractériser leur situation de monoparentalité et d'ouvrir aux familles monoparentales des droits complémentaires et l'accès prioritaire à certains services publics.

Les rapporteures ont plus particulièrement identifié trois domaines dans lesquels la matérialisation de la situation de monoparentalité par une carte « familles monoparentales » pourrait constituer la base de mesures leur étant spécifiquement dédiées : le travail, le logement et la garde d'enfant, trois domaines dans lesquels être en situation de monoparentalité accroît le risque d'inégalités.

a) Une prise en compte de la situation de monoparentalité par les employeurs qui le souhaitent

Sur le fondement de la présentation d'une carte « familles monoparentales », les employeurs seraient légitimes à proposer à leurs salariés monoparentaux, dans le cadre par exemple de leur politique de RSE ou de leurs accords sur l'égalité professionnelle, des mesures permettant de tenir compte de leur situation particulière : horaires aménagés et flexibilité du temps de travail, recours plus souple au télétravail, doublement des jours pour enfants malades, développement de dispositifs spécifiques de conciliation vie professionnelle/vie familiale, etc.

Lors de leurs auditions, les rapporteures ont ainsi relevé que des employeurs souhaitaient proposer des dispositifs plus souples à leurs salariés parents isolés, mais rencontraient des difficultés faute de savoir précisément comment les identifier et par crainte d'être accusés de discrimination.

Ainsi, au cours de son audition par la délégation le 18 janvier 2024, Julie Caputo, directrice marketing et petite enfance du groupe de crèches La Maison bleue, a déclaré au sujet de la volonté de son entreprise d'agir en faveur des familles monoparentales : « nous nous sommes rapidement heurtés à la notion de statut et de discrimination. Aujourd'hui, il existe des droits pour les familles en entreprise. La Maison bleue octroie des droits pour enfants malades par exemple. Dans ce contexte, je pensais naturellement, et peut-être naïvement, que les familles monoparentales pourraient avoir besoin de plus de jours d'enfants malades, puisqu'elles ne peuvent pas partager cette charge. Très vite, nous avons réalisé que proposer cette mesure constituerait une discrimination. Nous avons besoin d'un cadre pour faire exister cette catégorie, comme il existe un statut de famille nombreuse. Les personnes concernées pourraient se déclarer en tant que famille monoparentale. L'employeur pourrait alors proposer des actions ciblées sur ces personnes. »

L'identification par les employeurs des salariées et salariés issus de familles monoparentales et la matérialisation de leur situation familiale au sein de l'entreprise, pour celles et ceux qui le souhaitent, permettraient aux employeurs volontaires de mettre en place et de proposer à ces derniers un suivi ad hoc et des mesures d'accompagnement spécifiques.

Ayant mené, en 2020, une étude, qualitative et quantitative, sur l'accompagnement de la monoparentalité en entreprise, l'Observatoire de la qualité de vie au travail (OQVT), entendu par les rapporteures le 5 février 2024, a mis en évidence l'impact de la monoparentalité sur la vie professionnelle.

Parmi les salariés en situation de monoparentalité :

 
 
 

estiment que la monoparentalité a un impact sur leur vie professionnelle et un impact sur leur organisation au quotidien

déclarent leur monoparentalité à leur employeur

déclarent avoir subi des discriminations liées à leur situation de monoparentalité

En outre, les actions mises en oeuvre par leur employeur pour tenir compte de leur situation spécifique de monoparentalité sont jugées rares ou peu visibles par les salariés concernés.

CINQ MESURES PRIORITAIRES
IDENTIFIÉES PAR LES SALARIÉS MONOPARENTAUX

1. Aider à faire face aux imprévus familiaux et aux situations complexes en donnant davantage de temps et en soutenant financièrement

2. Mettre en place une organisation du travail et des services qui facilitent la vie quotidienne

3. Sensibiliser et former les dirigeants, les managers et les décideurs RH

4. Accompagner dans les démarches administratives et sociales

5. Permettre de « prendre du temps pour soi »

Source : Observatoire de la qualité de vie au travail (enquête auprès de 1000 salariés en 2020)

b) Un meilleur accès au logement social

Les familles monoparentales sont aujourd'hui surreprésentées parmi les habitants de logements sociaux : 40 % des enfants mineurs vivant seuls avec leur mère vivent en logement social, contre 21 % de l'ensemble des enfants mineurs.

Selon une étude29(*) de l'économiste et présidente du Conseil de la famille au sein du HCFEA, Hélène Périvier, auditionnée par la délégation le 25 janvier 2024, à niveau de vie, motif et région équivalents, les familles monoparentales ont, toutes choses égales par ailleurs, une probabilité d'attribution de logement social 6 % plus élevée que les couples avec enfant. Cependant, compte tenu du nombre de familles monoparentales en demande de logement social, cet avantage reste assez limité.

La mise en place d'une carte « familles monoparentales » permettrait aux bailleurs sociaux de prioriser les familles monoparentales dans l'attribution de logements sociaux sur le fondement, par exemple, de points supplémentaires accordés aux familles monoparentales au sein des systèmes de cotation des demandes de logement social élaborés par les EPCI, rendus obligatoires par la loi ÉLAN30(*) du 23 novembre 2018.

Le critère « divorce ou séparation » fait, par exemple, aujourd'hui partie des critères facultatifs proposés aux EPCI qui élaborent les systèmes de cotation. Un critère « familles monoparentales » pourrait donc également figurer parmi les critères proposés.

c) Un accueil et une prise en charge du jeune enfant facilités pour les familles monoparentales

L'accès des familles monoparentales au service public de la petite enfance (crèches ou assistantes maternelles) et à des modes de garde d'enfants adaptés à leurs spécificités, au-delà de la seule petite enfance, pourrait être facilité avec la définition de critères de priorité dans les barèmes de crèches - notamment les crèches à horaires élargis ou celles à vocation d'insertion professionnelle (crèches Avip) - de centres de loisirs et autres modes d'accueil périscolaire.

Lors de son audition par la délégation, Julie Caputo, directrice marketing et petite enfance du groupe de crèches La Maison bleue, a indiqué au sujet de l'attribution de places en crèche au sein du groupe, « nous faisons entrer la monoparentalité dans les critères d'éligibilité pour que ces parents soient prioritaires dans leur attribution. Un statut permettrait d'ancrer cette mesure. Aujourd'hui, 18 % des familles accueillies dans nos crèches se situent sous le seuil de pauvreté. Nous pourrions faire progresser ce pourcentage grâce au statut, qui permettrait de prioriser certaines actions. »

S'agissant des crèches financées par les CAF, dans le cadre de la prestation de service unique (PSU), qui est une aide au fonctionnement versée aux gestionnaires d'établissements d'accueil du jeune enfant (EAJE), les critères de définition du barème national des participations familiales applicable à ces établissements pourraient systématiquement prendre en compte la situation de monoparentalité.

L'application du barème Cnaf aux familles ayant recours aux établissements financés par la PSU permet de calculer un tarif modulé de participation familiale en fonction des ressources des familles et de leur composition, notamment le nombre d'enfants. Il conviendrait que ce barème, établi par la Cnaf en conformité avec la COG État-Cnaf, tienne également systématiquement compte de la situation de monoparentalité.

Lors de son audition par la délégation le 14 décembre 2023, Clémence Helfter, sociologue, chargée de recherche à la Cnaf, a souligné le fait que « la monoparentalité n'est pas prise en compte dans le barème des participations familiales aux crèches PSU (Prestations de service universel), puisque ces barèmes sont fonction uniquement des revenus et du nombre d'enfants et pas de la composition familiale. »

Si le code de la santé publique31(*) et celui de l'action sociale et des familles32(*) ciblent déjà, plus ou moins explicitement, les familles monoparentales comme un public devant faire l'objet d'une attention particulière par les établissements d'accueil des jeunes enfants, les rapporteures considèrent que des critères permettant de faciliter l'accès des familles monoparentales aux EAJE devraient être clairement et systématiquement définis par tous les établissements.

En outre, les microcrèches Paje (Prestations d'accueil du jeune enfant) n'appliquent pas de barème de revenus. Elles sont donc très peu accessibles pour les familles monoparentales, du fait de leur coût prohibitif et du niveau de revenu moyen de ces familles. Or ces structures représentent aujourd'hui une part croissante de l'offre d'accueil.

Sur la base de la présentation d'une carte « familles monoparentales », une forme de priorisation dans l'accès au service public de la petite enfance pourrait donc être envisagée pour les parents isolés.

Enfin, la possibilité de scolarisation, dès deux ans, des enfants issus de familles monoparentales, lorsque le parent gardien en formalise la demande auprès de l'Éducation nationale, devrait également être encouragée et développée.

L'accompagnement des enfants issus de familles monoparentales doit également se poursuivre au-delà de la petite enfance, par exemple en facilitant l'accès de ces familles au soutien scolaire et aux activités périscolaires.

L'accès aux études des enfants issus de familles monoparentales doit lui aussi être encouragé. Des bonifications en faveur des étudiants issus de familles monoparentales sont possibles dans les critères d'attribution des bourses d'enseignement supérieur sur critères sociaux.


* 29 Étude sur la situation économique et sociale des parents isolés, IFCE, 2020.

* 30 Loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique.

* 31 Les articles R. 2324-17 et R. 2324-46 précisent notamment que les EAJE « contribuent à l'inclusion et la socialisation précoce des enfants, notamment ceux en situation de pauvreté ou de précarité (...), favorisent la conciliation par les parents de jeunes enfants de leurs temps de vie familiale, professionnelle et sociale, notamment pour les personnes en recherche d'emploi et engagées dans un parcours d'insertion sociale et professionnelle et les familles monoparentales ».

* 32 L'article L. 214-2 dispose que « les modalités de fonctionnement des équipements et services d'accueil des enfants de moins de six ans doivent faciliter l'accès aux enfants de familles rencontrant des difficultés du fait de leurs conditions de vie ou de travail ou en raison de la faiblesse de leurs ressources ».

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