N° 89

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2021-2022

Enregistré à la Présidence du Sénat le 22 octobre 2021

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation sénatoriale à la prospective (1) sur : « 8 questions sur l' avenir du télétravail , vers une révolution du travail à distance ? »,

Par Mmes Céline BOULAY-ESPÉRONNIER, Cécile CUKIERMAN
et M. Stéphane SAUTAREL,

Sénatrices et Sénateur

Ce rapport est accessible en version pdf.

(1) Cette délégation est composée de : M. Mathieu Darnaud, président ; MM. Julien Bargeton, Arnaud de Belenet, Mmes Catherine Conconne, Cécile Cukierman, M. Ronan Dantec, Mme Véronique Guillotin, M. Jean-Raymond Hugonet, Mmes Christine Lavarde, Catherine Morin-Desailly, Vanina Paoli-Gagin, MM. René-Paul Savary, Rachid Temal, vice-présidents ; Mme Céline Boulay-Espéronnier, MM. Jean-Jacques Michau, Cédric Perrin, secrétaires ; M. Jean-Claude Anglars, Mme Catherine Belrhiti, MM. Éric Bocquet, François Bonneau, Yves Bouloux, Patrick Chaize, Patrick Chauvet, Philippe Dominati, Bernard Fialaire, Mme Laurence Harribey, MM. Olivier Henno, Olivier Jacquin, Roger Karoutchi, Jean-Jacques Lozach, Cyril Pellevat, Alain Richard, Stéphane Sautarel, Jean Sol, Jean-Pierre Sueur, Mme Sylvie Vermeillet.

Avec la crise sanitaire du printemps 2020 et ses soubresauts depuis l'apparition du Covid-19, le télétravail s'est installé dans le paysage quotidien de millions de personnes .

Cette nouvelle modalité de travail, à distance, constitue un bouleversement beaucoup plus profond qu'on ne pourrait le penser . Elle rompt avec la séparation physique entre les lieux des activités professionnelles et les lieux de vie personnelle et familiale, qui prévaut depuis la révolution industrielle 1 ( * ) .

Mis en oeuvre d'abord pour parer au plus pressé et assurer une continuité d'activité malgré le confinement empêchant les travailleurs des secteurs considérés comme « non essentiels » de se déplacer jusqu'à leur lieu habituel de travail, le télétravail doit désormais être pensé « en temps de paix »  ou en « régime de croisière » .

Pour nombre de nouveaux télétravailleurs, l'expérience de cette nouvelle pratique depuis le printemps 2020 a permis d'en mesurer les avantages et conduit à souhaiter bénéficier de la possibilité de continuer à télétravailler après la crise sanitaire . Mais la médaille a aussi son revers. Un télétravail mal pensé et mal organisé peut dégrader les conditions de travail et désorganiser les entreprises.

Par ailleurs, le télétravail est loin de pouvoir concerner tout le monde. Certains métiers paraissent naturellement télétravaillables avec l'aide des outils informatiques et de communication et sous réserve d'adaptations mineures. A l'inverse, certaines activités sont inenvisageables sans rassembler les équipes en un même lieu, dans l'agriculture, l'industrie, mais aussi pour toute une palette d'activités de service qui supposent un contact direct avec le public. Entre ces deux pôles, toute une série de métiers se situent dans une zone grise : certaines tâches peuvent être effectuées à distance et d'autres non. Il convient à chaque fois de s'interroger sur la meilleure organisation sociale en fonction de paramètres nombreux et variés. La télémédecine, le téléenseignement, la télémaintenance étaient déjà techniquement envisageables avant la crise. Mais ce qui est techniquement possible est-il pour autant souhaitable ? La ligne de partage entre télétravail et travail posté n'est pas évidente .

Il existe également de multiples formes de télétravail : un jour par semaine, toute la semaine, à la maison, dans un tiers-lieu, là aussi l'éventail des possibilités est large et ce que l'on appelle « télétravail » peut correspondre à des réalités très différentes selon le contexte. La mise en oeuvre du télétravail peut aussi répondre à des logiques variables : le télétravail choisi apparaît comme une avancée sociale, mais le télétravail peut aussi être subi et constituer une nouvelle contrainte. Les télétravailleurs peuvent être exposés à de nouveaux risques psychosociaux ou économiques et sociaux, par la mise en concurrence des télétravailleurs des différents pays.

Au-delà des questions économiques et sociales, le télétravail ouvre de nouveaux horizons et de nouveaux questionnements en matière d'environnement (le télétravail pouvant conduire à une réduction des flux de déplacements), mais aussi d'organisation des temps de vie, des lieux de vie, rendant possible une installation des télétravailleurs plus loin des grands centres d'affaires. Va-t-on assister à une reconfiguration résidentielle ? Les avis divergent mais tous s'accordent pour dire que l'essor du télétravail pourrait avoir un fort impact sur nos villes et nos campagnes.

Devant autant de questions, une table ronde a été organisée par la délégation à la prospective du Sénat le 1 er avril 2021 pour interroger les experts dans toute leur diversité : économistes, urbanistes et mêmes un philosophe. L'objectif du présent rapport n'est pas de fournir une analyse détaillée et exhaustive du phénomène du télétravail sous toutes ses facettes, mais à travers huit questions, de tenter d'imaginer la manière dont le télétravail pourrait se développer dans les 15 prochaines années en France et l'impact que pourrait avoir son développement sur nos vies quotidiennes et sur notre société.

I. TOUS TÉLÉTRAVAILLEURS EN 2050 ?

Le télétravail est rendu possible par la révolution numérique caractérisée par le développement d'Internet, à l'oeuvre depuis le début des années 2000.

Mais, avant la crise sanitaire du printemps 2020, alors même que les outils techniques et juridiques étaient disponibles, avec, d'une part, une population active largement raccordée ou raccordable au haut débit à domicile et, d'autre part, l'existence d'un cadre juridique mis en place en Europe depuis 2002, la pratique du télétravail restait relativement modeste .

La donne a changé avec l'expérience du confinement du printemps 2020 . Pour des raisons sanitaires, afin de limiter les interactions sociales physiques et ainsi réduire les risques de circulation du virus du Covid-19, le télétravail est devenu la norme pour tous les métiers et secteurs d'activité où il était possible.

Une question prospective se pose désormais, alors que nous amorçons la sortie de crise sanitaire et que les restrictions sont progressivement levées : le télétravail va-t-il rester une pratique massive ? Serons-nous tous des télétravailleurs à l'avenir ?

A. LE TÉLÉTRAVAIL : UNE PRATIQUE RÉDUITE AVANT LA CRISE SANITAIRE

1. Les chiffres en France

D'après la publication de l'INSEE sur l'économie et la société à l'heure du numérique, s'appuyant sur les chiffres de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail (DARES) 2 ( * ) , on comptait seulement 3 % de télétravailleurs réguliers (pratiquant le télétravail au moins une fois par semaine) en 2017.

La DARES estimait par ailleurs 3 ( * ) que le télétravail occasionnel concernait 4 % des salariés.

En ajoutant télétravail régulier et télétravail occasionnel, on atteignait donc le chiffre de 7 % des salariés recourant au télétravail, soit à peine 1,8 million de personnes.

Dans le détail, on constate que le télétravail était majoritairement pratiqué par des cadres , assez peu par les professions intermédiaires et quasiment pas du tout par les employés et les ouvriers. Les salariés avec de jeunes enfants semblaient plus concernés par le télétravail intensif correspondant à plusieurs jours par semaine, et le télétravail semblait aussi plus fréquent dans les pôles urbains denses comme la région parisienne où les temps de trajets entre domicile et travail sont les plus longs.

En une décennie, le télétravail avait peu progressé en France, puisque déjà en 2004, une étude du Forum des droits sur l'Internet 4 ( * ) s'appuyant sur des chiffres de la DARES estimait que 2 % des salariés pratiquaient le télétravail à domicile et 5 % le pratiquaient en mode nomade soit le même total de 7 % de télétravailleurs.

Les chiffres du télétravail sont à prendre avec prudence, car il existe d'assez fortes divergences selon les sources.

S'appuyant sur une étude publiée en 2012 par le cabinet LBMG Worklabs 5 ( * ) , le rapport intitulé Transformation numérique et vie au travail de Bruno Mettling de septembre 2015 estimait que 17 % de la population active pratiquait le télétravail, soit 4 millions de personnes 6 ( * ) .

En revanche, le rapport sur le développement du télétravail dans la société numérique de demain établi en 2009 par le Centre d'analyse stratégique 7 ( * ) fournissait un chiffre plus bas, conforme aux évaluations de l'INSEE. S'appuyant sur les données de l'enquête européenne SIBIS de 2002 (définissant les télétravailleurs mobiles comme ceux qui travaillent, au moyen des TIC, plus de 10 heures par semaine à distance de leur lieu de travail, ou de leur domicile), de l'enquête Eurofound , de l'Institut Gartner et des données de la statistique publique française, le rapport estimait lui aussi la part des télétravailleurs à environ 7 % des actifs. Il pointait le retard français dans le développement du télétravail par rapport aux États-Unis, mais aussi aux pays du Nord de l'Europe ou encore à l'Allemagne.

2. Les chiffres en Europe et dans le monde

L'Office statistique européen Eurostat effectue un suivi du télétravail dans les différents États membres de l'Union européenne. La dernière étude publiée juste avant le confinement du printemps 2020 8 ( * ) montrait à la fois une certaine disparité dans le recours au télétravail selon les pays mais aussi une relative stabilité du télétravail régulier et une progression modérée du télétravail occasionnel depuis une dizaine d'années 9 ( * ) .

Cette étude, qui retient une définition du télétravail plus souple que la définition de la DARES, constatait que 5,2 % des actifs occupés de 15 à 64 ans au sein de l'Union européenne pratiquaient le télétravail régulier en 2018 (contre 4,9 % en 2008), et 8,4 % pratiquaient le télétravail occasionnel (contre 5,8 % en 2008), soit au total moins de 15 % des travailleurs au sein de l'Union européenne.

L'Office statistique européen montrait des différences significatives entre États membres de l'Union européenne. Le télétravail s'avérait beaucoup plus développé dans les pays à économie fortement tertiarisée : Pays-Bas (14 % de télétravail régulier et 22 % de télétravail occasionnel), Finlande (13 % et 17 %), Luxembourg (11 % et 20 %), Autriche (10 % et 12 %) ou encore Danemark (8 % et 21 %). L'Allemagne se situe dans une situation moyenne (5 % et 7 %) tandis que les pays de l'Est et du Sud de l'Europe avaient une pratique marginale du télétravail : en Italie et en Grèce, 95 % des actifs occupés ne télétravaillaient jamais, en Roumanie et en Bulgarie c'est 99 %.

L'étude montrait aussi une forte disparité de la pratique du télétravail en fonction du statut d'emploi : les personnes travaillant à leur compte sont 18,5 % à pratiquer le télétravail régulier et 15,5 % à pratiquer le télétravail occasionnel à l'échelle de l'Union européenne (ce qui laisse toutefois les deux-tiers des personnes travaillant à leur compte en dehors du télétravail), alors que le chiffre tombe à respectivement 3 % et 7 % pour les salariés.

Cette étude apporte deux enseignements supplémentaires :

- les femmes et les hommes pratiquent le télétravail à peu près dans les mêmes proportions à l'échelle de l'Union européenne, alors qu'en France le télétravail féminin (8 %) est plus développé que le télétravail masculin (5 %).

- le télétravail est davantage pratiqué par les actifs âgés que par les jeunes.

Aux États-Unis , le Bureau of Labor Statistics mesure le télétravail à travers l'étude ATUS 10 ( * ) , dont la dernière livraison indique que la part des télétravailleurs (c'est-à-dire celles et ceux ayant travaillé chez eux au moins un jour toutes les deux semaines) était passé de 18,6 % en 2003 à 23,7 % en 2018 11 ( * ) .

Davantage encore que les mesures faites à l'échelle nationale, celles produites à l'échelle internationale doivent être interprétées avec prudence, car les méthodologies de chiffrage du télétravail sont souvent très différentes d'un pays à l'autre et rendent les études peu comparables entre elles. Les données disponibles avant la crise sanitaire montraient que le télétravail avait progressé depuis le début des années 2000 dans la plupart des pays développés, mais de manière modeste et avec des particularités nationales importantes.

En comparant la France avec les autres pays, et sous les réserves d'analyse rendues nécessaires par la grande hétérogénéité des données statistiques disponibles, on se rend compte que notre pays était dans une situation intermédiaire , entre les pays où le télétravail est très peu développé, essentiellement à l'Est et au Sud de l'Europe (Bulgarie, Roumanie, Hongrie, Espagne, Italie, Grèce), et les pays du Nord à l'économie fortement tertiarisée (Pays-Bas, Danemark, Suède, mais aussi Autriche, Luxembourg, Finlande). La France n'apparaît ni en retard ni en avance, amenant à nuancer le constat sévère fait par le rapport du Centre d'analyse stratégique de 2009 .

Comment définir le télétravail ?

Selon l'accord-cadre européen de 2002, repris en droit français, le télétravail est une « forme d'organisation du travail » qui répond à plusieurs critères :

- le travail qui aurait pu être exécuté sur le lieu de travail, l'est en un autre lieu, grâce aux  technologies de l'information et de la communication (TIC) ;

- le télétravail est organisé par le contrat de travail ;

- le télétravail est régulier.

Le droit français a assoupli les critères de définition du télétravail et admet désormais des modes très souples de mise en place du télétravail (télétravail occasionnel, formalisation uniquement par échanges entre salarié et employeurs et non par un avenant au contrat de travail). Finalement, seul le premier critère suffit désormais à définir le télétravail des salariés.


* 1 Dans son ouvrage paru mi-2021 : Les chimpanzés et le télétravail , le paléoanthropologue Pascal Picq souligne cependant que la séparation des lieux de vie et des lieux de travail est un fait social et civilisationnel à la fois très récent et très court (p.61) et qu'il masque le fait qu'en réalité, une partie importante du travail dans nos sociétés reste effectuée à domicile, principalement par les femmes (travail domestique), et que la révolution industrielle n'a pas gommé cette grande inégalité qui existe encore aujourd'hui entre hommes et femmes, ces dernières réalisant encore une majorité du travail non rémunéré à la maison.

* 2 https://www.insee.fr/fr/statistiques/4238573?sommaire=4238635

* 3 https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/pdf/dares_analyses_salaries_teletravail.pdf

* 4 https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/044000609.pdf

* 5 https://www.lbmg-worklabs.com/workstyle/teletravail/le-teletravail-en-france

* 6 https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/154000646.pdf

* 7 http://archives.strategie.gouv.fr/cas/system/files/588dcf00d01.pdf

* 8 https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/-/DDN-20200206-1

* 9 Pour l'analyse des données, voir aussi : https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/le-teletravail-en-europe

* 10 American Time Use Survey : https://www.bls.gov/tus/home.htm

* 11 https://www.bls.gov/osmr/research-papers/2020/pdf/ec200050.pdf

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