B. LES SITUATIONS DE PÉNURIE ET DE TENSION D'APPROVISIONNEMENT MOBILISENT L'ÉNERGIE DES PROFESSIONNELS DE SANTÉ AU QUOTIDIEN
Les situations de ruptures de médicaments et de vaccins nécessitent une gestion complexe de la part des acteurs institutionnels comme des professionnels de santé exerçant sur le terrain, génératrice de risques professionnels et sanitaires, et fortement coûteuse en ressources humaines comme en moyens financiers .
Quoique les problèmes rencontrés soient en partie communs, les développements suivants distingueront entre la ville et l'hôpital : la situation y diffère en effet à la fois en raison de l'organisation en équipe et plus intégrée de l'hôpital, et du fait que les médicaments y sont commandés par le biais de marchés hospitaliers de grande ampleur, couvrant parfois de nombreux établissements.
1. L'explosion des ruptures et tensions d'approvisionnement à l'hôpital appelle des mesures de gestion coûteuses et chronophages
a) Les établissements hospitaliers sont particulièrement exposés au risque de pénurie
• Dans la mesure où les MITM et les spécialités injectables représentent une large part des médicaments qui y sont dispensés, l'hôpital est particulièrement vulnérable aux ruptures de stock et tensions d'approvisionnement. L'ANSM relève en ce sens que l'augmentation globale du nombre de ruptures de stock signalées en 2017 a principalement concerné les spécialités distribuées aux établissements de santé , parmi lesquelles les antibiotiques injectables et les anticancéreux.
• Les responsables de plusieurs établissements hospitaliers ont témoigné à votre mission d'information des difficultés constatées au quotidien.
À Gustave-Roussy, ce sont ainsi 69 lignes de médicaments qui sont quotidiennement en rupture ou en tension. L'agence générale des équipements et produits de santé (Ageps) de l'assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP) relève quant à elle chaque jour 80 à 90 médicaments en situation de pénurie , tandis que le nombre de lignes de spécialités suivies en tension d'approvisionnement a été multiplié par 10 depuis 2007 .
Nombre de lignes de spécialités en
tension d'approvisionnement
suivies par les services de
l'AP-HP
27
(
*
)
Source : Ageps
Le Claps a évoqué le cas de la centrale d'achat Helpévia 28 ( * ) , qui a dû procéder, au cours des dix dernières années, à plusieurs dizaines de milliers d'activations de la clause d'achat pour compte du fait d'une rupture de stock. Le Claps estime qu'à l'échelle d'un établissement, cette procédure doit être activée en moyenne trois fois par mois , ce qui témoigne du fait que les ruptures font partie du quotidien des pharmaciens d'établissements.
La clause d'achat pour compte dans les marchés hospitaliers 29 ( * ) Afin de faire face aux risques de rupture, plusieurs groupements d'achats utilisent une « clause d'achat pour compte » : si le médicament est en rupture, c'est au fournisseur de fournir les quantités demandées, même s'il les paye plus cher, en s'approvisionnant auprès d'un autre fournisseur. L'AP-HP intègre ainsi de manière systématique une clause prévoyant, en cas de défaillance du titulaire, la mise en oeuvre d'une procédure d'exécution aux frais et risque (EFR) de celui-ci. Cette procédure est prévue par l'article 36 du cahier des clauses administratives générales des marchés publics ; dans le cas présent, cela signifie que lorsqu'un laboratoire pharmaceutique titulaire d'un marché en France est dans l'incapacité d'approvisionner en une spécialité, l'acheteur hospitalier public peut recourir à une prestation par un tiers, aux frais et risques du titulaire. |
Les situations de pénurie constatées dans les pharmacies hospitalières peuvent prendre plusieurs formes. S'il arrive que les commandes passées ne soient pas du tout honorées, il se peut également que les livraisons soient effectuées de manière incomplète. Les fournisseurs procèdent en effet régulièrement à des contingentements : des modifications unilatérales des commandes sont opérées par les laboratoires afin d'ajuster la quantité de produits livrés au quota disponible dans leurs entrepôts. Ces événements, le plus souvent imprévisibles, sont fortement déstabilisateurs pour la gestion des PUI comme pour celle des services hospitaliers .
Les ruptures de stock et tensions d'approvisionnement
constatées
Pour l'année 2016, 218 ruptures de médicaments ont été relevées, soit 9,7 % de notre livret thérapeutique. La durée moyenne de ces ruptures s'est établie à 4,2 mois (s'étendant de 72 heures à l'année entière). À l'annonce de la rupture, les laboratoires ont informé la pharmacie sur sa durée estimée dans 50,5 % des cas. 49,5 % des ruptures étaient en conséquence annoncées pour une durée indéterminée. Seules 43,5 % des durées annoncées ont été respectées, 56,5 % ayant duré plus longtemps qu'escompté. Dans 67,5 % des cas, aucune alternative n'a été proposée par les fournisseurs. La pharmacie a cependant pu pallier la rupture en recourant à d'autres médicaments dans la quasi-totalité des cas. Les laboratoires identifiés comme étant les plus défaillants étaient Sanofi, GlaxoSmithKline et Pfizer, avec respectivement 17,0 %, 9,2 % et 4,6 % des ruptures relevées. Si toutes les classes médicamenteuses ont été concernées, deux classes ont été particulièrement touchées : les médicaments du système nerveux (classe N), qui représentaient 26,5 % des ruptures d'approvisionnement, et les anti-infectieux à usage systémique (classe J), qui en représentaient 18,3 %. Du point de vue des voies d'administration, les médicaments injectables étaient de loin les plus concernés (52,2 %) ; venaient ensuite les formes administrées par voie orale (34,4 %) puis les voies cutanée (8,1 %) et oculaire (2,4 %). Source : Réponse au questionnaire envoyé par votre rapporteur au groupement de coopération sanitaire UniHA |
b) Une déstabilisation quotidienne des services
• Ces situations nécessitent en effet la mise en oeuvre d'importantes mesures de gestion . Ces mesures se répercutent sur l'ensemble du circuit du médicament , des opérations logistiques à la dispensation des soins . Tandis que les services d'achats doivent adapter leurs marchés, les services de soins n'ont pas d'autre choix que de procéder à une priorisation des indications des produits concernés ainsi qu'à des modifications de leurs prescriptions , et donc de leurs protocoles de prise en charge.
Dans sa réponse au questionnaire écrit de votre rapporteur, l'Ageps détaille plusieurs exemples des mesures mises en place au sein de l'AP-HP face aux situations de pénurie : augmentation de la fréquence des saisies de commande et des relances téléphoniques auprès des fournisseurs et notamment des laboratoires (dont l'engagement est décrit comme très difficile à obtenir dans ces situations) ; affinement du suivi des livraisons ; mise en place de tableaux spécifiques de suivi, détaillés en fonction des différents dosages et références existant pour une même substance active ; mise en place d'informations très régulières auprès des PUI des différents établissements de l'AP-HP, et de procédures spécifiques pour le passage de leurs commandes ; mise en place de protocoles de gestion des pénuries 30 ( * ) ; suivi des importations (allant parfois, pour un même médicament, jusqu'à quatre ou cinq imports de pays différents) ; sollicitation de PUI de groupements hospitaliers extérieurs à l'AP-HP ; déclenchement d'une procédure d'exécution aux frais et risques.
L'Académie nationale de pharmacie souligne dans le même sens qu'il est a minima nécessaire de modifier les spécificités de la procédure d'approvisionnement du médicament alternatif dans le logiciel de gestion de l'établissement, de réadapter les livrets thérapeutiques, le logiciel de prescription et de dispensation ainsi que les protocoles à destination des personnels soignants, et d'adapter le logiciel de préparation-reconstitution des chimiothérapies.
• La mise en place de telles mesures est fortement compliquée par l 'absence de visibilité dont disposent les pharmaciens sur la survenue et l'évolution des situations de ruptures ou de tensions. Les acteurs entendus par votre mission d'information ont unanimement souligné qu'il est très difficile d'obtenir des informations sur la durée prévisionnelle de la rupture, les quantités qui pourront faire l'objet de livraisons effectives ainsi que sur la date de celles-ci.
Cette absence de prévisibilité entrave la bonne mise en oeuvre de mesures de gestion appropriées : en l'absence d'information, il peut être difficile de décider, par exemple, du bien-fondé du déclenchement d'une procédure d'exécution aux frais et risques.
• Dans la note précitée adressée à la ministre des solidarités et de la santé, l'INCa indique que « les professionnels nous alertent de plus en plus fréquemment sur les difficultés à assurer la mise en oeuvre de traitements de chimiothérapie indispensables aux patients. L'organisation des soins est régulièrement perturbée par les contraintes liées aux contingentements successifs et à la substitution par des alternatives plus ou moins adaptées ».
c) La gestion de ces situations est très coûteuse
(1) Une gestion fortement consommatrice de ressources humaines
La mise en place de ces différentes mesures de gestion est bien évidemment à la fois chronophage et fortement consommatrice de ressources humaines et médicales .
Selon un sondage conduit de juin à septembre 2013 auprès de pharmaciens hospitaliers européens 31 ( * ) , le temps total consacré sur cette période à la gestion de ruptures d'approvisionnement est estimé à 12,8 heures par semaine - 2,2 heures étant en moyenne consacrées au suivi des ruptures, 4 heures à l'identification et à l'achat des alternatives thérapeutiques, 2 heures aux modifications de stocks, 2 heures aux discussions avec les médecins, 1,6 heure au développement de protocoles adaptés et 1 heure à l'information du personnel soignant.
L'Ageps estime quant à elle que la gestion des situations de pénurie nécessite le concours de 16 équivalents temps plein (ETP) par semaine au sein de l'AP-HP .
(2) Un surcoût financier important
• Pour l'assurance maladie...
La gestion des situations de pénuries est coûteuse pour les finances de l'assurance maladie dans la mesure, notamment, où elle implique de recourir à des traitements de substitution plus onéreux ainsi que, dans certains cas, à l'importation de médicaments - dans un cadre financier nécessairement moins avantageux que celui initialement négocié par l'assurance maladie ou les établissements de santé avec le laboratoire défaillant.
Interrogée sur ce point par votre rapporteur, la caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) n'a pas été en mesure de fournir une estimation globale de ce surcoût , dans la mesure où il n'existe pas de codage permettant d'identifier et de suivre spécifiquement les médicaments utilisés pour la gestion des pénuries . Elle a cependant indiqué que le montant des remboursements pour des produits initialement délivrés en ville et bénéficiant d'une autorisation d'importation autre que parallèle délivrée par l'ANSM, dont la distribution se fait alors par rétrocession au sein des PUI, s'élève à 8,5 millions d'euros pour l'année 2017. Ce chiffrage n'est pas exhaustif, puisqu'il faudrait notamment y ajouter les médicaments distribués sous un autre codage (notamment le code PHD -pharmacie dérogatoire) et ceux relevant de la liste en sus 32 ( * ) .
• ... mais également pour les laboratoires
Dans ses réponses au questionnaire adressé par votre rapporteur, le Leem souligne que « les industriels ne se satisfont pas des ruptures et ne les organisent pas, ils les subissent comme les autres acteurs de la chaîne ». Les ruptures apparaissent également coûteuses pour les laboratoires pharmaceutiques, à la fois du point de vue du temps passé et des surcoûts financiers associés .
La gestion des situations de pénurie par les laboratoires implique en effet l'intervention de nombreux personnels, du pharmacien responsable aux acteurs de la chaîne d'approvisionnement, en passant par les services d'assurance qualité, d'information médicale ou encore de communication.
Ces différents services sont impliqués dans diverses actions de gestion des pénuries. Selon le Leem, des réunions hebdomadaires de suivi, complétées en cas de crise de réunions opérationnelles, mobiliseraient l'ensemble des parties prenantes pendant 5 à 25 heures chaque semaine. La mise en place et la gestion des actions de contingentement, l'envoi de notifications à l'ANSM et la réponse aux échanges ultérieurs, la rédaction de documents d'information médicale et la communication envers les professionnels de santé, les grossistes-répartiteurs et les médias mobilisent également un temps considérable, de même que la réponse aux pharmaciens se trouvant dans l'impossibilité de s'approvisionner.
Ces actions ont par ailleurs un coût lié aux opérations d'information en direction des professionnels de santé, ou encore aux dépannages effectués en cas d'urgence. Il faut y ajouter le coût, plus aisément identifiable, de l'activation de la clause d'achat pour compte dans le cadre des marchés hospitaliers, extrêmement coûteuse pour les laboratoires défaillants . En 2011, l'AP-HP a estimé ce surcoût total pour les laboratoires défaillants à 1 302 007 €.
2. En première ligne face à la détresse et l'angoisse des patients, les pharmaciens d'officine voient leurs obligations logistiques prendre le pas sur leur mission de conseil
Face à ces difficultés de gestion, de nombreux pharmaciens regrettent que les tâches logistiques rendues nécessaires par les situations de pénurie prennent le pas sur leur fonction de conseil .
La fonction de conseil apparaît elle-même dégradée par la faiblesse de l'information disponible . Le manque d'indications concrètes sur les situations de pénurie, qu'il s'agisse de leurs causes ou de leur date prévisionnelle de résolution, entretient la frustration et l'angoisse des patients . La détresse qu'ils manifestent est alors difficile à gérer pour des pharmaciens d'officine qui se trouvent au bout de la chaîne d'approvisionnement du médicament, mais en première ligne face au mécontentement et au stress des malades.
Il peut également être difficile d'entretenir le dialogue avec les médecins prescripteurs en l'absence d'information concrète de la part des laboratoires et des autorités sanitaires.
Votre mission d'information souligne que ces difficultés sont accentuées dans les pharmacies rurales , relativement plus touchées par les situations de pénuries que les officines urbaines, qui bénéficient de la proximité des établissements de répartition.
* 27 L'Ageps précise, en réponse au questionnaire transmis par votre rapporteur, que la méthodologie du suivi effectué est stable depuis 2015.
* 28 Helpévia est un groupement d'achat qui fédère, selon le Claps, près de 400 PUI hospitalières. Selon les indications figurant sur le site Internet de l'entreprise, elle représente 10 % du potentiel d'achat du secteur hospitalier public et privé en France.
* 29 Cette définition figure dans le rapport de la Cour des comptes de juin 2017 consacré aux achats hospitaliers.
* 30 L'Ageps indique sur ce point que le recours à des fichiers dynamiques permet de limiter l'apparition de ruptures franches. L'Ageps bénéficie également d'un « effet taille » : la gestion centralisée de la pharmacie des établissements de l'AP-HP permet de disposer d'un stock important qui constitue un avantage face aux tensions d'approvisionnement.
* 31 Kim Pauwels, Steven Simoens, Minne Casteels et Isabelle Huys, « Insights into European Drug Shortages: a Survey of Hospital Pharmacists », PLoS ONE , 16 mars 2015.
* 32 S'agissant du suivi des médicaments de substitution initialement délivrés en ville et bénéficiant d'une autorisation d'importation, la Cnam a indiqué à votre rapporteur qu'elle « souhaiterait être systématiquement destinataire d'une note d'information précisant la facturation sous le code PHI, le prix d'achat et l'absence de codage UCD, et qu'un tableau récapitulatif soit disponible sur le site du ministère ».