N° 203

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2012-2013

Enregistré à la Présidence du Sénat le 11 décembre 2012

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur la création d'un parquet européen ,

Par Mlle Sophie JOISSAINS,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : M. Simon Sutour, président ; MM.  Alain Bertrand, Michel Billout, Jean Bizet, Mme Bernadette Bourzai, M. Jean-Paul Emorine, Mme Fabienne Keller, M. Philippe Leroy, Mme Catherine Morin-Desailly, MM. Georges Patient, Roland Ries, vice-présidents ; MM. Christophe Béchu, André Gattolin, Richard Yung, secrétaires ; MM. Nicolas Alfonsi, Dominique Bailly, Pierre Bernard-Reymond, Éric Bocquet, Gérard César, Mme Karine Claireaux, MM. Robert del Picchia, Michel Delebarre, Yann Gaillard, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, MM. Joël Guerriau, Jean-François Humbert, Mme Sophie Joissains, MM. Jean-René Lecerf, Jean-Louis Lorrain, Jean-Jacques Lozach, François Marc, Mme Colette Mélot, MM. Aymeri de Montesquiou, Bernard Piras, Alain Richard, Mme Catherine Tasca.

Mesdames, Messieurs,

Construire une Europe judiciaire apparaît chaque jour davantage comme une exigence. Depuis des années déjà, l'Europe cherche à se rapprocher des citoyens en leur démontrant la plus-value qu'elle peut apporter. La protection des personnes et des biens requiert que notre organisation judiciaire soit en phase avec un monde où les échanges se multiplient sans considération des frontières, y compris malheureusement quand ces échanges sont le fait de réseaux criminels bien organisés.

La coopération judiciaire en matière pénale existe depuis longtemps. Elle se développe dans le cadre de relations bilatérales entre magistrats ou dans un cadre multilatéral, notamment au titre de conventions internationales et au sein de l'unité Eurojust. Elle donne souvent des résultats efficaces. La lutte contre le terrorisme en fournit une illustration concrète.

Les traités européens ont pris en compte cette exigence de coopération : le traité de Maastricht (1992) a institué la coopération dans le domaine de la « justice et des affaires intérieures » ; le traité d'Amsterdam (1997) a fixé l'objectif de la réalisation d'un espace européen de liberté, de justice et de sécurité. Le droit dérivé européen a lui-même mis en place des instruments très pertinents pour développer cette coopération : le mandat d'arrêt européen en est l'expression la plus symbolique.

S'appuyant sur les travaux de la Convention européenne, présidée par M. Valéry Giscard d'Estaing, qui avaient trouvé une traduction dans le projet de Constitution pour l'Europe, le traité de Lisbonne a donné une nouvelle impulsion à la construction de l'espace judiciaire européen. Il a ouvert la voie à une certaine harmonisation du droit pénal et de la procédure pénale. Il a créé les conditions pour un renforcement d'Eurojust.

Le traité de Lisbonne permet, par ailleurs, la création d'un Parquet européen. Dans sa rédaction issue du traité de Lisbonne, l'article 86 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) prévoit que pour combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union, le Conseil, statuant à l'unanimité, peut instituer un Parquet européen à partir d'Eurojust. À défaut d'unanimité, un groupe d'au moins neuf États membres peut concrétiser ce projet dans le cadre d'une coopération renforcée. Le Conseil européen peut, simultanément ou ultérieurement, décider d'étendre les attributions du Parquet européen à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontière.

Ce faisant, le traité de Lisbonne a concrétisé les réflexions antérieures qui avaient conclu à l'utilité de créer un Parquet européen. On mentionnera, en particulier, le Corpus juris élaboré par un groupe d'experts, sous la direction du professeur Mireille Delmas-Marty, publié en 1997. Plus récemment, le Livre blanc de la Commission européenne du 11 décembre 2001 avait proposé son institution pour la protection des intérêts financiers de l'Union européenne.

À plusieurs reprises, le Sénat a montré son attachement à la réalisation de l'espace judiciaire européen et à la constitution d'une autorité européenne responsable des poursuites. Au sein de la Convention européenne qui avait préparé le projet de Constitution pour l'Europe, nos anciens collègues le président Robert Badinter et le président Hubert Haenel avaient pris une part active pour concrétiser des avancées dans ce domaine, y compris au moyen de la coopération renforcée.

L'Assemblée nationale a elle-même soutenu le projet de Parquet européen, en particulier dans une résolution européenne en date du 14 août 2011.

Cependant, la création d'un Parquet européen suppose d'identifier clairement toutes ses implications sur la coopération judiciaire européenne mais aussi sur notre propre organisation judiciaire. La conférence internationale, organisée par la Cour de cassation avec le soutien de la Commission européenne, les 11 et 12 février 2010, sous l'impulsion de son Procureur général Jean-Louis Nadal, y avait grandement contribué.

C'est aussi tout l'intérêt de l'étude remarquable, publiée en février 2011, que le Conseil d'État a réalisée à la demande du Premier ministre sur la suggestion du président de l'Assemblée nationale, dans le cadre d'un groupe de travail présidé par M. Jacques Biancarelli, Conseiller d'État, délégué au droit européen.

Cette étude, qui a nourri le travail de votre rapporteur, ne sous-estime pas la difficulté de la tâche. Sur le plan juridique, la notion de Parquet est équivoque. Force est de constater qu'il existe deux grands modèles de parquet : un modèle « continental » - dont la France - dans lequel le parquet a pour mission, dans le cadre d'une procédure inquisitoire, d'exercer l'action publique devant les juridictions répressives mais aussi - en amont - de diriger l'action des services de police judiciaire ; un modèle anglo-saxon, fonctionnant selon une logique accusatoire, dans lequel le ministère public ne dirige pas l'action des services d'enquête et se limite à la mise en oeuvre des poursuites devant les juridictions. Sur le plan politique, en dépit du renforcement de la coopération, le droit pénal et la procédure pénale sont encore très largement perçus dans les États membres comme relevant de la souveraineté nationale. Toutefois, pour ce qui concerne la France, l'institution effective d'un Parquet européen n'appellerait pas une nouvelle révision constitutionnelle.

Pour autant, bien que réelles, ces difficultés ne sont pas insurmontables. Elles doivent l'être au regard des enjeux majeurs qui sont en cause : protéger les intérêts financiers de l'Union européenne ; lutter contre la grande criminalité transfrontière.

Les auditions qu'elle a conduites - appuyées par les réflexions antérieures et par l'étude du Conseil d'État - ont permis à votre rapporteur d'identifier ces difficultés mais aussi d'évaluer les voies envisageables pour les surmonter. Comme chaque avancée de la construction européenne, la création d'un Parquet européen sera réalisée dès lors que seront conjugués une réelle ambition de tout ou partie des États membres de relever ensemble ces défis et un souci de pragmatisme dans la démarche.

Notre ancien collègue le président Robert Badinter a été chargé d'évaluer la position des États membres. Il remettra ses conclusions en fin d'année.

La Commission européenne devrait présenter une étude d'impact d'ici la fin de 2012. Elle envisage d'adopter une proposition en vue de la création d'un Parquet européen en juin 2013. Le président José Manuel Barroso a mentionné la création du Parquet européen dans son discours devant le Parlement européen sur l'état de l'Union européenne.

I. LA CRÉATION D'UN PARQUET EUROPÉEN : UNE RÉPONSE ADÉQUATE À DES ENJEUX MAJEURS, CONSACRÉE PAR LE TRAITÉ DE LISBONNE

La création d'un Parquet européen peut permettre de répondre à deux enjeux majeurs : protéger les intérêts financiers de l'Union européenne, objectif essentiel dans ces temps de crise économique et financière ; lutter plus efficacement contre la grande criminalité qui se déploie sans considération pour les frontières nationales. Le traité de Lisbonne prend en compte ces deux enjeux et précise ce que pourraient être les missions d'un Parquet européen.

A. DES ENJEUX MAJEURS

1. La protection des intérêts financiers de l'Union européenne
a) Une exigence qui s'est affirmée progressivement

La nécessité de protéger les intérêts financiers de l'Union européenne est clairement apparue à la suite de la décision prise en 1970 (traité signé à Luxembourg le 22 avril 1970 et décision du Conseil du 21 avril) de remplacer les contributions nationales des États membres par des ressources propres au budget des « Communautés européennes ». Un premier projet de modification du traité du 22 avril 1970 fut élaboré en vue d'adopter une réglementation commune sur la protection pénale de ces intérêts financiers et sur la poursuite des infractions. Ce projet n'aboutit cependant pas et il fut jugé préférable de confier cette responsabilité aux États membres. Cette responsabilité fut d'ailleurs clairement énoncée, en 1989, par la Cour de justice qui posa le principe de l'assimilation du niveau de protection des intérêts financiers communautaires à celui des intérêts financiers des États membres (arrêt du 21 septembre 1989, Commission c/ Grèce). Par la suite, elle exigea de ces derniers qu'ils instituent des sanctions efficaces, dissuasives et proportionnées dans ce domaine. En 1989, est néanmoins créée auprès de la Commission européenne une Unité de coordination de la lutte anti-fraude (UCLAF) chargée de mener des enquêtes administratives dans ce domaine.

La convention du 27 novembre 1995 relative à la protection des intérêts financiers de l'Union européenne a précisé les obligations à la charge des États membres. Cette convention définit la fraude aux intérêts financiers de l'Union comme « tout acte ou omission intentionnel » ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte aux recettes ou aux dépenses des Communautés européennes. Elle impose aux États membres de prévoir les incriminations correspondantes dans leur législation. Cette convention a été amendée par un premier protocole en date du 27 septembre 1996 relatif à la lutte contre la corruption, qui a imposé aux États membres d'incriminer les actes de corruption passive et active, impliquant notamment les fonctionnaires communautaires et nationaux. Un second protocole, en date du 19 juin 1997 a pris en compte le blanchiment et a institué en outre une responsabilité des personnes morales.

Entretemps un règlement du 18 décembre 1995 a donné une définition extensive de l'irrégularité en matière de protection des intérêts financiers de l'Union européenne : « Est constitutive d'une irrégularité toute violation d'une disposition du droit communautaire résultant d'un acte ou d'une omission d'un opérateur économique qui a ou aurait pour effet de porter préjudice au budget général des Communautés ou à des budgets gérés par celles-ci, soit par la diminution ou la suppression de recettes provenant des ressources propres perçues directement pour le compte des Communautés, soit par une dépense indue. » Il a par ailleurs mis en place un cadre d'harmonisation des sanctions administratives dans les États membres (délai de prescription, régime des sanctions...).

Dans le but de veiller à une mise en oeuvre effective de ces textes, l'Office de lutte anti-fraude (OLAF) a été créé le 28 avril 1999. L'OLAF s'est substitué à l'UCLAF. Institué au sein de la Commission européenne, il bénéficie d'une certaine autonomie dans la conduite de ses enquêtes.

La coresponsabilité de l'Union européenne et des États membres est désormais clairement établie par les traités : en vertu des articles 310 § 6 et 325 du TFUE, ils ont l'obligation de combattre toute forme d'activité illégale affectant les intérêts financiers de l'Union. Leur responsabilité ne peut être éludée par les États membres qui gèrent les 4/5è des dépenses de l'Union européenne et qui collectent les ressources propres traditionnelles (principalement des droits de douane et des droits agricoles mais aussi des droits antidumping et des cotisations sur le sucre). Ils ont l'obligation de communiquer, chaque trimestre, à la Commission européenne les irrégularités qu'ils ont détectées dans les domaines de gestion partagée, de la préadhésion et des ressources propres traditionnelles.

b) Un nombre significatif d'irrégularités

Sur la période 2007-2011, le nombre d'irrégularités signalées, tous secteurs confondus, est resté globalement stable jusqu'en 2010 où la fraude présumée a atteint un pic avec un montant évalué à 600 millions d'euros par an. En 2011, 1 230 irrégularités ont été signalées comme frauduleuses (fraude présumée ou établie), soit une baisse d'environ 35 % par rapport à 2010, avec un impact financier estimé à 404 millions d'euros (- 37 %). Ce recul était néanmoins prévisible après la forte hausse de 2010 qui avait été provoquée par un effet « cyclique » dû à la clôture de la période de programmation 2000-2006 au titre de la politique de cohésion et par l'introduction d'un système de gestion des irrégularités dans le cadre de cette politique. Celle-ci reste, au titre des dépenses, le secteur où le nombre des irrégularités signalées comme frauduleuses est le plus élevé (54 % du total) et l'impact financier le plus important (69 % du total).

Si ces évaluations permettent d'avoir une vue d'ensemble sur les mises en cause des intérêts financiers de l'Union, leur précision n'est pas avérée de façon absolue. Selon la Commission européenne, le montant réel devrait être encore plus élevé puisque tous les cas ne sont pas détectés et signalés. C'est ainsi que dans son rapport annuel 2011 sur la protection des intérêts financiers de l'Union européenne et la lutte contre la fraude, la Commission européenne relève des différences significatives entre les approches adoptées par les États membres dans leurs procédures de signalement des irrégularités frauduleuses ou non. Certains États membres continuent de notifier des taux très bas de fraude. Ce qui pose la question de l'adéquation de leur système national de signalement. En outre, les montants en cause peuvent être beaucoup plus importants selon la définition que l'on donne aux « intérêts financiers » de l'Union européenne 1 ( * ) .

c) Un dispositif insuffisant pour assurer une protection effective des intérêts financiers de l'Union européenne

La nécessité de protéger les intérêts financiers de l'Union européenne prend une actualité particulière dans le contexte de la crise financière et de la crise de la dette qui affectent les États membres. Dans sa communication du 26 mai 2011 2 ( * ) , la Commission européenne a pointé les insuffisances du dispositif actuel de protection des intérêts financiers de l'Union européenne. Elle souligne les difficultés nées de la grande variété de systèmes et de traditions juridiques. La Convention de 1995 et ses actes liés n'ont été pleinement mis en oeuvre que dans cinq États membres.

Dans un arrêt du 4 octobre 2006 Tillack c/ Commission, le Tribunal de première instance a jugé que l'éventuelle ouverture d'une procédure judiciaire à la suite de la transmission d'informations par l'OLAF, ainsi que les actes juridiques subséquents, relevaient de la seule et entière responsabilité des autorités nationales. Or, les autorités judiciaires nationales n'ouvrent pas systématiquement d'enquête pénale à la suite d'une recommandation de l'OLAF (depuis 2000, 93 dossiers OLAF ont été classés sans suite par les ministères publics nationaux, sans raison particulière ; 178 autres dossiers l'ont été pour des motifs discrétionnaires). Au total, seulement 7 % des dossiers OLAF font l'objet de poursuites pénales dans les États membres, seuls compétents pour agir comme l'a rappelé la Cour de justice.

Il existe de grandes différences entre les États membres tant dans la définition des infractions pénales concernées (tels le détournement de fonds ou l'abus de pouvoir), dans le concept de fonctionnaire retenu pour l'application des règles anticorruption ou encore la responsabilité pénale des chefs d'entreprises et des personnes morales, engagée dans certains États mais pas dans d'autres.

C'est pourquoi le taux de condamnation dans le cas d'infraction portant atteinte au budget de l'Union varie d'un État membre à l'autre de 14 à 80 %. Trop souvent les enquêteurs, procureurs et juges nationaux se heurtent à des obstacles juridiques et pratiques, tels que des compétences limitées territorialement, la non recevabilité de preuves recueillies par des autorités étrangères, une restriction des poursuites aux affaires nationales ou encore une coopération insuffisante entre les autorités. Cette situation aboutit au classement d'affaires où l'OLAF a pourtant procédé à une enquête qui a conclu à une fraude présumée suffisamment grave. Les déficiences des mécanismes de coopération sont par ailleurs visibles alors même que la protection du budget de l'Union nécessite souvent de mener des enquêtes transfrontalières.

Pour surmonter ces difficultés, la Commission européenne a annoncé son intention d'utiliser les nouveaux outils prévus par le traité de Lisbonne. Elle a ainsi présenté, le 11 juillet 2012, une proposition de directive qui définit, d'une part, des infractions communes à tous les États membres et, d'autre part, les sanctions qu'il convient d'adopter dans le but de renforcer l'effet dissuasif et le potentiel répressif des dispositions applicables. Sa proposition de directive du 12 mars 2012 concernant le gel et la confiscation des produits du crime dans l'Union européenne fait de la confiscation une priorité stratégique en tant que moyen de lutte contre la criminalité organisée.

En juin 2011, la Commission européenne a adopté une communication sur sa stratégie antifraude. En décembre 2011, elle a proposé une révision des textes afin d'assurer que les États membres mettent en place des mécanismes efficaces pour prévenir les pratiques commerciales malsaines et accroître la transparence. Elle a par ailleurs lancé un plan d'action contre la contrebande de cigarettes et d'alcool le long de la frontière orientale de l'Union européenne. En outre, les opérations douanières conjointes donnent des résultats appréciables (par exemple, l'opération baptisée « Fireblade » organisée en avril 2011 par la Hongrie et la Commission (OLAF) en coopération avec Europol).

Toutes ces actions sont positives et de nature à renforcer la politique de protection des intérêts financiers de l'Union européenne. Mais les traités offrent d'autres instruments que la Commission européenne souhaite utiliser, en particulier les mesures de coopération judiciaire en matière pénale (article 82 TFUE), la définition de dispositions législatives relatives à la fraude (articles 310 § 6 et 325 § 4 TFUE), l'attribution de compétences d'investigation à Eurojust (article 85 TFUE) et la création d'un Parquet européen à partir d'Eurojust (article 86 TFUE).

2. Le renforcement de la coopération judiciaire pénale

Les accords de Schengen ont constitué une étape majeure pour la coopération policière et judiciaire en Europe. Ils ont aboli progressivement le contrôle aux frontières intérieures et permis d'élaborer une politique commune aux frontières extérieures des États parties. Sur le plan des enquêtes, ils ont apporté des améliorations non négligeables aux mécanismes de coopération policière, et notamment l'observation transfrontalière, le droit de poursuite, les centres de coopération policière et douanière (CCPD).

La Convention d'entraide judiciaire du 29 mai 2000 et son protocole additionnel du 16 octobre 2001 ont renforcé, au sein de l'Union européenne, les mécanismes d'entraide institués par les conventions du Conseil de l'Europe. Première convention à avoir été adoptée après l'entrée en vigueur du traité sur l'Union européenne, la convention de 2000 a généralisé la transmission directe des procédures entre les autorités judiciaires des États membres et introduit de nouvelles formes d'entraide : utilisation de la vidéoconférence, livraisons surveillées, enquêtes discrètes, équipes communes d'enquête.

a) La reconnaissance mutuelle

Depuis le Conseil européen de Tampere en 1999, le principe de reconnaissance mutuelle constitue la pierre angulaire de la coopération judiciaire européenne. Pour faciliter la mise en oeuvre de ce principe, le programme de La Haye (2004) avait insisté sur l'importance de renforcer la confiance mutuelle.

Au titre de la reconnaissance mutuelle, la principale réalisation demeure le mandat d'arrêt européen, qui a été établi par une décision-cadre du 13 juin 2002. Il est opérationnel dans les vingt-sept États membres depuis le 1 er janvier 2007. Depuis sa mise en place, 54 689 mandats d'arrêt européen ont été émis par les États membres donnant lieu à la remise de 11 630 suspects. Dans le cadre de l'ancienne procédure d'extradition, les affaires traitées duraient en moyenne une année. Ce délai est désormais réduit à seize jours, lorsque le suspect consent à son extradition, ou à quarante-huit jours lorsque ce n'est pas le cas.

La Commission européenne relève toutefois, dans un rapport d'évaluation d'avril 2011, que l'efficacité du mandat d'arrêt européen peut être entravée par des préoccupations liées au respect des droits fondamentaux dans les États membres ainsi que par une utilisation excessive dans des cas qui ne le justifient pas véritablement. L'établissement de normes européennes minimales en matière de droits des personnes soupçonnées d'un délit ou poursuivies peut répondre au premier écueil en garantissant la tenue de procès équitables. L'Union européenne a déjà adopté des dispositions législatives portant sur le droit à l'interprétation et à la traduction dans les procédures ainsi que sur le droit à l'information des suspects. La Commission a présenté une proposition de directive en vue de garantir l'accès à un avocat et le droit à communiquer avec les membres de sa famille et ses employeurs. Chacune de ces mesures s'appliquera aux suspects faisant l'objet d'un mandat d'arrêt européen.

L'hétérogénéité des normes d'incrimination et de sanction constitue une vraie difficulté qu'il faut lever. Comme le souligne Eurojust, à laquelle fait écho l'étude du Conseil d'État, les États membres où le faux monnayage est faiblement incriminé risque d'être moins enclins à poursuivre cette infraction que d'autres États membres comme la France, où cette infraction est passible d'une peine de trente ans de réclusion criminelle.

La disparité des procédures pénales est une autre difficulté encore plus sensible. Le rapport annuel d'Eurojust 2009 souligne la diversité des « législations relatives à l'interception des communications, à l'audition des témoins (par ex. dans les affaires de criminalité organisée ou de traite des êtres humains), et aux exigences de recevabilité des preuves (par ex. les déclarations de témoins, qui peuvent n'être admissibles que lorqu'elles sont reçues par un juge et non par la police). »

Depuis le traité d'Amsterdam, l'Union européenne a adopté plus d'une dizaine de textes (décisions-cadre, décisions) dans ce domaine. Mais, en pratique, ces instruments ne sont pas toujours transposés par les États membres. Lorsqu'ils le sont, ils ne fonctionnent pas de manière satisfaisante au niveau de l'ensemble de l'Union européenne, à l'exception notable du mandat d'arrêt européen. À partir de 1 er décembre 2014, la Commission européenne aura la faculté de mettre en cause les États membres devant la Cour de justice pour manquements.

Au-delà, les pratiques devront évoluer vers plus de solidarité européenne. Les possibilités offertes par les dispositifs européens ne sont malheureusement pas toujours connues dans les juridictions nationales. L'accent doit donc être mis sur la formation des magistrats et sur l'utilisation des réseaux de coopération.

Dans le cadre du programme de Stockholm, adopté par le Conseil européen en mai 2010, de nouvelles pistes ont été ouvertes. C'est ainsi qu'un véritable mandat européen d'obtention de preuves, se substituant à tous les instruments existants, pourrait être mis en place. Il serait automatiquement applicable dans toute l'Union.

b) La coopération entre les autorités judiciaires

La coopération judicaire s'est par ailleurs développée à travers les magistrats de liaison et le réseau judiciaire européen (RJE). Créés en 1996, sur la base d'accords bilatéraux ou multilatéraux, les magistrats de liaison permettent d'accélérer, par des contacts directs avec les services compétents et les autorités judiciaires de l'État d'accueil, toutes les formes de coopération judiciaire. Ils facilitent une meilleure connaissance des systèmes juridiques et judiciaires entre les États membres. Mis en place en 1998, le réseau judiciaire européen avait à l'origine vocation à faciliter à l'occasion d'une procédure pénale, l'exécution d'une demande d'entraide judiciaire en principe bilatérale. Il fonctionne désormais comme un réseau de « points de contact judiciaires » entre les États membres.

Des progrès ont été enregistrés dans les échanges d'informations. Une décision du Conseil du 6 avril 2009 a institué le système européen d'informations sur les casiers judiciaires (ECRIS), qui offre aux États membres un système électronique d'échange d'informations extraites des casiers judiciaires. Encore faut-il rappeler que l'interconnexion des casiers judiciaires est née en 2003 d'une initiative franco-allemande. Elle s'est fondée sur la Convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale d'avril 1959. C'est donc là encore de l'initiative de quelques États qu'a pu émerger ensuite une solution valable pour l'ensemble de l'Union européenne.

Le rôle d'Eurojust pour développer la coopération judiciaire pénale s'est par ailleurs affirmé. Le nombre de demandes d'assistance liées à la lutte contre la criminalité transfrontalière grave émanant des États membres s'est établi à 1 441 en 2011 (contre 1 421 en 2010). Le nombre de dossiers traités au cours des réunions de coordination d'Eurojust est passé de 140 à 204 entre 2010 et 2011. En décembre 2008, sous la présidence française, le Conseil a adopté une décision qui tend à renforcer Eurojust, en développant les prérogatives des membres nationaux et du collège et en établissant une cellule de réaction rapide pour traiter les affaires les plus urgentes.

En dépit de ces avancées, beaucoup reste encore à faire pour ancrer les missions d'Eurojust dans les pratiques judiciaires nationales et aller vers un véritable parquet européen. Il apparaît indispensable que les perspectives ouvertes par le traité de Lisbonne soient utilisées.

En outre, l'exécution des demandes d'entraide se heurte à la diversité des systèmes juridiques qui reconnaissent des modalités différentes d'administration de la preuve. Les conditions de fond et de forme pour protéger les libertés peuvent varier selon les États membres. La Direction générale des Affaires criminelles et des Grâces relève que les autorités judiciaires françaises se voient fréquemment opposer une fin de non recevoir à une demande d'interceptions téléphoniques, de perquisition, d'audition d'une personne dans le cadre d'une mesure de contrainte ou selon des modalités garantissant à la personne l'effectivité de certains droits. Des différences culturelles aussi peuvent contribuer à l'incompréhension des demandes, par exemple en raison d'une perception différente de la gravité des infractions en cause.

c) Le développement de la coopération policière

La coopération policière a devancé la coopération judiciaire : Interpol date de 1923 ; Europol a été créé avant Eurojust. Elle fonctionne très bien dans un cadre bilatéral (en particulier avec l'Espagne, l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie et la Belgique). Outre son effet sur la durée de l'enquête (une commission rogatoire internationale prend de six mois à un an), cette coopération peut se heurter au problème de l'identification des bons interlocuteurs car les structures sont différentes.

Dans un cadre intergouvernemental, sept États (l'Allemagne, la Belgique, l'Espagne, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas et l'Autriche) ont négocié, en 2005, le traité de Prüm qui a ensuite été intégré dans le cadre communautaire par la décision du Conseil du 6 août 2008. Ce texte permet aux services répressifs d'avoir accès aux bases de données contenant des informations liées à l'ADN, aux empreintes digitales et aux immatriculations de véhicules. Due à une initiative suédoise, une décision du Conseil du 18 décembre 2006 a par ailleurs établi une obligation de répondre aux demandes d'information. Les conditions d'accès au système d'information sur les visas (VIS) pour des raisons de sécurité ont été fixées par la décision du Conseil du 23 juin 2008. La directive du 15 mars 2006 a défini les conditions de conservation des données relatives au trafic des communications électroniques.

Créée par la convention du 26 juillet 1995, dans le cadre de ce qui était alors le « troisième pilier », l'Office européen de Police (Europol) a été intégré dans le cadre communautaire par la décision du Conseil du 6 avril 2009 sous la forme d'une agence européenne. Ses compétences ont été, à cette occasion, étendues à toutes les formes de criminalité transfrontalière.

Europol compte 800 agents dont 150 officiers de liaison. La France y est représentée par la Police nationale, la Gendarmerie et la Douane. Europol est chargé de centraliser les données sur la criminalité « sérieuse » et « organisée ». Sa base de données est alimentée par les ministères nationaux de l'intérieur (la France et l'Allemagne sont les plus gros contributeurs en données). Europol apporte par ailleurs son soutien opérationnel aux enquêtes des États membres. Des réunions opérationnelles permettent de confronter les positions des États membres avec les analyses d'Europol.

Europol a développé des outils qui fournissent aux services répressifs des États membres des renseignements sur les phénomènes criminels : un système d'information destiné à recueillir des données relatives à la criminalité transfrontalière et à en permettre l'échange ; des fichiers de travail à des fins d'analyse. Il existe 18 fichiers d'analyse. Europol a des relations continues avec Eurojust (plus de 150 réunions opérationnelles par an) qui est associé à 12 de ces 18 fichiers.

Le traité de Lisbonne prévoit expressément l'association des parlements nationaux au contrôle d'Europol. C'est une exigence démocratique qui doit être concrétisée. Sur la proposition de votre commission des affaires européennes, le Sénat a adopté, le 29 juin 2011, une résolution européenne soulignant que cette association doit être organisée de façon à la rendre effective et permanente.

Les équipes communes d'enquête, dont la création a été rendue possible par une décision-cadre du 13 juin 2002, permettent aux autorités judiciaires et policières d'un État membre d'intervenir sur le territoire d'un autre État membre avec l'accord de cet État. Il s'agit donc d'une dérogation majeure au principe de territorialité de la loi pénale. Ces équipes communes sont créées par deux États membres au moins avec un objectif précis et pour une durée limitée. Elles mènent leurs opérations conformément au droit de l'État membre sur le territoire duquel elles interviennent. En pratique, il s'agit le plus souvent une coopération bilatérale « déguisée » en coopération multilatérale. La participation d'Europol et d'Eurojust devrait être plus systématique. En 2011, Eurojust a joué un rôle de plus en plus important dans ce domaine : trente-trois nouvelles équipes communes d'enquête ont été constituées, avec l'aide d'Eurojust ; les membres nationaux d'Eurojust ont participé à 29 d'entre elles.

Dans le cadre du programme de Stockholm, qu'il a adopté en mai 2010, le Conseil européen a préconisé « le renforcement des moyens opérationnels et des outils mis à la disposition des juges, des procureurs et de tous les autres intervenants dans le domaine de la justice. À cet effet, il recommande une participation plus active d'Eurojust et des réseaux judiciaires européens en matière civile et pénale, afin d'améliorer la coopération et la mise en oeuvre effective du droit de l'Union par tous les praticiens. »


* 1 La perte directe de recettes douanières résultant de la contrebande de cigarettes dans l'Union européenne est estimée à plus de 10 milliards d'euros par an.

* 2 Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil, au Comité économique et social et au Comité des Régions sur la protection des intérêts financiers de l'Union européenne par le droit pénal et les enquêtes administratives - Une politique intégrée pour protéger l'argent des contribuables (COM (2011) 293 final).

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