MERCREDI 2 MARS 2011

Présidence de M. François Pillet, sénateur, coprésident et de
M. Serge Blisko, député, coprésident

Audition du Docteur Michel Le Moal, psychiatre, professeur émérite à l'université Victor Segalen de Bordeaux, professeur de neurosciences, membre de l'Académie des sciences

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui deux praticiens psychiatres et médecins qui vont nous donner leur vision clinique de l'addiction aux drogues. Ils vont nous éclairer, de façon aussi pédagogique que possible, sur les conséquences de l'absorption de drogue sur le corps humain et sur le comportement.

Le premier de ces deux praticiens est le docteur Michel Le Moal, psychiatre, professeur émérite à l'université Segalen de Bordeaux, professeur de neurosciences et membre de l'Académie des sciences, dont nous avons entendu les représentants il y a quelques semaines.

Vous avez la parole.

M. Michel Le Moal . - L'essentiel, dans un domaine aussi complexe, est d'être simple.

Vous avez rappelé mes fonctions : je suis essentiellement connu, au plan international, pour mes recherches fondamentales. Je m'intéresse à la psychiatrie et je cherche par ailleurs à comprendre ce que veut dire un cerveau perturbé ce qui n'est guère simple, la psychiatrie étant certainement, de toute la médecine, la partie la plus complexe, peut-être la plus méprisée !

Etant récemment rentré de Los Angeles, je n'ai pas eu le temps de lire les comptes rendus de mes prédécesseurs. Je ne sais donc pas ce qui a été dit, ce qui est bien sûr un handicap. Ce que je vais dire sera donc peut-être hors norme.

Peut-être l'avez-vous déjà entendu dire par des gens plus qualifiés que moi : l'addictologie est, en France, apparue relativement récemment, avec quinze ans de retard sur les États-Unis. Au cours de mes études dans une école psychiatrique de grande renommée nationale -celle de Bordeaux- j'ai dû voir entre cinq et dix malades. Notre manuel de psychiatrie, qui était à l'époque une bible et qui est demeuré valable, consacrait trois pages à ce phénomène.

Si cette apparition est récente, on sent néanmoins une accélération des choses. Pourquoi ? L'explication est assez complexe. Lorsqu'on parle de substances toxicophiliques ou addictogènes, il ne faut pas oublier les objets d'addiction comme le jeu pathologique -qui a donné lieu, il y a deux ans, à une étude de l'INSERM à laquelle j'ai d'ailleurs participé- les achats, le sexe, le chocolat etc.

Il existe également tout un monde qui entre dans le cadre des addictions. On pensait qu'il existait des différences mais on les voit à présent s'atténuer, dans la mesure où le syndrome qui en résulte a les mêmes caractéristiques symptomatologiques.

J'ai depuis de nombreuses années travaillé sur ces sujets avec mes collègues américains en essayant de comprendre ce qui a été parfaitement défini par le Surgeon General, l'équivalent aux États-Unis du ministère de la santé. C'est lui qui supervise l'ensemble de la santé publique américaine. Il fait chaque année un rapport très attendu destiné aux acteurs et au gouvernement, essentiellement centré, cette année, sur les troubles psychiatriques -ce que l'on appelle depuis quinze ans, aux États-Unis, « l'épidémie de troubles psychiatriques et comportementaux ».

Dans son analyse de 2003, il définissait le phénomène comme un ensemble de « pathologies sociales chroniques » qui mettent en péril d'une part les finances des États-Unis en représentant de 16 à 17 % du PIB et, d'autre part, l'avenir même du pays. C'est ce que, dans d'autres cercles, on appelle les maladies « sociogéniques de masse ».

Il s'agit d'un ensemble de perturbations dans lesquelles on englobe l'addiction mais qui n'est pas simplement réduit à l'addiction, comme l'obésité, apparue il y a trente ou quarante ans. Pourquoi ? Pourquoi y a-t-il une véritable épidémie de lombalgies ou une épidémie de fatigue chronique ? Pourquoi une épidémie d'anxiété ou de troubles dépressifs ?

Ce que l'on voyait il y a trente, quarante ou cinquante est sans commune mesure avec ce que l'on voit maintenant. C'est le message que le Surgeon general a porté de manière officielle devant le Gouvernement.

Il s'agit donc de drogues et, plus largement, d'objets addictogènes. Peut-être les addictions sont-elles à classer dans un ensemble plus vaste de pathologies de nature et d'origine sociale, avec des objets divers...

Vous avez sans doute traité de certaines substances qui semblent employées de plus en plus par les jeunes, ce qui est bien sûr angoissant. Les responsables des différentes agences que vous avez entendus ont dû vous fournir des statistiques. Vous avez pu constater que celles-ci sont extrêmement fluctuantes, telle substance dominant durant cinq ans avant d'être remplacée par telle autre. Il y a trente ans, on ne connaissait pas le cannabis. Dans la bible de la psychiatrie mondiale, le « DSM IV » et sa dernière édition 2000, l'addiction au cannabis n'est pas mentionnée. Les choses arrivent lentement et la recherche est là pour faire émerger une certaine vérité. Nous sommes maintenant tous d'accord pour dire qu'il existe une addiction au cannabis. Tout cela est fluctuant et tout se complète à la suite des recherches.

Je voudrais attirer votre attention sur un phénomène qui se développe de manière insidieuse et sournoise mais générale. Il s'agit de l'utilisation instrumentalisée des drogues.

Des secteurs de plus en plus larges de la population -comme les jeunes adultes- sont en quête de méthodes destinées à maîtriser leurs états mentaux : recherche d'euphorie, modification de l'humeur, changement hédonique de leur état mental mais aussi automédication. Toutes les substances toxicophiliques ou addictogènes ont une valeur d'automédication et peuvent être utilisées pour compenser un léger état affectif négatif. Vous le savez, les grands malades mentaux consomment presque tous des drogues. Qu'elles soient licites ou illicites est pour moi la même chose !

Cette automédication permet aussi de réguler des états de stress, d'améliorer des performances, de chercher de façon presque épidémique à améliorer les performances ou accroître les interactions sociales. Il peut également s'agir d'améliorer le comportement sexuel, de maîtriser les apparences physiques. Le Médiator était ainsi primitivement l'une des mille et une substances destinées à maîtriser l'apparence physique en réduisant l'appétit.

Toutes ces molécules ont également la faculté de changer les capacités sensorielles. Toutes ces différentes facultés sont pratiquement partagées par toutes les substances addictogènes.

Nous sommes dans une société qui veut maîtriser ses états mentaux et surtout les améliorer. Vous allez me faire remarquer qu'il est curieux de rechercher un produit qui n'est pas naturel pour se sentir naturel, performant, efficace. Pourquoi la société actuelle crée-t-elle ces besoins ? Pourquoi certains ont-ils besoin de cette béquille pour apparaître au mieux ? C'est un phénomène très important qui infiltre actuellement notre société.

Or, toutes ces personnes supposent qu'elles maîtrisent ce qu'elles font. Il existe donc une rationalité de l'utilisation. Il y a aussi derrière cela un autre facteur explicite : ces personnes ne veulent pas savoir que, parmi toutes celles qui prennent ces substances, certaines sombreront et passeront de l'autre côté. C'est là le fond du problème de l'addiction.

J'ai passé une bonne partie de ma vie à travailler non pas sur l'usage de drogues mais sur le problème de l'addiction, qui est l'aboutissement d'un processus où selon moi, après usage et mésusage, on débouche sur un état neurobiologique qui est un état de maladie.

Tout ce qui touche à la drogue est un champ bourré de controverses, de camps, de clans, souvent d'ailleurs en raison de l'origine des acteurs. La masse des sociologues, dans l'ensemble, récuse l'idée de maladie et le fait que l'on puisse naturaliser et médicaliser le processus -ils le disent également pour beaucoup d'autres choses. Les neurobiologistes -c'est mon clan- ont une analyse à courte vue. Ils travaillent toute leur vie sur des souris et des ras ; selon eux, il s'agit d'un cerveau malade, un point c'est tout ! Entre les deux, les psychiatres se divisent entre ces deux clans. C'est un champ est extrêmement conflictuel et je traiterai quant à moi de l'addiction comme d'une maladie chronique du cerveau. Il s'agit de la phase terminale d'un processus à partir duquel on ne revient pas -ou très peu- car il s'agit d'une maladie chronique à rechutes.

Quelles sont les symptômes cardinaux ? Selon moi -cela a fait l'objet d'une publication de ma part et de la part de certains de mes collègues aux États-Unis, il y a une dizaine d'années, qui résumait assez bien le consensus- le premier symptôme central est la perte des capacités d'autorégulation, la perte du contrôle. Nous pensons qu'une partie spécifique du cerveau est atteinte, le cortex préfrontal, dernier élément de l'évolution, très développé chez les primates et chez l'homme. C'est un cortex qui est venu tardivement dans la phylogenèse, un cortex d'inhibition et de contrôle, en position pontificale pour réguler les autres fonctions du cerveau. L'atteinte des fonctions de ce cortex entraîne la désinhibition et la perte de contrôle.

Le second symptôme est la compulsion. Au cours de l'usage ou du mésusage, on sent une conduite impulsive -en général consciente- à l'égard de l'objet. Mais il y a encore contrôle dans une certaine mesure. Si on le lui fait remarquer, la personne le reconnaît et l'objet peut être laissé de côté. A partir d'un certain moment, le processus neurobiologique s'enclenche, avance, les dégâts au sein du cerveau progressent et on passe à l'état de compulsion. Le sujet est non seulement impulsif mais répète cette impulsivité sans aucun contrôle ni autolimitation. Les régions motrices du cerveau sont atteintes.

Le troisième symptôme est lié à ce que j'appelle l'homéostasie hédonique. Nous savons tous faire la part entre ce qui est bien et ce qui ne l'est pas, contrôler le passage de l'un a l'autre dans la recherche du plaisir, moteur essentiel de notre existence. Or, le sujet en état d'addiction ne recherche pas le plaisir, contrairement à ce que beaucoup disent. Le grand système neurologique à la base du cerveau, appelé système de récompense ou de plaisir, est atteint.

Enfin, il existe deux symptômes complémentaires ; il y a chez le sujet un état de compulsion permanente : son répertoire comportemental se rétrécit au fur et mesure des semaines et des mois pour ne plus être axé que sur une seule chose : l'obtention de la drogue ou de l'objet. J'ai vu une mère laisser mourir son nouveau-né !

Tout ce qu'il y a de plus phylogénétiquement fondamental dans les conduites de préservation de l'individu et de perpétuation de l'espèce, qui sont programmées depuis des millions d'années, disparaît. Ce qu'il y a de plus fondamental dans le vivant est atteint. C'est quelque chose d'assez angoissant...

Voilà ce que représente le syndrome de cet état de maladie qu'on appelle l'addiction. Il s'agit d'un syndrome subjectif : le sujet se sent dans une prison, estime avoir perdu sa liberté, se pense dépossédé de soi, lamentable. Ces symptômes, extrêmement graves, sont parmi les premiers à traiter afin que le sujet retrouve une perception plus positive de soi.

Durant la première période, il existe une recherche du plaisir lié à la consommation : l'objet vous crée du plaisir. On reconnaît le passage à l'état de maladie -donc d'addiction- lorsque le sujet est obligé de consommer de la drogue pour se sentir bien et supprimer l'ensemble des symptômes que j'ai décrits. On a complètement inversé la donne : le sujet est obligé de consommer pour retrouver un certain équilibre dans le déséquilibre !

Pourquoi certains sujets sombrent-ils ? Il existe dans le monde des neurosciences deux attitudes. L'une veut faire de l'apparition de l'addiction une dérive iatrogène : on consomme de la drogue, la drogue va transformer le cerveau et le cerveau ainsi transformé va provoquer un état d'addiction. On l'obtient chez l'animal. L'objet essentiel est donc la consommation. Si vous consommez, vous transformerez votre cerveau et immanquablement arriverez à cet état. Si l'on veut supprimer l'addiction, il faut supprimer la disponibilité de l'objet consommé ! Cela signifie aussi que l'on trouvera peut-être un jour la molécule permettant de bloquer le processus...

Voyant les choses du côté de la psychiatrie et face aux progrès de l'épidémiologie psychiatrique, je dirais -sans en être totalement sûr- que la personne dépendante possède, depuis la petite enfance ou non, un état psychopathologique préalable.

Raisonner ainsi déplace le problème car il ne suffit pas de supprimer les données pour régler le problème : encore faudrait-il se préoccuper de la santé mentale de la société dans laquelle nous vivons. Peut-être parviendra-t-on alors, par là, à régler toutes les questions dont je vous ai parlé.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Vous avez témoigné d'une pédagogie qui permet aux Béotiens que nous sommes de saisir parfaitement les problèmes que vous avez évoqués.

La parole est aux rapporteurs...

M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Quels sont les états psychiatriques préalables ?

M. Michel Le Moal . - Anxiété, dépression, troubles du comportement, dont les états impulsifs...

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Toutes ces précisions ne sont guère réjouissantes !

La recherche permet-elle d'envisager une aide plus concrète pour ceux qui sont déjà tombés dans l'addiction ? Quels seront les dégâts pour ceux qui sont les moins fragiles ? Y en aura-t-il ?

M. Michel Le Moal . - Absolument ! La simple consommation répétée et continue présente son propre danger en transformant les synapses, les neurones, etc. Grâce à certains articles récents, on sait qu'elle change même certains aspects du génome. Les substances sont des toxiques. Lorsque nous buvons du vin, nous savons bien que ne buvons pas du lait -même si, à l'Assemblée nationale, un député a dit que le vin n'est pas de l'alcool ! Je veux dire par là que même si l'on fume un peu, on sait que l'on fume une substance toxique.

L'aspect toxique est bien là : on ne peut l'éviter et il joue sur l'ensemble de l'organisme, dont le cerveau. Il existe cependant une porte d'entrée majeure lorsqu'il y a des états psychopathologiques préalables ne serait-ce que par la recherche de l'automédication.

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Est-il envisageable que la recherche, dans les années à venir, puisse réparer les dégâts causés au cerveau ?

M. Michel Le Moal . - Je récuse totalement cette forme de béatitude médiocre de l'ensemble des neurosciences qui prétendent que l'on pourra régler l'ensemble des problèmes de la psychiatrie à partir des connaissances sur le cerveau ! Je ne vois strictement aucune piste permettant de le dire !

Peut-être attendons-nous celui qui viendra envisager les choses d'une autre manière et reprendre les neurosciences par le bon bout mais je suis pour l'heure irrité par les gens de ma confrérie qui nous annoncent tous les matins que l'on va raser gratis ! Je ne peux plus le supporter ! En 1954, La première substance neuroleptique est arrivée en psychiatrie par hasard, grâce à mon maître, Henri Laborit. On a depuis inventé des molécules voisines mais on n'a fait aucun progrès, surtout dans le domaine conceptuel.

J'ai la chance d'avoir participé à la naissance des neurosciences. A chaque décennie, on a pensé avoir trouvé la solution, qu'il s'agisse des neurotransmetteurs, des récepteurs ou de la transition cellulaire... En l'état actuel, il n'existe pas de médicament !

Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Que pensez-vous des produits de substitution à certains psychotropes ?

M. Michel Le Moal . - C'est totalement différent ! Une substance qui se fixe sur le récepteur mu et qui l'occupe durant deux ou trois jours au lieu de quelques heures pour remplacer la morphine ne constitue pas un médicament.

Votre question précédente porte sur une substance qui changera la nature même de la thérapeutique psychiatrique : de ce côté, on tourne en rond et on est dans le même paradigme depuis 1954. Cette molécule, qui est ce qu'elle est, a été découverte par hasard. On parle de « camisole chimique » à propos des neuroleptiques. Cela étant, heureusement qu'on les a ! Ils permettent au sujet de reprendre une existence parfois correcte et de supprimer ses hallucinations mais dans le domaine qui nous occupe, pour l'heure, il n'y a rien !

M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je voulais poser la même question à propos de la substitution...

M. Daniel Vaillant, député . - Il en va de même en ce qui me concerne. Je regrette que la recherche pharmaceutique n'ait pu avancer dans le domaine de la substitution sur la cocaïne ou ses dérivés.

J'ai beaucoup apprécié votre exposé, qui a la grande vertu d'être audible et que chacun peut comprendre.

J'ai cependant été surpris par le fait que vous disiez que le cannabis est un phénomène qui remonte à une trentaine d'années. Je crains hélas que ce ne soit plus ancien, même si cela n'a jamais eu la même répercussion qu'aujourd'hui. On a connu le comptoir du kiff, lorsque le Maroc faisait partie de l'ensemble français...

M. Michel Le Moal . - Il ne s'agissait pas à l'époque d'un état épidémique.

M. Daniel Vaillant, député . - Mais le produit est connu depuis près de 4.000 ans !

M. Michel Le Moal . - Le DSM IV, la bible de la psychiatrie mondiale, ne fait pas état de l'addiction. Nous avons donc été obligés de le constater et de l'étudier cliniquement. La nocivité du cannabis est relativement récente dans les esprits des chercheurs...

M. Daniel Vaillant, député . - Je n'étais pas en contradiction avec votre propos : je m'interrogeais seulement. Lorsque des sportifs veulent se doper, ils recherchent avant tout la performance mais développent un phénomène d'addiction.

Car les drogues sont aussi une manière d'exploiter les gens. Pendant la guerre de 1914, on donnait des gourdes de gnôle aux Poilus pour affronter l'ennemi. Les droguait-on ou voulait-on qu'ils oublient les risques face à l'ennemi ? C'est vrai dans beaucoup de domaines : les mineurs consommaient également de l'alcool pour surmonter leur angoisse.

Vous n'avez pas souhaité emprunter cette voie et vous en êtes cantonné à l'analyse du phénomène chimique et à celle des produits ; toutefois, l'environnement sociologique est sans doute à prendre en considération. On ne peut l'ignorer : chez certains, la situation sociale et l'angoisse peuvent pousser à la prise de risque...

M. Michel Le Moal . - Pourquoi est-on obligé de changer son état mental ? J'ai dressé tout à l'heure la liste de tout ce que peut procurer la drogue. Les firmes pharmaceutiques inventent des centaines de molécules ; lorsqu'elles arrivent à trouver une molécule dont elles pensent qu'elle peut avoir un effet thérapeutique, le staff se réunit pour savoir si celle-ci est addictogène ou non. Les recherches commencent alors mais on ne le saura que le jour où un mammifère -l'homme peut-être- l'aura prise. Nous avons dans le cerveau des molécules qui rencontrent ce qui existe dans la nature, se marient et font fonctionner les systèmes neuronaux. Ma conviction profonde est que nous sommes dans des sociétés de plus en plus pathogènes.

D'aucun ont dit que toutes les civilisations sont mortelles. Je suis presque aussi souvent aux États-Unis qu'en France. J'observe régulièrement ce pays depuis 1973 : pourquoi ne l'imite-t-on jamais dans ce qu'il a de bien ? Je l'ai dit, le Surgeon General, en 2003, estimait déjà que la société américaine était en péril !

Mon champ de recherches n'est pas simplement les substances addictogènes ou l'addiction en général : je travaille beaucoup sur les conséquences du stress -et particulièrement du stress intra-utérin. Nous sommes dans des sociétés qui, manifestement, cumulent et accumulent la pathogénicité d'un environnement délétère !

Certains prétendent que nous sommes la civilisation la plus heureuse : j'affirme le contraire et cela rejoint ce que je disais tout à l'heure : l'augmentation croissante des troubles psychiatriques dans le monde occidental est peut-être à la base de cette vulnérabilité préalable à l'addiction.

M. Georges Mothron, député . - Comme les intervenants précédents, le cartésien que je suis a été ému par ce que vous avez dit mais je suis sorti de certaines auditions un peu plus optimiste que je ne sortirai de celle-ci !

J'ai bien compris que la société était de plus en tournée vers les addictions et j'ai cru entendre que l'on se trouvait devant des réseaux avec des « clapets anti-retour ». Les malades ont avancé dans leur cheminement et n'ont que fort peu de chances de retourner aux phases initiales.

J'en retire donc un sentiment assez pessimiste : la société se tourne de plus en plus vers cette demande et les traitements, à l'heure actuelle, sont quasi inexistants. On comprend le phénomène mais il n'existe pas de remède !

M. Michel Le Moal . - Les psychiatres ont l'habitude de la difficulté. C'est la spécialité médicale la plus complexe qui soit, du fait de ses objets et de la nature même des syndromes pathologiques, ne serait-ce que parce qu'il n'existe pas de marqueur. Quelle est la part de la génétique, de l'environnement, de ce que le patient a acquis durant la vie intra-utérine ?

L'état d'addiction n'est qu'un élément. Les psychiatres ont l'habitude de certaines molécules qui colmatent les brèches -à tel point que nous sommes les premiers consommateurs au monde d'anxiolytiques. Pourquoi ? La recherche va bon train dans le domaine des psychothérapies, même s'il reste encore beaucoup à faire. C'est un corps-à-corps entre le sujet, son environnement, sa substance, etc. Fort heureusement, les services se multiplient et l'addictologie est devenue une discipline, ce que je n'aurais pas imaginé il y a quinze ou vingt ans. Mis à part Marmottan, temple de l'addictologie en France, il n'y avait rien à l'époque -ou presque.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - La parole est aux parlementaires.

Mme Catherine Lemorton, députée . - Vous avez parlé de situations addictogènes. Il était important de le préciser car la mission a tendance à s'en tenir aux produits. Or, on légifère parfois dans le mauvais sens en autorisant la publicité d'alcool sur Internet, etc. Je n'y reviendrai pas...

On parle ici de soins et de sortir les gens de cette impasse. Vous avez dit que lorsqu'on a atteint un état compulsif, on a déjà détruit une partie du programme génétique qui existe depuis des milliers d'années chez l'être humain. Il y a là un côté irréversible. Dans des situations extrêmes, le but n'est-il pas simplement de maintenir la tête de la personne hors de l'eau, sans avoir de grandes ambitions ni vouloir restaurer tout ce qui a été détruit ?

M. Michel Le Moal . - J'ai été lapidaire afin d'être pédagogique -même si je ne retire rien de ce que j'ai dit.

La substance transforme pratiquement tous les réseaux neuronaux du cerveau. Le symptôme le plus grave est le rétrécissement progressif du répertoire comportemental. Le sujet est de plus en plus attaché à la prise compulsive de substances. J'ai toujours été frappé de constater, sur le plan de la neurologie, à quel point ce processus investit également ce qui permet à tout être vivant d'exister : savoir se protéger, procréer... Je ne puis dire où ces programmes se situent dans le système nerveux central car on ne le sait pas. Je ne serais pas étonné que tout le cerveau y participe -et peut-être le faut-il d'ailleurs.

Il est cependant étonnant de constater le niveau auquel l'être biologique est réduit. C'est absolument fascinant et incroyable ! Il faut en prendre conscience quand on traite de l'addiction.

M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous vous remercions chaleureusement de la qualité de ces informations et de leur clarté.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page