L'HISTOIRE DE L'AMIANTE
L'histoire de l'amiante est d'une certaine façon
attachée à celle du XXème siècle. Celui-ci
débute, en effet, en donnant à l'amiante les prémisses de
sa place dans notre environnement, notamment industriel. Si l'on doit brosser
à très grands traits son histoire au cours de ce siècle,
on peut écrire qu'elle se déroule en quatre grandes
périodes.
La première est celle de sa
montée en puissance
du
début des années 1900 au lendemain de la deuxième guerre
mondiale, en raison de ses qualités exceptionnelles. On trouvait sa
principale utilisation dans les chantiers navals et l'industrie textile.
La deuxième est celle de
son apogée
qui correspond aux
« Trente Glorieuses », c'est-à-dire le
développement industriel des années 1950, 1960, et 1970. La
diffusion de l'amiante s'est effectuée en méconnaissant toutes
ses conséquences sur la santé de l'homme et en reléguant
au second plan des préoccupations pourtant légitimes de
santé publique.
La troisième commence au début des années 1980, elle est
celle d'une
utilisation
contrôlée, réduite,
c'est-à-dire plus réfléchie
. Cependant s'annonce un
face-à-face avec les enjeux de la santé de l'homme qui peut
devenir redoutable.
La quatrième période, qui prend naissance avec la décision
d'interdire l'amiante au 1er janvier 1997, pourrait être, malgré
tout, celle de la
confiance retrouvée dans une politique
affirmée de gestion du risque
.
I. INTERDIRE L'AMIANTE POUR LE FUTUR : UNE DÉCISION JUSTIFIÉE
La décision d'interdire l'amiante, annoncée le 3
juillet 1996, à la suite de la publication du rapport de l'expertise
collective de l'INSERM, et effective depuis le 1er janvier 1997, était
devenue nécessaire. C'est l'un des premiers dossiers de santé
publique impliquant l'ensemble de la population qui fait l'objet d'une
décision politique aussi absolue, voire radicale, qui met un terme aux
insuffisances et aux silences du passé et qui engage l'avenir d'une
manière aussi nette. Dans le passé, cette procédure
s'était appliquée dans quelques cas (par exemple, l'interdiction
des amines aromatiques dans les colorants), mais ces dossiers n'avaient pas
l'envergure du dossier amiante. En effet, peu d'incertitudes subsistent sur ce
dossier. Il convenait donc de mettre en oeuvre le principe de
précaution. Ce n'est plus l'époque de la politique du "wait and
see" ou de la maxime "dans le doute, abstiens-toi". Aujourd'hui,
le politique
doit prendre des décisions politiques dures sur des certitudes
scientifiques molles. C'est l'heure du "dans le doute, décide".
Cette décision s'inscrit dans une nouvelle et plus juste approche
scientifique, médicale et sociale, selon laquelle il n'est plus
"politiquement correct" d'attendre ou de disposer de preuves
absolument
sûres et de connaissances surabondantes. Elle inaugure le temps venu de
prévoir les risques pour empêcher que les populations y soient
exposées. Certes, il n'y a pas de raison d'interdire toutes les
substances à potentiel cancérogène. En effet, une fois que
le risque cancérogène pour un produit est identifié,
l'absence d'interdiction n'a de sens que si l'on maîtrise ce risque, si
l'on ne met pas ce cancérogène entre toutes les mains, ou si sa
diffusion se fait sous des conditions strictes qui permettent une utilisation
sécuritaire du produit. Dans le cas de l'amiante, produit qui a
été diffusé partout d'une manière insidieuse, on ne
peut faire qu'un double constat : une incapacité à
maîtriser son utilisation et sa diffusion et, bien qu'il soit difficile
de l'éliminer, la recherche de produits de substitution pour le
remplacer.
Après avoir analysé les arguments scientifiques en faveur de
cette décision, montré l'échec de l'utilisation
contrôlée de l'amiante dans notre pays, il conviendra d'analyser
plus en détail et de manière politique la décision
d'interdiction elle-même.
A) DE FORTS ARGUMENTS SCIENTIFIQUES
Avant de préciser les différentes pathologies
provoquées par les amiantes et les nombreuses connaissances
scientifiques qui se sont accumulées sur un matériau
utilisé industriellement depuis plus d'un siècle, il convient de
dire brièvement ce qu'est l'amiante. Il s'agit d'une roche
métamorphique, à partir de laquelle on obtient, après
traitement, des fibres qui ont été massivement utilisées
en raison de leurs propriétés exceptionnelles. On a pu dire qu'il
s'agissait d'un "magic mineral".
Les différents amiantes utilisés sont classés en deux
groupes :
- le groupe des serpentines : il s'agit du chrysotile (ou amiante
blanc), variété commerciale la plus utilisée ;
- le groupe des
amphiboles : il comprend des
variétés qui ont été commercialisées :
l'amosite (ou amiante brun) ainsi que la crocidolite (ou amiante bleu) et
l'antophylite, et des variétés qui n'ont pas été
commercialisées en tant que telles mais qui sont des contaminants
naturels que l'on peut retrouver dans certains produits (comme le talc et la
vermiculite) : il s'agit de la trémolite et de l'actinolite.
1) les effets pathogènes des amiantes
C'est essentiellement au niveau de l'appareil respiratoire
que
s'établissent des pathologies spécifiques liées à
l'inhalation d'amiante : asbestose, atteintes non cancéreuses de la
plèvre, cancer du poumon et mésothéliome. D'autres
localisations de cancer sont évoquées par la littérature
scientifique : larynx, appareil digestif, colon, rectum et appareil
urogénital mais ne sont pas scientifiquement établies, à
l'exception du mésothéliome péritonéal.
Le danger de l'amiante est donc celui de l'inhalation des fibres
dégagées par ce matériau. L'absorption par voie buccale
d'amiante contenu dans l'eau potable a soulevé des interrogations aux
Etats-Unis, il y a quelques années, mais rien ne permet de dire que
l'ingestion d'amiante a des effets sur la santé.
Les effets pathogènes de l'amiante sont donc liés au
caractère indestructible des fibres, à leur dépôt
dans le tissu pulmonaire, et à leur migration facile vers l'enveloppe du
poumon, constituée par la plèvre, et vers le péritoine.
L'amiante est en effet composé de fibres, dont la taille et le
diamètre sont différents suivant la variété
d'amiante et qui, lorsqu'elles sont inhalées, peuvent
pénétrer jusqu'au fond de l'appareil respiratoire,
c'est-à-dire jusqu'aux alvéoles, par lesquelles s'effectuent les
échanges gazeux entre l'air et la circulation sanguine.
En moyenne, une fibre d'amiante est de 400 à 2.000 fois plus petite
qu'un cheveu humain et n'est pas décelable à l'oeil nu, dans le
mouvement des poussières.
Les caractéristiques granulométriques des fibres (longueur et
diamètre) ont une importance majeure pour le comportement des fibres
dans l'appareil respiratoire :
- au niveau du site de déposition (zone de conduction bronchique ou
zone d'échange alvéolaire) et au niveau de l'épuration
(épuration micro-ciliaire bronchique et épuration macrophagique
alvéolaire), les plus longues étant les plus persistantes,
- et au niveau des effets cellulaires et tissulaires (fibroses et
cancers), les plus longues et les plus fines étant les plus toxiques.
A la suite de nombreuses études scientifiques et par consensus
international, il a été admis de ne retenir comme dangereuses
(donc soumises à surveillance dans le milieu de travail) que les fibres
d'une longueur supérieure ou égale à 5 microns, d'un
diamètre inférieur à 3 microns et d'un rapport longueur
sur diamètre supérieur ou égal à 3/1.
L'amiante inhalé peut provoquer des asbestoses et des atteintes
pleurales bénignes, mais surtout deux complications redoutables : les
cancers du poumon et les mésothéliomes.
a) les asbestoses
Dès 1906 et 1907 ont été décrits
pour la première fois des cas de fibroses pulmonaires liées
à l'amiante. L'étude que M. AURIBAULT, inspecteur
départemental du travail, a réalisé sur les travailleurs
de l'usine textile de Condé sur Noireau met en évidence la
particularité de ce qu'il appelle alors des pneumoconioses et la forte
mortalité que ces maladies génèrent : 50
décès en cinq ans, de 1890 à 1895.
Les fibroses pulmonaires se manifestent par des épaississements de la
paroi alvéolaire qui gênent les échanges gazeux et donc
l'oxygénation du sang. Le poumon perd alors progressivement son
élasticité. La maladie n'est détectable au début
que par des examens de type radiologique ou par exploration fonctionnelle
respiratoire, les signes cliniques étant très progressifs et
tardifs. Caractérisée par un essoufflement des patients, elle
n'apparaît en général qu'au bout de plusieurs années
et évolue vers une insuffisance respiratoire chronique, qui peut
être mortelle. De nombreuses causes ont été
identifiées : poussières (silice), mais aussi produits
chimiques, médicaments, etc... Parfois, aucune des causes classiques
n'est identifiable.
L'asbestose (ou amiantose, pour les Canadiens) est la fibrose pulmonaire
occasionnée par l'amiante. Elle est caractéristique d'une
exposition à l'amiante à des niveaux particulièrement
élevés (de plus de 1 f/ml pendant 40 ans). C'est donc une maladie
liée aux fortes expositions antérieures aux années 1970.
En voie de disparition dans les pays industrialisés, en raison des
diminutions considérables des taux d'exposition à l'amiante
auxquelles il a été procédé en milieu de travail,
cette maladie pourrait très bien
réapparaître dans le
nouveau secteur industriel du désamiantage, en cas de non-application de
la réglementation
(cas des chantiers "sauvages").
b) les atteintes pleurales bénignes
Plusieurs formes d'atteintes pleurales sont associées
à une exposition à l'amiante.
Les plus fréquentes sont les plaques pleurales. Elles ne sont toutefois
pas annonciatrices d'un cancer ou d'un mésothéliome. En effet, le
mésothéliome ne se développe pas sur des plaques pleurales
et aucune étude scientifique ne permet d'affirmer, ni d'exclure, que les
personnes atteintes de plaques pleurales ont plus de risques que les autres,
à exposition égale, de développer un cancer. Pour autant,
les plaques pleurales témoignent habituellement d'une exposition
à l'amiante et peuvent donc inciter les personnes atteintes à
être plus vigilantes vis-à-vis des premiers symptômes des
cancers de l'amiante. Ces plaques pleurales semblent très
spécifiques de l'amiante, surtout si elles sont bilatérales.
D'autres atteintes bénignes de la plèvre ont été
décrites : épaississement de ses feuillets (symphyse
pleurale) ou épanchement entre ses deux feuillets (pleurésie),
susceptibles d'entraîner une diminution de la capacité
respiratoire. Ces manifestations peuvent avoir de nombreuses autres causes
(infection, traumatisme, maladies inflammatoires...).
c) les mésothéliomes
Il s'agit de tumeurs malignes primitives localisées au
niveau de la plèvre et du péritoine, les autres localisations
étant exceptionnelles. La localisation pleurale est elle-même cinq
fois plus fréquente que celle du péritoine.
Il n'y a aucun autre facteur de risque démontré pour ces tumeurs
que l'amiante et l'érionite (fibre minérale présente en
Turquie). Toutefois, il n'est retrouvé une exposition à l'amiante
que pour seulement 70 à 90 % des mésothéliomes. Pour
la quasi-totalité de ces mésothéliomes, on peut retrouver
une exposition professionnelle à l'amiante ou une exposition
para-professionnelle (c'est-à-dire par contact avec un travailleur de
l'amiante). Mais il existe aussi des cas retrouvés de
mésothéliomes par exposition environnementale "naturelle", comme
en Nouvelle Calédonie et en Corse, où existent des affleurements
d'amiante dans le sol. Par ailleurs, diverses études indiquent la
possibilité d'un risque de mésothéliome associé
à la proximité d'une source industrielle d'amiante.
S'agissant
des expositions dans les bâtiments contenant de l'amiante et dans
l'environnement urbain, aucune donnée épidémiologique
solide ne permet d'établir une relation entre ce type d'exposition et un
risque pour la santé, mais celui-ci ne peut pas non plus être
exclu.
Pour les 10 à 30 % de mésothéliomes restant, pour
lesquels on ne peut pas identifier d'exposition à l'amiante, il n'est
pas possible de dire s'ils sont dus à des expositions "occultes"
(c'est-à-dire ignorées ou oubliées), à des
expositions à d'autres agents spécifiques ou s'ils constituent un
bruit de fond de la maladie. On insiste actuellement sur le rôle
déclenchant ou favorisant des radiations ionisantes, au premier rang
desquels se placent les irradiations médicales (à visée
thérapeutique surtout, mais peut-être également à
visée diagnostique). De même, les études les plus
récentes discutent le rôle de certains virus.
La maladie apparaît en moyenne entre trente et quarante ans après
le début de l'exposition. Globalement, elle apparaît peu chez des
sujets jeunes. Elle est mortelle et la plupart des patients meurent dans
l'année suivant le diagnostic de cette affection. Elle n'est pas
directement liée au tabac.
On estime à environ 1 cas par million d'habitants et par an l'incidence
de la maladie avant l'utilisation industrielle de l'amiante, soit environ 50
cas par an avant 1950. Puis, il y a eu une explosion des cas de
mésothéliomes à partir des années 50, avec une
progression d'environ 5 à 10 % pendant cette période. Il y a
eu parallèlement, comme nous le verrons plus loin plus en détail,
une évolution des professions touchées : alors que dans les
années 60, il s'agissait essentiellement des travailleurs de la
production et de l'utilisation de l'amiante,
ce sont aujourd'hui les
travailleurs qui interviennent sur des matériaux contenant de l'amiante
qui sont les plus atteints
.
Au début des années 90, l'incidence estimée du
mésothéliome pour les deux sexes réunis était
d'environ 600 cas par an pour la France entière. L'étude de
l'expertise collective de l'INSERM estime que
ce nombre peut être
relevé à 750 pour l'année 1996, tout en soulignant qu'il
s'agit là d'une borne inférieure du véritable nombre de
décès dus à cette maladie
, car une fraction non
évaluable de ceux-ci échappe à tout diagnostic
médical. Il semble que, par rapport aux autres pays
industrialisés, cette incidence soit relativement faible, ce qui
s'explique par une utilisation massive plus tardive de l'amiante en France. Il
y avait ainsi
1.235 cas de mésothéliomes recensés en
1994 en Grande-Bretagne
. Ce chiffre n'est pas une estimation, comme c'est
le cas pour la France, mais il représente un nombre de
décès comptés, puisque la Grande-Bretagne dispose depuis
1968 d'un registre des mésothéliomes (avec le nom des personnes
décédées et leur dernier travail à plein temps).
En Allemagne, il y avait environ 700 cas de mésothéliomes
déclarés
et 500 indemnisés en 1994.
Il est plus difficile de parler de chiffres précis pour la France
puisqu'il n'existait pas, jusqu'à très récemment, de
registre des mésothéliomes et que les certificats de
décès ne différencient pas les mésothéliomes
et les autres tumeurs primitives de la plèvre. Pour autant, on dispose
des registres de cancers, regroupés dans le réseau FRANCIM, et
des études ont été réalisés sur 7 de ces
registres (Bas-Rhin, Doubs, Calvados, Hérault, Isère, Somme et
Tarn). Pour tout ces registres réunis, il est apparu une augmentation
globale de l'incidence de cette maladie de 25 % par période de
trois ans, entre 1979 et 1990 (étude parue dans le Bulletin
Epidémiologique Hebdomadaire de la Direction Générale de
la Santé du 18 mars 1996). Cette étude peut difficilement
refléter la réalité de la France entière puisque,
parmi les départements retenus, il n'y a que deux départements
où existe une usine de transformation de l'amiante (le Calvados et le
Tarn). On peut donc penser qu'elle sous-estime la réalité. Mais
elle révèle le fait que, désormais, de nouvelles
populations de travailleurs sont touchées.
Cette tendance à l'augmentation rapide des mésothéliomes
dans les prochaines années est en phase avec les études
réalisées dans les pays étrangers comparables. Dans la
revue "The Lancet" du 4 mars 1995, Julian PETO, épidémiologiste
britannique, prévoit une forte augmentation des
mésothéliomes pour les prochaines années, dans ce pays, et
un
pic de 2.700 à 3.300 décès annuels en 2020
. Il
estime que, pour la génération la plus touchée, celle des
hommes nés dans les années 1940, les décès par
mésothéliome représenteront environ 1 % de tous les
décès.
d) les cancers du poumon
Les fibres d'amiante altèrent les cellules de
l'épithélium des bronches et perturbent les
phénomènes de division cellulaire, ce qui aboutit, dans certains
cas, avec un temps de latence de 10 à 20 ans, à une
transformation cancéreuse.
Ces cancers liés aux fibres d'amiante ne se distinguent pas des autres
cancers pulmonaires, ce qui explique qu'il soit difficile de chiffrer les cas
de cancers du poumon imputables strictement à une exposition
professionnelle à l'amiante. Alors que 80 % des cancers
broncho-pulmonaires sont liés au tabac, la fraction du risque total de
cancer du poumon attribuable à l'exposition professionnelle à
l'amiante varie, selon l'INSERM, de 0,5 % à 15 %, selon les
études, en fonction des variations de la prévalence des
expositions professionnelles à l'amiante, dans les populations
considérées. Il faut souligner également que l'exposition
à l'amiante et la consommation de tabac ont un effet multiplicatif sur
la valeur du risque relatif de cancer du poumon.
Les risques de cancer du poumon sont d'autant plus élevés que
l'exposition à l'amiante est forte.
Pour l'année 1996, le rapport de l'expertise collective de l'INSERM
évalue à 1.200 le nombre de cancers du poumon attribuables
à l'amiante, sur les 25.000 nouveaux cas de cancers broncho-pulmonaires
annuels en France.