Avis n° 140 (2020-2021) de MM. Pascal ALLIZARD et Yannick VAUGRENARD , fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 19 novembre 2020

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N° 140

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2020-2021

Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 novembre 2020

AVIS

PRÉSENTÉ

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur le projet de loi de finances , adopté par l'Assemblée nationale, pour 2021 ,

TOME V

DÉFENSE :

Environnement et prospective de la politique de défense (Programme 144)

Par MM. Pascal ALLIZARD et Yannick VAUGRENARD,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Christian Cambon, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Olivier Cigolotti, Robert del Picchia, André Gattolin, Guillaume Gontard, Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Pierre Laurent, Cédric Perrin, Gilbert Roger, Jean-Marc Todeschini, vice-présidents ; Mmes Hélène Conway-Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, MM. Philippe Paul, Hugues Saury, secrétaires ; MM. François Bonneau, Gilbert Bouchet, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Pierre Charon, Édouard Courtial, Yves Détraigne, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Bernard Fournier, Mme Sylvie Goy-Chavent, M. Jean-Pierre Grand, Mme Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Ludovic Haye, Alain Houpert, Mme Gisèle Jourda, MM. Alain Joyandet, Jean-Louis Lagourgue, Ronan Le Gleut, Jacques Le Nay, Mme Vivette Lopez, MM. Jean-Jacques Panunzi, Gérard Poadja, Mme Isabelle Raimond-Pavero, MM. Stéphane Ravier, Bruno Sido, Rachid Temal, Mickaël Vallet, André Vallini, Yannick Vaugrenard, Richard Yung.

Voir les numéros :

Assemblée nationale ( 15 ème législ.) : 3360 , 3398 , 3399 , 3400 , 3403 , 3404 , 3459 , 3465 , 3488 et T.A. 500

Sénat : 137 et 138 à 144 (2020-2021)

CONNAÎTRE ET ANTICIPER POUR PRÉSERVER LA SOUVERAINETÉ DE LA FRANCE : LE PROGRAMME 144 DE LA MISSION « DÉFENSE »

Le programme 144 «Environnement et prospective de la défense » de la mission « Défense » regroupe trois fonctions stratégiques : recueillir et analyser le renseignement intéressant la défense ; préparer les capacités militaires de demain, notamment grâce aux crédits des études-amont ; et mener les réflexions prospectives et la diplomatie de défense permettant d'anticiper le contexte stratégique à venir.

Le programme 144 est tourné vers la connaissance et l'anticipation, pour préserver dans la durée la souveraineté de la France et garantir son autonomie stratégique. Pour cette raison, il regroupe à la fois une partie des crédits du renseignement (DGSE et DRSD), les crédits finançant les études amont des grands programmes capacitaires et contribuant à la question stratégique du financement de l'innovation par la BITD, et les crédits des relations internationales militaires et des travaux d'études stratégiques.

Les points saillants du programme 144 pour 2021 sont :

- La forte hausse des crédits de la DGSE : + 11,4 % (hors titre II)

- La forte hausse des crédits de la DRSD : + 12,2 % (hors titre II)

- La forte hausse des crédits d'études amont : + 9,7 %

- Une vive préoccupation sur les conditions de financement de la BITD

- Une inquiétude devant l'érosion du réseau des missions militaires à l'étranger

I. LA HAUSSE SENSIBLE DES CRÉDITS DU RENSEIGNEMENT

Le programme 144 porte une partie des crédits du renseignement. Il s'agit des crédits de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et de la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), hors dépenses de personnel qui figurent au programme 212 de la mission « Défense ».

Ces deux services font partie du « premier cercle » de la communauté du renseignement 1 ( * ) .

a) La poursuite de l'augmentation des moyens de la DGSE, dans un contexte de développement tous azimuts des menaces

La DGSE connaîtra en 2021 une hausse significative de ses crédits. Ceux-ci vont en effet progresser de 11,4 %, pour passer de 348,3 M€ à 388 M€, pour les dépenses hors titre II (qui portent les dépenses de personnel).

Hausse des crédits de la DGSE : (en pourcentage, hors T II)

Crédits de la DGSE en 2021
(hors T II)

Pour porter une appréciation sur les crédits dont dispose ce service, il convient d'y ajouter les dépenses de personnel, qui figurent au programme 212, soit 492 M€ pour 2021, en hausse de 5 %. Cette augmentation reflète à la fois la poursuite de l'augmentation des effectifs décidée dans le cadre de la loi de programmation militaire (LPM) du 13 juillet 2018 et recrutés ces dernières années, et un effort de revalorisation de certaines catégories de personnels, en particulier les contractuels à compétences rares, pour lesquels la concurrence du secteur privé se fait le plus sentir.

A l'heure actuelle, les effectifs de la DGSE sont d'environ 7 100 personnes. Ils devraient rester stables en 2021, avant de reprendre leur progression pour atteindre la cible d'environ 7 800 personnes en 2025.

Crédits de la DGSE en 2021
(y compris T II)

Des crédits (T II compris) en hausse de

Enfin, il convient d'y ajouter une part importante des fonds spéciaux, qui figurent au programme 129 « Coordination du travail gouvernemental ». Le montant de ces fonds, qui abondent principalement la DGSE, sera de 76,4 M€ en 2021. L'emploi de ces fonds est soumis au contrôle de la commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS), composée de 2 sénateurs et 2 députés.

L'augmentation des moyens et des effectifs de la DGSE est en ligne avec la trajectoire définie par la LPM 2019-2025, elle-même justifiée par l'intensification et la diversification des menaces, analysées dans la Revue stratégique de 2017 et confirmées dans les faits depuis, d'une part 2 ( * ) ; et par la nécessité d'effectuer une remontée en puissance après les années de sous-budgétisation de la défense, d'autre part.

Cette remontée en puissance passe en particulier par un effort d'investissement, selon deux axes :

- l'extension des capacités immobilières (bâtiments de bureaux ; cantine du site principal), rendue indispensable par l'augmentation des effectifs, et la rénovation des locaux déjà existants. Cet important programme immobilier explique la très forte hausse des autorisations de programme, qui atteindront 1,53 milliard d'euros ;

- le développement des capacités techniques du service. Il importe de rappeler que les capacités techniques de la DGSE ont vocation à être partagées avec les 5 autres services du premier cercle. La mise à disposition d'autres services peut représenter jusqu'à 40 % de certaines capacités.

La DGSE connaît depuis quelques années une transformation de son image et de sa politique de communication. Cette ouverture nouvelle, nécessairement limitée par sa nature de service spécial et secret, s'explique à la fois par la double nécessité de renforcer son attractivité en matière de recrutement et de fidélisation de ses personnels ; et de justifier la hausse importante des crédits. Dans un budget de défense qui croîtra significativement de 3,5% en 2021, la hausse des crédits de la DGSE sera, en effet, plus de deux fois plus forte (+ 7,7 %).

Deux éléments doivent toutefois amener à remettre en perspective la progression des crédits de la DGSE. L'effort financier de la France dans le domaine du renseignement extérieur reste vraisemblablement encore un peu inférieur à celui consenti par l'Allemagne et très sensiblement inférieur à celui du Royaume-Uni.

b) Une transformation de la DRSD rendue possible par la progression de ses crédits

Le programme 144 porte également les crédits (hors titre II) de la DRSD, pour 18,4 M€ prévus en 2021, contre 16,4 M€ en 2020, soit une hausse de 12,2 %. Ce service a une structure de financement sensiblement différente de celle de la DGSE, puisque l'essentiel de ses crédits consiste en dépenses de personnel, portées par le programme 212, à hauteur de 124,8 M€.

Crédits de la DRSD (hors titre II)

... soit une hausse de :

Crédits de la DRSD (y. c. titre II)

... soit une hausse de

La DRSD a la vaste mission de protéger les personnels de la défense, les emprises, mais aussi près de 4 000 entreprises de la défense contractant avec le ministère des armées. Elle est ainsi chargée de mener les enquêtes permettant notamment la délivrance des habilitations. A ce titre, la DRSD a mené 311 000 enquêtes administratives l'an passé. Ce nombre considérable en fait le premier service enquêteur de France, en matière d'enquêtes administratives.

Pour faire face à cette charge considérable, qui pèse sur environ 150 agents seulement, il est apparu indispensable de pouvoir automatiser une partie du traitement des enquêtes, en recourant notamment à l'intelligence artificielle. Le succès de cette stratégie dans les dernières années a permis la résorption du stock accumulé, et de parvenir à un taux de traitement dans les délais des demandes d'habilitation de 93 %. Cet effort a été poursuivi par la mise en oeuvre cette année d'un nouveau logiciel d'aide au traitement des demandes d'enquêtes administratives. Ce nouvel outil devrait permettre assez rapidement de traiter une part substantielle des demandes dans un délai d'une semaine.

Ce bond technologique a été rendu indispensable par l'accroissement de la demande de protection. Sur la période 2014-2019, les effectifs du service ont progressé de 40 %, quand le nombre des demandes d'habilitation progressait lui de 175 %. Avec 1 500 personnes, l'effectif du service revient à son niveau du début du siècle, ce qui traduit sa progressive remontée en puissance.

Effectifs de la DRSD fin 2020

Cet investissement technologique permet d'accroître, dans l'activité du service, la part du renseignement, notamment dans un souci de protection de l'intégrité des entreprises de la BITD. Celles-ci, déjà exposées en temps normal aux risques d'ingérence économique ou d'attaques cyber, sont encore plus ciblées dans le contexte de la covid. En effet, nos adversaires ont bien perçu que cette crise, par l'affaiblissement général de notre économie, d'une part, et par l'accroissement massif du recours au télétravail, d'autre part, offrait pour eux des opportunités d'action. La DRSD est d'autant plus mobilisée dans ce contexte défavorable.

Par ailleurs, la DRSD est d'autant plus sollicitée que la France procède à des déploiements de forces importants en OPEX. Cette mission d'accompagnement et de protection des forces sur les théâtres impose au service de maintenir une proportion suffisante de militaires dans ses effectifs, soit environ 70 % du total.

Enfin, il faut noter que, comme la DGSE et pour les mêmes raisons (croissance des effectifs et nécessité de remettre à niveau les locaux existants), la DRSD est engagée dans une importante restructuration immobilière.

La hausse des crédits du service répond donc à ces différents défis. Il est intéressant de noter que, si l'on comprend les dépenses de personnel, cette hausse est dans la moyenne de l'augmentation des crédits de la mission « Défense ».

II. LA PROGRESSION DES CRÉDITS D'ÉTUDES LAISSE ENTIER LE PROBLÈME STRUCTUREL DU FINANCEMENT DE LA BITD

Les crédits d'études amont représentent l'essentiel du programme 144. La LPM du 13 juillet 2018 a prévu leur progression de 720 M€ à 1 milliard d'euros sur la période 2019-2025. Pour 2021, ces crédits passeront à 901 M€ , soit une augmentation de 80 M€, soit près de 10 %.

Montant des crédits d`études amont en 2021

... soit une augmentation de

Ces crédits commenceront en 2021 à financer le nouveau Fonds d'innovation Défense (FID, Ex-Definnov), qui atteindra à terme 200 M€. Sa montée en puissance se fera sur 5 ans. Comme prévu, ce fonds pourra intervenir dans des tours de table d'entreprises innovantes de la défense, jusqu'à 10 % de son encours. Il est à noter que ce montant de 200 M€ serait un socle minimal, auquel pourraient venir s'ajouter la participation d'autres acteurs publics ou privés, ce qui pourrait éventuellement permettre d'envisager des tickets par opération d'un montant supérieur.

Comme Definvest, ce nouveau Fonds d'innovation Défense va dans le bon sens. Mais il ne saurait régler le fond du problème : les difficultés croissantes qui pèsent sur le financement des entreprises de la défense conduisant les plus fragiles à péricliter ou être rachetées par des acteurs étrangers.

De façon de plus en plus forte, les entreprises de la BITD font état des difficultés qu'elles rencontrent à se financer auprès du secteur bancaire, désormais quels que soient la taille de l'entreprise et son secteur d'activité (terrestre, aéronautique, naval). Cette situation, qui a été confirmée par le Délégué général pour l'armement (DGA) lors de son audition devant la commission du Sénat, a des causes multiples :

- 1°) Il convient de rappeler qu'en France, les banques sont libres de financer ou non un projet. En outre, une des difficultés majeures de ce dossier tient à la difficulté, pour les entreprises de la BITD qui rencontrent des difficultés avec leur banque, d'en faire état publiquement. Cela tient à la fois à la nécessité pour l'entreprise de préserver, malgré tout, sa relation bancaire, d'une part ; et à la tradition de discrétion naturelle des entreprises de ce secteur, d'autre part : exposer la difficulté de faire financer son activité, c'est déjà donner des détails sur cette activité, en même temps qu'adresser un message de relatif affaiblissement à d'éventuels prédateurs.

Pourtant, à défaut de signalements concrets et précis, il est difficile de rechercher des réponses institutionnelles, que ce soit auprès du Médiateur national du crédit ou de la direction générale du Trésor ;

- 2°) la « frilosité », selon les termes du DGA, si elle peut parfois relever de la sur-conformité aux règles prudentielles, peut parfois s'expliquer par une prudence fondée sur certains éléments factuels, en particulier la crainte des mécanismes de sanctions extraterritoriales américaines. De ce point de vue, l'amende américaine de 8,9 milliards d'euros infligée à BNP Paribas en 2014 a constitué un réel choc pour les banques. Le Sénat s'est déjà prononcé sur cette question des sanctions extraterritoriales américaines 3 ( * ) .

Cette question renvoie directement à celle de notre souveraineté. Une situation dans laquelle un autre Etat dicte à nos banques ce qu'elles peuvent ou non financer, et donc quels marchés notre économie peut viser reflète le manque d'autonomie des Européens vis-à-vis des Etats-Unis ;

- 3°) De plus en plus d'acteurs de la BITD sont convaincus que les réticences des banques s'expliquent aussi par une crainte de l'image associée aux marchés de l'armement, en particulier du fait de l'action dynamique d'organisations non gouvernementales (ONG) hostiles à tout commerce des armes et d'une sensibilité plus grande de l'opinion publique à ce sujet. Les réticences s'expliquent également par les risques de fraudes du destinataire final (corruption, blanchiment) ou de crimes (tortures, violations des droits humains, crimes de guerre). Il s'agit là d'une tendance qui concerne de nombreux pays européens, au-delà du seul cas français. Ainsi, il y a quelques jours, le système d'indice boursier allemand DAX a failli adopter une décision de principe d'exclusion de l'indice de toutes les entreprises du secteur de la défense 4 ( * ) . En Suisse, une votation se tenait dimanche 29 novembre 2020 sur un projet d'interdiction du financement d'entreprises de la défense par les institutions financières suisses. Elle a été rejetée essentiellement dans les cantons alémaniques mais ses promoteurs espèrent désormais que le Parlement fédéral va s'intéresser à la question.

Dans la mesure où les entreprises qui rencontrent ces difficultés sont pour l'instant peu disposées à ce que cette situation soit rendue publique, il est difficile de pondérer exactement l'influence de chacun de ces facteurs.

Au stade où nous en sommes parvenus, il devient urgent de sortir de la politique de l'autruche sur ces sujets. Pour ce faire, il faut agir dans trois directions :

1°) Il faut établir un réel dialogue, autour des représentants de l'Etat (en particulier la DG Trésor, le Médiateur national du crédit et l'Autorité de contrôle prudentiel et de régulation (ACPR)), entre les entreprises de la BITD et les banques. Il est urgent de quantifier la réalité de la difficulté, mais aussi de faire la part entre les décisions qui sont prises pour des raisons économiques (parce que le projet apparaît économiquement trop risqué à la banque), celles prises pour des raisons de conformité aux règles prudentielles (parce que la banque analyse, peut-être aussi parfois à raison, que certains projets peuvent porter un risque de sanction internationale, voire un risque pénal) et celles prises dans une forme de sur-conformité, à rebours de la solidité économique du projet et de sa conformité au droit national et international ;

2°) Il faut réussir à faire comprendre, au-delà de la communauté de défense, la relation directe entre l'existence de la BITD et la souveraineté nationale. L'argument sur la valeur ajouté de ces entreprises et les emplois qu'elles représentent, s'il correspond à une réalité qu'on ne peut sérieusement contester, ne suffit plus. Il est perçu comme un argument d'autorité, auquel on peut facilement opposer que d'autres activités industrielles seraient également créatrices d'emplois et de dynamisme sur notre territoire. Le point fondamental, sur lequel il importe de faire oeuvre de pédagogie, est surtout qu'il est impossible de rester maître de son destin si l'on n'est pas capable de fabriquer les armes dont nos forces ont besoin pour défendre notre territoire et nos intérêts.

On objectera à cela que certains pays européens n'ont pas de BITD développée. C'est exact, et cela entraîne comme conséquence une dépendance totale de leurs fournisseurs, et en particulier des Etats-Unis. Pour des raisons politiques, qui tiennent à son histoire, à sa culture et à son identité, la France ne peut se résoudre à confier à d'autres son destin ni à perdre ses savoir-faire, parfois uniques, et pour lesquels elle a investi durant des années.

Dit autrement, il importe que la BITD et, plus largement la communauté de défense, procède à un aggiornamento de sa culture de discrétion pour se tourner résolument vers l'opinion publique. L'enjeu de la BITD n'est pas, en tant que tel, de produire et de vendre des armes, mais surtout d'assurer l'autonomie stratégique de la France . Résumer l'équation au commerce des armes, c'est en quelque sorte confondre le moyen et la fin. Il s'agit là d'une terrible méprise qui, si elle n'est pas corrigée dans l'esprit de nos concitoyens, pourrait avoir à terme des conséquences irrémédiables ;

3°) la France doit se mobiliser pour défendre sa souveraineté économique, et développer une capacité à se soustraire aux sanctions extraterritoriales, aujourd'hui américaines, mais qui pourraient être le fait d'autres Etats également dans le futur. Il est du reste utile de rappeler que les pays de l'Union européenne appliquent eux-mêmes, dans certains domaines, des formes de sanctions extraterritoriales : c'est typiquement le cas avec les quatrième et cinquième directives européennes contre le blanchiment et pour la lutte contre le terrorisme. Il est clair que cet effort d'affranchissement du pouvoir extraterritorial des grandes puissances, voire d'imposition de nos propres régimes extraterritoriaux, ne peut passer que dans une action concertée au niveau de l'Union européenne. Il est donc fondamental, dans ce domaine comme dans celui de la constitution progressive d'une véritable BITD européenne, de poursuivre nos efforts pour faire converger les positions des Etats membres de l'Union.

Une part de la solution pourrait également être nationale, par exemple avec l'essor de fonds d'investissement spécialisés dans la défense, qui garantirait des logiques d'investisseurs stables et dotés d'objectifs dépassant la seule rentabilité de court-moyen terme et capables de réaliser des prises de participation majoritaires. Un des points clefs, de ce point de vue, sera l'attention portée à la préservation du caractère national des parts détenues par ces fonds, lors d'éventuelles cessions ultérieures.

III. LA TRAJECTOIRE ASCENDANTE DE LA LPM LAISSE ENCORE SUBSISTER DES VESTIGES DES LOGIQUES DE DÉCROISSANCE

a) La situation anachronique de l'ONERA

Il semble qu'après plusieurs exercices où le Sénat n'a cessé de dénoncer l'aberration du sous-financement de l'Office national d'études et de recherches aérospatiales (ONERA), la raison ait fini par l'emporter sur la volonté d'exécution sans modification d'un contrat d'objectifs et de performance (COP) 2017-2021 complètement anachronique, car marqué par la logique de décroissance des moyens des LPM précédentes.

En 2021, l'ONERA verra sa subvention pour charges de service public passer de 106 M€ à 110 M€. Il s'agit là d'un revirement bienvenu, quoique tardif et limité :

- tardif, car il n'intervient qu'après plusieurs années de mobilisation des parlementaires, dans un contexte où ni nos partenaires ni nos adversaires ne ménagent leurs efforts dans ces domaines d'excellence ;

- limité, car l'étude de l'Agence de l'innovation de défense (AID) que nous citions l'an passé avait évalué à 5 M€ l'écart de rémunération cumulé entre les ingénieurs de l'ONERA et ceux de la DGA, à situation égale. L'accroissement de la subvention ne servira donc qu'à combler (imparfaitement) cet écart.

De même, le plafond d'emploi de l'Office est enfin revu à la hausse, avec une progression de 11 ETP.

Il importe désormais que l'effort soit poursuivi en ce sens, et que le prochain COP donne enfin à l'ONERA les perspectives de développement que ses résultats scientifiques remarquables imposent. Notre commission y sera très attentive.

b) L'incohérente décroissance du réseau des missions militaires à l'étranger

Au titre de la réforme « Action publique » 2022 sur les réseaux de l'Etat à l'étranger, le MINARM s'est engagé sur une économie de masse salariale de 3,2 M€ sur la période 2018-2022, soit environ 5 % d'économie. Le ministère cherche à atteindre cette cible par une déflation nette de 16 ETP sur la période, ce qui l'amène à reconnaître que « l'impact de ces mesures en année pleine sera particulièrement net en 2021 et 2022 » .

Les conséquences de ces orientations, dans un contexte où les crédits du MINARM augmentent, globalement, de 1,6 milliard d'euros, sont pour le moins déconcertantes , surtout lorsque l'on songe à la situation géopolitique dans un certain nombre des missions qui voient leur format réduit :

- Londres (si elle reste une des missions les plus importantes, on s'interroge sur l'opportunité d'une telle réduction dans le contexte du Brexit, alors que l'enjeu d'un maintien de notre haut niveau de coopération militaire avec le Royaume-Uni est si fondamental) ;

- Moscou, Kiev et Tbilissi ;

- Alger et Tunis ;

- Amman, alors que notre commission soulignait encore dans un rapport récent 5 ( * ) le caractère stratégique de la Jordanie pour la sécurité du Moyen-Orient ;

- Mascate, dans un contexte de tensions extrêmes entre les voisins du sultanat d'Oma (Iran, Arabie saoudite), par ailleurs frontalier du Yémen et contrôlant le Golfe, et au moment où un nouveau souverain accède au trône ;

- Islamabad ;

- Les représentations auprès des organisations internationales, à travers les missions de Bruxelles (OTAN et UE), New-York (ONU) et Vienne (OSCE).

Ces personnels des missions militaires contribuent à une connaissance fine des pays dans lesquels elles sont implantées et facilitent les liens avec les autorités locales.

Les réductions d'effectifs, dans le contexte actuel de montée des tensions internationales, sont un contresens , surtout qu'elles viennent s'ajouter à une réduction de 34 % du format depuis 2008. Elles reflètent l'imposition d'une toise de déflation qui n'a plus lieu d'être. La conséquence en est un réseau de missions militaires à l'os :

- sur les 166 pays actuellement couverts par ce réseau, près de la moitié le sont en non-résidence ;

- Les deux tiers de nos missions de défense sont au format minimal d'un officier assisté d'un sous-officier.

EXAMEN EN COMMISSION

Au cours de sa réunion du mercredi 2 décembre 2020, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sous la présidence de M. Christian Cambon, président, a procédé à l'examen des crédits du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense » de la mission « Défense ».

M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis. - Le programme 144 voit ses crédits progresser plus que la moyenne du ministère, avec une hausse de 8,9 %. Cette augmentation profite aux deux volets principaux du programme, à savoir le renseignement, sur lequel Yannick Vaugrenard reviendra dans quelques instants, et les crédits d'études amont.

Les crédits d'études amont progresseront de 80 millions d'euros, pour s'établir à 901 millions d'euros. Ces crédits commenceront en 2021 à financer le nouveau Fonds d'innovation Défense (FID, Ex-Definnov), qui atteindra à terme 200 M€. Sa montée en puissance se fera sur 5 ans. Comme prévu, ce fonds pourra intervenir dans des tours de table d'entreprises innovantes de la défense, jusqu'à 10 % de son encours. Il est à noter que ce montant de 200 M€ serait un socle minimal, auquel pourraient venir s'ajouter la participation d'autres acteurs publics ou privés, ce qui pourrait éventuellement permettre d'envisager des tickets par opération d'un montant supérieur.

Ce nouveau Fonds d'innovation Défense va dans le bon sens. Mais il ne saurait régler le fond du problème : les difficultés croissantes qui pèsent sur le financement des entreprises de la défense, conduisant les plus fragiles à péricliter ou à être rachetées par des acteurs étrangers.

De façon de plus en plus forte, les entreprises de la BITD font état des difficultés qu'elles rencontrent à se financer auprès du secteur bancaire, désormais quels que soient la taille de l'entreprise et son secteur d'activité (terrestre, aéronautique, naval). De très beaux noms de la BITD sont maintenant aussi concernés.

Les causes sont multiples :

- il n'est jamais facile, pour une entreprise, d'aller se plaindre de son banquier aux autorités de régulation ou même à la justice. C'est encore moins aisé dans le secteur de la défense, qui travaille en général dans la discrétion ;

- des éléments factuels incitant les banques à la prudence. On pense en particulier aux sanctions extraterritoriales américaines, qui avaient par exemple frappé BNP Paribas d'une amende de 9 milliards d'euros en 2014. Nous avons déjà évoqué ce sujet qui renvoie tout simplement à notre souveraineté ;

- l'action d'ONG qui veulent orienter l'opinion publique dans le sens d'une hostilité croissante aux ventes d'armes, et en définitive même à leur production.

A ce stade, nous pensons que pour faire évoluer la situation, il faut agir dans trois directions :

- établir un réel dialogue, autour des représentants de l'Etat (en particulier la DG Trésor, le Médiateur national du crédit et l'Autorité de contrôle prudentiel et de régulation (ACPR)), entre les entreprises de la BITD et les banques ;

- faire comprendre, au-delà de la communauté de défense, la relation directe entre l'existence de la BITD et la souveraineté nationale ;

- oeuvrer à défendre notre souveraineté économique, en nous soustrayant aux régimes de sanctions extraterritoriales ou en développant des solutions nationales de financement, par exemple à travers des fonds d'investissement privés d'un genre nouveau. Notons tout de même, à ce sujet, que nous Européens sommes aussi en train de définir une extraterritorialité, par exemple en matière de lutte contre le blanchiment et le terrorisme.

C'est un vaste sujet et nous ne pouvons l'épuiser ici : il nous faudra continuer à nous mobiliser sur ces questions fondamentales.

Enfin, je voudrais signaler très brièvement que nous avons été étonnés et choqués de découvrir la réduction de voilure de notre réseau de missions militaires à l'étranger, dans des postes très sensibles (Alger, Tunis, Amman, Tbilissi (qui couvre l'Arménie et l'Azerbaïdjan)), ou même Londres et Moscou. C'est un contresens total, dans le contexte actuel. On cherche à économiser quelques centaines de milliers d'euros quand le budget de la mission augmente d'1,6 milliard d'euros !

Voici donc les réserves et les nuances qu'il me paraissait utile d'apporter à ce budget du programme 144 qui reste, sur le plan budgétaire, positif car marqué par un accroissement sensible des crédits.

M. Yannick Vaugrenard, rapporteur pour avis. - Le programme 144 porte une partie des crédits du renseignement, pour un peu plus de 400 millions d'euros (406,4 M€).

Ces crédits concernent deux services du « premier cercle » qui dépendent du ministère des armées : la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) et la DRSD (Direction du renseignement et de la sécurité de la défense). Ces deux services ne sont pas du tout comparables en taille, la DGSE bénéficiant de crédits beaucoup plus importants dans ce programme.

J'aborderai en premier lieu la situation de la DGSE. Le service voit ses moyens augmenter, ce qui est conforme à la priorité affirmée par la LPM 2019-2025. Sur le programme 144, les crédits s'établiront en 2021 à 388 millions d'euros, soit une hausse de 11,4 %. Cette augmentation sensible reflète la poursuite d'un très important effort d'investissement. Il s'agit d'une part de mettre le parc immobilier à niveau, à la fois pour faire face à la croissance des effectifs, et pour rénover certains bâtiments vétustes. Il s'agit également de procéder à des investissements dans les capacités techniques, en particulier dans des domaines où le progrès technologique impose des investissements soutenus pour se maintenir à un bon niveau. Il faut savoir que les capacités techniques de la DGSE ont vocation à être partagées avec les 5 autres services du premier cercle.

Pour avoir une vision consolidée de ce service, il convient d'examiner aussi ses moyens humains. La DGSE compte aujourd'hui environ 7 100 personnes. Les effectifs devraient rester stables en 2021, avant de reprendre leur progression pour atteindre environ 7 800 personnes en 2025.

En intégrant les dépenses de personnel, les crédits de la DGSE s'établiront, en 2021, à 880 millions d'euros, soit une hausse de 7,7 % par rapport à 2020.

Enfin, il faut mentionner aussi l'existence des fonds spéciaux. La part principale des 76,4 M€ de fonds spéciaux va à la DGSE.

Pour porter une appréciation sur ce niveau de crédits, il faut considérer néanmoins que l'effort financier de la France dans le domaine du renseignement extérieur reste vraisemblablement encore un peu inférieur à celui consenti par l'Allemagne, et très sensiblement inférieur à celui consenti par le Royaume-Uni.

J'en viens maintenant à la DRSD, un service en transformation, qui réoriente de plus en plus son activité sur le renseignement. Rappelons qu'avec 1 500 agents, ce service doit mener un nombre très importants d'enquêtes administratives (311 000 enquêtes l'an passé), en vue d'assurer la protection de nos forces, du ministère et des emprises militaires, ainsi que des entreprises de la BITD. Le service a donc dû se moderniser considérablement, et mettre en place des outils d'aide au traitement des dossiers, en recourant notamment à l'intelligence artificielle.

Les crédits de la DRSD inscrits au programme 144 progresseront de 12,2 %, pour s'établir à 18,4 M€. En y incluant les dépenses de personnel, les crédits du service seront de 143,2 M€.

Au vu de ces éléments concernant le budget du programme 144, et notamment des crédits du renseignement, marqué par une hausse sensible, je vous propose d'émettre un avis favorable à l'adoption de ces crédits.

M. Cédric Perrin. - Je souhaiterais revenir sur le financement des PME. Un peu plus de deux ans après la création de l'Agence de l'innovation de défense, quel jugement posez-vous notamment sur la question de l'autonomie de l'Agence, et sur les points soulevés par le rapport de notre commission sur l'innovation de défense ?

Concernant les crédits d'études amont, on peut se réjouir de leur progression. Néanmoins, ils restent pour l'essentiel fléchés sur sept grandes entreprises. Dans quelle mesure les PME peuvent-elles également bénéficier de cette progression des crédits ?

M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis. - Nous avons naturellement auditionné le directeur de l'AID. Concernant tout d'abord la trajectoire définie par la LPM, les chiffres sont bien au rendez-vous à ce stade. Est-ce que la trajectoire beaucoup plus ambitieuse de la seconde partie de la LPM sera tenue ? Nous l'espérons, bien sûr.

Concernant la ventilation des crédits d'études amont, il est certain qu'ils profitent en première analyse essentiellement à de grandes entreprises. Mais c'est aussi parce que ce sont les porteurs de projets. Une partie des crédits irrigue ensuite toute la chaîne de sous-traitants. C'est un point de vigilance.

Mais cette question des crédits d'études amont ne doit pas faire oublier que le fonds du problème est l'accès des entreprises de la défense au financement, que ce soit pour le haut de bilan, les projets ou le bas de bilan. Il y a sur ce sujet une préoccupation très forte aujourd'hui. Tout récemment, une très grande entreprise française s'est vu refuser un paiement à l'étranger.

Au cours de sa réunion du 2 décembre 2020, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a donné, pour ce qui concerne le programme 144, un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Défense » dans le projet de loi de finances pour 2021.

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

Mardi 10 novembre 2020

- Ministère des armées : Mme Alice GUITTON , directrice générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS).

Mardi 17 novembre 2020

- ministère des armées : Général. Eric BUQUET , directeur du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD).

- DGSE : M. le Directeur de l'administration.

Mercredi 18 novembre 2020

- Ministère de l'économie, des finances et de la relance - Direction générale du trésor : M. Sébastien RASPILLER, chef du service du financement de l'économie.

- Sénevé Capital : MM. Louis de LESTANVILLE, associé fondateur et Jean de SAMPIGNY, associé fondateur.

Jeudi 19 novembre 2020

- Groupement des Industries Françaises de Défense et de Sécurité Terrestres et Aéroterrestres (GICAT) : M. Jean-Marc DUQUESNE , délégué général, M. François MATTENS, directeur des affaires publiques et de l'innovation,

- Groupement des Industries de Construction et Activités Navales (GICAN) : M. Philippe MISSOFFE , délégué général, M. Jacques ORJUBIN, délégué à la communication et aux relations publiques,

- Groupement des Industries Françaises Aéronautiques et Spatiales (GIFAS) : M. Jérôme JEAN, directeur des Affaires publiques.

Mardi 24 novembre 2020

- Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) : M. Bertrand PEYRET , secrétaire général adjoint.

- Office national d'études et de recherches aérospatiales : M. Bruno SAINJON , président-directeur général, M. Jacques LAFAYE , chargé de mission auprès du président.

- MBDA : M. Éric BERANGER , président-directeur général, M. Hervé DE BONNAVENTURE , conseiller défense du PDG, Mme Patricia CHOLLET , chargée des relations avec le Parlement.

- AID : M. Emmanuel CHIVA , directeur, M. Bruno BELLIER , chef de la division Stratégie et technologies de défense, Mme Mathilde HERMAN , cheffe cellule Relations institutionnelles.

- AIRBUS : M. Philippe COQ , secrétaire permanent des affaires publiques, GCA Guy GIRIER , conseiller militaire du président, M. Jean PERROT , directeur des relations institutionnelles R&T pour la France, Général Jean-Pierre SERRA , vice-président d'Airbus Defence & Space, Mme Annick PERRIMOND DU BREUIL , directeur des relations avec le Parlement.


* 1 Les quatre autres étant la Direction du renseignement militaire (DRM), la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DRNED) et le service de traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin).

* 2 Contre-terrorisme, contre-prolifération, lutte contre les trafics, cyber, sécurité des intérêts économiques nationaux... La montée des menaces s'inscrit dans un contexte de remise en cause du multilatéralisme et du droit international et de tentation de plus en plus forte du recours à la force et au fait accompli par les Etats-puissances.

* 3 Cf. Résolution du Sénat n° 22 (2018-21019) du 12 novembre 2018.

* 4 Cet exemple, de même qu'un autre porté à la connaissance des rapporteurs, démontre que le risque qui pèse sur le financement des entreprises de la BITD est global, et ne concerne pas que les PME et TPE : même les plus grands groupes peuvent être concernés, en particulier à travers le risque de rejet de transactions par les banques.

* 5 Rapport 656 (2018-2019) La Jordanie, clef de voute d'un Moyen-Orient en crise . Rapport de MM. Olivier CIGOLOTTI, Gilbert ROGER, Mme Isabelle RAYMOND-PAVERO et M. Jean-Pierre VIAL.

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