Réunion de la délégation pour l'Union européenne du jeudi 3 février 2005
Transports
Transports
Audition de M. Jacques Barrot, vice-président
de la Commission européenne, chargé des transports
M. Hubert Haenel :
Je suis heureux de vous accueillir pour la première fois devant la délégation pour l'Union européenne du Sénat. Tout le monde ici vous connaît en raison des responsabilités éminentes que vous avez exercées dans la politique française depuis trois décennies. En avril dernier, vous avez été nommé commissaire européen en charge de la politique régionale. Vous avez en effet remplacé alors Michel Barnier qui devenait ministre des Affaires étrangères. Vous êtes aujourd'hui vice-président de la Commission présidée par M. Barroso et vous êtes en charge des transports.
L'actualité ne manque pas dans le secteur dont vous avez la charge, à commencer par la proposition de directive concernant l'accès au marché des services portuaires que notre collègue Robert Bret présentera prochainement à la délégation.
Mais vous allez certainement aussi évoquer devant nous la proposition de directive relative aux services dans le marché intérieur qui fait couler beaucoup d'encre et soulève bien des inquiétudes. Notre délégation a mis en place un groupe de travail à ce sujet au sein duquel quatre sénateurs, de quatre groupes politiques différents, travaillent de concert.
Les questions ne manquent donc pas. D'autant que certains membres de la délégation vous interrogeront sans doute aussi sur d'autres aspects de la politique des transports et peut-être aussi sur les questions régionales qui étaient de votre ressort jusqu'à il y a quelques mois.
M. Jacques Barrot :
Je suis particulièrement heureux de pouvoir m'exprimer aujourd'hui devant votre délégation et d'avoir ainsi l'occasion de procéder avec vous à un échange de vues. Il existe, en effet, un déficit de communication au sein des institutions européennes qui ne tient pas uniquement à la longueur et à la complexité du processus législatif européen.
Je pense, en particulier, à la proposition de directive sur les services qui fait actuellement l'objet d'un grand débat dans notre pays. J'insiste sur le fait qu'il s'agit d'une simple proposition de directive, c'est-à-dire d'un texte qui n'a pas encore été adopté. Cette proposition a été présentée par la précédente Commission sous la houlette de M. Fritz Bolkestein qui n'est plus aujourd'hui commissaire.
Au sein de la nouvelle Commission, j'ai pour ma part plaidé pour une refonte de cette initiative en étroite liaison avec le Parlement européen. Il me semble toutefois qu'il faut veiller à adopter une démarche constructive au niveau européen sur cette question. Nous savons que le secteur des services est très riche en emplois, et il peut être utile de supprimer certains cloisonnements. C'est par exemple le cas pour les assurances. Mais on conçoit mal une ouverture sauvage à la concurrence dans les services de proximité.
Nous avons intérêt à nous tenir mieux au courant de l'état de la procédure avant de prendre des positions déterminées. Et, pour ma part, je serais tout à fait preneur d'une réflexion de votre délégation sur ce sujet. Je crois beaucoup à une approche sectorielle des services. On ne peut pas ouvrir à la hussarde, au risque de dégrader la qualité du service pour les clients et la situation sociale des prestataires.
En ce qui concerne les ports maritimes, une nouvelle proposition de directive a été transmise au Conseil au mois d'octobre 2004. Il s'agit d'introduire de la concurrence dans les services portuaires. Je ne suis pas un libéral doctrinaire, mais je crois que la concurrence peut jouer un rôle positif. Il faut garder à l'esprit que les ports français et européens sont en passe d'être dépassés par les ports asiatiques, notamment chinois.
Une première version de la proposition de directive avait auparavant été refusée par le Parlement européen. Je crois, quant à moi, qu'il faut une autorisation obligatoire des prestataires de services portuaires, qui doivent être choisis selon une procédure d'appel d'offres. L'auto-assistance pose un problème délicat. Il s'agit de ce cas de figure où le personnel aide au déchargement, sans faire appel aux services de manutention. L'auto-assistance doit être autorisée, mais dans le respect du droit social en vigueur dans le pays d'accueil, pour le transport à courte distance et pour les autoroutes de la mer seulement.
La France a réagi favorablement à ce texte, tout en demandant une étude d'impact. Au Conseil, on m'a demandé de prendre mon temps, pour faire aboutir cette proposition de directive. C'est un domaine où il y a beaucoup de corporatisme. Si on change de concessionnaire du port, il se pose le problème de l'amortissement des investissements. À cet égard, personnellement, je serais favorable à un allongement de la durée des concessions.
M. Robert Bret :
J'ai été chargé par la délégation d'examiner la proposition de directive concernant l'accès au marché des services portuaires et j'ai, pour cela, rencontré un certain nombre d'interlocuteurs. Je crois qu'il y a d'abord un problème de procédure. L'idée d'une directive portuaire remonte à 1999 et le premier projet de directive portuaire a été mis sur la table en 2001. Le 20 novembre 2003, le Parlement européen a rejeté le compromis issu de la procédure de conciliation sur la première version de ce texte. Rien n'a été fait depuis pour en tirer les conséquences. En réalité, on nous représente pratiquement le même texte : c'est un déni de démocratie. On nous menace, si on n'en veut toujours pas, d'appliquer la directive Bolkestein sur les services. Je trouve que ce n'est pas de bonne procédure. Les salariés sont contre, mais aussi les professionnels. Et je peux vous assurer que je m'efforce d'être représentatif d'intérêts très larges, pas seulement d'une corporation ou d'un syndicat.
M. Denis Badré :
Je préside le groupe de travail que la délégation a mis en place sur la proposition de directive relative aux services. Une oeuvre d'harmonisation a déjà été accomplie pour les grands services par le biais de directives sectorielles. L'idée de la proposition actuellement débattue serait de balayer tout le reste des services par une directive générale, elle-même fondée sur de nombreuses dérogations. Il semble que, aujourd'hui, on ne sache plus harmoniser : d'où le recours au principe du pays d'origine. Mais je crains que ce soit une incitation au moins-disant. C'est pourquoi je crois que la réflexion mérite d'être poussée plus loin.
Est-il légitime de rapprocher la proposition de directive relative aux services et le processus de Lisbonne ? Certes, les services y contribuent. Mais, tactiquement, je ne crois pas qu'il soit bon de confondre le processus de Lisbonne et l'harmonisation des services. De même, il y a un risque que cette question des services pollue le débat sur le traité constitutionnel.
M. Bernard Frimat :
Le parti socialiste européen débat actuellement du projet de directive Bolkestein. Je rejoins Denis Badré quand il souhaite que ce débat ne pollue pas celui du traité constitutionnel. La proposition de directive relative aux services est sur la table, sur la base de la position de l'ancienne Commission. En même temps, quand je considère le débat sur les services d'intérêt général, je constate qu'il n'y a pas la même ardeur pour faire une directive-cadre. Or, il y a des services d'intérêt général qui ont une dimension marchande. Il serait bon que ces deux sujets marchent de pair.
J'ai le sentiment que nous sommes en train de tourner le dos à la méthode Delors, qui construisait le marché intérieur par une harmonisation par le haut. Là, nous aurons une libéralisation complète du marché, où chacun fera comme il voudra.
Mme Marie-Thérèse Hermange :
Je voudrais poser une question de procédure. Que ce soit pour la proposition de directive sur les services portuaires ou pour la proposition de directive sur les services, il me semble qu'il nous manque une étude d'impact sur les conséquences économiques au sein de l'Union européenne. Ce sont des textes complexes, qui engendrent la confusion. Il faudrait systématiquement une étude d'impact.
Mme Catherine Tasca :
Le sens même de la construction européenne, c'est l'harmonisation. L'argument en faveur du principe du pays d'origine, selon lequel il respecterait mieux la diversité des pays, doit donc être réfuté. La diversité est traitée par la subsidiarité. Le principe du pays d'origine n'est pas une réponse, tout au plus la reconnaissance d'une faiblesse.
On se rend compte, quand on va à Bruxelles, que la proposition de directive relative aux services est pensée indépendamment des services d'intérêt général. Il faudrait avoir une idée précise de ce que l'on mettra dans un texte relatif aux services d'intérêt général. On ne pourra pas régler le texte relatif aux services sans avoir avancé sur les services d'intérêt général. Je crois que l'harmonisation a plus de chance d'aboutir par des textes sectoriels que par un texte général.
M. Robert Bret :
Le principe du pays d'origine n'est pas nouveau. Il est déjà appliqué aux marchandises. Mais les hommes ne sont pas des marchandises. On nous propose une harmonisation selon une logique de marché, dans un cadre pré-établi.
M. Jacques Barrot :
Je vous assure que nous procédons à une véritable remise en chantier de la proposition de directive relative aux services. Je suis d'ailleurs personnellement intervenu en ce sens lors de la réunion de la Commission qui s'est tenue hier.
Trois observations peuvent être faites :
- premièrement, la proposition de directive Bolkestein mélange le problème du droit social avec l'ouverture des services. Je vous rappelle qu'en 1996, en tant que ministre du travail, j'avais fait adopter la directive sur les travailleurs détachés. Or, cette directive prévoit que les travailleurs détachés doivent être employés dans le cadre social de leur pays d'accueil. J'ai été un peu surpris de découvrir que la proposition de directive Bolkestein remettait en cause ce principe ;
- deuxièmement, on est obligés de faire de l'harmonisation en préalable. La proposition de directive Bolkestein propose d'ouvrir sans harmoniser. Si on fait ça, le marché va nous aligner sur une prestation minimale à la fois pour le consommateur et pour le prestataire de services. Ce serait une dégradation du service en Europe. Je crois qu'il faut une harmonisation ;
- troisièmement, il faut des approches sectorielles. Je suis convaincu qu'il y a une grande différence entre les services financiers, les services de santé et les services à la personne.
En tout cas, je suis très demandeur de tout ce que pourra faire votre délégation dans ce domaine.
En ce qui concerne les services d'intérêt général, il a été décidé hier de continuer à travailler sur cette question. Pour ma part, je défends une approche sectorielle dans les transports.
Mme Monique Papon :
Quel est le rôle des administrations nationales dans la certification des produits aéronautiques ? Je voudrais également avoir votre sentiment sur le dossier de la libéralisation du fret ferroviaire et sur celui de l'eurovignette.
M. Xavier Cointat :
Les aéroports européens sont saturés, alors même que les aéroports périphériques sont mal utilisés. Comment inciter les États à mieux utiliser leurs infrastructures ? Je m'interroge également sur la politique tarifaire en matière de transport aérien. Les vols sont excessivement chers à l'intérieur de l'Union européenne. Par ailleurs, le développement du fret routier est excessif. Comment inciter au développement du fret ferroviaire et fluvial ?
M. Paul Girod :
La dimension de sécurité et de défense est-elle prise en compte dans la politique européenne des transports ?
M. Denis Badré :
La réalisation des réseaux transeuropéens rapproche les Européens, et est bonne pour l'emploi. Mais il y a trop de saupoudrage des crédits. Je m'intéresse à la question des percées alpines. La politique de ferroutage des Suisses est remarquable. Il me paraîtrait emblématique que l'Union européenne lance un grand projet de percées alpines, et peut-être aussi pyrénéennes.
M. Robert Del Picchia :
Je rappelle que, au col du Brenner, il passe un poids lourd toutes les six secondes. Quant au problème des tarifs aériens, il résulte d'un manque de concurrence. La ligne Paris-Vienne est desservie par Air France et la compagnie nationale autrichienne, en coach. Toute tentative de concurrence est étouffée. Résultat : le tarif est de 1 400 euros, pour une heure et demi d'avion.
M. Jacques Blanc :
Parmi les quatorze grands projets d'Essen figure la ligne ferroviaire Lyon-Barcelone. Où en est-on ? Il me semble que les projets d'autoroutes de la mer devraient aussi être pris à son compte par l'Union européenne.
M. Robert Bret :
Il est urgent de prendre des décisions volontaristes pour faire passer du fret de la route vers le rail et vers la mer. Outre la pollution, je m'inquiète de la consommation des espaces par la route.
Les percées alpines, orientées du Nord au Sud, avantageront les ports du Nord. Il ne faut pas oublier le projet de tunnel sous le Mont Genèvre, qui reliera Marseille à Turin et Milan.
M. Didier Boulaud :
Le transport routier dégrade les routes. Le transport de bois, pondéreux par excellence, devrait pouvoir emprunter d'autres modes de transport. Mais l'éclatement de la filière bois y fait obstacle.
M. Jacques Barrot :
En matière aéronautique, la certification est européenne désormais.
Le dossier eurovignette pose le problème du financement des réseaux transeuropéens. Il s'agit d'un péage étendu à l'ensemble des autoroutes européennes et affecté au financement des infrastructures de transport. Avec les perspectives financières 2007-2013, le volume des crédits communautaires affectés au transport passerait de 700 millions d'euros par an à 3 milliards d'euros par an. Mais certains pays, dont la France, refusent d'aller au-delà d'une contribution de 1 % du PIB.
Il est vrai qu'il faut davantage d'émulation dans le ciel européen. Heureusement, les compagnies à bas coûts se développent. La politique tarifaire doit également favoriser l'intermodalité.
Nous avons progressé en ce qui concerne la sûreté des aéroports. Nous disposons désormais d'un corps d'inspecteurs. Mais ces mesures doivent être étendues aux ports maritimes et aux gares.
Le classement des réseaux transeuropéens est bien fait. Le problème est de les financer. Leur coût total s'élève à 600 milliards d'euros, dont 225 milliards d'euros de projets prioritaires. Les deux projets de percées alpines sont très avancés. Je me propose de nommer un coordonnateur pour le Lyon-Turin, qui est en fait un Lyon-Budapest, et pour le Brenner. Le tunnel du Mont Genèvre n'est pas possible dans l'immédiat.
Il est vrai que les aides européennes sont insuffisantes pour le développement du cabotage et des autoroutes de la mer. Mais j'y crois beaucoup.