- Mardi 22 mai 2018
- Mercredi 23 mai 2018
- Groupe de travail sur l'amélioration de l'efficacité des fiches S - Nomination du rapporteur et des membres
- Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil COM (2018) 218 sur la protection des personnes dénonçant les infractions au droit de l'Union (E13046) - Saisine et nomination d'un rapporteur
- Droit local d'Alsace-Moselle - Table ronde
Mardi 22 mai 2018
- Présidence de M. Philippe Bas, président -
La réunion est ouverte à 16 h 45.
Différenciation territoriale - Table ronde
M. Philippe Bas, président. - Nous accueillons, pour évoquer les questions relatives à la différenciation territoriale, M. André Laignel, ancien ministre, maire d'Issoudun et premier vice-président de l'Association des maires de France (AMF), Mme Géraldine Chavrier, professeure de droit public à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne, et M. Ferdinand Melin-Soucramanien, professeur de droit public à l'université de Bordeaux. Notre commission des lois a souhaité vous entendre pour étayer sa réflexion à l'aube d'une modification des règles constitutionnelles.
Sous l'impulsion du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin ont été introduites dans la Constitution, en 2003, des dispositions ouvrant aux collectivités territoriales une possibilité d'expérimentation, assorties toutefois de contraintes qui en ont restreint le champ et ont rendu impossible la pérennisation des mesures prises à titre expérimental, sauf à les généraliser. À l'aune de cette expérience peu convaincante, la réflexion a considérablement progressé et le Gouvernement a saisi, il y a quelques mois, le Conseil d'État d'une demande d'avis sur ces questions. Extrêmement documenté et fort intéressant, cet avis propose des solutions dont le Gouvernement s'est en partie inspiré pour élaborer son projet de loi constitutionnelle, qui sera examiné par l'Assemblée nationale aux mois de juin et de juillet avant de nous être soumis. Les questions qu'il pose renvoient à des problématiques complexes, compte tenu de notre attachement au principe d'égalité et de notre souci que les normes produites par les collectivités territoriales n'entrent pas en rivalité avec la loi. Nous serons évidemment attentifs à ce qu'une révision constitutionnelle ne dote pas les collectivités territoriales de pouvoirs équivalents à ceux du législateur, ni à ceux du Premier ministre dans l'exercice de son pouvoir réglementaire. Néanmoins, le Sénat, dont l'une des vocations est de représenter les collectivités territoriales, souhaite leur permettre d'explorer un champ plus vaste de différenciation que celui ouvert par le seul droit à l'expérimentation. J'ai conscience qu'en soumettant une évolution de la Constitution à cette double contrainte, je laisse un espace assez limité aux voies de solution, raison pour laquelle j'ai souhaité que nous vous consultions.
Mme Géraldine Chavrier, professeure à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne. - Je vous remercie de me faire l'honneur de m'inviter à participer à vos réflexions sur la différenciation territoriale. Le sujet fait écho à l'avis du Conseil d'État du 7 décembre dernier et au projet de loi constitutionnelle et concerne à la fois le droit à l'expérimentation, le droit à l'adaptation et la possibilité de doter de compétences différentes des collectivités territoriales de même catégorie.
L'expérimentation peut servir l'adaptation en ce qu'elle permet de vérifier qu'une telle adaptation est pertinente et ne présente aucun danger. Toutefois, l'idée d'expérimentation renvoie à une technique d'élaboration des normes fondée sur l'expérience et l'évaluation, plutôt qu'à la finalité d'une différenciation territoriale. L'adaptation rompt, pour sa part, avec le principe d'universalisme républicain. Lors de la révision constitutionnelle de 2003, le Sénat plaidait pour que soit introduite la possibilité d'appliquer des normes différentes sur différentes parties du territoire. L'expérimentation devait précéder une telle différenciation. Mais la loi organique a exigé qu'elle se solde par une décision de généralisation ou d'abandon : l'expérimentation doit avoir pour objectif la définition d'une norme pertinente sur l'ensemble du territoire, tandis que l'adaptation revient à envisager des normes différentes.
En 2003, seule l'expérimentation a donc abouti. L'adaptation représente-t-elle pour autant un danger pour la République ? Dans la mesure où elle demeure encadrée, je ne le crois pas. Il en résultera certes une moindre lisibilité du droit et une complexité évidente, mais ces inconvénients apparaissent moindres que les désavantages de l'uniformité, rassurante mais fort handicapante en ce qu'elle privilégie la forme sur le fond.
Depuis le rapport sénatorial de la mission commune d'information chargée de dresser le bilan de la décentralisation et de proposer les améliorations de nature à faciliter l'exercice des compétences locales, publié en 2000, nous savons que l'égalité formelle n'est pas l'égalité réelle. Le Conseil constitutionnel a lui-même jugé, dans sa décision du 26 janvier 1995 sur la loi du 4 février 1995 d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire, que le législateur, en prévoyant la passation de conventions locales et régionales destinées à tenir compte de la spécificité des situations territoriales, avait mis en place « une procédure qui, loin de méconnaître le principe d'égalité, constitue un moyen d'en assurer la mise en oeuvre ». Dans le cas qui nous préoccupe, la situation est différente puisqu'il s'agit de laisser aux collectivités territoriales le soin d'adapter des textes aux réalités locales sur autorisation du législateur ou du pouvoir réglementaire. Cette habilitation constitue, avec l'interdiction de mettre en cause les conditions essentielles d'exercice des libertés publiques et des droits constitutionnellement garantis, une assurance contre tout excès. Les autorités étatiques resteront maîtresses de la procédure.
L'adaptation des normes étatiques est une alternative au système, en vigueur dans d'autres pays européens, qui confie aux collectivités infra-étatiques un pouvoir normatif, et que la France, se voulant unitaire, refuse. Si les adversaires de ce système, au nom de la même idéologie, s'opposent également au droit à l'adaptation des normes et à son application effective, ils prendront alors le risque de créer les conditions de l'attribution d'un véritable pouvoir normatif aux collectivités territoriales. On ne peut en effet affirmer qu'on administre mieux au plus près des citoyens et continuer d'imposer l'exercice uniforme des compétences locales ! Il en résulte, de toute évidence, une perte d'efficacité des politiques publiques et des surcoûts, qui conduiront à la ruine du système de centralisation normative. L'adaptation du droit constitue une réponse à cet enjeu ; la refuser revient à prendre le risque de devoir accepter un jour, sous la pression des événements, une décentralisation du pouvoir normatif. Elle existe d'ailleurs déjà : rappelez-vous que l'article 1er de la loi du 7 août 2015, dite loi NOTRe, a donné à un ou plusieurs conseils régionaux la possibilité de demander la modification ou l'adaptation de dispositions législatives ou réglementaires relatives aux compétences, à l'organisation ou au fonctionnement d'une, de plusieurs ou de l'ensemble des régions. Malheureusement, cette possibilité n'a jamais été utilisée.
J'observe chez les élus locaux un réel malaise. Ils déplorent que le droit soit trop précis et insuffisamment adapté à leur territoire, mais il leur est difficile d'indiquer avec précision quels sont les textes qui posent problème. Le droit à l'adaptation, indispensable, ne suffira donc pas, c'est pourquoi je propose d'explorer d'autres voies.
En premier lieu, plutôt que d'avoir recours à une procédure lourde - consistant, pour une collectivité, à demander à être autorisée à adapter une norme en soumettant au législateur ou au pouvoir réglementaire une nouvelle rédaction, qui fera l'objet de tractations au risque de perdre une partie de sa pertinence - je suggère de créer une procédure par laquelle une ou plusieurs collectivités puissent demander l'abrogation de dispositions réglementaires. Les décrets sont parfois trop précis. Les collectivités territoriales disposant d'un pouvoir réglementaire subsidiaire, il n'y aurait aucun inconvénient à abroger de telles dispositions, à supposer qu'elles ne soient pas nécessaires à l'exécution de la loi. Les collectivités compétentes pourront alors fixer elles-mêmes des normes réglementaires de troisième niveau. Un tel dispositif permettrait d'éviter les négociations entre le Parlement et une collectivité territoriale sur la nouvelle rédaction d'une norme, comme l'éventuelle mauvaise volonté des services de l'État, qui, parfois, reviennent sur les ouvertures accordées par le Parlement. Une cellule pourrait être créée pour rechercher les dispositions réglementaires non nécessaires et les abroger.
Ma seconde proposition vise à contourner la difficulté d'identifier l'alinéa du décret qui serait responsable, faute d'adaptation, de l'inefficacité locale d'une politique publique. Il s'agirait simplement que le législateur renvoie plus souvent, pour l'application des lois, au pouvoir réglementaire local. Dans sa décision du 17 janvier 2002 sur la loi relative à la Corse, le Conseil constitutionnel l'autorise expressément, en se fondant sur les articles 21 et 72 de la Constitution. Avant 2002, les régions ne pouvaient accorder d'aides directes aux entreprises que si un décret en avait fixé le régime juridique. Depuis, la loi a permis aux assemblées délibérantes régionales de fixer elles-mêmes le régime juridique des aides directes et a renvoyé au pouvoir réglementaire local les modalités d'application. Nul ne peut nier l'intérêt d'adapter ces aides aux besoins des territoires ! La politique économique ne peut être identique d'une région à l'autre. Cette voie d'adaptation du droit ne requiert en outre aucune révision constitutionnelle.
J'aborderai enfin le droit à la différenciation des compétences au sein d'une même catégorie de collectivités territoriales. À cet égard, le principal intérêt du projet gouvernemental est de donner à cette possibilité une confirmation constitutionnelle.
Il semble difficile, lors de l'adoption d'une loi, d'envisager que telle ou telle collectivité territoriale puisse exercer une compétence différente de celle confiée à sa voisine. Si vous me permettez cette réflexion d'universitaire, cela pourrait, en outre, ouvrir la voie à des interventions personnelles des parlementaires, par ailleurs élus locaux, qui souhaiteraient favoriser leur collectivité au détriment d'une autre. Pourtant, je le reconnais, cette possibilité de différenciation est nécessaire, notamment dans le cadre du repositionnement local qui a cours entre métropole et départements.
Dès lors, il me semble préférable que les compétences des collectivités d'une même catégorie ne soient différenciées qu'en réponse à la demande, formulée par telle ou telle d'entre elles, de modification de la loi procédant à la répartition des compétences, ou par la voie de l'appel à compétence explorée en particulier par la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales : lorsqu'une compétence n'est pas liée à un niveau de collectivité, elle peut être exercée par la collectivité qui le souhaite. Cette procédure diffère des délégations de compétence, qui ne fonctionnent guère.
M. Ferdinand Melin-Soucramanien, professeur à l'université de Bordeaux. -Mon intervention portera principalement sur les outre-mer, pour lesquels la révision constitutionnelle annoncée vient apporter quelques ajustements techniques utiles. En Guadeloupe et en Martinique notamment, la procédure d'adaptation des lois et règlements prévue en 2003 s'est révélée complexe et coûteuse pour un résultat peu satisfaisant. La modification proposée de l'article 73 de la Constitution, en allégeant cette procédure avec un recours au décret et en élargissant son champ - les collectivités territoriales régies par l'article 73, à l'exception de La Réunion, pourront demander à en bénéficier y compris en dehors de leur domaine de compétence - va dans le bon sens. Elle n'en demeure pas moins mineure, comparativement à la rupture épistémologique que constitua la révision de 2003. J'estime, en outre, incongru le sort particulier fait au département et à la région de La Réunion, que la lecture de l'exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle n'éclaire guère. Il y est fait mention du choix - déjà discutable à mon sens - arrêté en 2003 s'agissant de ce territoire, comme s'il était impossible d'en faire un autre aujourd'hui. Dans le projet de loi constitutionnelle, La Réunion se trouve ainsi placée dans une position identique à celle des départements et régions de l'Hexagone. Je souhaite que les débats parlementaires fassent évoluer cette disposition, d'autant que la révision constitutionnelle de 2003 n'a conduit ni à un effritement des outre-mer ni à la dérive de ces territoires, comme d'aucuns le craignaient.
La rupture politique et idéologique, s'agissant des relations entre l'État et les outre-mer, est, en réalité, antérieure à la révision constitutionnelle de 2003. Je la date de l'Accord de Nouméa en 1998, lorsqu'est apparue la nécessité d'établir un rapport différent entre l'État et les collectivités territoriales lointaines, et du discours prononcé par Jacques Chirac à Madiana en 2000.
Je souhaiterais enfin élargir brièvement mon intervention pour réagir aux propos de ma collègue Géraldine Chavrier. Les outre-mer ont-ils vocation à être un modèle pour l'Hexagone ? Autrement dit, la relation entre l'État et les collectivités outre-mer, admise politiquement en 1998 et en 2000 puis juridiquement en 2003, doit-elle être généralisée ? Au risque de vous décevoir, je ne le crois pas, bien que je conçoive que cette perspective puisse paraître séduisante. J'avoue soutenir une position plutôt jacobine pour la métropole et girondine pour les outre-mer !
Certes, il n'y aurait pas d'impossibilité juridique à offrir aux collectivités de l'Hexagone les mêmes possibilités d'adaptation du droit qu'aux collectivités d'outre-mer, comme l'a rappelé Mme Chavrier et l'a souligné le Conseil d'État. La seule limite est l'uniformité d'application des droits fondamentaux, conformément à une jurisprudence du Conseil constitutionnel datant de la loi dite Chevènement du 25 janvier 1985 et toujours réitérée depuis, notamment lors de la révision de la loi Falloux en 1994. En revanche, l'opportunité politique d'une telle réforme me semble très incertaine, bien qu'il appartienne au constituant d'en juger. Le droit à l'adaptation, même étendu comme prévu dans le projet de loi constitutionnelle, se justifie pour les outre-mer par leur insularité - sauf en Guyane, comme chacun sait... - et par des données économiques, sociales ou autres que chacun connaît. Je crains, en revanche, que son application en métropole ne conduise à une fragmentation du droit et à la création de ce que certains juristes nomment un « droit de broussaille ». À titre d'illustration, je me suis, il y a quelques années, essayé à la rédaction d'un code des entreprises agissant outre-mer, qui devait rassembler les dispositions fiscales et sociales applicables dans les différents territoires ultramarins en tenant compte des adaptations du droit national décidées à l'initiative du pouvoir central ou des collectivités territoriales elles-mêmes. Les chefs d'entreprise étaient désireux de disposer d'un tel outil. Laissez-moi vous dire combien l'exercice se révéla complexe ! Le fractionnement du droit applicable peut s'envisager au bénéfice de l'investissement économique et du développement des outre-mer, mais pourrait s'avérer dangereux sur le territoire hexagonal. Mon dernier argument, et non des moindres, pour m'opposer à une telle évolution réside dans ma crainte que les pouvoirs du Parlement, qui ne sortiront probablement pas grandis de cette révision constitutionnelle, se trouvent pris en étau entre les normes créées par les collectivités territoriales et celles d'origine européenne, qui représentent plus de 50 % du droit nouveau applicable sur le territoire national.
M. Philippe Bas, président. - Je vous remercie. Comme chacun a pu le constater, vos positions divergent en partie, ce qui ne rend nos échanges que plus stimulants. André Laignel va à présent nous faire part de son avis d'élu particulièrement averti, puisqu'il a également siégé au conseil régional de sa région et présidé un département. Il ne vous manque que le Sénat, mais cela peut s'arranger !
M. André Laignel, premier vice-président de l'association des maires de France (AMF). - Je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer sur un sujet aussi important que la révision constitutionnelle et ses implications sur les collectivités territoriales. Ont été précédemment évoquées la différenciation, l'adaptation, l'expérimentation et la dérogation, termes d'ailleurs linguistiquement non substituables les uns aux autres. À leur sujet, l'AMF, au nom de laquelle je m'exprime devant vous, est favorable à des évolutions destinées à conforter le pouvoir d'adaptation reconnu aux collectivités territoriales, tout en demeurant fermement attachée au respect de quatre principes : la libre administration, la subsidiarité, l'égalité et l'absence de tutelle d'une collectivité sur une autre. Or, réussir à les faire cohabiter harmonieusement ne constitue pas un exercice facile !
L'expérimentation, qui devait constituer la pierre angulaire de la révision constitutionnelle de 2003, se limita finalement à deux sujets : le revenu de solidarité active (RSA), généralisé par la loi avant même que l'expérimentation ait pu commencer, et la tarification de l'eau, qui fait encore l'objet d'âpres débats. Il existe, me semble-t-il, deux raisons à ce bilan décevant : l'obligation de généralisation et l'hésitation des élus locaux, enserrés dans un tel réseau de normes qu'ils y voient souvent un obstacle insurmontable à toute initiative de ce genre. Il existe, dans l'administration française, une habitude centralisatrice qui rend presque désespérée la volonté d'expérimenter. Les élus font preuve de faiblesse en n'osant pas s'attaquer à cet Himalaya. Il existe donc à la fois un problème juridique et un frein culturel au développement de l'expérimentation.
L'AMF estime que les dispositions constitutionnelles existantes sont suffisantes pour mener à bien les différenciations nécessaires. Le Conseil d'État ne dit d'ailleurs pas autre chose dans son avis de décembre dernier. Dès la loi de décentralisation de 1982, une procédure d'appel de responsabilités a été créée au profit des communes, afin qu'elles puissent demander aux départements de leur confier la gestion des collèges. C'est ce que j'ai fait à Issoudun - il semble que j'ai été le seul maire à faire usage de cette faculté. J'ai ainsi pu moderniser les deux collèges de ma ville puis je les ai remis à la disposition du département.
Lors de l'adoption des lois de décentralisation, certains craignaient pour la République. À mon avis, la décentralisation a plutôt aidé à la cohésion de la République.
Oui à la différenciation et à l'adaptation, mais à condition qu'elles soient encadrées. Nous sommes dans un État unitaire, qui n'interdit pas la souplesse, l'innovation et l'adaptation. Les collectivités concernées devront bien sûr consentir au cadre qui leur sera proposé et les droits fondamentaux et constitutionnels devront être garantis.
Permettez-moi d'aborder quelques sujets connexes qui me tiennent à coeur, comme à vous sans doute. Même si le cumul sévit aujourd'hui, beaucoup de sénateurs ont été à la tête d'exécutifs locaux, départementaux ou régionaux. Or, pour expérimenter, innover, adapter, différencier, encore faut-il en avoir les moyens. L'AMF a présenté diverses propositions en vue de la révision constitutionnelle, dont l'une a trait à l'autonomie financière et fiscale des collectivités. Une mission d'information de l'Assemblée nationale y réfléchit. La définition de l'autonomie financière dans la loi organique est totalement fallacieuse : aujourd'hui, il suffit que les ressources d'une collectivité soient constituées à 100 % par un transfert d'impôt national pour que les règles d'autonomie financière soient respectées !
Nous devons donc redéfinir l'autonomie financière pour aller vers l'autonomie fiscale. Nous souhaitons aussi que la Constitution reconnaisse la place spécifique de la commune en consacrant sa compétence générale.
Nous demandons une loi de finances spécifique pour les collectivités territoriales et que toute mesure les impactant y figure. La veille de son examen en conseil des ministres, le Gouvernement présente au Comité des finances locales - que je préside - le projet de loi de finances de l'année à venir, mais sans nous détailler les dispositions concernant les collectivités. Comme on dit dans le Berry, « le lièvre est dans le sac ».
L'argumentaire juridique très précis que nous avons rédigé devrait être pris en compte par le projet de révision constitutionnelle.
Pour paraphraser Albert Camus qui disait que si nous retirons le pain du travailleur, il ne lui reste pas de liberté, j'estime que si nous venons à étouffer les collectivités territoriales financièrement, il ne leur restera pas de capacité d'expérimentation ni d'adaptation.
M. Éric Kerrouche. - La réussite de notre État central a fait l'admiration des autres pays européens car l'intégration territoriale a été exemplaire, dans le sens littéral du terme. Cette intégration est devenue pratiquement totémique, ce qui nous empêche de voir le besoin d'adaptations territoriales, toujours vécues comme un défi des territoires par rapport au centre. Comment imaginer, pourtant, que de telles adaptations puissent ébranler le modèle centralisé de notre pays ?
Les différences entre les territoires existent déjà. Qui peut prétendre que le contrôle de légalité est exercé par les préfets de façon identique sur l'ensemble du territoire ? Personne ! Entre les Landes et les Pyrénées-Atlantiques, les réalités ne sont pas les mêmes.
Le concept d'insularité peut aussi s'appliquer à certains des territoires enclavés de l'Hexagone. L'uniformisation nuit à la perception de la diversité du territoire. La loi montagne, au contraire, établit des règles différentes au sein même du territoire hexagonal.
Du moins ce volet du projet de révision constitutionnelle mérite-t-il discussion ! Quant au reste, ce sera plus compliqué...
Nous devons faire preuve de pragmatisme. Adapter les normes aux réalités diverses du territoire, ce n'est pas remettre en cause la centralisation.
Enfin, la part du droit européen dans l'ensemble du droit applicable en France n'est pas si grande : au cours de la période 1986-2007, elle s'est montée à 18,7 % et s'élèverait aujourd'hui à 25 %. Ne dénonçons donc pas le poids excessif de Bruxelles.
Mme Chavrier a raison, c'est l'enserrement des territoires dans des normes nationales trop strictes qui risque de provoquer l'éclatement du modèle centralisateur français.
Mme Géraldine Chavrier. - Aucun d'entre nous ne souhaite remettre en cause le caractère unitaire de notre pays. Or, si nous parlons aujourd'hui d'un droit à l'adaptation, c'est parce que le droit à l'expérimentation institué en 2003 n'a pas été suivi d'effet ! L'expérimentation est pourtant préférable car elle permet de tester et de vérifier que l'adaptation est nécessaire. Si plusieurs expérimentations donnent des résultats contrastés dans différents territoires, c'est sans doute parce que les situations locales ne sont pas les mêmes. Dès lors, si la loi organique n'avait pas imposé la généralisation ou l'abandon de l'expérimentation, il aurait été possible de se fonder sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel selon laquelle le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes.
Aujourd'hui, parce que l'on n'a pas donné corps au droit à l'expérimentation, on passe directement à l'étape suivante en autorisant les collectivités à adapter elles-mêmes les normes nationales sans limite de temps.
M. André Reichardt. - Sénateur alsacien-mosellan, je suis attaché au droit local hérité de Napoléon mais aussi de l'Empire allemand. Depuis la décision Somodia du Conseil constitutionnel du 5 août 2011, ce droit local ne peut plus évoluer à moins de se rapprocher du droit général. Cette décision a été particulièrement mal ressentie lorsque l'État a refusé à l'organisme de gestion du régime local de la sécurité sociale, qui voulait profiter de la loi relative à la sécurisation de l'emploi, d'améliorer le panier de soins pour les Alsaciens et les Mosellans.
Pensez-vous que le droit à l'adaptation pourrait contrecarrer la décision Somodia ? Si tel n'est pas le cas, les sénateurs alsaciens-mosellans pourraient proposer un article spécifique pour faire sauter ce verrou.
M. François Grosdidier. - Le droit de l'Alsace-Moselle, qui a été accepté au moment de la réintégration des trois départements dans la République, est désormais montré du doigt comme une forme d'anomalie qu'il conviendrait de réduire par effet de cliquet. La décision du Conseil constitutionnel condamne ce droit à l'archaïsme et à la disparition car il n'est plus possible de l'actualiser. Il faut y remédier.
De même, en Corse, la question du statut des résidents ne peut être réglée dans un cadre juridique national.
Sans toucher à la législation qui doit s'appliquer partout en France, ne pourrait-on étendre le pouvoir réglementaire des régions ? Est-il normal que la règlementation thermique soit la même à Mouthe et à Bonifacio ? Pourquoi ne pas prévoir des transferts supplémentaires de compétences non régaliennes ?
M. Philippe Bas, président. - Pourquoi ne pas étendre le pouvoir réglementaire des départements aussi ?
M. Ferdinand Melin-Soucramanien. - La décision Somodia a procédé à une sorte de vitrification du droit local alsacien-mosellan. Désormais se pose la question de l'opportunité de rouvrir ce débat, mais cela est de votre compétence.
Votre remarque sur la règlementation thermique est judicieuse : en Guadeloupe et en Martinique, une règlementation locale a été mise en place et elle fonctionne bien, même si cela a coûté un peu d'argent. Et cette adaptation du droit national n'a pas fait s'effondrer la République.
Mme Géraldine Chavrier. - Je connais mal le droit local alsacien-mosellan. Cependant, dans la mesure où ses défenseurs pourront témoigner d'une spécificité qui ne soit pas purement historique, cette différence de situation pourrait justifier aux yeux du Conseil constitutionnel le maintien d'un droit différencié.
Je suis très favorable au renforcement du pouvoir réglementaire des collectivités. La décision du Conseil constitutionnel du 17 janvier 2002 dit très clairement que le législateur peut renvoyer certaines modalités d'application des lois au pouvoir réglementaire local. La révision constitutionnelle de 2003 a consacré ce pouvoir réglementaire des collectivités territoriales pour l'exercice de leurs compétences. Le jour où l'on a permis aux régions de délibérer sur leurs régimes juridiques d'aides aux entreprises, on a permis l'adaptation de ces aides aux territoires et personne ne s'en porte plus mal.
En revanche, si la région se voyait reconnaître un pouvoir réglementaire pour adapter les lois en dehors même de son champ de compétence, il y aurait là un risque de tutelle sur les autres collectivités.
Le législateur devrait avoir le réflexe de renvoyer plus souvent au pouvoir réglementaire local l'application des dispositions législatives. Si le Conseil constitutionnel a exclu les conditions essentielles d'exercice des libertés publiques et des droits constitutionnellement garantis, il a estimé possible de renvoyer aux collectivités certaines modalités d'application de la loi.
M. Philippe Bas, président. - Le Conseil constitutionnel s'oppose à ce que le législateur national fasse évoluer la législation d'Alsace et de Moselle. L'idée que l'on pourrait, par le truchement d'un pouvoir d'adaptation conféré à une collectivité territoriale, contourner une interdiction faite au législateur national me parait difficilement concevable. Si nous voulons suivre MM. Reichardt et Grosdidier, nous devrons insérer dans la Constitution des dispositions spécifiques : le législateur national devra avoir le droit de faire ce qui lui est actuellement interdit.
M. André Laignel. - L'AMF n'est pas opposée au pouvoir réglementaire des collectivités territoriales, à condition qu'il s'exerce dans le cadre des compétences de chacune d'entre elles et sans méconnaître le principe de non-tutelle. Mais pour cela, nul besoin de révision constitutionnelle !
Enfin, la règlementation thermique dévolue à chacune des régions ne me parait pas une excellente idée car comment fixer des températures identiques dans une région qui va de la Creuse aux frontières de l'Espagne ?
M. François Grosdidier. - Les régions pourraient adapter la réglementation !
M. André Laignel. - La différenciation à l'intérieur même des régions, voilà qui deviendrait bien complexe...
M. Jacques Bigot. - Je reviens à l'Alsace-Moselle. En 1918, l'idée qui dominait était l'harmonisation des droits. D'ailleurs, une commission d'harmonisation avait été créée à cet effet. Un siècle après, personne ne demande plus cette harmonisation. La République a organisé depuis un siècle une différenciation dont on trouve la trace dans de nombreux codes, et dont chacun se satisfait.
La question, cependant, n'est pas d'habiliter les autorités locales à adapter le droit national, mais de permettre au pouvoir normatif national de ne pas se soumettre à la décision Somodia.
Mme Muriel Jourda. - Même si nous sommes tous favorable à l'unité de la République, les différences existent et des lois uniformes produisent des résultats divers. Le droit de l'urbanisme en témoigne. En tant que Morbihannaise, je rappelle que la loi littoral obéissait à l'origine à des principes que l'on qualifiait d'anglo-saxons : cette loi générale devait permettre des adaptations locales. Or cela n'a pas été possible car les décisions prises sur le terrain ont été progressivement soumises à la justice administrative, qui a fait son oeuvre unificatrice.
Avec le droit d'adaptation, ne court-on pas le même risque ?
Mme Géraldine Chavrier. - Je comprends d'autant mieux vos interrogations que la loi de 1984 sur la fonction publique territoriale, modifiée en 1990, avait renvoyé certaines décisions aux délibérations locales. Le Conseil d'État en a été saisi et les conclusions du commissaire du Gouvernement sont sidérantes : il a reconnu que le législateur avait souverainement décidé de renvoyer au pouvoir réglementaire local, puis il a ajouté que les juges administratifs ne pouvaient « accepter la redoutable charge d'être les seuls à canaliser le grand vent de liberté » que faisait souffler la loi en unifiant « 36 000 initiatives ». Par un artifice juridique - l'argument selon lequel l'entrée en vigueur de la loi était subordonnée à la publication d'un décret nécessaire pour son application -, il a donc refusé ce droit à l'adaptation.
Toutefois, ce qui ne manque pas d'étonner, le Conseil d'État écrit dans son avis du 7 décembre 2017 que le droit à l'adaptation serait plutôt favorable à la démocratie locale. En l'inscrivant dans la Constitution, vous contraignez les juridictions administratives et le Conseil constitutionnel - même si celui-ci se réserve une marge d'appréciation - à accepter le droit à l'adaptation. Il sera beaucoup plus difficile de recourir aux petites techniques juridiques jusqu'ici employées pour contrecarrer la volonté du législateur.
M. Ferdinand Melin-Soucramanien. - Le principe d'égalité n'a jamais été un obstacle à des différences de traitement selon les territoires : voyez la loi littoral ou la loi sur les zones franches territoriales de 1996. Dès lors que les différences de traitement sont justifiées et qu'elles sont en rapport direct avec l'objet de la loi, elles sont possibles : il suffit que les critères soient objectifs, comme l'insularité, l'histoire, la géographie, le taux d'alphabétisation, le chômage, etc...
Cette révision constitutionnelle envoie un signal à l'intention du Conseil d'État, qu'on ne doit pas trop accuser : son rôle est de préserver l'unité de l'État, et le jacobinisme est inscrit dans ses gênes. Néanmoins, je continue à penser que l'apport marginal de cette révision n'est pas immense.
M. André Laignel. - Je partage ce qui vient d'être dit. Lorsque Mme Chavrier parlait du commissaire du Gouvernement qui avait refusé le droit à l'adaptation, je me disais que si les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) avaient existé à l'époque, le Conseil d'État aurait probablement été renvoyé dans ses buts, puisqu'il allait, sabre au clair, contre la volonté du législateur.
Je vous conseille la lecture de l'avis du Conseil d'État du 7 décembre dernier qui éclaire notre débat d'aujourd'hui, notamment la redondance qu'il y aurait à vouloir mettre dans la Constitution divers sujets qui figurent déjà dans des lois organiques et ordinaires.
M. Philippe Bas, président. - Le Conseil d'État constate en effet que beaucoup de choses sont d'ores et déjà possibles, même s'il recommande, pour plus de sécurité, de faire évoluer la Constitution.
Je vous remercie pour ces éclairages très utiles.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 15.
Mercredi 23 mai 2018
- Présidence de M. Philippe Bas, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Groupe de travail sur l'amélioration de l'efficacité des fiches S - Nomination du rapporteur et des membres
M. Philippe Bas, président. - Mes chers collègues, nous devons procéder à la désignation des membres du groupe de travail sur l'amélioration de l'efficacité des fiches S. Je n'ai malheureusement pas pu intégrer dans ce groupe tous les collègues qui ont déclaré leur intérêt. Toutefois, je vous invite à participer aux auditions. Comme nous en sommes convenus la semaine dernière, le groupe de travail comprendra, outre son rapporteur M. François Pillet, un représentant de chaque groupe politique.
La commission désigne M. François Pillet rapporteur, et Mmes Esther Benbassa, Maryse Carrère, MM. Loïc Hervé, Henri Leroy, Alain Marc, Alain Richard et Jean-Pierre Sueur membres du groupe de travail sur l'amélioration de l'efficacité des fiches S.
Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil COM (2018) 218 sur la protection des personnes dénonçant les infractions au droit de l'Union (E13046) - Saisine et nomination d'un rapporteur
La commission se saisit, en application de l'article 73 quinquies du Règlement, de la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil COM (2018) 218 sur la protection des personnes dénonçant les infractions au droit de l'Union et désigne comme rapporteur M. François Pillet.
Droit local d'Alsace-Moselle - Table ronde
M. Philippe Bas, président. - Nos collègues élus des départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle ont souvent évoqué le sujet du droit local alsacien-mosellan. C'est un sujet pointu et assez difficile à traiter. En tant que non spécialiste, je crois comprendre que les possibilités d'évolution du droit local d'Alsace-Moselle sont assez limitées, dans la mesure où on peut le faire évoluer dans le sens d'un rapprochement, d'une harmonisation avec le droit français général, mais qu'en revanche on ne peut accroître les différences ni, a fortiori, créer de nouvelles règles spécifiques au droit local. Tel est le cadre qui a été posé par le Conseil constitutionnel dans sa décision Somodia de 2011. Dans de nombreux cas, après un siècle d'existence, ce droit a pourtant besoin d'être conforté, et pas d'être détruit. Il présente en effet des originalités profondes sur de nombreux sujets qui font consensus : droit des associations, droit des sociétés, publicité foncière, droit des entreprises...
À l'orée d'une nouvelle révision constitutionnelle, existerait-il une voie permettant d'aller vers la reconnaissance d'une certaine spécificité du droit local, lui permettant d'évoluer plus librement ?
Nous avons sollicité plusieurs intervenants que je remercie pour leur présence. Je vais rapidement les présenter. M. Jean-Marie Woerhling est le président de l'institut du droit local d'Alsace-Moselle et président honoraire de tribunal administratif. Il est accompagné de M. Éric Sander, secrétaire général du même institut du droit local. M. Francis Messner est directeur de recherche émérite au centre national de la recherche scientifique, et professeur des universités de Strasbourg. M. Jean-Luc Vallens est docteur en droit, ancien président de chambre à la cour d'appel de Colmar, professeur associé à l'université de Strasbourg et ancien secrétaire général de l'institut du droit local. Enfin, Maître Philippe Walter est notaire et président du conseil interrégional des notaires des cours d'appel de Metz et de Colmar, et Maître Jean-Marie Ohnet est également notaire, ancien président de l'institut d'études juridiques du Conseil supérieur du notariat.
Je vais tout d'abord passer la parole à M. Jean-Marie Woehrling afin qu'il nous fasse une présentation du contexte, des sources du droit local, de sa compatibilité avec la Constitution, et de ses principales caractéristiques en droit public.
M. Jean-Marie Woehrling, président de l'institut du droit local, président honoraire de tribunal administratif. - Il y a presque 100 ans, les autorités françaises ont décidé de maintenir en vigueur le droit local applicable en Alsace-Moselle, au moment de leur réintégration au sein du territoire français. Le droit local puise à plusieurs sources. Il comprend tout d'abord des dispositions françaises d'avant 1871 maintenues en vigueur en Alsace-Moselle, qui ont entre-temps été modifiées en France. On trouve également des dispositions propres au Land Elsass-Lothringen élaborées pendant la période de rattachement à l'Allemagne. Enfin, certaines lois fédérales allemandes applicables sur ces territoires pendant ladite période forment la dernière partie de ce triptyque juridique.
Ces législations ont été maintenues pour plusieurs raisons. Des raisons techniques tout d'abord : il fallait laisser une période d'adaptation à la population et aux praticiens du droit. Des motifs politiques ont également joué. Ainsi, le Maréchal Joffre avait déclaré en 1914 que la France allait recouvrer ces territoires, mais qu'elle allait respecter les traditions alsaciennes et mosellanes.
Le droit local a fortement évolué. Une très grande majorité du droit commun est en effet applicable dans nos départements. S'il n'est pas possible d'évaluer précisément cette proportion, je dirai qu'elle est de l'ordre de 95 %. En effet, une très grande majorité des textes qui régit le droit français aujourd'hui a été élaborée après 1918. En conséquence, le droit général s'applique majoritairement dans nos départements comme dans le reste de la France. Une part importante du droit local a été reprise par le législateur français par voie de codification. Nous sommes entrés dans ce que nous appelons la troisième législation : il ne s'agit ni du droit local d'origine, ni de la législation de droit commun mais d'un droit propre élaboré par le législateur français. Enfin, bon nombre des dispositions maintenues ont fait l'objet d'une réinterprétation dans un contexte européen et national. C'est notamment le cas pour le droit des cultes.
Le droit local porte mal son nom. Il s'agit d'un droit national, comme le reste du droit français, élaboré par le Parlement, mais propre à trois départements : le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle. 100 ans après, l'unification législative a été très largement réalisée. Ce qui subsiste constitue le noyau dur du droit local.
Les dispositions qui sont maintenues sont des dispositions techniques, dans un grand nombre de domaines - droit des associations, droit notarial, échevinage... - qui sont parfois plus favorables pour les intéressés et plus souples que le droit en vigueur dans le reste de la France, mais que celle-ci ne souhaite pas voir étendues. Ces dispositions maintiennent et renforcent la tradition locale, notamment en matière de culte, d'enseignement religieux, de repos dominical ou de chasse. Pour une partie importante de la population, elles sont ressenties comme un élément du patrimoine local. Le droit local répond à une réelle attente et est perçu comme utile.
Depuis 1918, le contexte a changé : en 1918, l'unité du droit était vue comme un objectif à atteindre. Aujourd'hui, la vision est beaucoup plus nuancée : il existe une certaine diversité juridique au plan local, qui n'est pas forcément une mauvaise chose. Je pense notamment aux territoires et départements d'outre-mer, à la Corse, à Paris ou au statut de la métropole de Lyon. Le droit local s'inscrit donc bien dans ce cadre général.
Depuis 2011, nous sommes confrontés à un problème de constitutionnalité. De 1918 à 1971, personne n'avait évoqué de problème de conformité à la Constitution du droit local. Une première réflexion dans certains domaines a été menée suite à la décision Liberté d'association de 1971. Mais dans sa décision Somodia de 2011, le Conseil constitutionnel a eu une approche très stricte. Selon lui, le principe constitutionnel d'égalité s'applique au plan territorial : la loi doit être la même pour tous. Certes, il peut y avoir des exceptions fondées sur des considérations d'intérêt général, ou sur des circonstances particulières. Mais le Conseil constitutionnel considère qu'il n'y a aucun intérêt général ou circonstance particulière justifiant le droit local. Cette décision a en même temps reconnu le droit local d'Alsace-Moselle comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République, garantissant son maintien, mais uniquement ce maintien. Toute modification doit se faire dans le sens d'un rapprochement avec le droit français.
Cette décision a eu plusieurs conséquences. Tout d'abord un sentiment d'inégalité est apparu dans nos trois départements. Il y a des annonces sur une intégration de la Corse dans la Constitution, il existe un régime original pour l'outre-mer, et même des dispositions particulières pour certaines collectivités territoriales, acceptées par le Conseil constitutionnel. Toutefois, ce dernier n'a trouvé aucun motif en faveur du droit local.
En outre, elle a entraîné un phénomène de blocage. Les administrations se sont servies de cette décision pour dire qu'il ne peut y avoir qu'un maintien du statu quo, et qu'ainsi toute évolution du droit local est impossible.
Enfin, elle suscite une incertitude juridique. La jurisprudence du Conseil constitutionnel est en effet rétroactive, y compris pour des dispositions spécifiques intervenues depuis 1918. Dès lors se pose la question de savoir si toutes sont conformes à la Constitution. À titre d'exemple, le Conseil constitutionnel a invalidé en 2014 une disposition de droit local relative aux assurances, qui avait été introduite par une loi de 1991.
Aussi, à la veille d'une réforme constitutionnelle, nous souhaiterions que la décision Somodia soit remise en cause par une nouvelle disposition constitutionnelle. Nous avons imaginé deux formes possibles. La première est spécifique à l'Alsace-Moselle : les intérêts propres aux départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle seraient pris en compte par le maintien d'un droit particulier propre à ces départements. Cela permettrait au législateur de pouvoir reconnaître un intérêt particulier, qu'il pourrait faire évoluer s'il l'estime utile.
La deuxième formulation a un caractère beaucoup plus général : elle exclut du principe d'égalité le caractère territorial.
M. Philippe Bas, président. - Je donne maintenant la parole à M. Francis Messner, afin d'évoquer le droit local des cultes, leurs statuts, et l'enseignement des religions.
M. Francis Messner, directeur de recherche émérite au centre national de la recherche scientifique et professeur des universités à Strasbourg. - Le droit local des cultes facilite l'intégration des cultes dans la société, par le biais de la formation des ministres des cultes. Ces derniers sont formés dans le cadre de l'université publique, selon des modalités identiques à la formation proposée dans les autres facultés et départements de l'université. Ainsi, il n'y a pas de fossé entre l'enseignement théologique et les autres matières. De même, l'enseignement religieux dispensé dans les écoles publiques est articulé au programme des écoles, collèges et lycées.
Cette intégration existe également dans le cadre des relations institutionnelles entre les acteurs religieux et les pouvoirs publics. Les communes entretiennent les bâtiments cultuels, elles sont tenues de négocier avec le conseil de fabrique qui regroupe les responsables religieux. Ces liens existent également avec la haute administration du ministère de l'intérieur, lors de la nomination des membres du culte. Certains sont agréés, d'autres sont nommés par l'autorité politique. Ainsi, les évêques sont nommés par le Président de la République.
Ce droit local des cultes favorise le vivre ensemble par un traitement égalitaire des cultes, par l'entretien des bâtiments et la rémunération des ministres des cultes, dont bénéficient aussi les cultes non statutaires, c'est-à-dire non organisés par le cadre législatif de 1901 et 1905 ou non centralisés. Ils peuvent ainsi bénéficier de subventions des collectivités territoriales et s'organiser conformément au régime de droit local des associations. Enfin, ce régime permet de favoriser la construction d'édifices du culte et leur entretien. À titre d'exemple, la ville de Strasbourg consacre une ligne budgétaire répartie entre tous les cultes représentatifs du territoire de la ville et de la communauté urbaine : sont ainsi concernés les cultes protestant, catholique, juif, musulman, bouddhiste et hindouiste. Jusqu'à une période récente, le droit local permettait une bonne intégration des religions dans la société.
Les difficultés que nous connaissons aujourd'hui résultent de la modification du paysage religieux. S'agissant des cultes protestant et catholique, on constate une baisse des vocations. Le nombre de ministres du culte a diminué de près de deux tiers dans les deux diocèses au cours des quarante dernières années. Le nombre de pratiquants diminue également. Cela conduit à une nouvelle organisation : les ministres du culte doivent intervenir dans davantage de paroisses. En ce qui concerne le culte juif, certaines circonscriptions rabbiniques ne sont plus desservies, car les populations juives se concentrent désormais dans les grands centres urbains.
L'enseignement religieux témoigne également de l'évolution du régime des cultes. Ainsi, les responsables religieux organisent un enseignement religieux en collaboration avec le ministère de l'éducation nationale. Les chefs d'établissement ont l'obligation de créer cet enseignement, lorsqu'il y a une demande des parents, des tuteurs ou d'un élève majeur. Pendant longtemps, cet enseignement a privilégié la transmission de la foi, puis la connaissance des autres religions. Depuis quelques mois, les responsables religieux protestants, juifs et l'évêque de Strasbourg réfléchissent à un enseignement interreligieux présentant l'ensemble des religions. Or, ils ont beaucoup de difficultés à le mettre en oeuvre. La situation semble pourtant s'être apaisée. Mais certains ont considéré que le fait de faire appel dans une commission de réflexion à des responsables des cultes musulman et bouddhiste portait atteinte au droit local de l'enseignement religieux. Or, cette appréciation est infondée, dans la mesure où cet enseignement religieux resterait un enseignement de droit local, confessionnel, porté par les chefs religieux, et ne deviendrait pas un enseignement interreligieux délivré par les différentes autorités religieuses, y compris musulmanes. La mise en place d'un enseignement interreligieux est une demande très forte de la part des parents d'élèves et des chefs d'établissement. En effet, un concept similaire - l'Éveil cultuel et religieux mis en place dans plusieurs lycées d'Alsace - a permis, notamment dans certains lycées professionnels, d'apaiser les tensions entre religions.
La deuxième réflexion porte sur la création d'un enseignement de théologie musulmane au sein de l'université.
En outre, des postes de maîtres de conférence en islamologie ont été créés. Ce diplôme avait été abandonné après la décolonisation. Enfin, des réflexions sont en cours pour mettre en place des partenariats entre les établissements supérieurs privés de théologie musulmane en Alsace-Moselle - ils sont au nombre de trois - et les universités publiques. Il nous semble qu'il est urgent de créer une chaire de théologie musulmane, afin de fournir un contre-discours, face à un islam aujourd'hui dévoyé.
À cet égard, le ministère de l'intérieur a créé un diplôme de formation civique et civile obligatoire pour les aumôniers militaires, hospitaliers et pénitentiaires rémunérés.
M. Philippe Bas, président. - Je donne désormais la parole à M. Jean-Luc Vallens, qui va nous éclairer sur les spécificités marquantes du droit local en matière de droit privé et les évolutions qui pourraient être recherchées.
M. Jean-Luc Vallens, docteur en droit, ancien président de chambre à la cour d'appel de Colmar, professeur associé à l'université de Strasbourg, ancien secrétaire général de l'institut du droit local. - Les dispositions locales de droit privé sont nombreuses. Elles parcellent l'ensemble des domaines. Nos juridictions sont ainsi amenées à faire coexister des dispositions de droit local et de droit général, dans le domaine de la procédure civile, du droit du travail, du droit des affaires, et plus rarement du droit civil lui-même.
Les dispositions de droit local, ou de troisième législation, ont été maintenues pour plusieurs raisons. Elles sont considérées comme plus performantes. Ainsi, à titre d'illustration, la procédure de saisie immobilière est beaucoup plus simple. S'agissant du cadastre, il a une valeur juridique en Alsace-Moselle, et constitue ainsi un facteur de paix sociale pour le transfert de propriété. En outre, le partage judiciaire peut se faire chez un notaire. De même, le livre foncier apporte plus de sécurité aux acheteurs en raison de la vérification des inscriptions qui sont faites par un juge spécialisé.
D'autres dispositions ont été maintenues car elles n'existaient pas dans le droit général. C'est le cas notamment de la faillite civile. Le droit français jusqu'en 1985 ignorait le surendettement. Ainsi, le droit local a pu servir de laboratoire et d'exemple. Certaines règles de droit local n'ont plus la même légitimité depuis que des dispositions similaires existent en droit général.
Enfin, le droit local apparaît pertinent au justiciable. Tel est le cas des chambres de commerce au sein des tribunaux de grande instance. Elles sont compétentes en lieu et place des tribunaux de commerce qui n'existent pas en droit local.
D'autres règles de droit local répondent à un besoin propre que les citoyens apprécient car elles leur sont plus favorables : les jours fériés supplémentaires, le système de sécurité sociale, prévoyant un taux de cotisation plus élevé, mais une meilleure couverture sociale. Dans d'autres domaines encore, le droit local assure un meilleur équilibre des règles. Ainsi, le droit de la chasse cherche à concilier les intérêts du chasseur, du propriétaire et des agriculteurs. Le droit de chasse est administré par la commune, au nom et pour le compte des propriétaires. Dans ce cadre, elles élaborent des plans de chasse précis et rigoureux. De même, une disposition de droit local offre de meilleures garanties aux locataires de biens immobiliers, pour lesquels il n'existe pas une présomption de responsabilité en cas d'incendie.
Au final, le constat est partagé : certaines dispositions de droit local sont devenues obsolètes ; d'autres ont évolué ; d'autres encore ont été intégrées au droit général grâce à la codification. Un grand nombre de textes ont été abrogés, abrogation pour laquelle un avis de la commission du droit local - appelée jusqu'il y a peu commission d'harmonisation du droit local - est nécessaire.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel Somodia de 2011 est apparue avec un double visage : d'une part, elle garantit le maintien du droit local, en le reconnaissant comme principe fondamental reconnu par les lois de la République, d'autre part, et d'un point de vue plus négatif, elle l'empêche d'évoluer, si ce n'est pour tendre vers une harmonisation avec le droit général. Le Conseil constitutionnel a ainsi inventé le concept du rapprochement, au nom de l'unité fantasmée de l'égalité. Or, en réalité, on constate de fortes variétés territoriales - je citerai simplement les zones économiques et zones franches. Dans ces conditions, il est étonnant de voir face au droit local cette volonté d'unification, qui n'existe pas dans la réalité.
En outre, un autre principe constitutionnel important ne doit pas être oublié : celui de la sécurité juridique. Pour l'utilisateur, la sécurité juridique signifie de pouvoir travailler sur un texte que personne ne peut contester devant le Conseil constitutionnel en cas de litige. Aujourd'hui, il y a une incertitude, voire un risque derrière chaque loi de droit local, si on imagine qu'à tout moment un justiciable puisse ébranler un dispositif via une question prioritaire de constitutionnalité.
Si le Conseil constitutionnel avait rendu cette décision il y a quelques années, au moment où la modernisation du droit local avait été lancée, nous n'aurions rien pu faire, en raison de la crainte de voir des dispositifs remis en cause. Je pense notamment au développement du livre foncier dématérialisé. On a intégré au droit local les évolutions de la société et des technologies. Il faut sortir de l'idée selon laquelle l'unité de la République est mise à mal par la diversité des territoires.
Me Philippe Walter, notaire, président du conseil interrégional des notaires des cours d'appel de Metz et de Colmar. - Le statut du notariat en Alsace Moselle présente des particularités liées à l'histoire de ces trois départements que nous évoquons. Suite à l'armistice de 1918, les trois départements sont redevenus français. La question s'est posée de savoir si le notariat local conservait son statut datant du 18 juin 1872, ou si on réintroduisait le système existant de la patrimonialité. La loi française du 17 juillet 1925 a écarté pour l'Alsace-Moselle le principe de patrimonialité qui prévaut en droit génréral pour la profession de notaire : la nomination à un office notarial se fait ainsi par le ministère de la justice et une commission ad hoc. Le décret-loi du 22 mai 1955 a introduit une épreuve de concours.
Aujourd'hui, le recrutement de notre profession, dans les trois départements, est soumis à une exigence de concours. Pour y postuler il faut remplir plusieurs conditions : être titulaire du diplôme de notaire, être français ou ressortissant de l'Union européenne, avoir une pratique professionnelle de trois ans, dont deux ans de stage ininterrompus chez un notaire. Le jury est composé d'un magistrat de l'ordre judiciaire, d'un professeur de droit, d'un fonctionnaire de la direction générale des finances publiques et de trois notaires du ressort de nos cours d'appel. Le concours est organisé au moins une fois par an. Le nombre de places disponibles est défini par un arrêté du garde des sceaux. L'épreuve écrite consiste en la rédaction d'un acte et une série de questions. L'épreuve orale porte sur le droit civil, le droit local ainsi qu'une discussion avec le jury. Pour l'admission, il ne suffit pas d'avoir eu la moyenne aux épreuves, il faut être intégré dans le contingent des places offertes. Enfin, le candidat reçu n'est pas nommé d'office. Il est nommé par arrêté du garde des sceaux, après que la commission de présentation des offices vacants s'est réunie. Composée de magistrats et de représentants de la profession, cette commission a un rôle consultatif mais une fonction régulatrice. Elle constitue le garant d'un recrutement impartial des notaires.
Les notaires exercent également des missions spécifiques en Alsace-Moselle. Le notaire agit comme délégué du tribunal. Ainsi, pour les partages judiciaires, la juridiction n'est saisie qu'en cas de difficulté. De même, l'exécution forcée immobilière est supervisée par le notaire ; il dirige les débats et rédige le cahier des charges. Les débats ont lieu à l'office du notaire, et non à la barre du tribunal. Il veille également au bon fonctionnement du livre foncier. À titre anecdotique, le notaire d'Alsace-Moselle peut rédiger des actes en langue allemande, et dispose d'un régime de retraite spécial.
L'un des enjeux actuels est la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques. L'article 52 de cette loi ne s'applique pas dans nos trois départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Il prévoit la liberté d'installation dans les zones de carence. D'ailleurs, dans un délai de deux ans après la promulgation de la loi, un rapport au Parlement devait être rendu pour évaluer cette mesure. Il n'a pas été publié à notre connaissance. Nous pensons que le système qui existe en droit local est au coeur de la modernité. Il répond au besoin d'égalité des chances grâce à l'absence de la patrimonialité, au principe de concours permettant l'accès à la profession et par une nomination impartiale garantie par le rôle régulateur de la commission ad hoc. En outre, il assure un haut niveau de connaissances et de pratiques par l'exigence du stage.
En cas d'extension du principe de liberté d'installation des notaires en Alsace-Moselle, deux approches sont possibles. La première consiste à ne rien faire. Mais cela ne serait pas forcément la bonne solution, car deux systèmes coexisteraient, le concours et le tirage au sort. L'autre solution consisterait à s'appuyer sur le concours qui a fait ses preuves. Il est possible d'organiser plusieurs sessions. On pourrait organiser une session spéciale, avec un élargissement des conditions d'inscription. Cela serait également une solution pour les clercs de notaire qui vont perdre leur habilitation en 2020. Ils pourraient passer le concours sans condition de stage.
Me Jean-Marie Ohnet, notaire, ancien président de l'institut d'études juridiques du Conseil supérieur du notariat. - Pour résumer les propos de mon confrère, pour être notaire dans nos départements, il faut remplir les mêmes conditions que dans le reste de la France, auxquelles s'ajoutent deux conditions supplémentaires : trois années de stage, dont deux années continues dans un office notarial du département, et la réussite au concours qui vient de vous être présenté. Nos notaires ont les mêmes attributions qu'en droit général, mais ils sont en plus, pour certains actes, délégués du tribunal.
Comme cela a déjà été indiqué, l'article 52 de la loi « Macron » ne s'applique pas chez nous. En droit général, pour les zones carencées, il y a un système de dépôt de candidature avec horodatage et tirage au sort si le nombre de candidatures dépasse le nombre de postes. Cette mesure avait été contestée devant le juge administratif, mais elle vient d'être validée par le Conseil d'État vendredi dernier. En l'état du droit, le tirage au sort n'est donc pas possible chez nous. Si l'article 52 était introduit chez nous, le notaire ne pourrait toutefois être nommé que s'il était reçu au concours et il ne devrait pouvoir être nommé sans avoir effectué les années de stage requises au sein d'un office notarial.
Enfin, le système de droit local pourrait résoudre le problème des clercs qui vont perdre leur habilitation au 31 décembre 2020 - une proposition de loi, déposée en octobre 2017 sur le Bureau du Sénat, propose d'ailleurs de repousser cette date au 31 décembre 2030.
M. Philippe Bas, président. - Hier, nous avons organisé une autre table ronde sur la différenciation territoriale, dans la perspective des débats à venir sur la révision constitutionnelle, au cours de laquelle nous avons évoqué la question du pouvoir normatif des collectivités territoriales et celle de la différenciation des compétences dévolues aux collectivités d'une même catégorie.
La question de l'adaptation du droit local d'Alsace-Moselle est toutefois différente, puisqu'elle relève de la compétence du législateur national et non des collectivités locales.
M. Pierre-Yves Collombat. - Je vous remercie d'avoir pris l'initiative d'organiser cette table ronde. J'ai apprécié le plaidoyer des intervenants. Une partie m'a convaincue, mais une autre un peu moins. Aussi, je ne suis pas convaincu que votre système d'organisation des cultes soit conforme à la laïcité. Cette dernière suppose une séparation des cultes et de l'État.
Je voudrais savoir s'il y a des différences de principes entre le droit local et le droit général, ou s'agit-il de problèmes techniques ? Dans ce dernier cas, cela rend difficile de comprendre le blocage du Conseil constitutionnel.
M. François Grosdidier. - Le droit local est une curiosité qui n'est pas forcément connue de tous. Je vous remercie pour l'organisation de cette table ronde.
Sauf révision de la Constitution, le Conseil constitutionnel condamne par cliquet le droit local. Ce débat tombe un peu mal au regard des réactions aux revendications corses qui peuvent se justifier par l'insularité. L'exercice de droits fondamentaux ne doit pas s'exercer en fonction de critères d'ancienneté. Or, la loi de 1905 ne donne la possibilité d'entretenir que les lieux de culte datant d'avant 1905.
La table ronde que nous avons organisée hier sur la différenciation territoriale a montré que nous souffrons sur nos territoires d'excès de jacobinisme, avec une insuffisante adaptation à la diversité des territoires. Or, cette diversité existe. À titre d'exemple, la tauromachie est acceptée dans certains territoires, mais elle est interdite partout ailleurs.
Le Sénat a travaillé sur la question de l'organisation d'un islam de France. Pour moi, en Alsace-Moselle, il n'est pas nécessaire de modifier la loi. Les libertés données aux communes suffisent. En outre, à droit constant, il est possible d'organiser une chaire musulmane. Il s'agit d'avoir une source intellectuelle et confessionnelle permettant de contextualiser l'islam depuis notre territoire, et non des pays d'origine.
Quant à la mention dans la Constitution du droit local, on ne peut pas imaginer une loi différente pour chaque territoire de la France continentale. La loi doit être la même pour tous. Aussi, j'imagine mal que la représentation nationale accepte une extension du droit local. Mais ce qui est demandé est simplement de pouvoir faire vivre ce dernier. Je prendrai un exemple : en raison de l'effet cliquet instauré par le Conseil constitutionnel, le droit de la sécurité sociale est figé en Alsace-Moselle. Ainsi, lorsque l'État a décidé d'augmenter il y a quelques années le panier minimum de soins couverts, le droit local a été pénalisé. Les bénéficiaires alsaciens-mosellans se sont retrouvés face au choix de renoncer à la sécurité sociale alsacienne-mosellane pour en bénéficier, ou bien de le conserver, mais alors renoncer à la couverture minimale prévue. Il faut ainsi faire sauter le verrou constitutionnel, non pas pour étendre le droit local à d'autres matières, mais pour lui permettre de vivre.
Mme Brigitte Lherbier. - J'ai découvert ce droit il y a 25 ans lorsqu'une étudiante m'a remis son mémoire sur la gestion des voies navigables dans les trois départements d'Alsace-Moselle.
La faculté de Lille a créé un diplôme universitaire pour que les ministres du culte - et notamment les imams - disposent de quelques notions de droit français. J'ai été interpellée par vos propos relatif à l'enseignement religieux dans le secondaire. J'ai le souvenir que les rectorats sont traditionnellement assez pointilleux sur ce sujet. Or, à vous entendre, on a l'impression que vous disposez d'une marge de manoeuvre importante dans ce domaine.
En ce qui concerne la formation des notaires, je ne savais pas qu'il y avait un concours et je trouve curieux que vous n'appliquiez pas le principe du tirage au sort.
M. Jean-Marie Woehrling. - Entre le droit local et le droit général, il n'y a pas de différence sur les choses essentielles. D'ailleurs, l'Alsace et la Moselle ont été parfaitement intégrées à la République et le droit local s'applique depuis 100 ans dans un souci d'intégration.
Il y a certes des différences sur ces sujets en matière de régime des cultes, d'enseignement, de collectivités territoriales, de droit des associations. Toutefois, au niveau de la qualité du droit, les différences ne sont pas substantielles. La jurisprudence constitutionnelle a une interprétation de plus en plus restrictive sur les droits et libertés. En 1994, dans le cadre de la loi sur le financement des écoles privées, on a voulu augmenter le pourcentage de participation des communes. Cela a été vu comme une atteinte à la liberté d'enseignement.
En ce qui concerne l'existence d'un droit différent en fonction des territoires, on se rend compte qu'en réalité, de nombreux cas existent. Le Parlement trouve, lorsqu'il le juge utile, de bonnes raisons pour le faire. Ce qui nous embête, c'est qu'en matière de droit local, le Conseil constitutionnel refuse de trouver une quelconque bonne raison. Par comparaison, la Corse bénéficie d'une décentralisation dans l'enseignement. Or, je ne suis pas sûr que cela soit lié à l'insularité.
À mon avis, il est possible de créer une faculté de théologie musulmane à droit constant. Le motif d'empêchement serait la loi de 1905 qui ne s'applique pas sur nos territoires. Et, même, selon moi, la loi de 1905 ne serait pas un obstacle, car ce que l'on souhaite, c'est une approche objective, universitaire et scientifique de la matière.
Mme Brigitte Lherbier. - Cet enseignement doit être en langue française. Il y a tellement d'écoles où on perd ce qui s'y passe car la langue utilisée n'est pas le français.
M. Francis Messner. - Dans nos trois départements, un régime de séparation de l'Église et de l'État s'applique. Il n'y a pas d'Église d'État, les services publics sont neutres. On peut avoir une conception différente de la laïcité. D'ailleurs, le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel considèrent que le droit local n'est pas contraire à la laïcité qui est un principe à valeur constitutionnelle. La faculté de théologie musulmane pourrait être créée via un mécanisme de reconnaissance d'une discipline théologique dans le cadre du conseil national des universités. La faculté de théologie catholique est confessionnelle : elle a été créée en 1902, grâce à une convention avec le Saint-Siège ; les évêques ont la possibilité de refuser une nomination. S'agissant de la faculté de théologie protestante, il n'y a plus de lien organique avec l'autorité religieuse. Il s'agit d'une faculté théologique non confessionnelle dans les faits depuis 1967 et de manière officielle depuis 2007. La mise en place d'une faculté de théologie musulmane non confessionnelle serait le meilleur choix ; dans le cas contraire, on se heurterait à l'éclatement des communautés musulmanes.
M. Pierre-Yves Collombat. - Vous avez une notion curieuse de la séparation des Églises et de l'État, dans la mesure où le Président de la République nomme les évêques et où les ministres des cultes sont rémunérés. Or, s'agissant du principe de laïcité, l'État ne doit organiser ni subventionner aucun culte.
Mme Brigitte Lherbier. - Dans votre faculté de théologie musulmane, comment seraient recrutés les enseignants ?
M. Francis Messner. - Ce recrutement se ferait par l'autorité universitaire. C'est ce qui se passe pour la faculté protestante. Le recrutement se fait par un conseil national des universités composé de spécialistes de théologie protestante.
M. Philippe Bas, président. - La théologie peut être enseignée dans un État laïc. C'est la distinction entre la faculté théologique catholique qui est, si vous me permettez ce raccourci, entre les mains de l'Église, et la faculté théologique protestante qui est entre les mains de l'université. Cela ne veut cependant pas dire que la faculté de théologie catholique ne doit pas respecter certains critères universitaires. Dans le cas d'une faculté théologique musulmane, il s'agirait de mettre en place une faculté non confessionnelle.
C'est d'ailleurs un débat qui dépasse les limites de l'Alsace-Moselle. En 1995, alors que j'exerçais d'autres fonctions, il y avait un débat pour savoir si la République pouvait s'inspirer du droit local d'Alsace-Moselle pour développer une formation de théologie musulmane. Une autre question est aussi de savoir quel crédit serait accordé par leurs communautés aux ministres des cultes ainsi formés.
M. Thani Mohamed Soilihi. - Mon département de Mayotte, qui a également un droit particulier se réfère souvent à votre droit local. Je tiens à préciser qu'à Mayotte, le droit local n'est pas un droit musulman. Il reprend une partie de ce dernier, à l'exclusion du droit pénal musulman, mais il est également influencé par les us et coutumes africains, notamment les coutumes matriarcales, mais est également tinté d'animisme. Cette alchimie explique pourquoi le droit local mahorais coexiste aussi bien avec la République. On ne s'est pas assez penché sur cette coexistence. Je vous remercie d'avoir organisé cette table ronde, car pour pouvoir comparer et raisonner par analogie, il faut connaître le droit comparé. J'ai fait un grand pas dans la connaissance du droit local d'Alsace-Moselle aujourd'hui. Le droit local mahorais est d'autant plus compatible qu'avant la départementalisation nous avons fait des efforts pour renforcer la convergence. Ainsi, la polygamie s'est vu supprimer ses effets de droit et les cadis qui disposaient d'une triple casquette - magistrat, juge de paix et officier de l'état civil - ont été démunis de leurs compétences. À mon avis, ce changement s'est opéré trop rapidement. Ils apportaient une certaine cohésion, et la suppression trop soudaine de leurs compétences est l'une des causes de certains dysfonctionnements actuels.
Pour parvenir à résoudre la crise sociale qui secoue mon département, certains éléments de droit local mériteraient d'être étudiés et rappelés. Ce qui nous fait défaut, c'est la mauvaise connaissance du contenu du droit local mahorais. Une approche de codification du droit local alsacien-mosellan a-t-elle été nécessaire ?
M. André Reichardt. - Cette table ronde tombe à point nommé, à la fois en raison des travaux de révision constitutionnelle que nous allons mener, mais aussi parce qu'est inscrite à l'ordre du jour le 14 juin prochain une proposition de loi visant à instaurer une formation pour les ministres des cultes.
Le débat sur le droit local d'Alsace-Moselle se situe dans une autre sphère que celui du droit applicable en Corse. Nous ne souhaitons pas une autonomie alsacienne, ou un pouvoir législatif conféré à ces territoires. C'est le Parlement qui doit continuer à faire le droit local alsacien-mosellan, à le réviser, ou à refuser de le faire. Il est de plus en plus important d'inscrire le droit local dans la Constitution pour lui permettre de vivre. On ne peut pas se contenter de s'appuyer sur le droit d'adaptation pour pouvoir modifier à l'avenir le droit local. Cette thèse est à oublier, car le Conseil constitutionnel ne se contentera pas des circonstances historiques particulières ayant donné naissance à ce droit, mais demandera des particularités de fait en Alsace-Moselle. Si nous n'avons pas la possibilité de faire évoluer le droit local, nous ne pourrons pas l'adapter à la société. La loi de la sécurisation de l'emploi améliorant le panier des soins en est un exemple frappant.
Enfin, en ce qui concerne la proposition de loi sur l'obligation de qualification professionnelle des ministres du culte, je pense que le droit local d'Alsace-Moselle peut être un élément fort pour penser la formation des ministres du culte. Notre expérience est de nature à mettre en oeuvre cette proposition de loi.
M. Philippe Bas, président. - Ce n'est pas à nous de dire ce qui est constitutionnel ou pas, c'est au Conseil constitutionnel. Encore que nous avons à veiller à la constitutionnalité des lois que nous adoptons.
M. Jacques Bigot. - Cette table ronde est l'occasion de se rendre compte que dans nos compétences de législateur national se trouve le droit local. En outre, le législateur est aussi constituant. S'il n'est pas d'accord avec la Constitution, il peut la faire évoluer. Certes, en 1918, l'objectif fixé était peut-être d'aller à terme vers une harmonisation. Mais ce n'est pas ce qui s'est passé dans les faits. Le droit des cultes en est un exemple. Mais il y en a d'autres. Je pense au droit des sociétés coopératives qui est utilisé par exemple par le crédit mutuel. Or, une difficulté pourrait surgir car chaque nouveau sociétaire devrait être approuvé par l'assemblée générale. La décision Somodia a des conséquences. Ainsi, le Gouvernement a soumis au Conseil d'État un projet de loi sur l'emploi, la formation et l'apprentissage, portant un certain nombre de taux pour les entreprises. Le Gouvernement voulait un taux particulier pour les trois départements d'Alsace-Moselle. Le Conseil d'État, s'appuyant sur la jurisprudence Somodia a souligné le risque d'inconstitutionnalité.
La décision Somodia est un frein puissant, car une question prioritaire de constitutionnalité peut être posée à l'occasion d'un litige sur de nombreuses dispositions de droit local de nature législative. À mon avis, la solution est plus à rechercher dans une modification des articles 34 et 37 de la Constitution, et moins dans une modification de l'article 72. Il faudrait d'ailleurs, à chaque question législative abordée, se demander s'il y a un impact sur le droit local. Au final, le droit local est essentiellement connu des praticiens, qui apprécient la codification du droit local, garantissant une meilleure accessibilité de ses dispositions.
M. Yves Détraigne. - Je suis élu de la région Grand Est, et cela ne nous pose aucun problème que des spécificités juridiques existent sur une partie du territoire de notre région. Évidemment, il y a parfois des règles différentes qui s'appliquent, mais la France n'est pas uniforme.
M. Alain Marc. - Existe-t-il une institution qui compare les deux droits, local et général ? Y a-t-il des sociologues qui ont étudié les conséquences du droit local des cultes sur le vivre ensemble ? En outre, j'ai toujours été intéressé par votre système de sécurité sociale qui propose à la fois une meilleure couverture et fait des bénéfices.
M. Jean-Marie Woehrling. - Le suivi et la connaissance du droit local est l'objet de l'institut du droit local. Ce dernier a été créé il y a trente ans pour étudier ce droit, rassembler ses dispositions, et assurer un suivi législatif, afin d'éviter qu'il soit modifié de manière involontaire. Nous publions plusieurs revues, nous avons un jurisclasseur « Alsace-Moselle » ; prochainement Lexisnexis va en outre publier un code de droit local.
Nous sommes également force de proposition. Ainsi, nous avons proposé que soient abrogées des dispositions qui sont aujourd'hui dépassées. Ce droit doit en effet rester au service des populations.
Selon nous, ce que propose l'article 72 de la Constitution est différent de ce qu'est le droit local et ne permettra pas de résoudre nos problèmes. En effet, les réflexions autour de l'article 72 visant à conférer de nouvelles compétences particulières aux collectivités territoriales. Or, le droit local n'est pas une compétence des collectivités concernées, mais relève du Parlement. D'ailleurs, le projet de réforme de l'article 72 de la Constitution augmente le caractère paradoxal auquel nous sommes confrontés : il s'agirait de donner plus de pouvoir à certaines collectivités territoriales, mais le législateur n'aurait pas le droit de prévoir une législation spécifique pour l'Alsace-Moselle.
Me Jean-Marie Ohnet. - Pour revenir sur le notariat en Alsace-Moselle, ce qu'il faut avoir en tête c'est qu'il n'y a pas dans nos territoires de procédures d'achat de charges ou de cession d'office notarial. Pour prendre mon cas personnel, je vais dans quelques années quitter la profession. J'ai une étude, et je ne toucherai rien dans la transmission de cette dernière. En revanche, je n'ai rien eu à payer lorsque j'ai commencé. Il n'y a pas de droit de présentation ; d'ailleurs le Conseil constitutionnel a validé cette pratique il y a quelques années. Nous n'avons plus de patrimonialité depuis 1872, suite à sa suppression par les Allemands. Lorsque les trois départements sont revenus au sein du territoire français, la question s'est posée de savoir si on allait rétablir ce droit de présentation. Cela n'a pas été le cas. Nous sommes satisfaits de fonctionner sans patrimonialité. À partir de ce moment-là, nous avons besoin d'un système particulier pour la désignation des nouveaux notaires. C'est le rôle de la commission de présentation puis du concours depuis 1955. Tout cela forme un ensemble cohérent. En conséquence, si l'article 52 de la loi « Macron » était introduit sur nos territoires, je ne vois pas comment le tirage au sort pourrait être introduit, car il télescoperait le concours prévu par le décret de 1955 qui a force de loi.
M. Philippe Bas, président. - Mes chers collègues, en votre nom, je remercie l'ensemble de nos interlocuteurs pour cette table ronde très enrichissante.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La séance est close à 11 h 50.