Mercredi 8 juin 2016
- Présidence de M. Jean-Claude Lenoir, président -Enjeux des télécommunications et du numérique - Audition de M. Patrick Drahi, président d'Altice Group
La réunion est ouverte à 9h35.
M. Jean-Claude Lenoir, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir ce matin, avec les membres du groupe d'études « communications électroniques et poste », M. Patrick Drahi, président d'Altice Group. Ce grand groupe multinational, dont vous êtes le fondateur, et qui a son siège à Amsterdam depuis l'an passé, rassemble des opérateurs de télécommunication, des entreprises de communication et des médias.
Votre groupe se caractérise par la diversité de ses activités, par son orientation marquée à l'international, sur trois continents, mais aussi par sa stratégie de croissance externe très poussée.
Il a ainsi réalisé plusieurs dizaines de milliards d'euros d'acquisitions depuis 2014, avec le rachat de Portugal Telecom, de NextRadioTV ou encore du quatrième câblo-opérateur américain, Cablevision - et bien sûr SFR qui, au sein du nouveau groupe SFR-Numéricable, constitue désormais le deuxième opérateur national.
Vous nous direz, monsieur le Président, quelle est la stratégie d'ensemble que vous poursuivez à travers ces acquisitions, si vous comptez poursuivre ce cycle, et quelle part vous entendez réserver à l'Europe, et à notre pays en particulier.
Ces acquisitions se sont majoritairement faites en recourant à l'emprunt, grâce aux mécanismes du LBO, permettant à votre groupe de connaître une très forte croissance ces derniers temps, mais le conduisant aussi à un niveau d'endettement considéré comme très élevé. Vous pourrez ainsi nous éclairer sur la façon dont vous entendez soutenir cet endettement dans un contexte où il vous faudra investir, notamment dans le secteur des télécoms.
Nous nous attarderons bien sûr sur ce secteur, qui a récemment connu une reconfiguration importante avec le rapprochement de Numéricable et SFR au sein de votre holding, la montée en puissance d'Iliad-Free et les tentatives de rachat manquées de Bouygues Telecom. Lors de l'une de ces tentatives, en juin 2015, vous avez annoncé une offre publique d'achat (OPA) pour 10 milliards d'euros.
Vous nous direz donc si vous voyez un avenir à trois ou quatre opérateurs, et s'il y a selon vous une menace de la part de grands opérateurs étrangers. Vous pourrez nous faire part des perspectives de croissance du secteur, à la fois dans le fixe et le mobile, avec la transition progressive du marché vers le très haut débit.
Nous serions intéressés par la stratégie de SFR-Numéricable sur chacun des deux types de réseaux, et notamment ses ambitions dans la 4G et dans la fibre, sur le marché des particuliers, mais aussi sur celui, très spécifique, des entreprises.
L'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) a donné jusqu'au 15 juin aux quatre opérateurs français pour lui soumettre de nouveaux contrats concernant leurs accords d'itinérance et de partage de réseaux. Le régulateur attend des propositions en vue de modifier le contrat d'itinérance entre Free Mobile et Orange d'une part, et le contrat de mutualisation et d'itinérance entre Bouygues Telecom et SFR d'autre part. Peut-être pourrez-vous également nous en dire un mot ?
Pour la première fois dans la salle de notre commission, la réunion fera l'objet d'une retransmission vidéo.
M. Patrick Drahi, président d'Altice Group. - Je suis très heureux de vous rencontrer. C'est la suite logique de mon audition à l'Assemblée nationale voici quelques mois ; c'est aussi l'occasion d'une reprise de contact avec le terrain, à travers les collectivités que vous représentez. En effet, dans les années 1990, j'ai beaucoup fréquenté les maires - parfois sénateurs - pour déployer le câble sur leur territoire, à une époque où plus personne n'y croyait.
Mon groupe est familial, puisque je le contrôle à 60 % : la taille des entreprises occulte souvent les hommes qui sont derrière. Altice est coté à la bourse d'Amsterdam. Sa stratégie - la mienne, donc - est d'investir dans les meilleures infrastructures et les meilleurs pays pour offrir à nos clients le service le plus performant en termes de qualité, d'innovation et de disponibilité. À l'origine, le câble était associé à la télé analogique, puis à la télévision numérique. Ensuite, on est passé à l'internet, puis aux télécommunications, devenues totalement « IP ». La convergence s'est faite au fil de l'évolution des technologies ; aujourd'hui évidente pour tous - ainsi notre réunion est retransmise en direct sur tous les supports - elle ne l'était que pour quelques-uns dans les années 1990. Toutefois, l'important n'est pas ma vision du passé, mais celle des dix prochaines années.
Je ne le conteste pas, j'ai construit mon groupe avec l'argent des autres. Né au Maroc, fils de professeurs, j'ai étudié au lycée Lyautey. De retour en France en 1978, j'ai intégré l'école Polytechnique puis l'armée - une expérience très formatrice - avant de rejoindre le secteur des télécoms. Plutôt que de travailler chez France Télécom, j'ai souhaité m'établir à mon compte et mettre en oeuvre non pas la vision à court terme d'un autre, mais ma propre vision à long terme.
Pour cela, n'ayant pas de ressources propres, j'ai emprunté 50 000 francs. Je dors mieux aujourd'hui avec mes 51 milliards de dettes ! Car en plus d'un projet, j'ai une entreprise qui emploie 55 000 personnes, 60 millions de clients dans le monde dont 20 millions en France, et un chiffre d'affaires compris entre 24 et 25 milliards d'euros. Ma dette est par conséquent le double de mon chiffre d'affaires, mais lorsque j'ai commencé, mon chiffre d'affaires était de zéro euro...
Une précision : nous ne faisons pas de LBO mais des montages industriels fondés sur la dette et sur la valorisation à 70 milliards d'euros de notre entreprise. Autre différence, les LBO sont l'oeuvre de fonds de private equity qui achètent grâce à l'emprunt pour revendre ; pour ma part, en 24 ans, je n'ai revendu qu'une société : le petit opérateur que j'avais au Portugal, dont j'ai dû me séparer en rachetant Portugal Telecom sur instruction des autorités de la concurrence.
Nous sommes l'opérateur présentant le ratio entre investissement et chiffre d'affaires le plus important : j'ai ainsi porté ce ratio chez SFR, depuis la reprise il y a un an et demi, de 13 % à 20 %, loin devant la plupart de mes concurrents en France et dans le monde.
Nous investissons dans trois domaines - en vertu d'une stratégie analogue dans tous les pays où nous sommes présents. D'abord, le réseau. Pour la partie mobile, il s'agit de déployer de nouveaux sites en France pour densifier la couverture du territoire et de mettre en oeuvre de nouvelles technologies comme la 4G et, depuis deux semaines, notre « ultra haut débit » trois fois plus rapide que cette dernière. Ensuite, et plus fondamentalement, c'est la fibre optique, que j'ai été le premier à déployer, gagnant ainsi une avance que l'opérateur historique essaie de faire passer pour un retard...
Toutefois, le client n'achetant pas un abonnement à un réseau, nous investissons dans la qualité de service. Nous sommes l'opérateur qui raccorde le plus vite ses clients et, depuis un an et demi, nos taux de résiliation, critère ultime de la qualité de service, ont baissé de 50 %.
Enfin, depuis quelques années, nous investissons dans le contenu pour réduire notre dépendance aux distributeurs. Hier, nous avons lancé BFM Sport, et nous nous apprêtons à créer BFM Paris, forts de cette masse critique qui nous avait manqué lorsque, il y a longtemps, nous avions tenté de lancer des chaînes locales.
Dans notre groupe, la part de la France est nécessairement centrale. En 2008, avec Numericable, j'y avais 100 % de mes actifs. Nous avons mis cinq à six ans à restructurer l'entreprise ; puis j'ai proposé une association à certains de mes concurrents. Devant leur refus, je n'avais d'autre choix que d'investir à l'étranger, en Belgique, dans les outre-mer (Antilles, La Réunion) puis au-delà : nous sommes désormais présents au Portugal et aux États-Unis. Dans chaque pays je veux être numéro un ou numéro deux. En France, nous sommes numéro deux après 25 ans - loin du numéro un, mais aussi du numéro trois. Nous sommes dans une situation analogue en Israël. Au Portugal, nous occupons le premier rang.
À mes débuts, je me suis fréquemment rendu aux États-Unis pour comprendre pourquoi le câble, échec apparent en France, était une réussite là-bas. Grâce à cet exemple, j'ai pu implanter le câble en France ; mais en France, où les prix proposés aux consommateurs sont beaucoup plus bas, j'ai été contraint d'inventer de nouvelles façons de gérer. Fort de cette expérience, pourquoi ne pas investir aux États-Unis ? J'ai donc racheté le réseau new-yorkais : j'attends la validation de notre acquisition dans quelques jours. Les critiques ont plu, le cours notre action a été perturbé ; mais je reste de marbre. On me critique comme on m'a critiqué lorsque j'ai misé sur le câble. Si l'acquisition se concrétise, nous réaliserons 9 milliards d'euros de chiffre d'affaires là-bas contre 11 milliards en France ; la différence réside dans les perspectives de développement, puisqu'en France nous représentons 30 % du marché des télécoms, contre 2 % aux États-Unis. Notre objectif est de passer de 2 % à 10 %, soit une augmentation de 40 milliards, c'est-à-dire la quasi-totalité du chiffre d'affaires global des télécoms en France. Avec 24 milliards d'euros, notre investissement est le plus important jamais réalisé par un groupe français aux États-Unis - loin devant Sanofi, qui a investi 17 milliards. Quand nous aurons montré notre savoir-faire, dans un an ou deux, nous poursuivrons, ainsi renforcés, notre développement.
Mon groupe est basé à Amsterdam, mais la plupart des dirigeants de mes filiales sont français. Il a une stratégie simple, établie au niveau international puis déclinée localement en fonction de la réglementation, du tissu concurrentiel, du marché et du pouvoir d'achat.
Les particuliers ne sont pas notre seule clientèle cible : en 2008, j'ai été le premier à raccorder les entreprises au câble après le rachat de Completel, qui constituait près de 30 % du chiffre d'affaires de Numericable ; aujourd'hui, la division « entreprises » représente plus de 25 % du chiffre d'affaires du groupe. Sa part de marché, à 20 %, reste modeste, mais nous comptons la développer.
M. Bruno Sido. - Vous êtes un bel exemple d'ascenseur social et entrepreneurial. Si, dans mon département, je n'ai pas à me plaindre de votre réseau mobile, vous ne semblez pas très empressé à rejoindre notre réseau d'initiative publique (RIP) où vous apporteriez pourtant une concurrence bienvenue. Autre doléance, vous mettez bien plus de temps à réparer les coupures sur votre réseau que l'un de vos concurrents...
M. Yves Rome. - Au niveau national, quelles sont les conséquences pour vous de la récente décision de l'Arcep concernant la distinction entre le câble et le FttH, c'est-à-dire la fibre optique ? Il semblerait que sur la zone AMII (appel à manifestation d'intention d'investir), votre déploiement ne soit pas à la hauteur. Enfin, pour quelles raisons la tentative de rachat de Bouygues, auquel vous êtes lié sur la téléphonie mobile, par Orange a-t-elle échoué ?
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre volonté de lier médias et réseaux ?
Je me félicite de votre investissement dans les services aux entreprises, jusqu'ici chasse gardée d'Orange.
Contrairement à mon collègue Bruno Sido, j'ai contracté avec vous pour le RIP que nous avons déployé dans l'Oise. Quelle est votre stratégie globale en la matière ? Pour ma part, je n'ai pas à me plaindre - si ce n'est que vous avez des efforts à faire en matière de commercialisation, en particulier dans le raccordement des abonnés.
M. Gérard César. - Je vous félicite pour votre action à la tête du groupe Altice. Nous, élus ruraux, faisons en sorte de raccorder nos petites et moyennes entreprises (PME) comme nos particuliers, mais les initiatives lancées avec le département coûtent très cher aux intercommunalités. Êtes-vous intéressé par l'équipement du monde rural ?
M. Martial Bourquin. - Les élus sont très attachés à la couverture du territoire, en particulier dans les villes moyennes et les territoires ruraux. Je prends acte de votre capacité à constituer un véritable empire ; mais une holding au Luxembourg, une cotation à la bourse d'Amsterdam, une participation personnelle dans un paradis fiscal anglais, une domiciliation en Suisse et enfin des mentions dans les Panama Papers, tout cela ne gêne-t-il pas votre politique d'investissement ?
Vous avez déclaré, devant l'Assemblée nationale, que les congés payés étaient trop longs dans notre pays, et le temps de travail trop court. N'est-ce pas quelque peu indécent quand on connaît votre fortune personnelle ? Vos salariés travaillent bien, ils méritent leurs congés !
M. Ladislas Poniatowski. -Vos discours et votre stratégie sont très séduisants ; mais qui sont vos prêteurs et jusqu'où vont-ils vous suivre ? Vos 51 milliards de dettes, assurez-vous, sont couverts par la valorisation de votre entreprise, mais votre stratégie aux États-Unis impliquera nécessairement des emprunts supplémentaires. Quels sont les groupes bancaires qui vous accompagnent et comment faites-vous pour les convaincre ?
M. Michel Le Scouarnec. - Tous ces milliards que vous évoquez ne me disent pas grand-chose... Je n'ai pas l'habitude de ces ordres de grandeur. Est-ce l'intérêt de notre population que vous vous attaquiez à d'autres territoires ? Vous avez une vision à dix, vingt ans alors que nous avons du mal à voir plus loin que le présent : peut-être allez-vous nous éclairer...
Nous, élus, sommes attachés à l'idée de service public, à commencer par la couverture du territoire. La République, c'est aussi l'égalité entre les territoires ; or en matière de numérique, les zones rurales sont handicapées par l'éloignement des centres urbains. Pouvez-vous progresser dans ce domaine ?
Enfin, les profits que vous réalisez en France donnent-ils lieu à des impôts payés à l'État français ?
Mme Dominique Estrosi Sassone. - SFR figure sur le podium des plus gros démarcheurs par téléphone. Vous semblez ne pas maîtriser la fréquence d'appel de vos clients ; SFR est le dernier des quatre opérateurs en matière de satisfaction client et le premier pour les plaintes en 2015. Comptez-vous remédier à cette situation ?
M. Yannick Vaugrenard. - Vous êtes un responsable économique, nous sommes des responsables politiques, mais nous sommes tous des citoyens. Vous avez évoqué vos origines, votre parcours : comme dit le proverbe africain, quand tu ne sais pas où tu vas, rappelle-toi d'où tu viens...Ces 50 000 francs que vous avez misés n'engageaient que vous et quelques collaborateurs ; maintenant, ce sont des dizaines de milliers de salariés !
La révolution numérique est un bouleversement sociétal et même social, y compris en termes d'aménagement du territoire. La volonté politique se traduira-t-elle par un accès de nos concitoyens les moins favorisés au numérique, et une réduction de la fracture sociale ?
Vous êtes la 10e fortune française, la 205e mondiale. Certes, la réussite n'est pas un gros mot. Mais quelle différence faites-vous entre optimisation et fraude fiscale ? Comment favoriser l'égalité fiscale en fonction du revenu perçu ? Enfin, quelle est votre conception de la liberté de la presse ?
M. Jean-Jacques Lasserre. - J'admire votre parcours. Au vu des responsabilités que nous exerçons, nous sommes particulièrement préoccupés par l'aménagement du territoire. Nos collectivités s'engagent à corps perdu dans les équipements, avec plus ou moins de savoir-faire, en collaborant au besoin avec des bureaux d'étude. Dans ce domaine, qui réclame une conjonction des volontés politiques et des compétences, nous avons besoin de points de rencontre plus clairs. Le partenariat public-privé est une orientation plausible, à condition de s'entendre sur les objectifs. Quel visage pourrait-il prendre à l'échelon départemental et régional ?
M. Patrick Chaize. - Le texte sur la République numérique, récemment examiné au Sénat, comportait plusieurs dispositions qui ont fait réagir les opérateurs, au point de les inciter à formuler des propositions dans le cadre du dernier Comité interministériel aux ruralités. D'abord, les opérateurs semblent minimiser le problème qu'est la téléphonie mobile dans les territoires ruraux ; or c'est un service indispensable, même si la rentabilité n'est pas au rendez-vous, et une responsabilité collective. Ensuite, pensez-vous qu'il convienne de maintenir quatre opérateurs en téléphonie mobile, et pressentez-vous de nouveaux rapprochements dans les prochains mois ?
M. Alain Duran. - Internet, qui devrait être un service public, est en réalité un service commercial, comme vos propos le montrent. Quelle est votre vision de l'aménagement du territoire rural hors zones AMII, et des hommes et des femmes qui y vivent et y travaillent ? Nous prenons acte de votre intention d'investir dans la densification de la couverture ; nous n'avons pas la prétention d'être numéro un ou numéro deux, simplement classés.
Pouvez-vous nous éclairer sur votre offre SFR Presse, qui risque de faire perdre 1,5 million d'euros à l'État français en raison du taux de TVA de 2,1 % dont bénéficie ce forfait ?
M. Daniel Gremillet. - Ce qui était vrai en 1991, quand vous avez créé votre entreprise, l'est encore aujourd'hui. Nous avons besoin de votre message : entreprendre et oser.
Quelle est la part de la recherche et développement (R&D) dans votre activité, qui repose surtout sur les acquisitions ?
M. Daniel Dubois. - Vous avez réussi, parce que vous avez anticipé la révolution numérique. Le troisième volet de votre stratégie d'investissement est le contenu ; cela peut être du pain et des jeux, ou quelque chose de plus ambitieux, notamment pour le public scolaire. Quels sont vos projets ?
Si vous avez acheté New York, vous n'achèterez sans doute pas l'Aveyron. Le Sénat a créé un Fonds d'aménagement numérique, le FAN, pour le développement des équipements en milieu rural. Êtes-vous prêt à l'abonder ?
M. Patrick Drahi. - À mes débuts, toutes les grandes communes étaient câblées ; j'ai donc commencé par les zones semi-rurales, signant ma première convention avec Châteaurenard, puis Beaucaire et Plan-d'Orgon. Puis, comprenant que je devais rechercher la densité, je suis allé à l'échelon départemental, câblant le Rhône puis l'Hérault. À l'époque, personne ne voulait y engager de l'argent public, à l'exception de quelques-uns dont le sénateur René Trégouët qui, dès les années 1990, a vu l'avenir de la fibre.
Vous voyez par conséquent que les territoires ont été ma raison d'être ; mais ils sont aussi mon avenir. Nous avons récemment annoncé notre objectif d'équiper 22 millions de foyers de la fibre à l'horizon 2022 - donc bien au-delà des grandes villes. Les quatre millions de foyers restants sont en milieu très rural. Nous ne pouvons atteindre seuls cet objectif, c'est pourquoi je suis le premier partisan des RIP : dès les années 2000, j'ai câblé toute l'Alsace avec l'aide de certaines collectivités. Il est vrai que nous avons été moins actifs sur les RIP au cours des trois dernières années ; mais je n'ai racheté SFR qu'il y a un an et demi... Nous serons présents sur les prochains appels à candidature, et nous y serons pour gagner.
La différence entre fibre optique et câble n'a pas d'importance à mes yeux ; ce qui compte, c'est le débit. Nous avons atteint 10 Gigabits sur nos câbles lors d'un test. C'est parce que nos concurrents ne bénéficient pas d'un réseau câblé comme le nôtre qu'ils déploient la fibre optique.
En rachetant Portugal Telecom, j'ai repris une structure équivalente au Centre national d'étude des télécommunications (CNET), regroupant 800 ingénieurs. Moi-même ingénieur de formation, j'ai délaissé les laboratoires il y a plus de vingt ans, lorsque j'ai compris que je ne serais pas prix Nobel...Mais j'emploie toujours des personnes pour y travailler et anticiper l'avenir. Avec Michel Combes, j'ai mis en place des centres de compétences dans les différents pays en fonction des spécialités ; le plus important est celui du Portugal. La compétence n'est plus notre apanage, elle est aujourd'hui mondiale. Les Chinois fabriquent désormais des mobiles qui marchent mieux que les nôtres.
Ces clients insatisfaits de 2015 auxquels vous faites référence, Madame Estrosi Sassone, je les ai récupérés le 30 novembre 2014. J'ai alors trouvé une qualité de service déplorable avec de nombreuses coupures, un réseau sous-investi. Le taux de couverture en 4G était de 33 %, contre 60 à 70 % chez les concurrents. Nous nous sommes retroussés les manches ; lorsque l'on travaille, on n'a pas le temps de faire de grands discours... Et pourtant, depuis le rachat, les plaintes des autorités françaises redoublent ! Nous avons porté la couverture en 4G à 55 %. L'année prochaine, nous serons numéro un. Un client insatisfait est un client qui nous quitte et, avant de toucher le portefeuille, cela blesse l'amour-propre. . .
Nous serons candidats à tous les appels d'offres des RIP. Je reconnais que nous ne sommes pas très actifs sur certains projets : nous préférons être propriétaires de nos infrastructures. Un locataire, pour refaire sa cuisine, doit demander l'autorisation de son propriétaire qui recourra à des prestataires - Monsieur Lasserre, vous avez évoqué les bureaux d'étude - alors qu'avec sa propre vision, il aurait pu faire mieux pour moins cher. Nous avons porté les investissements de SFR de 1,4 milliard à près de 2,3 milliards d'euros ; sans compter qu'avec la même somme, nous faisons deux fois plus...
M. Bruno Sido. - Est-ce à dire que nous pourrions vous vendre notre réseau ?
M. Patrick Drahi. - Nous sommes ouverts à la discussion.
Il est vrai que j'ai une holding basée à l'étranger ; mais résidant moi-même à l'étranger, je n'ai pas de raison de l'installer en France...Quant à mon choix d'habiter en Suisse, il s'explique par la difficulté de conduire des affaires sur notre territoire. En 1991, créer une société à responsabilité limitée (SARL) au capital de 50 000 euros relevait du parcours du combattant ; encore étais-je en mesure, à l'époque, de faire moi-même les fiches de salaire ! À New York, recruter prend deux minutes ; se séparer d'un salarié, deux minutes trente ; et celui-ci trouvera un autre travail en trois minutes... Nous sommes entourés de gens plus simples que nous. Certes, nous sommes intelligents, mais l'intelligence nuit à la rapidité, dont l'entrepreneur a grand besoin.
Cela empêche-t-il d'investir ? Au contraire, un groupe international a des capacités d'investissement plus importantes. L'optimisation fiscale n'est pas la fraude fiscale : qui, parmi vous, s'efforce en remplissant sa déclaration de revenus de payer plus d'impôts ? L'optimisation est une notion mathématique, et elle est confiée à des directeurs fiscaux.
Comment ai-je levé autant de capital ? À vrai dire, je suis moins bon que l'agence France-Trésor, qui en lève plus que moi, à de meilleurs taux, sur un bilan moins brillant que celui de mon groupe ! Nous avons les mêmes banquiers. De qui s'agit-il ? De fonds, qui sont rarement installés à Paris mais sont plutôt à Londres, New York ou Pékin. Ils sont gérés par des personnes physiques, parmi lesquelles il y a beaucoup de Français. À Londres, des Français prêtent à des Français...Comme ces fonds sont nombreux, je traite avec des intermédiaires : par exemple, BNP Paribas. Pourquoi ne sont-ils pas à Paris ? Parce que tout y est trop compliqué. À vous d'harmoniser tout cela...
J'ai appris ce qu'est le service public lorsque j'ai repris, en 1994, le réseau de Montreuil. Je signais alors des conventions avec les communes au gré à gré. J'ajoute que mes parents étaient professeurs.
Oui, SFR paie ses impôts en France, et il en paie beaucoup ! C'est grâce à moi - ou à cause de moi - puisque je l'ai rendu profitable. Numericable croulait sous les pertes et les dettes, et n'avait donc jamais payé d'impôts. Je l'ai repris, et à partir de 2009 il a fallu en payer.
La consolidation n'est pas indispensable pour moi. La France représente un peu moins de la moitié de mon chiffre d'affaires. Pourquoi ne s'est-elle pas faite ? Bonne question ! J'ai fait une proposition le 3 juin 2015, en mettant même un prix sur la table. L'État, qui avait dit oui, s'y est finalement opposé, un dimanche, publiquement. Et il a soutenu le champion national, six mois plus tard, mais l'opération s'est alors avérée trop compliquée. Je ne pense pas que le marché gardera longtemps quatre opérateurs, mais je n'ai pas l'intention de prendre l'initiative en ce domaine. La consolidation aurait été bénéfique au consommateur français et aurait aidé les industriels français à se développer à l'étranger. Résultat : Orange fait de petites acquisitions en Afrique au lieu d'acheter British Telecom ou Telecom Italia. De fait, le marché national, qui constitue 60 % de son chiffre d'affaires, est difficile. Devons-nous être fier qu'en France, un service qui coûte 80 euros ailleurs soit vendu 14 euros ? Les industriels chinois ont réussi en vendant cher sur le marché domestique et moins cher ailleurs. Après tout, prendre un café chaque jour coûte 45 euros par mois. Est-ce normal que ce soit plus cher qu'un abonnement au très haut débit, pour lequel des milliards d'euros ont dû être investis ?
Je suis très fier de ce que j'ai fait pour la presse. On ne m'a rien demandé, et j'ai sauvé un titre, puis un autre. J'ai trouvé un modèle économique qui sera imité, en intégrant ces titres dans un groupe télécom. Je n'interviens nullement dans les rédactions. Les titres disponibles sur l'application SFR sont visibles par douze millions de personnes, et vus par des centaines de milliers de lecteurs. Je numérise la presse, en développant notamment les vidéos. Nous avons lancé hier soir BFM Sports, et lancerons bientôt BFM Paris. Il y a longtemps que de nouvelles chaînes n'étaient pas apparues.
Mon concurrent n'a pas accéléré le déploiement de la fibre parce que le Gouvernement l'a décrété, mais parce que je l'avais fait et qu'il a essayé de me rattraper. Il est d'ailleurs étrange qu'il tire la fibre là où je l'ai déjà installée... En achetant SFR, j'ai trouvé une situation où Orange avait 80 % de la zone AMII. Cela me rappelait le plan câble ! En zone dense, SFR avait cinq ans d'avance. Pourquoi France Telecom aurait-il dû prendre la même avance sur moi ailleurs ? J'ai demandé un partage égal. Là où nous avions du câble, nous rétrocédions le droit de déploiement à Orange. Sinon, pourquoi nous limiter ? Je veux investir plus. Nous pourrions aller jusqu'à 7,5 millions de prises chacun. Cela dit, je suis prêt à faire des doublons, car je ne souhaite pas être locataire du réseau des autres. À moins que vous ne souhaitiez reconstituer un monopole en faveur d'Orange...Mais quand le câble était géré par France Télécom, cela ne fonctionnait pas. C'est moi qui l'ai fait marcher, après l'avoir acheté. À New York, le réseau téléphonique et le réseau câblé étaient concurrents : le premier n'a que 30 % du marché. En France, il en a 80 % !
Je suis moins gêné par les dispositions du projet de loi sur la République numérique que par les lois précédentes. Le plan fibre ne convient pas. Nous serons les seuls à atteindre l'objectif, qui était de 12 millions de foyers fibrés en 2017 : Orange n'atteindra que 9 millions de foyers.
M. Jean-Claude Lenoir, président. - Merci Monsieur le Président pour tous ces éléments.
La réunion est levée à 10 h 45.
Jeudi 9 juin 2016
- Présidence de MM. Jean-Claude Lenoir, président, Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes, et de Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication -La séance est ouverte à 10 heures.
Union européenne et enjeux du numérique - Audition conjointe avec la commission des affaires européennes et la commission des affaires économiques
La commission organise une table ronde, en commun avec la commission des affaires européennes et la commission de la culture, sur l'Union européenne et les enjeux du numérique. Sont entendus :
- M. Bernard Benhamou, enseignant, secrétaire général de l'Institut de la souveraineté numérique ;
- M. Yann Bonnet, secrétaire général du Conseil national du numérique (CNNum) ;
- M. Jean-Daniel Guyot, membre du conseil d'administration de France Digitale ;
- Mme Martine Lombard, membre du collège de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) ;
- M. David Martinon, représentant de la France pour la cybersécurité et l'économie numérique ;
- M. Peter Reuss, directeur du service économique à l'ambassade d'Allemagne en France.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Mes chers collègues, nous voici réunis pour parler des enjeux numériques auxquels l'Union européenne doit faire face. Ce sujet méritait la mobilisation de trois commissions ; je salue donc Catherine Morin-Desailly - chacun connaît son expertise sur ce sujet, bien supérieure à la mienne - et les membres de la commission de la culture, ainsi que Jean-Claude Lenoir et les membres de la commission des affaires économiques.
Il est aujourd'hui difficile de parler du numérique comme d'un seul sujet. En effet, la révolution qu'il constitue affecte à la fois le fonctionnement des États, la marche des économies et la vie des citoyens eux-mêmes. C'est pourquoi nous avons fait le choix d'en aborder aujourd'hui trois aspects.
Nous ne parlerons pas de la question de la protection des données. À l'heure du Big data et des objets connectés, je pense que nous devrons travailler cette question de manière approfondie avec la commission des lois et la présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), Mme Falque-Pierrotin. Nous ne parlerons pas non plus aujourd'hui du droit d'auteur. Comme les membres de la commission de la culture le savent bien, la Commission européenne prévoit de présenter une réforme à l'automne ; il sera alors temps de se pencher sur ce sujet.
Nous aborderons en premier lieu aujourd'hui la difficulté à construire un projet industriel pour le numérique en Europe, afin de lutter face aux géants de l'Internet. Nous entendrons à ce sujet M. Peter Reuss, directeur des affaires économiques à l'ambassade de la République fédérale d'Allemagne, ainsi que M. Jean-Daniel Guyot, entrepreneur et membre de France Digitale, organisation qui promeut le développement des start up.
Dans un second temps, Jean-Claude Lenoir posera la question de la régulation de l'Internet et des plateformes dans l'Union européenne. Mmes Martine Lombard, membre du collège de l'ARCEP, l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, et Célia Zolynski, du Conseil national du numérique, nous éclaireront sur ces enjeux.
Enfin, Catherine Morin-Desailly soulèvera une question qui lui est chère, celle de la souveraineté numérique de l'Union européenne et de sa place dans la gouvernance mondiale de l'Internet. J'avais eu l'honneur d'appartenir à la mission d'information que, avec Gaëtan Gorce, elle avait conduit sur ce sujet, et qui nous avait menés jusqu'aux États-Unis, où nous avions eu quelques discussions assez fermes. Elle abordera cette question avec M. David Martinon, ambassadeur chargé de la cyberdiplomatie et de l'économie numérique, et avec M. Bernard Benhamou, secrétaire général de l'Institut de la souveraineté numérique.
J'en viens maintenant à notre première grande question : comment bâtir un projet industriel pour le numérique en Europe ?
En introduction de ce sujet, je rappelle que la Commission européenne met en oeuvre en 2016 sa stratégie pour un marché unique numérique, qui comporte 16 initiatives législatives réparties en trois piliers : améliorer l'accès aux biens et services numériques dans toute l'Europe pour les consommateurs et les entreprises ; créer un environnement propice et des conditions de concurrence équitables pour le développement des réseaux et services numériques innovants ; maximiser le potentiel de croissance de l'économie numérique.
C'est principalement ce troisième point qui nous intéresse ici. Le 30 juin 2015, le Sénat a adopté une résolution européenne, à l'initiative de Catherine Morin-Desailly et après instruction de la commission des affaires européennes et de la commission des affaires économiques, en faveur d'une stratégie européenne du numérique qui soit globale, offensive et ambitieuse. Nous appelions notamment à la mise en place d'une véritable politique industrielle en faveur du numérique dans l'Union européenne.
Où en est-on ? Quelles sont les difficultés rencontrées par des entreprises innovantes ? Quels sont les freins à leur développement ? Quels outils peuvent être mis en place pour les aider à devenir des champions européens du numérique ? Monsieur Guyot, vous pourrez certainement nous faire part de votre expérience sur ce sujet et des propositions de France Digitale.
L'Europe ne se borne pourtant pas à la seule action de la Commission européenne ; il y a aussi les États membres. À l'instar du projet français « Industrie du futur », plusieurs pays ont bien évidemment entamé une action sur le numérique. C'est notamment le cas de notre grand voisin, l'Allemagne. Sur ce sujet, je vous propose d'écouter M. Peter Reuss.
J'avoue que je me réjouis de cette occasion de mettre en lumière les convergences de vue avec notre voisin d'outre-Rhin. En effet, par le biais du numérique où, pour ainsi dire, la feuille est presque blanche, le couple franco-allemand peut être quelque peu réanimé.
M. Peter Reuss, directeur du service économique à l'ambassade d'Allemagne en France. - Je partage tout à fait, monsieur le président, votre opinion sur cette « page blanche » : il faut d'ores et déjà commencer à travailler ensemble et ne pas rater cette occasion. Je peux à ce propos vous annoncer que la conférence tenue à ce sujet l'an dernier à l'Élysée trouvera son prolongement à Berlin, le 13 décembre prochain, dans une rencontre organisée par le ministère fédéral allemand de l'économie.
Permettez-moi de commencer mon propos par quelques réflexions générales. La mondialisation est un fait qu'on ne peut ignorer. La concurrence est mondiale. Notre compétitivité doit s'améliorer si nous voulons avoir un futur.
Ce que nous appelons l'industrie « 4.0 » nous donne une chance unique de relocaliser la production en Europe. La première révolution industrielle avait permis de produire en masse avec des marges toujours plus grandes et des prix toujours plus bas. Toutefois, à la longue, beaucoup de productions sont parties vers des pays où la main-d'oeuvre est moins chère. Ce processus continue : désormais, même le Vietnam devient trop cher et certaines usines sont délocalisées vers la Birmanie.
Après la machine à vapeur, l'électricité et l'électronique, c'est aujourd'hui l'Internet des objets qui bouleverse les processus de production. Il définit une nouvelle organisation des usines, connue sous le nom de « smart factory ». Nous avons l'occasion de retrouver les valeurs fondamentales de la manufacture, notamment une production sur mesure, individualisée, tout en conservant les économies d'échelle permises par la production de masse.
La main-d'oeuvre et son coût perdent à présent de leur importance grâce à l'introduction de robots dans la production. L'individualisation du produit, face à une production fortement flexible, sera liée à des services haut de gamme. C'est une chance pour le maintien ou le retour de la production industrielle en Europe, ce qui créera des emplois spécialisés et fortement qualifiés.
Voilà pourquoi il faut prendre garde à ne pas perdre des producteurs stratégiques, par exemple de robots, ou encore des start up, au profit de la Chine ou de la Californie.
C'est dans ce contexte que s'inscrit notre forte volonté de négocier avec les États-Unis un traité de commerce équilibré et avantageux pour les deux parties. L'Europe ne doit pas perdre le fil et se retrouver ainsi à l'écart. Il ne faut pas laisser d'autres acteurs internationaux instaurer des règles et des normes auxquelles le monde entier devra se soumettre.
Je voudrais maintenant exposer en détail la stratégie numérique du gouvernement fédéral allemand.
La politique industrielle « 4.0 » a été lancée en 2011 dans le cadre de la stratégie high-tech du gouvernement allemand. En 2013, l'Académie allemande de technologie, ou acatech, basée à Munich, a présenté un programme de recherche et des recommandations. Le ministère de l'éducation et de la recherche a fourni à cette date des fonds de subvention d'un montant d'environ 120 millions d'euros ; le ministère de l'économie s'est quant à lui engagé à hauteur de près de 80 millions d'euros.
Au sein de cette stratégie, le ministère de l'éducation et de la recherche a défini quatre cibles. D'abord, il faut aider le Mittelstand, l'équivalent allemand de vos petites et moyennes entreprises (PME), colonne vertébrale de notre économie, dont nous sommes très fiers.
M. Jean Bizet. - Vous pouvez l'être !
M. Peter Reuss. - Merci ! L'industrie « 4.0 » étant encore un projet de recherche, peu de mesures concrètes peuvent aujourd'hui être prises pour faciliter les décisions d'investissement. Nous avons donc décidé de prendre ces mesures en faveur du Mittelstand afin de mieux estimer la durabilité de ces technologies, de faciliter le processus de leur adoption et de pouvoir donner des recommandations pratiques au vu de l'expérience.
La deuxième cible est la création de standards techniques et de systèmes logiciels fiables, efficaces et contrôlables.
La troisième est la sécurité informatique, qui devient de plus en plus importante. Le ministère de l'éducation et de la recherche développe un système de référence, financé par l'industrie et la recherche, pour garantir la sécurité des données.
Enfin, l'intégration de l'informatique dans le processus de production constitue notre quatrième objectif. Cela entraîne aussi des changements importants pour les qualifications des employés, qui devront être élargies. Nous travaillons actuellement sur les contenus de ces qualifications. Les employés doivent pouvoir eux aussi profiter des nouvelles opportunités. Un programme est consacré à cette question, baptisé « Des innovations pour la production, les services et le travail de demain ».
Le travail du gouvernement fédéral se décline en trois volets : l'agenda numérique, la stratégie digitale 2025 et le Livre vert sur les plateformes en ligne.
L'agenda numérique 2014-2017, tout d'abord, a été élaboré par trois ministères fédéraux : le ministère des transports et des infrastructures numériques, celui de l'intérieur et celui de l'économie et de l'énergie. Il a été adopté le 20 août 2014. Il s'applique à la législature actuelle, qui se termine l'an prochain.
Ses trois objectifs principaux sont les suivants : croissance et emploi ; accès et participation, grâce à l'installation étendue de réseaux à haut débit ; confiance et sécurité sur Internet pour la société et l'économie, grâce à l'amélioration de la sécurité et à la protection des services et systèmes informatiques.
Ces objectifs seront appliqués dans sept champs d'action : infrastructures numériques ; économie numérique et travail numérique ; innovation au sein de l'État ; création de la vie numérique au sein de la société ; recherche, éducation, science, culture et médias ; sécurité, protection et confiance pour la société et l'économie ; enfin, dimension européenne et internationale.
La stratégie digitale 2025 du ministère de l'économie doit servir à poursuivre, au-delà de la législature actuelle, le développement de la digitalisation de l'économie et de la société. Elle a été présentée par M. Sigmar Gabriel en mars 2016. Ses aspects principaux sont la promotion des investissements et de l'innovation, le développement de l'infrastructure et la mise en réseau intelligente. L'importance de cette stratégie résulte des différences qui existent entre les marchés traditionnels et le marché numérique. Se pose la question de la protection des données et de leurs utilisateurs.
Cette stratégie inclut dix points principaux : l'installation d'un réseau de fibre optique en Allemagne ; le soutien aux start up ; la coopération entre nouvelles entreprises et entreprises établies ; la création d'un cadre réglementaire favorable aux investissements et à l'innovation ; le développement de l'interconnexion intelligente dans des domaines cruciaux de notre économie ; le renforcement de la sécurité des données et le développement d'une souveraineté informationnelle ; l'offre d'un nouveau modèle commercial pour les PME, les artisans et les services ; la modernisation de l'Allemagne comme site de production grâce à l'industrie « 4.0 » ; l'accès à une recherche de pointe ; l'éducation numérique de la population à tous les âges ; enfin, la création d'une agence numérique comme centre moderne des compétences.
Je terminerai par le Livre vert sur les plateformes en ligne, peut-être plus ciblé, mais qui fait partie de la stratégie globale du gouvernement allemand. Il a été publié il y a seulement quelques jours, le 30 mai 2016. Il a pour objectif d'identifier, de définir et de structurer les enjeux réglementaires, afin d'assurer une concurrence juste, le respect des droits fondamentaux et la sécurité des données. Un Livre blanc, exprimant une politique gouvernementale officielle, sera probablement publié au début de 2017 ; il inclura des propositions concrètes.
M. Jean-Daniel Guyot, membre du conseil d'administration de France Digitale. -Merci, mesdames, messieurs les sénateurs, pour votre invitation. Notre association, assez unique au monde, regroupe la plupart des fonds d'investissement français et environ 800 start up. Nous portons leur voix dans le débat public sur les sujets qui intéressent ces acteurs.
Je suis aussi fondateur et président de Captain Train, une start up qu'un concurrent anglais vient d'acquérir dans l'une des plus grosses opérations de ce genre à avoir eu lieu en France. Nous vendons des billets de train en Europe et non pas seulement en France. De multiples nationalités européennes sont donc représentées dans notre équipe, qui est dirigée conjointement par un Français et un Allemand.
Les termes « industrie numérique », utilisés dans votre question, me gênent beaucoup. Ils reflètent en effet une image très répandue en Europe de la révolution numérique : il faudrait numériser les industries existantes, ce ne serait qu'une étape dans la vie des vieux géants industriels actuels. Cette image est complètement fausse ; il faut éviter ce piège. Ce n'est en effet pas du tout ce qui se passe, par exemple, outre-Atlantique : de nombreux acteurs apparaissent alors que d'anciens acteurs sont amenés à mourir. C'est ce changement douloureux, mais puissant qu'il faut accompagner le mieux possible.
Deux questions sont en revanche légitimes et peuvent recevoir une réponse. Comment faire, d'une part, pour que des Français prennent leur place dans l'économie numérique en Europe ? Comment faire, d'autre part, pour que l'économie numérique européenne soit forte ?
Sur la première question, je ferai d'abord remarquer qu'il n'y a pas aujourd'hui d'exemple majeur, hormis Blablacar, de nouvelle société française qui soit devenue un géant européen. La principale raison de cet état de fait est qu'il est extrêmement compliqué de faire grandir son entreprise à l'échelle européenne. En effet, il s'agit d'une multitude de marchés. Dans le cas de Captain Train, nous n'avons pas encore de bureaux en Espagne, en Italie ou en Allemagne, alors que nous vendons des billets dans ces pays, parce qu'il faudrait créer une nouvelle société dans chaque pays. Les législations nationales sont différentes, de même que les contrats de travail, les agences de protection des données, etc. Il n'y a ni contrat de travail européen ni statut de société européen. L'Europe n'a pas complètement fait son travail. Ces<obstacles s'ajoutent aux différences culturelles déjà importantes.
Pour répondre à la seconde question, trois grands sujets sont essentiels : la technologie, le financement et les ressources humaines.
Le problème de la technologie, qui était encore problématique il y a dix ou quinze ans, a été réglé. Les États n'y peuvent plus grand-chose. Il n'y a plus de divergence entre les différentes parties du globe quant à l'accès aux technologies nécessaires.
Quant au financement, l'Europe est en train de rattraper ses concurrents grâce à une importante initiative publique. Pourtant, l'enfer est pavé de bonnes intentions : souvent, l'apport massif d'argent public, en France par le biais de Bpifrance, empêche les investisseurs privés de grandir aussi vite qu'ils le souhaiteraient. Les réseaux d'investissement américains, qui se sont construits eux-mêmes, vont aujourd'hui sur le marché européen et les réseaux européens ne peuvent faire le poids face à eux.
Enfin, la question des ressources humaines est extrêmement large, de la législation à la culture du travail. On assiste à une croissance extrêmement rapide des acteurs du secteur : Uber, bien sûr, mais aussi Amazon, qui embauche des dizaines de milliers de personnes chaque mois. Construire ce type de sociétés demande un travail gigantesque de ressources humaines ; or personne n'a cette expérience en Europe. On ne peut faire grand-chose, sinon simplifier le droit du travail, l'unifier à l'échelle européenne et prier pour que nous rattrapions notre retard.
On se congratule beaucoup de la numérisation en cours en Europe, ainsi que du développement de réseaux et de sociétés, mais la situation reste assez mauvaise en comparaison avec les États-Unis ou même la Chine. Le risque d'être complètement « mangés » avant de pouvoir construire des géants de l'Internet existe.
M. Jean Bizet. - Merci, monsieur Guyot, pour ce langage de vérité sans complaisance. Je laisse la parole à nos collègues pour qu'ils vous posent, ainsi qu'à M. Reuss, leurs questions sur le projet industriel pour le numérique en Europe.
M. Yves Pozzo di Borgo. - Je maîtrise mal le sujet, mais j'essaye d'en comprendre les enjeux. M. Guyot a en tout cas confirmé certaines de mes opinions. J'ai sous les yeux la résolution européenne adoptée par le Sénat le 30 juin 2015. Je l'avais votée mais, plus je la relis, plus je regrette ce vote. En effet, si je ne me trompe, le droit de la concurrence européen est plutôt gênant à l'heure actuelle. Nous avons besoin d'investissements collectifs énormes pour faire face aux géants américains du web, les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon). Les Chinois ont réussi, pour leur part, à s'en protéger. Or le droit européen nous interdit de tels investissements, similaires à ceux consentis pour Airbus. Les 100 milliards d'euros du plan Juncker représentent un saupoudrage permanent. Ai-je raison ?
M. Jean Bizet. - Il faut certes repenser, à l'échelon européen, le droit de la concurrence ; je dois néanmoins rappeler que notre résolution du 30 juin 2015 appelait déjà à le faire !
M. Alain Vasselle. - Ma question s'adresse à M. Reuss. La France légifère actuellement sur le numérique. L'Allemagne a de l'avance en la matière. Notre commission des affaires européennes a récemment adopté une résolution visant à répondre à la question suivante : comment la France et l'Allemagne peuvent-elles, ensemble, peser sur les futures directives européennes sur le numérique ? Il faudrait qu'il n'y ait pas, entre nos deux pays, trop de divergences qui permettraient à l'Union d'aller dans des directions que nous ne souhaitons pas. Selon vous, monsieur Reuss, de telles divergences existent-elles ?
M. André Gattolin. - Des incompréhensions demeurent. M. Guyot ne comprend pas notre définition de l'industrie numérique. Il n'est pas question, bien sûr, de la numérisation des industries traditionnelles ; nous voulons plutôt comprendre comment construire des opérateurs spécialisés dans le numérique, au niveau européen, qui soient de taille conséquente comparés à leurs concurrents nord-américains ou asiatiques. De tels groupes sont très rares en Europe. Or les opérateurs européens ont l'avantage de payer leurs impôts dans nos pays, contrairement à certains opérateurs américains.
Je comprends mal également l'intervention de mon collègue Yves Pozzo di Borgo. Ses réflexions sont exactement reflétées dans la résolution de juin 2015, qu'il critique aujourd'hui !
Les directives européennes sur le numérique vont dans la direction de la création du marché unique numérique. C'est une bonne chose. M. Reuss a posé la question du développement des infrastructures, qui est lui aussi essentiel. De fait, aujourd'hui, une grande partie de la richesse issue du numérique va aux opérateurs américains, qui seront les premiers bénéficiaires du plan Très haut débit français. C'est problématique. La Commission européenne en reste à une approche de marché qui nous limite à l'extrême ; la possibilité d'établir des aides sectorielles est importante pour survivre dans la « vallée de la mort » technologique.
M. Yves Rome. - M. Guyot a bien posé le sujet d'entrée de jeu. Nous sommes devant un nouveau monde et le vieux monde n'en finit pas de finir. Là est la crise face à laquelle l'Europe reste encore impuissante. La gouvernance de l'Internet reste du domaine des grandes sociétés américaines, dont la masse financière dépasse largement celle des États nations. Il y a urgence à travailler sur deux dimensions essentielles.
La première est celle des réseaux, dont on ne parle jamais assez, mais qui commandent les usages. Quelques pépites existent sur le continent européen ? L'Estonie, par exemple, qui a fait la démonstration, certes pour une population de taille modeste, qu'il est possible de numériser l'ensemble des services publics. L'Europe n'a pas aujourd'hui une stratégie suffisamment claire face aux GAFA.
La seconde est celle des usages. Il faut donner la possibilité aux créateurs, tels Blablacar ou Captain Train, de se développer à l'échelle européenne.
Mme Dominique Gillot. - Monsieur Guyot, vous avez évoqué le problème des ressources humaines, mais vous n'avez pas parlé à ce propos de la formation, du vivier des techniciens et créateurs qui arrivent sur le marché. Notre système de formation est-il suffisant pour préparer les jeunes à ce monde nouveau ou bien ou y a-t-il encore des efforts à faire ?
M. Bruno Sido. - La stratégie numérique de l'Union européenne met l'accent sur les PME. En effet, ces entreprises sont en retard dans ce domaine, particulièrement dans notre pays, même si l'on constate des progrès. Peut-on avoir des précisions sur les dispositifs concrets qui seront proposés aux PME en ce sens ? Le recours au cloud, ou nuage informatique, leur permettra de réaliser des économies, notamment en externalisant leur service informatique et en le dématérialisant, mais aussi d'accomplir des calculs à haute performance. Où en est le projet d'un nuage informatique européen ?
M. Marc Daunis. - On ne peut que se féliciter de l'initiative du marché unique numérique. Néanmoins, on peut concevoir cette arrivée du numérique comme une étape du mouvement continu d'évolution des techniques. Nous avons auditionné M. Bernard Stiegler sur les impacts du numérique sur les modes de production et l'organisation sociale. Ne sommes-nous pas face à ce qu'il appelle une « disruption » ?
Selon l'historien des techniques Bertrand Gilles, il est des moments où la société même peut être débordée par une mutation industrielle. Il appartient à nous, politiques, de faire en sorte que ces progrès techniques s'adaptent à notre organisation sociale. En d'autres mots, on sait qu'au cours des vingt prochaines années la vague de l'automatisation va déferler sur le monde ; la redistribution des gains de productivité par les salaires ne suffira plus.
Les modes de travail vont eux aussi évoluer. Nos schémas anciens vont être fondamentalement modifiés. De fait, l'Europe ne constituerait-elle pas la bonne échelle pour permettre l'élaboration d'une nouvelle économie industrielle reposant sur le partage des savoirs ?
M. Peter Reuss - Je n'oserais pas dire que tout va bien entre la France et l'Allemagne, mais je crois que, sur ce point-ci, les ministres de l'économie de nos deux pays, ainsi que le Président de la République française et la Chancelière allemande, se sont mis d'accord pour considérer que ce sujet ne saurait être borné par les frontières nationales et qu'il faut commencer à travailler ensemble. Peut-être avons-nous des traditions et des situations différentes, qui rendent nos deux pays complémentaires, mais cela n'empêche pas un travail commun.
En revanche, je crains que de nombreuses jeunes entreprises françaises ou allemandes oublient de s'intéresser au marché de l'autre pays. Au XIXe siècle, Siemens et Bosch, quelques années à peine après leur création, s'élargissaient déjà vers la France ; Saint-Gobain, vers l'Allemagne. Aujourd'hui, les start up regardent dans leurs villes, leurs pays, ou vers la Californie, mais elles oublient d'aller voir outre-Rhin. Cela n'est pas sain : nous risquons de voir diminuer l'intégration de nos économies.
M. Jean-Daniel Guyot. - Je voudrais répondre à la question relative aux investissements publics européens avant d'aborder celle qui porte sur le nuage informatique européen, puis celle relative à la formation.
L'économie actuelle va clairement beaucoup plus vite qu'auparavant, suivant le modèle du winner takes all : le premier à prendre la tête de la compétition emportera tous les marchés. On n'a aucune idée de ce qui va apparaître dans les prochaines années. Il faut être à l'aise avec cette incertitude. Dans ce cadre, les nations comme l'Europe n'ont en aucun cas la possibilité d'investir de manière assez agile et réactive pour pouvoir jouer un rôle constructif.
Pour ce qui est du cloud, vous nous demandez, somme toute, comment l'Europe peut créer un nouvel Amazon. En effet, au-delà de ses activités de vente par Internet, ce géant américain est le leader pour la technologie du cloud. Ils sont en train de gagner ce marché à l'échelle mondiale. L'Europe ou la France n'ont aucun moyen d'enrayer cette domination : nous n'avons ni la réactivité ni l'expertise nécessaires. Il faut laisser cela à l'initiative privée. Dès lors, la question à se poser est la suivante : comment favoriser cette initiative et faire en sorte qu'elle soit la plus réactive possible ?
La situation est assez intéressante dans le domaine des ressources humaines et de la formation. L'Europe a une très bonne qualité de formation en master sur l'informatique et, plus largement, sur tous les nouveaux métiers numériques. En effet, ces formations assez généralistes sont souples. J'ai une petite fille de neuf mois ; 70 % des métiers qui l'attendront quand elle aura l'âge de travailler n'existent pas encore. Là encore, il faut être à l'aise avec cette impossibilité de savoir ce qui va arriver.
M. Jean Bizet. - Vous la rassurez !
M. Michel Raison. - Peut-être ne voudra-t-elle pas travailler !
M. Jean-Daniel Guyot. - Peut-être du moins ne passera-t-elle pas son permis de conduire parce que les voitures seront automatiques !
Mme Dominique Gillot. - Selon vous, plutôt que des disciplines spécialisées, il faudrait donc encourager la formation d'un nouvel esprit.
M. Jean-Daniel Guyot. - Absolument ! Aujourd'hui, si l'on est né dans la bonne famille, on peut obtenir la formation nécessaire pour s'adapter aux nouveaux métiers. De la maternelle au collège, malheureusement, on reste dans un cadre assez ancien et inadapté au monde nouveau, ce qui empêche certaines populations d'accéder à ces formations.
Les bonnes initiatives n'arrivent qu'après le bac. À l'école d'ingénieurs où j'ai étudié, on m'a appris la nécessité d'être un manager généraliste plutôt qu'un expert, mais d'une manière trop classique, adaptée à l'industrie ancienne. L'organisation des entreprises change énormément et devient plus horizontale au lieu de la pyramide antérieure. Nous cherchons, quant à nous, dans nos recrutements, des personnes capables de s'adapter.
Enfin, vous avez parlé d'harmonisation du cadre européen du numérique. Certes, mais le numérique n'est qu'un outil utilisé par les entreprises. Ce qui importe plus, c'est l'harmonisation du cadre qui s'applique aux entreprises, qu'elles vendent des sandwichs ou des trajets en covoiturage.
M. Jean Bizet. - La notion d'ouverture d'esprit est bien au coeur de la réflexion sur le numérique. Je laisse maintenant la parole au président Jean-Claude Lenoir, pour introduire la deuxième table ronde de ce matin.
M. Jean Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques. - Je suis très heureux d'ouvrir avec vous cette table ronde consacrée à la régulation du numérique en Europe. Mme Martine Lombard, membre du collège de l'ARCEP, nous parlera de ce qui a été accompli et des enjeux à venir. Nous entendrons ensuite Mme Célia Zolynski, professeure agrégée de droit privé à l'université de Versailles-Saint-Quentin, membre du Conseil national du numérique et du comité de prospective de la CNIL.
L'enjeu de la régulation du numérique est aujourd'hui à la fois central, car le numérique est au coeur de nos sociétés, mais aussi transversal, comme le montre la présence de nos trois commissions réunies ce matin.
À l'heure de la convergence, nous évoquerons également la problématique des réseaux à haut, et maintenant très haut débit, tant il est vrai que, sans ces « tuyaux », la société numérique n'existerait pas. Nous sommes bien sûr très sensibles à cette problématique au sein de la commission que je préside.
À cet égard, le rapport de la Commission européenne sur l'état d'avancement de l'Europe numérique pour 2016 vient de paraître. Il suit l'évolution des États membres, notamment en matière de déploiements numériques. Or il signale, comme chaque année, le retard en la matière de la France, placée au seizième rang : notre pays a nettement décroché par rapport à ses grands voisins.
Pourquoi un tel retard, et que fait notre pays pour y remédier ? La configuration de notre marché des télécommunications, avec quatre opérateurs, n'est-elle pas un frein pour des investissements qui devront être massifs ? Le modèle de régulation symétrique mis en place sur la fibre optique est-il incitatif à cet égard ? Quels sont les choix retenus en la matière chez nos partenaires européens et donnent-ils de meilleurs résultats ?
Nous nous interrogerons également sur la problématique de l'accès à ces réseaux. Quel équilibre trouver entre la préoccupation des internautes d'éviter un Internet à deux vitesses qui résulterait d'une multiplication des services dits « spécialisés » ou « gérés », et celle des opérateurs de pouvoir garantir la qualité de certains services ?
Le principe de neutralité de l'Internet impose un traitement non différencié de tous ses utilisateurs. Le projet de loi pour une République numérique, que nous avons adopté au Sénat, renvoie dans notre droit à la définition européenne de ce principe. Vous nous direz quel usage il peut en être fait par le régulateur et par le juge, mais aussi comment les lignes directrices de l'Organe des régulateurs européens, l'ORECE, se positionnent à cet égard.
Voilà, mes chers collègues, les divers sujets que nous pourrons aborder lors de cette table ronde. Je me félicite pour finir de cette initiative inter-commissions, en espérant qu'elle aura des suites sur des sujets qui s'y prêtent comme celui-ci.
Mme Martine Lombard, membre du collège de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP). - Je tiens tout d'abord à excuser le président de l'ARCEP, qui ne pouvait se rendre à votre invitation et que je représente donc.
M. Jean Claude Lenoir. - M. Sébastien Soriano est un hôte fréquent et apprécié de notre assemblée et de la commission des affaires économiques !
Mme Martine Lombard. - Dès mai 2015, une table ronde avait été organisée au Sénat sur ce même thème. La résolution que vous avez adoptée le 30 juin 2015, un mois à peine après les annonces de la Commission européenne sur sa stratégie numérique, notait que, en dépit des bonnes intentions affichées, aucune avancée concrète ne figurait dans ces annonces.
Le moment est donc bien venu de tirer un nouveau bilan, car des avancées réelles ont eu lieu depuis. Certes, elles vont plus dans le sens d'un marché unique que d'une politique industrielle volontariste, qui reste largement subordonnée à la capacité de la France et de l'Allemagne de travailler ensemble et de susciter l'adhésion de nos partenaires.
Ce sont là néanmoins des choix politiques qui ne relèvent pas d'une simple autorité indépendante comme l'ARCEP. Nous veillons simplement à essayer d'atteindre au mieux les objectifs qui nous sont fixés par la loi, conformément au droit européen : promouvoir l'investissement et l'innovation, veiller à une concurrence équitable, etc.
Je veux donc récapituler ce qui a été fait depuis un an, y compris les décisions qui attendent encore leurs textes d'application, ce qui est en cours et ce qui, malheureusement, n'est pas encore mûr alors même qu'il s'agit parfois du plus important.
Pour ce qui est fait, je voudrais d'abord saluer l'important règlement sur la protection des données personnelles du 27 avril 2016. Je parlerai un peu plus longuement du règlement du 25 novembre 2015.
Il entend, en premier lieu, introduire un Internet ouvert par des dispositions portant sur trois secteurs : les pratiques commerciales, la gestion du trafic et les services spécialisés. Ce règlement confie aux autorités de régulation nationales le soin de veiller à la bonne application de ces dispositions. On risque donc d'avoir 28 interprétations différentes de ce règlement somme toute assez large. Pour éviter ce problème, l'Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE) se voit confier le soin d'établir des lignes directrices ; elles ont été tout récemment soumises à la consultation publique. Elles portent notamment sur la pratique du zero rating et sur les conditions dans lesquelles peuvent être créés des services spécialisés. Ces lignes directrices ont déjà suscité des réactions parfois assez vives.
Ce règlement porte en second lieu sur la suppression des frais d'itinérance en Europe. Une baisse très sensible de ces frais a déjà eu lieu au printemps dernier ; leur suppression est quant à elle subordonnée à l'adoption de textes d'application, qui seront cruciaux pour déterminer la portée effective de cette mesure.
J'en viens à ce qui est en cours, c'est-à-dire aux domaines où la Commission a déjà publié des propositions de règlement ou de directive. La révision de la directive sur les services audiovisuels ne concerne pas l'ARCEP. En revanche, nous sommes attentifs à la proposition de règlement relatif à la livraison transfrontalière de colis. Elle tend à créer des obligations spécifiques qui peuvent être assez sensibles pour l'opérateur de service universel, notamment en matière de tarifs des frais terminaux pour la distribution de colis en provenance d'autres États membres. Par ailleurs, une proposition de règlement a été tout récemment publiée, visant à contrer les pratiques dites de « geoblocking », consistant à interdire aux non-résidents de faire des achats sur des sites marchands d'un pays donné.
J'en viens au projet de quatrième « paquet Télécom ». Il sera déposé en septembre prochain, sous forme de proposition de règlement ou de directive. Nous savons d'ores et déjà qu'il portera sur cinq points.
Un premier point, assez essentiel, concernera la connectivité. Nous espérons qu'il respectera le principe du « mieux légiférer », c'est-à-dire qu'il préservera les capacités d'action à l'échelon national. En effet, les réseaux s'inscrivent dans des réalités physiques qui diffèrent d'un État à l'autre. Alors que le récent rapport de la Commission sur ce sujet situe la France dans le fond de la classe, pour des raisons circonstancielles d'ailleurs, il semble que cette révision du cadre réglementaire devrait s'inspirer du modèle français de cadre symétrique pour le développement de la fibre optique FttH et imposer des obligations à tous les opérateurs. On peut aussi espérer que cette proposition admette la nécessité de fonds publics, tels ceux qui passent, en France, par les réseaux d'initiative publique (RIP), et même assouplisse quelque peu le contrôle des aides d'État en la matière.
Le deuxième point de ce « paquet Télécom » concerne le spectre. Dans ce domaine, l'urgence est d'harmoniser les calendriers de libération des fréquences, notamment dans la bande des 700 MHz, où la France et l'Allemagne ont ouvert la voie.
Le troisième point est le périmètre du cadre réglementaire. Le moment paraît en effet venu de soumettre à des réglementations identiques des services similaires, quelle que soit la nature du fournisseur. Je pense notamment à Skype ou à WhatsApp.
Le quatrième point a trait au service universel. Le moment ne serait-il pas venu d'y inclure l'accès à l'Internet à haut débit ? Faudrait-il étendre à tous les opérateurs les dispositions favorisant l'accès des handicapés au réseau ?
Enfin, le cinquième point concerne les questions institutionnelles. Il est probable que cette proposition va accroître le rôle et les moyens de l'ORECE. Il pourrait notamment être amené à rendre systématiquement des avis sur les problèmes qui se posent et les solutions possibles préalablement à chaque initiative législative de la commission.
J'en viens à ce qui n'est pas encore suffisamment mûr pour une initiative européenne, alors même que l'Union constitue l'échelle optimale pour traiter ces problèmes. Je parle là bien sûr de la régulation des plateformes. La notion même de « plateforme » comprend un large éventail de modèles : moteur de recherche, magasin d'applications, comparateur de prix, etc. Tous ont pour point commun de créer une forme de relation entre des utilisateurs et des contenus ou services développés par des tiers.
De nombreuses définitions en ont été proposées : il est dès lors assez remarquable que la dernière communication de la Commission renonce à les définir. La définition la plus opérationnelle à ce jour est celle donnée dans le projet de loi pour une République numérique.
Il existe un consensus pour reconnaître qu'il ne serait possible de traiter au mieux cette question qu'au niveau européen, face aux géants américains que sont les GAFA, sans même mentionner les géants asiatiques tels Baidu ou Alibaba. Certes, il est possible de poser à l'échelon national un principe de loyauté des plateformes à l'égard des consommateurs, comme le fait le projet de loi pour une République numérique. Néanmoins, comme l'a relevé l'ARCEP dans son avis, on ne peut guère aller au-delà en l'état, car une réglementation purement nationale risquerait d'être facilement contournée et pénaliserait surtout les plateformes françaises comme Blablacar ou Le Bon Coin.
Le Conseil d'État a par ailleurs souligné d'éventuels problèmes de compatibilité si l'on étendait cette protection, au-delà des consommateurs, aux professionnels, qui en ont pourtant bien besoin. Être victime d'un déréférencement brutal peut représenter un désastre pour une PME !
Malheureusement, il n'existe encore de consensus européen ni sur la nécessité d'une régulation spécifique des plateformes ni a fortiori sur les formes qu'elle pourrait prendre. Plus d'une dizaine d'États, emmenés par le Royaume-Uni, sont vigoureusement hostiles à une régulation spécifique des plateformes. Nous avons noté avec intérêt le Livre vert du ministère allemand de l'économie, publié le 30 mai dernier, qui souligne que la situation de certaines plateformes est proche du monopole. Il demande si les outils existants du droit de la concurrence suffisent et annonce des solutions concrètes dans un prochain Livre blanc. Les préoccupations allemandes semblent sur ce point très proches de celles de la France.
La Commission européenne, quant à elle, semblait encore récemment partagée entre une approche horizontale et une approche verticale. Dans sa communication du 25 mai, elle semble trancher en faveur d'une approche sectorielle verticale et met en avant des mesures d'autorégulation, par exemple pour lutter contre les contenus haineux ou assurer la protection des mineurs par l'instauration de codes de bonne conduite. Selon la Commission, au moins un point nécessite une réglementation : la nécessité d'une concurrence équitable, pour des services similaires, entre les opérateurs de télécommunications et ce qu'on appelle les « services par contournement », ou « over the top » (OTT). Cela devrait être inclus dans le prochain « paquet Télécom ».
Il reste que, même dans une approche fondée, comme le propose la Commission, sur le traitement pragmatique des problèmes, il faut se doter des outils nécessaires pour détecter ces derniers et les analyser, afin de pouvoir ensuite les traiter, si nécessaire. Il me semble donc que la proposition du Conseil national du numérique (CNNum), consistant à promouvoir un système de notation des plateformes, permettrait de mieux connaître ces problèmes et de mettre une certaine pression sur les acteurs. Nous la jugeons donc intéressante.
Enfin, l'année 2017 sera à mon sens déterminante pour nombre de ces chantiers. Je me réjouis à cet égard de ce que le président de l'ARCEP présidera l'ORECE l'an prochain.
Mme Célia Zolynski, professeur agrégée de droit privé à l'université Versailles-Saint-Quentin, membre du Conseil national du numérique et du comité de prospective de la CNIL. - Merci de m'accueillir, mesdames, messieurs les Sénateurs, pour ce rapide panorama des propositions qui, selon le CNNum, doivent être portées au niveau de l'Union européenne afin de penser la régulation de l'économie numérique et, plus spécifiquement, dans le prolongement des propos tenus à l'instant, une régulation efficiente des plateformes.
Ces plateformes jouent, au sein de l'économie numérique, un rôle de prescripteur, qui conduit à s'interroger sur leur encadrement. Si le principe de leur régulation ne fait plus de doute, il convient de mieux penser les approches régulatoires à retenir, la portée de la régulation ou encore les instruments permettant sa mise en oeuvre.
S'agissant de ces approches, deux méthodes existent, toutes deux poussées par le Parlement européen dans sa résolution de janvier 2016. La première, uniforme et transversale, vise à consacrer un principe de loyauté pour toutes les plateformes. Elle peut être complétée par la seconde, l'approche en silo, déjà évoquée par Mme Lombard.
La portée de la régulation doit concerner à la fois les rapports entre plateformes et consommateurs et les rapports entre plateformes et professionnels, compte tenu du rôle acquis par des infomédiaires qui se sont transformés en points d'entrée sur le marché, et pour éviter tout phénomène de dépendance à leur égard.
S'agissant des instruments de la régulation, enfin, les législateurs et régulateurs souhaitent se doter d'instruments d'observation du trafic, des données, des outils de quantification des pratiques, du marché et de son évolution. Or ces instruments font défaut à l'heure actuelle. Le CNNum a donc proposé la création d'une agence européenne de notation de la loyauté, qui prendrait la forme d'une plateforme appuyée sur un réseau ouvert de contributeurs et fonctionnant selon une logique participative.
Cette proposition présente un intérêt multiple : elle permettrait de rendre accessibles, via une plateforme, des signalements de pratiques contraires à la loyauté, remontant des associations de consommateurs, des acteurs de l'Internet citoyen, des consommateurs et utilisateurs, voire des entreprises ; ces informations pourraient agir sur la réputation des plateformes et assurer la promotion des acteurs les plus vertueux, en leur permettant de faire de la loyauté un avantage compétitif ; elles pourraient être prises en compte par les investisseurs, publics et privés, à l'image des informations relatives à la responsabilité environnementale.
Une convergence de vues paraît émerger, aujourd'hui, en Europe sur ces différents points.
En France, la vision a été portée au travers de différents travaux et votes parlementaires - je pense notamment au projet de loi pour une République numérique.
Mais elle est partagée par différents États membres, comme l'illustre un récent rapport de la Chambre des lords britannique.
Bien que le Royaume-Uni soit réputé pour sa position libérale en matière de régulation de ces pratiques, ce rapport se prononce en faveur de la création de règles sectorielles très fortes, visant à réguler certains marchés, notamment celui de l'hôtellerie. Il met l'accent sur la nécessité de promouvoir une plus grande transparence, au bénéfice de l'information du consommateur dans sa relation avec les plateformes. Il propose de porter la composition d'un panel d'experts chargés d'objectiver les pratiques.
Cette vision paraît également, en certains points, partagée par la Commission européenne. En attestent les communications récentes - rappelées par Mme Lombard - sur la promotion du commerce électronique dans l'Union européenne, sur « les plateformes en ligne et le marché unique du numérique : opportunités et défis pour l'Europe » ou encore sur les plateformes collaboratives.
Il ressort de ces textes, qui prolongent la consultation publique lancée par la Commission européenne à la fin de 2015, que celle-ci a bien dressé la liste des problèmes : asymétrie informationnelle et déséquilibre contractuel, manque de transparence, risque de discrimination dans les rapports entretenus par les plateformes avec les consommateurs, mais également avec les professionnels.
La Commission semble se montrer favorable à une régulation portant sur ces deux types de rapports. Elle propose de promouvoir une meilleure transparence des pratiques, ce qui mérite d'être salué. Le consommateur serait ainsi mis en capacité de faire un choix éclairé, par le contrôle des risques de biais et de manipulation.
Pour cela, la Commission entend réformer l'acquis. Elle porte une approche par silo, consistant, par exemple, à encadrer différemment les plateformes à but lucratif et les plateformes acteurs de l'économie du partage. Elle propose aussi de réaliser une revue globale de l'acquis, notamment en adaptant sa législation sur les pratiques commerciales déloyales. Enfin, elle propose de renforcer le respect de la réglementation en encourageant une approche ex post visant à réformer les structures de règlement alternatif des conflits, sans évoquer la nécessité de garantir la portabilité pour éviter l'enfermement des écosystèmes captifs.
Outre ces réformes portant sur la réglementation, la Commission souhaite s'appuyer sur d'autres leviers de régulation, ces instruments de soft law et bonnes pratiques à promouvoir ayant été rappelés.
Cette approche croisée de la régulation et de la co-régulation doit être encouragée. Pour autant, elle n'est pas suffisante, en raison de son caractère assez réactif.
Il est essentiel que l'Union européenne porte une véritable stratégie proactive numérique, d'autant que l'inertie dont elle a fait preuve jusqu'à présent - on constate beaucoup d'effets d'annonce et de réformes réactives - tranche avec la stratégie très active mise en oeuvre par les États-Unis, depuis 50 ans, sur le sujet.
Cette absence de stratégie d'envergure européenne tient à l'absence de structure dédiée à la construction d'une vision à l'échelle européenne. Les idées émanant des collectifs informels sont insuffisamment récupérées, tandis que les informations remontant du lobbying classique, des grandes plateformes ou des start up, parce qu'elles portent des intérêts particuliers, ne permettent pas une approche suffisamment transversale pour servir de base à la construction d'une politique industrielle pour l'Union européenne.
Dès lors, il faut de toute urgence structurer des réseaux de réflexion au niveau européen, créer de véritables courroies de transmission entre les autorités de l'Union européenne et les écosystèmes numériques pour porter de nouvelles propositions, de nouvelles visions et des solutions innovantes en vue de la fondation d'une véritable politique industrielle européenne. Ces réseaux doivent être structurés autour d'une interface avec l'écosystème numérique, comme le propose le commissaire européen Günter Oettinger.
M. Jean Claude Lenoir. - Je laisse sans tarder la parole à nos collègues.
M. Bruno Sido. - L'article 19 du projet de loi pour une République numérique, dont je suis rapporteur, tend à poser, pour la première fois dans notre droit, le principe de neutralité de l'Internet. D'autres articles du texte visent à donner les pouvoirs à l'ARCEP de mettre celui-ci en oeuvre, en renforçant ses pouvoirs d'enquête. Quel usage l'ARCEP entend-elle faire des nouveaux instruments qui lui ont été octroyés pour assurer cette neutralité ?
M. Marc Daunis. - Sans doute ai-je formulé ma question de manière trop imprécise, mais je n'ai pas vraiment le sentiment d'avoir reçu une réponse. Je rebondirai donc sur l'intervention de Mme Zolynski pour clarifier mon interrogation.
Réguler, c'est orienter en fonction d'enjeux et d'objectifs, donc anticiper une évolution que l'on souhaite précisément obtenir grâce à cette régulation.
Je ne reviens pas sur mes propos concernant la modification radicale des modes de production et l'impact majeur des techniques sur la société. Mais pensez-vous qu'une vision se dégage, au niveau européen, sur ce que pourrait être cette nouvelle économie industrielle ? Comment mener une politique industrielle sans une telle vision ou, à tout le moins, sans perception des éléments structurants fondamentaux de l'économie du futur ? Quels sont, selon vous, ces éléments fondamentaux ?
Pour ma part, j'estime que seul un leadership européen nous permettra de répondre aux défis des dix ou vingt prochaines années.
M. Yves Rome. - Au risque de me répéter, je voudrais souligner les efforts déjà accomplis au niveau européen.
Je tiens également à revenir sur la question importante de la régulation des plateformes. Celle-ci laisse entrevoir une autre problématique : celle de la toute-puissance des GAFA et, en particulier, du pillage des fiscalités nationales.
L'explosion des échanges par Internet conduit à un assèchement des prélèvements opérés par les États pour assurer le bien-vivre ensemble sur leur territoire. Nous voyons là les prémices d'un dispositif, à l'échelle européenne, au moins, pour tenter de réguler des pratiques qui, aujourd'hui, ne le sont pas et mettent à terre nos économies à une vitesse exponentielle.
Par ailleurs, nous déplorons l'absence d'opérateurs nationaux, voire européens, pour le déploiement des réseaux sur nos territoires. L'Europe doit avoir la volonté de créer des champions européens, capables de participer à la compétition internationale.
Dernier point - peu évoqué à ce jour -, comment l'Internet des objets influence-t-il l'ensemble des bouleversements économiques et qui vont compléter la totale disruption de nos organisations actuelles ?
Mme Martine Lombard. - Avant de répondre à ces questions, je voudrais revenir sur le retard de la France. Il est vrai que nous sommes à la seizième place - sur vingt-huit ! -, ce qui n'est certes pas une bonne chose en soi, mais cela s'explique tant par la méthodologie employée dans l'étude de la Commission européenne que, paradoxalement, par le volontarisme français en matière industrielle.
Le rapport qui a été mentionné mesure la connexion, non pas à 100 Mbits/s, mais à 30 Mbits/s. Cela change tout ! Les autres États se différencient de la France par l'utilisation du câble et la montée en débit du cuivre. Or la France utilise peu le câble, qui se rénove assez vite et qui a rapidement un débit descendant supérieur à 30 Mbits/s. En revanche, la France fait preuve d'un grand volontarisme sur le développement de la fibre optique, la technologie actuellement la plus performante - elle assure un débit non seulement descendant mais aussi ascendant supérieur à 100 Mbits/s - et a même quelque avance en ce domaine. Nous pourrions donc passer, dans quelques années, directement du fond de la classe au premier rang !
Je me réjouis de cette « dynamique positive », pour reprendre l'expression de la Commission.
L'inscription dans la loi de la neutralité de l'Internet, en phase avec le règlement européen de 2015, constitue un autre motif de satisfaction. L'ARCEP appliquera ce principe dans une démarche la plus cohérente possible par rapport aux autres autorités de régulation nationales, afin que les opérateurs nationaux ne soient pas pénalisés et que nos consommateurs ne soient pas mieux ou moins protégés que d'autres.
Nous nous réjouissons aussi que des pouvoirs d'enquête supplémentaires, un peu sur le modèle de ceux dont dispose l'Autorité de la concurrence, nous soient confiés. À l'heure actuelle, nous arbitrons des litiges entre opérateurs, mais nous aurons besoin de moyens supplémentaires lorsqu'il nous faudra assurer la neutralité de l'Internet. Face aux consommateurs assez démunis, nous aurons à chercher les moyens par nous-mêmes de vérifier ce que disent les uns et les autres.
La question de la suppression des frais d'itinérance est subordonnée à un prochain acte d'exécution de la Commission européenne concernant le fair use - on l'attend en décembre. L'ambition affichée est bien de permettre à tout Européen d'utiliser son téléphone n'importe où en Europe, mais nous voulons éviter le roaming permanent, qui voit un consommateur français acheter l'abonnement là où il est le moins cher possible en Europe pour ne l'utiliser qu'en France.
Il faut donc établir les limites d'un usage raisonnable. Tout est pour l'instant très ouvert, mais celles-ci devraient probablement s'établir autour de 35 ou 40 jours.
S'agissant de l'intérêt de l'Internet des objets, l'ARCEP s'efforce de promouvoir l'innovation et de rester neutre. Nous venons de lancer une expérimentation sur l'usage des fréquences de la bande 900 MHz, pour l'Internet des objets.
Mme Célia Zolynski. - Dans quelle mesure penser une politique industrielle impose de bâtir une vision stratégique européenne du numérique ? Je ne saurai répondre à cette question fondamentale en si peu de temps. Il semble toutefois important de mettre l'accent sur la nécessité impérieuse de construire un modèle qui soit propre à l'Union européenne, et non dicté par les grands opérateurs du marché, même s'ils peuvent être associés à la démarche. Le modèle européen en tirerait probablement un second souffle, économique, social, voire politique avec l'émergence de ces nouveaux modes de régulation.
Comment bâtir cette vision ? Il faudrait mettre en place des courroies de distribution, un ensemble de conditions ou de lieux permettant les échanges entre États membres, entre les différentes entités nationales chargées de co-élaborer les stratégies numériques - le CNNum et d'autres autorités administratives indépendantes, ainsi que leurs homologues européennes -, mais également avec le milieu économique, la société civile et le monde de la recherche. Voilà effectivement très longtemps que les États-Unis s'appuient sur de tels échanges pour penser leur vision à très long terme du numérique.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture. - Nous avons maintenant le plaisir d'accueillir MM. Bernard Benhamou et David Martinon pour évoquer le sujet de la souveraineté, question qui recouvre toutes les autres.
Notre collègue Jean Bizet signalait précédemment que le thème de la souveraineté émergeait enfin. Effectivement, nous avons eu, pendant longtemps, une vision presque angélique du monde de l'Internet et de ses potentialités de croissance illimitées, mais l'affaire Snowden et les révélations de captations massives de données nous ont fait prendre conscience que l'Internet était devenu un terrain d'affrontement mondial, sur lequel nous, Européens, étions largement distancés. Alors que les États-Unis se sont dotés, dès les années 80, d'une législation leur permettant d'accéder au leadership, et que les Chinois et les Russes s'inscrivent dans la même démarche, nous demeurons très passifs, en France et en Europe, et regardons les trains passer.
Nous ne partons pas de rien, car nos travaux nous ont permis d'arrêter plusieurs orientations nécessaires à la préservation de notre souveraineté : un régime exigeant de protection de nos données à l'heure du Big data, du cloud et de l'Internet des objets ; une régulation offensive de l'écosystème numérique, qui questionne notamment les dispositions fiscales, régule les plateformes et les moteurs de recherche, analyse les nouveaux modèles d'affaires ; la construction d'une stratégie industrielle forte pour que nos entreprises puissent émerger et survivre ; enfin, une diplomatie numérique puissante permettant de peser dans la gouvernance mondiale de l'Internet et y défendre nos valeurs.
Est-il encore temps de maîtriser notre destin numérique ? Avons-nous encore les capacités de reprendre en main notre destin numérique pour peser dans la gouvernance mondiale mais aussi être les acteurs et non pas des simples consommateurs de ce monde numérique avec son potentiel de croissance ?
Qu'en est-il de notre avenir ?
M. Bernard Benhamou, enseignant, secrétaire général de l'Institut de la souveraineté numérique. - Les pistes d'action que je vais défendre aujourd'hui différeront quelque peu des lamentations que l'on entend habituellement, en France et en Europe, au sujet du numérique.
Un événement passé au départ presque inaperçu, mais qui est pour moi l'acte fondateur d'une doctrine européenne de la souveraineté numérique, notamment sur les données, a été le coup d'arrêt donné par Yves Bot, procureur français à la Cour de justice de l'Union européenne, au Safe Harbor, un projet de traité transatlantique qui permettait à 4 000 entreprises américaines de traiter les données des citoyens européens sur le continent américain en respectant la législation européenne. Malheureusement, le traité a depuis été remplacé par le Privacy Shield, au terme d'une renégociation a minima de la Commission européenne que je regrette.
À ce titre, je tiens à saluer les efforts entrepris par l'Allemagne, notamment l'homologue de la CNIL, le BfDI, qui, avec d'autres pays, réclame le traitement sur le sol européen des données concernant les citoyens européens. L'enjeu ici porte sur la protection, non pas uniquement de données des citoyens, mais aussi de celles des entreprises - secrets industriels, propriété intellectuelle.
On sait aujourd'hui que des mesures de régulation peuvent avoir un impact sur la protection de la vie privée, qui est l'épine dorsale de la confiance sur Internet aujourd'hui, mais aussi peuvent aider à développer un écosystème européen dans ces domaines.
Car exiger, comme le fait le BfDI, le traitement de ces données européennes sur le sol européen, c'est aussi un moyen de stimuler les datacenter - ces immenses « fermes » de données - et les expertises et les savoir-faire locaux, et donc de limiter la déperdition à travers les États-Unis.
Il n'y a pas de déterminisme dans les technologies, et nous pouvons agir, surtout en n'étant pas neutres. D'ailleurs, sur la régulation des plateformes, mes homologues américains du Département d'État ont plutôt tendance à considérer que nous n'existerons qu'une fois que nous aurons un potentiel industriel, et, parlant de leurs plateformes, que nous sommes simplement jaloux d'eux - le président Obama lui-même a parlé de cette jalousie -, refusant de voir dans les réactions des Européens l'expression de valeurs morales ou l'affirmation de principes.
Comme cela a été signalé à plusieurs reprises, nous nous trouvons à un moment clé.
Pendant une vingtaine d'années, l'Europe s'est fourvoyée en matière de technologies, ce qui a conduit, par exemple, à la désintégration brutale, en cinq ans, d'un géant européen du mobile comme Nokia. D'autres entreprises aussi importantes, dans le secteur de l'automobile, de l'énergie ou de la santé, pourraient subir le même sort.
Il nous faut donc faire ce que nous n'avons pas osé faire jusqu'à présent, de peur, souvent, de susciter des mécontentements dans d'autres secteurs : flécher les domaines clés.
Dans le domaine des technologies, les Américains font preuve d'un interventionnisme extrême. Qui ne connaît pas l'étroite relation entre le domaine militaire, la recherche, l'industrie traditionnelle et l'économie numérique aux États-Unis ne peut comprendre le phénomène de la Silicon Valley. Non, ces sociétés ne sont pas toutes nées dans des garages du seul génie de leur créateur ! Elon Musk, dont on parle tellement, remarquable personnage au demeurant, fait l'impasse sur tous les contrats fédéraux et les contrats d'États qui lui ont permis de développer ses différentes activités.
Nous ne devons donc pas avoir la main qui tremble dans ce domaine, après le coup de tonnerre qu'a constitué, pour la régulation, la fin du Safe Harbor, et devons agir dans les domaines que nous considérons comme cruciaux.
Je pense notamment au secteur de la santé, avec les objets connectés, pas seulement tous les gadgets qui concernent la forme ou le bien-être, qui n'auront été que d'humbles précurseurs, mais aussi les outils de diagnostic, d'accompagnement et de suivi des pathologies. Le contrôle à distance des paramètres de santé permettra, par exemple, de désengorger les laboratoires et les hôpitaux, comme cela se constate déjà au Royaume-Uni.
Notre parcours de soin ne prend absolument pas en compte ces dimensions, ni les applications médicales ni les objets connectés. Sans aller jusqu'à valider la prévision extrême de Vinod Khosla, le fondateur de Sun Microsystems, pour qui 80 % des médecins pourraient être remplacés par les technologies à l'avenir, il faut savoir que la pression économique des acteurs prudentiels - les assurances - sur la prévention et le suivi à distance sera telle, à l'avenir, qu'elle affectera la structuration des organismes de soin, qui devra être complétement modifiée.
Si nous ne voulons pas entrer dans un système individualisé à l'extrême, avec la fin de cette solidarité du in solidum - pour le tout - nous devons créer un modèle européen - on peut imaginer qu'il s'inspire du modèle Blablacar, l'unique licorne française à ce jour ! Pour un pays de 65 millions d'habitants, une seule société non cotée valorisée plus de 1 milliard d'euros, c'est une véritable anomalie.
La construction d'un tel modèle européen exige de la confiance et des modèles innovants. Il est par ailleurs essentiel de s'appuyer sur nos principes et valeurs pour créer ces technologies, car s'il s'agit de contrebalancer une hégémonie et de lutter contre des abus de position dominante. Il s'agit aussi de construire le tissu de la société européenne future. Ces technologies ne visent pas, comme par le passé, tel ou tel secteur, mais tous les secteurs, et grâce soit rendue à Maurice Lévy d'avoir inventé le terme d'Uberisation : chacun est conscient que des secteurs même éloignés des nouvelles technologies peuvent être remodelés de l'intérieur, détruits de l'intérieur du fait de l'introduction de ces technologies.
Pour cela, un axe franco-allemand doit être établi autour de la préoccupation exprimée par Sigmar Gabriel lors d'une récente visite à Paris : nous devons être présents là où les normes et les standards de demain sont élaborés ; sinon, nous n'existons plus ! C'est toute la leçon de l'affaire Snowden, qui a prouvé que la National Security Agency (NSA) ne se contentait pas d'écouter les conversations, mais qu'elle modifiait les technologies pour les fragiliser - ces back doors qui ont suscité tous ces débats entre Apple et le Federal Bureau of Investigation (FBI) - et les corrompre.
Si nous ne veillons pas à ce que la demande de telle ou telle agence de sécurité ne corrompe pas les technologies, nous ne pourrons pas nous plaindre quand nous utiliserons de véritables tours de verre.
Je plaide depuis très longtemps pour un traité transatlantique fort, qui intégrerait les préoccupations en matière de neutralité, présentes dans nos discussions européennes il y a déjà quelques années, mais également les questions d'altération de la confiance, ce que nous appelons, dans notre jargon, le pilier du temple. La perte de confiance pourrait effectivement déboucher sur une maladie systémique de l'Internet, certains utilisateurs finissant par refuser d'utiliser ces technologies de crainte qu'elles ne deviennent dangereuses pour eux.
Au-delà des secteurs les plus importants pour l'avenir, j'ai cité la santé, l'énergie, les réseaux électriques intelligents, les objets connectés permettant la maîtrise de la consommation comme Nest aux États-Unis, je suis également favorable à une démarche active dans le secteur des transports. La voiture sans pilote, par exemple, que l'on pensait irréalisable voilà quelques années, paraît désormais pouvoir être créée dans un horizon de temps relativement proche. Or nous accumulons beaucoup de retard sur ce dossier.
Nous devons sortir des pratiques traditionnelles de saupoudrage en matière technologique et investir sur quelques axes stratégiques que l'Europe et la France devront développer. Sans cela, nos géants seront désintégrés les uns après les autres. Uber n'aura été que le premier exemple.
On parlait de rating : les plateformes dont nous discutons, et desquelles il faut effectivement exiger la plus grande transparence, sont effectivement capables de devenir hégémoniques tous secteurs confondus, agriculture, voyage, usines ! Nous devons être là où sont les enjeux, ce qui suppose des choix, mais cela n'a jamais été fait !
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Sur la réforme de la gouvernance mondiale de l'Internet, singulièrement de l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), pouvez-vous nous dire ce que nous pesons réellement dans les différentes instances mondiales ? Sommes-nous là où s'élaborent les protocoles et les normes ?
M. David Martinon, ambassadeur en charge de la cyberdiplomatie et de l'économie numérique. - Le temps me manque pour réagir à tous les propos que je viens d'entendre.
La gouvernance de l'Internet est très distribuée en fonction des sujets. La gouvernance dite technique - c'est-à-dire portant sur les noms, adresses et protocoles - est du ressort de l'ICANN, une société de droit californien à but non lucratif créée en 1998 et du ressort du juge de la cour supérieure du comté de Los Angeles. Nous sommes donc très loin du domaine intergouvernemental, de l'Organisation des Nations Unies (ONU) et de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) !
Au départ, l'administration Clinton I souhaitait organiser ce qui, jusqu'alors, avait été fait de manière artisanale par les fondateurs d'Internet, un groupe de professeurs travaillant au sein de différentes universités californiennes, UCLA, Stanford, Santa Barbara. Le travail notarial consistant à recenser, inventorier et mettre à jour les paramètres d'Internet a donc été confié dès le départ à une entité multi-parties prenantes. Nous sommes dans les années 1994, 1996, quand les internautes sont moins nombreux que les utilisateurs du minitel...
Cette structure, dans laquelle étaient représentés tous les acteurs qui faisaient Internet, entendait donc leur ressembler. Si l'on excepte les débuts d'Internet, avec la création de l'Arpanet par des chercheurs très proches de l'armée, très vite, l'histoire d'Internet a échappé aux États, étant avant tout une aventure d'ingénieurs, d'entrepreneurs, de professeurs, d'utilisateurs.
Cette organisation a pourtant la particularité d'avoir été placée sous la tutelle du Département du commerce américain. Cette tutelle existe toujours, même si son emprise diminue, au sens d'une supervision d'un certain nombre de procédures dans la gestion notariale que j'évoquais.
Les révélations d'Edward Snowden, au milieu de l'année 2013, ont contraint les États-Unis à bouger.
Quelques mois plus tard, plusieurs dirigeants mondiaux se rendent compte que leur téléphone portable a été piraté, la présidente Dilma Rousseff laisse éclater sa colère à la tribune des Nations unies et les acteurs techniques d'Internet expriment, pour la première fois, non pas un mea culpa, mais une volonté de prendre leur indépendance, au nom de la nécessité de rassurer les utilisateurs quant à la neutralité et la crédibilité des instances de gouvernance de l'Internet.
Le président de l'ICANN de l'époque saisit l'occasion pour le faire échapper à la tutelle américaine. En soi, il s'agit d'une fraude intellectuelle, l'ICANN n'ayant rien à voir avec les programmes de surveillance de la NSA, au contraire de l'Internet Engineering Task Force, qui, elle, a été infiltrée par des ingénieurs américains payés par le public et par le privé dans le but de veiller à ce que les sous-comités chargés de ces questions de standards d'encryption ne soient pas trop regardants.
Toujours est-il que, dans ce contexte, l'ICANN se crée de l'espace pour avancer et, Mme Rousseff intensifiant ses efforts diplomatiques, les États-Unis annoncent une transition un mois avant la conférence Netmundial de San Paolo.
Cette transition, nous l'avons souhaitée et y avons beaucoup travaillé, notamment pour ce qui est de l'appel des décisions du conseil d'administration de l'ICANN. Nous avions favorisé la notion d'assemblée générale, pour rééquilibrer les pouvoirs au sein de l'ICANN, mais cela ne correspond ni à la culture de l'Internet, celle de l'ouverture totale, ni au droit californien : il n'y a pas de membership ; tout le monde peut être accrédité, il suffit de payer son billet d'avion. La France a formulé des propositions et a obtenu beaucoup d'avancées. Pour autant, elle a indiqué, lors de la dernière réunion au Maroc, il y a trois mois, que le compte n'y était pas, même si elle ne s'opposait pas à la transmission de la proposition préparée par la communauté de l'ICANN aux autorités américaines pour examen et éventuelle validation.
Notre position est alignée sur celle des Brésiliens, des Argentins, de certains pays d'Afrique, mais elle s'inscrit aussi dans la lignée des positions chinoises, russes et vénézuéliennes. Peu d'Européens sont sur la même ligne.
Nous faisons le constat que, dans cette réforme, les parties prenantes non gouvernementales sont parvenues à marginaliser les États, lesquels se retrouvent avec un pouvoir et une capacité de recours limités par les autres ou par rapport aux autres.
Le modèle multi-parties prenantes tel qu'évoqué dans les conclusions du sommet - on equal footing - n'est pas celui de l'ICANN. Nous voulions l'égalité de droits et de prérogatives, mais nous obtenons moins, nos amis américains étant parvenus à contrôler la négociation, malgré nos efforts et malgré la coalition d'États que j'ai décrite.
La proposition est actuellement examinée par le Département du commerce des États-Unis et le Congrès est saisi. Ted Cruz, opposé depuis le début à cette transition, tente de rassembler des soutiens pour faire adopter une loi qui interdirait au Département du commerce d'approuver la réforme. J'ai néanmoins le sentiment que la décision restera celle de l'exécutif et que la réforme aboutira, étant précisé que le contrat liant le Département du commerce à l'ICANN expire le 30 septembre et pourra difficilement être renouvelé au-delà de janvier 2017... Le président Obama n'a-t-il pas dit, s'agissant de l'Internet, « we own this thing » ? Nous possédons l'Internet, autrement dit, nous sommes tellement bons que nous contrôlons tout !
Le Congrès devrait donner son avis dans les deux mois. Attendons de voir !
M. Yves Rome. - Comment l'Europe réagit-elle ? Vous n'avez évoqué que des alliés extra-européens... Cela tendrait à prouver l'absence totale de volonté politique européenne à cet égard !
M. André Gattolin. - Dans cette quasi-épreuve de force - selon le président de l'ICANN, il devait y avoir une double structure installée en Suisse, mais tout cela a évolué - nous nous retrouvons éternellement bloqués, car les pays européens ne nous suivent pas, de peur d'une balkanisation de l'Internet. Mais nous savons aussi, pour avoir auditionné M. Pierre Bellanger, fondateur d'Orbus, dans le cadre des travaux de la commission des finances, qu'une société française peut se faire sortir, du jour au lendemain, de certaines plateformes américaines, avec à la clé une perte de 15 % de chiffre d'affaires.
J'ai des exemples de plus petites sociétés qui, pour des raisons d'identité de noms, se font sortir des plateformes Google. Le système n'a donc rien d'ouvert, et certains ont une véritable capacité juridique à bloquer tout développement.
M. Bernard Benhamou. - Étant libéré de toute obligation de réserve liée à mes anciennes fonctions, je me permets d'évoquer l'ICANN, dont la particularité est d'être un monstre bureaucratique, ayant engendré une débauche de moyens autour de son fonctionnement, multipliant son budget par trente. Une campagne récente de dépôt de nouveaux noms de domaines, contraignant les acteurs à effectuer des dépôts dits « défensifs », lui a ainsi permis de recueillir une somme pharamineuse. L'inertie du système est telle qu'il n'y a pas de nouvelles extensions, à l'instar des grands succès historiques que furent « .org », « .net » ou « .info ».
Cette structure, aux décisions opaques, s'oriente donc tout droit, du fait de son financement, vers un fonctionnement de type CIO ou FIFA, ce qui est très regrettable - voyez l'issue du dossier controversé de l'extension « .xxx » !
C'est en ce sens que l'on peut parler de fraude, et pas seulement au sens intellectuel !
Par ailleurs, je fais le pari que les États-Unis ne se départiront jamais de leur fonction ultime de contrôle, l'IANA, l'Internet Assigned Numbers Authority, sur laquelle ils ont la mainmise. Ils trouveront une rustine juridique.
L'ICANN n'avait rien à voir avec les pratiques dénoncées dans l'affaire Snowden, d'où cette question : l'attention n'a-t-elle pas été trop portée par les Européens sur l'ICANN, en laissant dans l'ombre des ingénieurs appartenant en apparence à de grandes sociétés américaines, mais qui en réalité faisaient et défaisaient les technologies sur ordre de la NSA ?
Pour mémoire, Edward Snowden travaillait officiellement pour Booz Allen Hamilton...
M. David Martinon. - Je nuancerai ce propos.
Le secteur doit s'autoréguler et l'ICANN, qui est désormais une organisation dirigée par le secteur privé, a de nombreux défauts à corriger. C'est l'intention, et nous avons formulé des propositions pour une politique de lutte contre les conflits d'intérêts et pour que l'organisation soit la plus diverse possible.
Aujourd'hui, 80 % des personnes qui y travaillent et dirigent des comités sont soit anglo-saxonnes - Américains et affidés -, soit détentrices d'une green card ou employées de Facebook ! Telle est la réalité d'Internet !
L'intention initiale du lancement d'une nouvelle campagne de noms de domaines était louable : celle-ci visait effectivement à briser l'ultra-domination du « .com » - cela n'a pas fonctionné - et à instiller une autre logique. Certains noms de domaines présentent un réel intérêt, surtout avec l'ouverture du marché chinois.
Le plus grand succès, c'est le « .xyz » : cela ne veut rien dire et on en compte 5 millions... Et ce n'est rien par rapport au « .com » ! Tous les « points » correspondant à des logiques de marketing comme « .bio », « .paris » ou « .archi » sont à étudier.
Enfin, je ne crois plus au risque de balkanisation. Celle-ci existe de fait puisque des pays comme la Chine - ou la Russie - ont réussi à créer leur propre Internet national et n'ont plus besoin de supplanter l'ICANN. Et ils ont la technique pour filtrer depuis le reste du monde vers la Chine...
M. Bernard Benhamou. - Comment éviter que d'autres affaires Snowden viennent nous confronter à notre vulnérabilité ? C'est le questionnement que nous devons avoir pour l'avenir. Or, si nous ne sommes pas présents sur le plan industriel, notre capacité de réplique juridique et technique sera pratiquement nulle.
Être présents dans les organismes qui créent les technologies et qui les valident, créer nos propres normes, comme le GSM en d'autres temps, qui pourraient devenir mondiales, cela nous renvoie à la difficulté de créer des entreprises de taille internationale. Hier, sur la « French Tech », un journaliste critiquait ce défaut d'ambition : la France n'a qu'une licorne, une autre est en devenir sur les réseaux d'objets connectés, Sigfox. Ce n'est pas assez.
Nous devons rééquilibrer la situation, développer une contrepartie, avec des fonds européens de taille européenne, comme ce fut le cas pour le secteur médical américain, financé par venture capital, sans quoi nous finirons en simple colonie numérique des deux autres continents.
La séance est levée à 12 h 20.