Mardi 24 avril 2012

- Présidence de M. Philippe Dominati, président -

Audition de Mme Mathilde Dupré, chargée de plaidoyer au Comité catholique contre la faim et pour le développement -Terre solidaire et coordinatrice de la plateforme « Paradis fiscaux et judiciaires », de Mme Maylis Labusquière, chargée de plaidoyer à Oxfam France, de M. Jean Merckaert, administrateur de l'association Sherpa, de Mme Jacqueline Hocquet, responsable de l'animation et du plaidoyer internationaux au Secours catholique, et de M. Harold Heuzé, qui représente l'association Anticor

M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons Mme Mathilde Dupré, chargée de plaidoyer au Comité catholique contre la faim et pour le développement - Terre solidaire, le CCFD-Terre solidaire, et coordinatrice de la plateforme « paradis fiscaux et judiciaires ».

Elle est accompagnée de Mme Maylis Labusquière, chargée de plaidoyer à Oxfam France, de M. Jean Merckaert, administrateur de l'association Sherpa, de Mme Jacqueline Hocquet, responsable de l'animation et du plaidoyer internationaux au Secours catholique, et de M. Harold Heuzé, qui représente l'association Anticor.

Mesdames, messieurs, je vous rappelle que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à  434-15 du code pénal.

En conséquence, je vous demande de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Levez la main droite et dites : « je le jure ».

(Mmes Mathilde Dupré, Jacqueline Hocquet et Maylis Labusquière, MM. Jean Merckaert et Harold Heuzé prêtent serment.)

Madame Dupré, avant de laisser M. le rapporteur et les membres de la commission d'enquête poser leurs questions, je vous donne la parole pour un exposé liminaire.

Mme Mathilde Dupré, chargée de plaidoyer au CCFD-Terre solidaire et coordinatrice de la plateforme « Paradis fiscaux et judiciaires ». - Si vous le permettez, monsieur le président, Mme Hocquet se chargera d'introduire notre propos, que nous compléterons ensuite à tour de rôle. Nous avons l'habitude de travailler ensemble.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est donc à Mme Jacqueline Hocquet.

Mme Jacqueline Hocquet, responsable de l'animation et du plaidoyer internationaux au Secours catholique. - Mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes tous membres de la plateforme « paradis fiscaux et judiciaires », qui est composée notamment de représentants d'ONG de développement ou d'associations de lutte contre la corruption et de syndicats. Sa création, en 2005, répondait à une volonté de coordonner nos travaux et d'échanger des informations.

En 2009, nous avons publié des propositions, qui vous seront présentées dans quelques instants, et lancé la campagne « Stop paradis fiscaux » pour sensibiliser le grand public à ces questions et interpeller les décideurs français.

Si nous avons mené cette action, c'est parce que nous considérons que les flux illicites de capitaux, qui représentent plus de 800 milliards d'euros chaque année dans les pays du Sud, soit plus de dix fois l'aide publique au développement, constituent un véritable « hold-up », en particulier dans les pays les plus pauvres, où les sommes en jeu pourraient servir à financer la santé, l'éducation et d'autres services publics.

En France, on estime que la fraude fiscale représente entre 40 milliards et 50 milliards d'euros, dont la moitié pratiquée à l'échelon international par le biais de transferts vers les paradis fiscaux. Où va tout cet argent, sachant que le montant réel de la fraude est certainement bien supérieur à ces estimations ? C'est un problème préoccupant.

La fraude fiscale menace la cohésion et la justice sociales, surtout en période de crise budgétaire comme aujourd'hui. On peut comparer l'ampleur de ce phénomène à celle de la fraude sociale, que l'on dénonce souvent en stigmatisant les bénéficiaires de prestations sociales : la fraude sociale du fait des bénéficiaires représente de 2 milliards à 3 milliards d'euros, la fraude fiscale environ 50 milliards d'euros.

Ces chiffres interpellent le Secours catholique et toutes les organisations membres de la plateforme, pour lesquelles l'aide aux populations les plus fragiles est nécessaire. Nos réseaux sont fortement mobilisés pour dénoncer cette situation et y sensibiliser l'opinion. Nous essayons aussi de faire un travail de vulgarisation : par exemple, nous avons publié une petite brochure, intitulée « Au service du bien commun », pour informer nos militants et nos bénévoles et les amener à réfléchir aux questions de justice fiscale et d'engagement.

M. Philippe Dominati, président. - N'oubliez pas, s'il vous plaît, de communiquer cette brochure à notre rapporteur, M. Éric Bocquet.

Mme Jacqueline Hocquet. - Nous la lui remettrons, ainsi qu'un certain nombre d'autres documents utilisés par nos organisations pour diffuser des informations tant au sein qu'à l'extérieur de leurs réseaux ainsi que des rapports et des notes plus techniques.

M. Harold Heuzé, de l'association Anticor. - Si l'association que je représente ici a rejoint la plateforme « paradis fiscaux et judiciaires », en 2009, c'est d'abord parce qu'elle lutte contre la corruption et que les paradis fiscaux et judicaires, en produisant de l'opacité, favorisent les pratiques de corruption au détriment de l'intérêt général.

En outre, l'existence de paradis fiscaux et l'évasion des capitaux contribuent à restreindre les budgets des États, aussi bien dans les pays en voie de développement que dans les pays développés comme la France, ce qui est un gros problème en période de crise.

Les vingt-neuf propositions de la plateforme « paradis fiscaux et judiciaires » sont présentées dans un document très complet que nous vous remettrons à la fin de notre audition. Pour les formuler, nous nous sommes notamment inspirés des conclusions du groupe de travail de l'Assemblée nationale et du Sénat sur la crise financière internationale, qui s'est réuni à partir de 2008. Nous nous sommes également appuyés sur des travaux de parlementaires, d'organisations non gouvernementales et d'instances internationales comme l'Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE), le Groupe d'action financière (GAFI), et le Financial Stability Board (FSB).

Nos recommandations portent sur plusieurs points.

Tout d'abord, nous préconisons qu'une liste des paradis fiscaux et judiciaires soit établie et que des sanctions soient prises à l'encontre de ces territoires. Certes, l'OCDE, le GAFI et le FSB publient déjà de telles listes, mais, du point de vue de notre plateforme, ces actions sont inefficaces parce que les critères retenus ne sont pas pertinents. Aujourd'hui, ces listes sont d'ailleurs réduites à leur plus simple expression. Par exemple, la Suisse ne figure plus depuis un certain temps sur la liste « grise » de l'OCDE, alors que les réponses qu'elle a fournies ne sont pas du tout satisfaisantes.

Retirer un pays de la liste dès qu'il a signé des accords de coopération avec des pays de l'OCDE et attendre trois ans pour juger des résultats de cette démarche est une mauvaise méthode. Je pense qu'il faudrait faire l'inverse : ne rayer un pays de la liste « grise » que lorsqu'il a démontré la réalité de son effort de coopération.

Ensuite, nous proposons de mettre fin aux sociétés écrans : trusts, anstalts et autres structures. Nous recommandons notamment la mise en place d'un registre des trusts à l'échelon européen. Il s'agit d'une mesure très importante, car l'impossibilité d'identifier les sociétés écrans peut rendre inefficace une démarche de coopération.

Par ailleurs, nous demandons que l'on oblige ceux qui recourent à des paradis fiscaux à rendre des comptes. À cet égard, Mathilde Dupré et Maylis Labusquière vous présenteront notre proposition de mettre en place un reporting pays par pays.

M. Pascal Saint-Amans, que vous avez entendu le 13 mars dernier, a critiqué cette proposition, mais il m'a semblé, en lisant le compte rendu de son audition, qu'il avait donné très peu d'arguments. Pour notre part, nous allons vous montrer qu'une telle mesure serait très efficace et qu'elle peut produire des résultats indispensables.

Nous appelons également de nos voeux l'établissement d'une coopération fiscale efficace au profit des pays du Sud.

Aujourd'hui, la directive du 3 juin 2003 en matière de fiscalité des revenus de l'épargne sous forme de paiements d'intérêts, dite « directive épargne », prévoit un échange automatique d'informations entre les pays de l'Union européenne. À nos yeux, le champ de cette coopération doit être élargi, en direction notamment des pays en voie de développement, qui n'ont évidemment pas les moyens de signer des accords bilatéraux avec chacun des pays de l'OCDE, par exemple.

Nous proposons en outre de mondialiser la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Cela passe par le reporting pays par pays, mais aussi par l'intervention d'organisations internationales plus représentatives que l'OCDE. Nous recommandons notamment le renforcement du comité d'experts des Nations unies, ainsi que d'élargir le champ d'application de la directive épargne aux personnes morales.

Enfin, il convient à notre sens de mondialiser la justice. Par exemple, un parquet européen compétent pour les affaires d'évasion fiscale pourrait être créé.

Certaines des mesures que nous préconisons dans le document que j'ai évoqué ont commencé d'être mises en place, mais ce n'est pas le cas de la plupart d'entre elles. On voit bien que le groupe de travail de l'Assemblée nationale et du Sénat sur la crise financière internationale n'est pas allé suffisamment loin dans ses propositions pour que la lutte contre l'évasion des capitaux hors de France soit vraiment efficace.

Mme Mathilde Dupré. - Il me revient de vous présenter la proposition sur laquelle nous souhaitons mettre particulièrement l'accent.

Jacqueline a mentionné à l'instant le fait que 800 milliards d'euros de capitaux quittaient chaque année les pays du Sud de façon illicite. Pour près de la moitié, ces flux résultent du déplacement par les entreprises multinationales de leur assiette fiscale. Ainsi, des richesses créées dans les pays du Sud n'y sont pas taxées, ce qui prive ces pays des recettes fiscales correspondantes.

On compte quelque soixante paradis fiscaux, judiciaires et réglementaires dans le monde. Ces territoires opaques sont au coeur de l'économie mondialisée, puisque, à l'échelle planétaire, plus de la moitié des transactions commerciales et financières transitent par eux. Ce phénomène est donc loin d'être marginal : il est au coeur des règles du jeu actuelles de la mondialisation.

Plusieurs personnalités auditionnées par vos soins ont attiré votre attention sur le mécanisme des prix de transfert. En particulier, Christian Chavagneux vous a présenté les travaux de Simon Pak. Je n'y reviendrai pas, mais il faut savoir que ces manipulations des prix des transactions intragroupes constituent aujourd'hui la première méthode pour déplacer artificiellement des bénéfices. Les entreprises qui l'utilisent ne respectent pas le principe de pleine concurrence posé par l'OCDE, en vertu duquel les transactions entre filiales d'un même groupe doivent être réalisées aux conditions du marché. Or on sait que les transactions intragroupes représentent aujourd'hui entre 40 % et 60 % du commerce mondial, ce qui signifie que les pratiques destinées à déplacer artificiellement des bénéfices que j'évoquais à l'instant peuvent trouver à s'appliquer de manière massive.

Pourquoi le commerce intragroupe est-il aussi important ? Il s'agit là d'une question cruciale.

Cette situation résulte du fait que les multinationales structurent de plus en plus leurs activités en fonction des conditions fiscales offertes par les différents territoires. Un certain nombre d'activités, notamment immatérielles, comme les dépôts de marques ou de brevets, les assurances, les services d'achats ou les services financiers, ont été centralisées dans des paradis fiscaux ou des territoires à fiscalité très avantageuse. De cette manière, les multinationales démembrent complètement la valeur ajoutée qu'elles produisent pour transformer leurs usines et leurs entreprises opérationnelles en simples centres de coûts, et déplacent leurs bénéfices pour les faire échapper à l'impôt.

Pour illustrer mon propos, je vous soumets les résultats de l'étude menée en 2010 par ActionAid à propos de l'entreprise SABMiller, deuxième producteur de bière au monde et premier en Afrique.

Cette entreprise, dont le siège social est à Londres, possède aujourd'hui plus de soixante-cinq filiales situées dans des paradis fiscaux. Une filiale de production implantée au Ghana, dont les bières sont commercialisées dans toute la sous-région, est artificiellement mise en déficit depuis plus de trois ans, de sorte que l'entreprise ne paie pas d'impôt sur les bénéfices dans ce pays. Ce résultat a été obtenu par toute une série de manipulations et de paiements à destination de paradis fiscaux, que les auteurs de l'étude ont réussi à mettre au jour.

D'abord, la société ghanéenne verse des redevances à une filiale des Pays-Bas qui est propriétaire de la marque, alors même que cette marque a été développée en Afrique du Sud et qu'elle est utilisée seulement en Afrique.

Ensuite, une filiale suisse apparemment sans réelle activité opérationnelle facture des services de gestion à la filiale ghanéenne, contribuant ainsi à amoindrir artificiellement ses bénéfices.

En outre, une partie des matières premières, qui viennent pourtant d'Afrique du Sud, transitent sur le papier par une centrale d'achat située à l'île Maurice, où une partie de la valeur ajoutée est ainsi retenue.

Surtout, la filiale ghanéenne est sous-capitalisée, c'est-à-dire qu'elle est endettée auprès d'une autre filiale du groupe, également sise à l'île Maurice, à laquelle elle verse des intérêts et des remboursements d'emprunts.

À l'échelle de l'Afrique, ActionAid a estimé le montant total de ces différents paiements à 83 millions de livres sterling. Le manque à gagner en termes de recettes fiscales est donc très important pour les pays de ce continent (18,2 millions £).

Cet exemple illustre des pratiques « légales » d'évasion fiscale. Sans doute l'administration fiscale du Ghana aurait-elle pu procéder à des contrôles et redresser les prix de transfert pratiqués sur certaines opérations, s'agissant par exemple du taux des intérêts versés à la filiale de l'île Maurice, mais c'est la légitimité économique même de ces opérations qu'il convient aujourd'hui d'interroger. Pourquoi la filiale ghanéenne est-elle sous-capitalisée ? Fallait-il autoriser cette situation ? Telles sont les questions qu'il faut poser.

Ce cas est le plus documenté que nous connaissions aujourd'hui, mais il n'est ni exceptionnel ni isolé. Le représentant de la Fédération chimie énergie - CFDT que vous auditionnerez tout à l'heure vous parlera certainement de celui de Colgate-Palmolive, devenu tristement célèbre en France. Le constat est à peu près le même à chaque fois.

En 2010, nous avons cherché à classer les cinquante premières entreprises européennes en fonction de l'utilisation qu'elles font des paradis fiscaux.

D'abord, nous nous sommes aperçus qu'il était très difficile d'établir ce classement car, selon les entreprises, les informations étaient plus ou moins disponibles et de plus ou moins bonne qualité. Par exemple, il n'est même pas possible d'identifier toutes les filiales de Total, dans la mesure où ce groupe publie des chiffres portant sur seulement 30 % des 712 filiales qu'il consolide dans ses comptes.

Nous avons découvert que, en moyenne, une filiale sur cinq des cinquante premières entreprises européennes est située dans un paradis fiscal. Pour les banques, cette proportion s'élève même à une sur quatre.

Le recours aux paradis fiscaux n'est pas une spécialité française. Parmi les banques, la Deutsche Bank arrive en tête de notre classement, avec 446 filiales implantées dans les paradis fiscaux, suivie de Barclays, avec 343 filiales dans ce cas : elles font donc mieux, si l'on peut dire, que BNP Paribas.

S'agissant des entreprises françaises, nous avons mis à jour les chiffres publiés en 2009 dans une étude du magazine Alternatives économiques. Ces données figurent dans un tableau inséré à la fin de notre rapport intitulé « L'économie déboussolée : multinationales, paradis fiscaux et captation des richesses », que nous vous remettrons tout à l'heure (cf. ppt : BNP-Paribas, 347 filiales dans les paradis fiscaux, soit 24% de ses filiales au total ; Crédit Agricole, 107, soit 18% et Société Générale, 40, soit 15%).

Les seize paradis fiscaux qui arrivent en tête pour l'accueil de filiales de banques françaises (cf. ppt : Luxembourg, Belgique, Pays Bas, Irlande, Iles Caïmans, Hongrie, Hong Kong, Madère, Suisse, Singapour, Bermudes, Autriche, Chypre, Jersey, Monaco, Bahamas) ne correspondent pas aux pays figurant sur la liste française. Ce constat nous amène à nous interroger sur la pertinence du dispositif renforcé mis en place par la France en 2009.

La semaine dernière, vous avez interrogé MM. Prot et Oudéa sur les raisons pour lesquelles les filiales de leurs groupes sont à ce point concentrées au Luxembourg, aux îles Caïmans et à Jersey. À ma connaissance, ils vous ont donné des chiffres sur les taux d'imposition effectifs dans plusieurs territoires. En réalité, nous avons besoin d'autres informations pour nous assurer que cette concentration de filiales dans les paradis fiscaux ne repose ni sur des raisons fiscales ni sur la volonté de contourner les règles internationales de prudence financière. Elles sont d'ailleurs très simples : nous voudrions connaître pour chaque pays la liste exhaustive des filiales et, le nombre d'employés, le bénéfice, le chiffre d'affaires et le montant des impôts qu'elles payent.

Ces informations permettraient de distinguer les filiales ayant une véritable activité opérationnelle des coquilles vides qui enregistrent des bénéfices records sans avoir de salariés. À l'heure actuelle, il n'est pas possible de faire cette distinction. Et les informations que MM. Prot et Oudéa vous ont données sont difficilement comparables d'un pays à l'autre.

Il ne s'agit évidemment pas d'interdire aux entreprises d'opérer dans l'ensemble des territoires que nous retenons dans notre étude. Mais il faut renverser la charge de la preuve, si elles n'ont rien à cacher, qu'elles nous expliquent ce qu'elles y font réellement !

M. Jean Merckaert, administrateur de l'association Sherpa. - Je vais évoquer les problèmes que soulève la difficile territorialisation de l'assiette fiscale.

J'ai participé à la création de la plateforme « paradis fiscaux et judicaires », il y a sept ans, lorsque je travaillais pour le CCFD-Terre solidaire. J'ai ensuite rejoint l'association Sherpa, qui s'est fait une spécialité de la lutte contre la criminalité économique internationale.

Les directeurs financiers de grandes entreprises françaises que nous avons rencontrés nous ont expliqué que leur groupe produisait une valeur ajoutée à l'échelle mondiale et que les législations en vigueur leur permettaient de la localiser à peu près où ils voulaient. Autrement dit, alors que l'impôt est déterminé à l'échelon national, les entreprises multinationales peuvent « loger » leurs bénéfices plus ou moins où bon leur semble.

Il en résulte une perte sèche pour les finances publiques, au Nord comme au Sud. Ce manque à gagner aggrave les déficits et rend plus difficile le financement des dépenses publiques.

La charge fiscale se trouve en outre reportée des assiettes les plus mobiles vers les assiettes les moins mobiles. En particulier, les pertes enregistrées au titre de l'impôt sur les sociétés sont compensées par des hausses de TVA.

Enfin, ces pratiques encouragent le dumping fiscal et profitent aux territoires dont l'offre, dans la division internationale du travail, repose sur l'opacité.

Il nous paraît très étonnant que trente-six paradis fiscaux, dont la superficie cumulée représente la moitié de la Belgique et qui pour vingt-deux d'entre eux sont dépourvus de défense, puissent parvenir à faire trembler la planète entière...

En réalité, il faut comprendre qu'aux Îles Vierges britanniques, aux Bermudes, à Jersey, peut-être même au Luxembourg, ce n'est pas la population qui fait la loi, car la souveraineté a été marchandée depuis longtemps. Ces territoires ont vendu leur législation au plus offrant, c'est-à-dire, bien souvent, aux grandes banques internationales et aux big four : Deloitte, KPMG, Ernst & Young et PricewaterhouseCoopers.

Ces acteurs se font les intermédiaires des grandes fortunes et des entreprises multinationales pour obtenir une adaptation des législations de ces tout petits territoires à leurs besoins. En somme, ils jouent un rôle de courtiers de l'évasion fiscale.

Récemment, par exemple, Barclays a refait la législation du Ghana lorsque ce pays a souhaité devenir un paradis fiscal. De même, le cabinet Baker & McKenzie, spécialisé dans l'optimisation fiscale, a conseillé la Jamaïque, qui voulait réformer sa législation afin de se transformer en paradis fiscal.

Au coeur du problème, de notre point de vue, il y a le fait que les acteurs les plus puissants de la mondialisation se parent des attributs de la souveraineté dans un certain nombre de petits territoires.

Toutes ces pratiques se traduisent par un grand écart entre la géographie de l'économie réelle et celle qui est présentée dans les comptes des entreprises. Cette situation est illustrée par toute une série de statistiques parfois loufoques que vous trouverez dans le rapport que j'ai co-écrit pour le CCFD-Terre Solidaire intitulé « L'économie déboussolée ». Par exemple, on s'aperçoit que l'île Maurice est, depuis dix ans, le premier investisseur mondial en Inde, où elle réalise 44 % des investissements étrangers, ce qui est assez surprenant. De même, 830 000 sociétés sont enregistrées aux Îles Vierges britanniques, soit trente-quatre sociétés par habitant !

Enfin, une étude menée en 2003 sur les entreprises américaines fait apparaître que, si l'on rapporte le bénéfice localisé au nombre des salariés, les salariés des Bermudes semblent quarante-quatre fois plus rentables, en moyenne, que ceux des autres filiales...

Toutes ces statistiques assez surprenantes nous amènent à nous interroger sur la fiabilité des indicateurs qui servent de boussole aux instances internationales de gouvernance économique.

Maylis Labuquière vous présentera dans quelques instants les mesures que nous préconisons. Je précise que nous ne détaillerons pas ici celles ayant trait à la réduction de la concurrence fiscale, même si votre Commission gagnerait à se pencher sur les processus très importants qui se mettent en place, à l'échelon européen, pour harmoniser les assiettes de l'impôt sur les sociétés.

Pour terminer, je voudrais souligner qu'une profession est chargée de vérifier que les comptes des entreprises reflètent fidèlement la réalité de leur activité économique : celle des commissaires aux comptes. Or, de notre point de vue, un vrai problème se pose au sujet de cette profession, car de même que les agences de notation sont les otages de leurs principaux clients, à savoir les banques, les commissaires aux comptes sont un peu les otages des leurs, qui sont les entreprises multinationales, celles-ci désignant elles-mêmes les professionnels appelés à examiner leurs comptes.

On pourrait imaginer qu'une intermédiation publique soit mise en place dans ce domaine, par le biais d'une sorte de caisse publique financée par les entreprises et chargée d'attribuer les mandats de certification des comptes. Je pense que cette proposition mériterait d'être étudiée par votre commission d'enquête.

Mme Maylis Labusquière, chargée de plaidoyer à Oxfam France. - Je souhaiterais vous soumettre deux autres de nos propositions.

La première relève, à notre sens, de l'évidence : il est impératif de se donner enfin les moyens d'évaluer les standards internationaux que l'on retrouve aujourd'hui dans la législation de la plupart des pays de l'OCDE.

En tant qu'ONG de développement, nous avons constaté que les coopérations bilatérales ou les organisations internationales prévoyaient de plus en plus de programmes visant à renforcer les administrations fiscales des pays du Sud, ce qui est une très bonne chose, mais il apparaît que ces programmes ne vont souvent servir qu'à dupliquer les standards de l'OCDE dans les législations de ces pays, sans que l'on prenne forcément en considération leurs besoins ou même que l'on se demande si ces standards sont pertinents et permettent de lutter contre l'évasion fiscale.

Je me bornerai à insister sur deux points, sans revenir sur l'échange de renseignements fiscaux à la demande, dont Mme Pécresse a elle-même reconnu les limites devant vous, ni sur les observations de Mathilde Dupré concernant l'application du principe de pleine concurrence pour contrôler les prix de transfert, la lourdeur administrative que cela implique et le problème de la juste détermination de la valeur des actifs immatériels, en l'absence de référentiel mondial.

En premier lieu, il ne semble pas prévu - mais peut-être serai-je démentie sur ce point - que figure, dans les rapports que le Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements fiscaux va publier sur les États qu'il est chargé d'évaluer, le nombre des demandes auxquelles chacun de ces États a répondu et celui des demandes qu'il a reçues. Or cela nous paraît être le premier élément factuel d'évaluation, que cette instance devrait être en mesure de nous fournir.

En second lieu, quand on interroge, comme je l'ai moi-même fait, les responsables de TAXUD, la direction générale de l'Union européenne chargée de la fiscalité et de l'union douanière, à propos des chiffres ou des indicateurs relatifs à la lutte contre la fraude fiscale dans les différents États membres, on constate qu'ils sont incapables de fournir la moindre donnée.

On prône donc l'institution dans les pays en développement de standards dont on ne sait pas s'ils fonctionnent de façon pertinente pour les pays de l'OCDE ou de l'Union européenne. C'est là pour nous un véritable sujet de préoccupation.

Nous nous félicitions donc de l'adoption par le Parlement français, sur l'initiative, me semble-t-il, du Sénat, de l'article 136 de la loi de finances pour 2011, lequel oblige le Gouvernement à la transparence sur les résultats des contrôles réalisés par l'administration fiscale.

Cet article est important, car la publication chaque année, en annexe à la loi de finances, d'informations sur les différents types de recours qu'a pu effectuer l'administration fiscale permet de vérifier la réalité de la mise en oeuvre des dispositifs législatifs et, surtout, le montant des sommes récupérées pour le budget de la France. Cela est d'autant plus appréciable que, au regard de la liste française des paradis fiscaux, qui ne compte plus aujourd'hui que huit minuscules territoires, on peut s'interroger sur l'efficacité, en termes de recouvrement d'assiette, du dispositif antifraude qui a été renforcé en 2009.

Nous attendons donc beaucoup de votre part, car il serait dommage que les travaux d'une commission d'enquête comme celle-ci soient la seule occasion d'obtenir des chiffres. Nous en avions eu en 2008, grâce au rapport de M. Marini intitulé « La lutte contre la fraude et l'évasion par le biais des paradis fiscaux », mais il faudrait pouvoir disposer de telles données chaque année afin de suivre les évolutions. Or, à ce jour, le Gouvernement français n'a a priori toujours pas répondu à cette demande minimale de transparence, puisque seul un « jaune » portant sur le nombre de conventions fiscales signées par la France depuis 2009 a été publié.

J'ajoute que la France ne produit plus d'estimations de l'importance de l'évasion fiscale depuis quelques années. De même, la Commission européenne n'a plus donné aucun chiffre sur ce point depuis 2006. Il va sans dire, que dans une période de déficits budgétaires comme celle que nous traversons au sein de l'Union européenne, nous devons pouvoir nous appuyer sur des estimations officielles, notamment pour évaluer l'incidence des nouvelles politiques fiscales menées par les États membres.

Notre première recommandation est donc d'évaluer les politiques fiscales.

La transparence comptable pays par pays, que Mathilde Dupré a déjà évoquée, est la deuxième recommandation qui nous tient à coeur. Il est peut-être inutile que je détaille le contenu de cette proposition, puisque nous allons vous remettre une fiche qui en présente les différents éléments, mais je veux souligner deux points.

Premièrement, c'est une mesure de bon sens, portant sur des données qui entraient auparavant dans la comptabilité des entreprises et étaient disponibles dans leurs rapports financiers, ce qui nous permettait d'avoir des informations par pays. À la faveur de la réforme des normes comptables internationales, ces informations ont progressivement disparu. Je n'insisterai pas sur ce point...

Deuxièmement, c'est une mesure qui ne coûte rien pour les gouvernements, puisqu'elle vise simplement à la transparence, et a priori pas grand-chose pour les entreprises, puisqu'il s'agit d'informations dont elles disposent évidemment en interne. Le seul coût qui pourrait leur incomber serait celui d'un audit si ces informations étaient publiées dans leurs rapports financiers annuels.

Les objectifs sont multiples.

C'est d'abord une question de gouvernance des entreprises, mais, pour en revenir à la fraude et à l'évasion fiscales, avoir une image globale de l'activité des groupes à travers le monde apportera une première aide aux administrations fiscales dans la détermination des pays auxquels elles doivent demander des renseignements dans le cadre des contrôles fiscaux. C'est notamment ce que nous ont indiqué des représentants des administrations fiscales colombienne et libérienne : cela va à l'encontre de ce qu'a pu vous dire M. Saint-Amans sur le peu d'intérêt supposé des pays en développement pour le reporting pays par pays

Pour nous, avoir des informations assez précises par pays sur les activités des entreprises est aussi un moyen de mobiliser l'opinion publique et les responsables politiques. La publication de ces informations dans les rapports annuels serait en outre particulièrement utile en ce qu'elle allégerait finalement la charge qui pèse sur les administrations en matière de contrôle fiscal. Ainsi, on ne verrait plus de situations intolérables comme celle que l'on a connue avec Exxon, société déclarée déficitaire pendant vingt-trois ans alors que, durant toute cette période, elle a exploité le cuivre chilien et dégagé des bénéfices.

Nous pouvons mettre à votre disposition les simulations de reporting pays par pays que nous avons réalisées dans le cas de deux entreprises pour lesquelles nous avons pu reconstituer le schéma des versements effectués vers les filiales situées dans les paradis fiscaux : Glencore, avec sa filiale zambienne, et SABMiller.

Pour cette dernière entreprise, nous avons établi un tableau qui fait apparaître une différence considérable de productivité entre les employés des filiales au Ghana et ceux des filiales néerlandaises, tout simplement en nous fondant sur la publication des données par pays relatives aux ventes et au nombre d'employés. Ce sont des informations de ce type qui, grâce à des calculs assez simples, pourraient être obtenues.

Vous connaissez peut-être la campagne « Stop paradis fiscaux » que nous avons lancée en septembre 2009, au début du sommet du G20. Aujourd'hui, nous sommes assez fiers de pouvoir dire que dix-huit régions se sont engagées derrière nous dans cette campagne. Au moins dix d'entre elles, au-delà d'avoir voté des résolutions contre l'existence des paradis fiscaux, ont demandé à leurs partenaires financiers de leur fournir un minimum d'informations sur leurs activités pays par pays. Ils l'ont fait, ce qui montre qu'il ne faut pas nécessairement attendre la mise en place de processus politiques internationaux.

Pour nous, c'est une grande première. Nous aimerions la voir reprise au niveau de l'État, parce que celui-ci est en mesure de demander à l'ensemble de ses partenaires financiers - essentiellement des banques et des assurances - de publier un minimum d'informations, ne serait-ce que pour faire apparaître leur exposition à certaines activités financières risquées sur des territoires où la régulation prudentielle n'a rien à voir avec ce qu'elle est dans nos pays. C'est là une proposition d'action concrète, à portée de main, nous semble-t-il, que nous vous soumettons.

L'idée d'un reporting pays par pays avance à l'échelle européenne, à la suite du précédent américain de la loi Dodd-Frank : il est envisagé d'obliger les entreprises du secteur des industries extractives à déclarer les sommes qu'elles versent au gouvernement de chacun des pays où elles exploitent des ressources naturelles.

Cette mesure, qui vise en fait à lutter contre la corruption, est actuellement débattue au sein du Conseil européen, lequel s'en tient au seul secteur des industries extractives.

En revanche, les différentes commissions du Parlement européen qui travaillent sur le sujet sont de plus en plus favorables à l'idée d'étendre l'exigence de transparence à l'ensemble des secteurs ainsi qu'à la lutte contre l'évasion fiscale, en demandant davantage d'informations financières aux entreprises.

Nous vous remettrons une note sur l'écho qu'a rencontré cette proposition tant aux États-Unis qu'au G8 et au G20.

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie de ces exposés très complets.

La parole est maintenant à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Je vous félicite très sincèrement pour votre travail, dans lequel vous êtes engagés depuis longtemps, puisque vous l'aviez entrepris avant même votre regroupement en 2005. À l'évidence, il est de nature à intéresser la commission d'enquête, tant du point de vue de l'analyse que des propositions formulées, que nous ne manquerons pas d'examiner.

Vous suivez de près nos travaux : vous savez qui nous avons entendu, qui nous allons entendre et donc à quel stade de notre enquête intervient votre audition, ce qui ajoute encore à la pertinence de vos contributions.

Je vous poserai quelques questions à titre complémentaire.

Vous indiquez que 800 milliards d'euros échapperaient aux pays du Sud. Au-delà du cas du Ghana, que vous avez cité, pourriez-vous nous dire quels sont les pays concernés et quelle proportion de leur produit intérieur brut les sommes en jeu représentent, afin de préciser l'incidence économique des flux que vous décrivez ?

Pourriez-vous également nous dire de manière plus détaillée où ont abouti ces 800 milliards d'euros ? J'imagine qu'une partie de ces sommes se trouve dans les paradis fiscaux, mais peuvent-elles aussi être localisées dans les pays développés et, plus particulièrement, chez nous ?

Plus largement, dans le rapport qui a été diffusé à l'occasion du sommet du G20 de Cannes, vous parlez de solutions de court terme, que vous opposez à une dynamique de coopération. Pourriez-vous développer ce point ?

Les chiffres étant évidemment d'un intérêt essentiel pour notre commission, pourriez-vous en outre nous donner des précisions sur les déplacements d'assiette que vous évaluez à 400 milliards d'euros ?

Par ailleurs, vous avez évoqué le rôle des collectivités territoriales, dont le Sénat est le représentant, et notamment les délibérations prises en matière de lutte contre l'évasion fiscale par certaines régions. Pouvez-vous nous expliquer en quoi exactement consistent ces délibérations ? Comment réagissent les partenaires financiers ? Vous semblez dire qu'il n'y a pas de réticences de leur part, mais savez-vous si des régions ont déjà été confrontées à des refus ? Si cela s'est produit, ont-elles pris ensuite des décisions à l'encontre des partenaires financiers concernés, par exemple en refusant de travailler avec eux ? Enfin, cette démarche récente, puisque engagée en 2010, a-t-elle d'ores et déjà eu une incidence mesurable sur les flux de l'évasion fiscale ?

M. Jean Merckaert. - Les 800 milliards d'euros correspondent à une estimation faite par un think tank américain, Global Financial Integrity (GFI), créé par l'universitaire, auparavant homme d'affaires, Raymond Becker [auteur du remarquable ouvrage Capitalism's Achilles Heel en 2005], aux côtés de qui travaillent notamment des « anciens » du Fonds monétaire international (FMI). Certes, en la matière, les chiffres doivent être maniés avec beaucoup de précaution, puisqu'ils sont fondés sur des approximations, mais la Banque mondiale leur accorde suffisamment de crédit pour les reprendre à son compte, notamment les estimations liées à l'argent de la corruption.

Le GFI a réalisé des études très complètes sur la destination de ces 800 milliards d'euros : une partie aboutit dans les paradis fiscaux, une autre dans les banques occidentales. L'argent, bien sûr, n'est pas immobile : il transite bien souvent par les paradis fiscaux avant d'être investi dans les principales économies.

Il faut voir aussi que les obligations en matière de vigilance contre le blanchiment s'imposant aux établissements bancaires dans nos pays ne sont pas toujours respectées à la lettre. On peut par exemple s'étonner du réveil tardif des autorités françaises concernant l'argent en provenance de Lybie, devenu tout d'un coup suspect en 2011, alors qu'auparavant il suscitait peu de questions de la part des établissements financiers, la Banque de France y compris, et ne faisait apparemment pas l'objet de déclarations de soupçon.

Quel est l'impact de ces pratiques par pays ? Sur ce point encore, GFI a tenté d'établir des chiffrages précis que nous vous transmettrons [par ex. GFI, Illicit Financial Flows from Developing Countries : 2000-2009, publié en 2011. Cf. iff-update.gfintegrity.org/]. Pour donner un ordre d'idées, le Ghana estime que la fraude le prive de 50 % de ses recettes fiscales, et le chiffre d'environ 40 % de manque à gagner fiscal est avancé concernant la République démocratique du Congo.

En valeur absolue, les pays émergents, comme l'Inde ou le Mexique, sont, bien sûr, les plus lourdement affectés, le poids de leurs économies étant beaucoup plus considérable. Pour l'Inde, par exemple, on chiffre à 213 milliards de dollars la fuite illicite de capitaux entre l'indépendance (1948) et 2008 [28 milliards en 2008, cf. gfintegrity.org/storage/gfip/documents/reports/india/gfi_india.pdf], notamment vers les paradis fiscaux, dont l'île Maurice.

Mme Mathilde Dupré. - Le chiffre de 400 milliards d'euros que j'ai donné provient également des travaux de Global Financial Integrity, qui estime dans un de ses derniers rapports à 50 % la part de ces flux financiers illicites liée au contournement de l'impôt par les entreprises multinationales.

Selon GFI, ces flux ce répartissent comme suit : la corruption ne représente que de 3 % à 5 % du total, alors que c'est souvent à elle que l'on pense en premier, le produit des activités criminelles -prostitution, trafic d'armes, etc. - entre 30 % et 35 %, et l'évasion fiscale, dont la majeure partie résulterait des activités des entreprises multinationales, entre 60 % et 65 %. Ces chiffres nous ont conduits à vous présenter essentiellement nos mesures axées sur la lutte contre l'évasion fiscale.

En ce qui concerne les collectivités locales, dix-huit régions se sont engagées. Certaines d'entre elles ont seulement adopté un voeu, d'autres ont voté une délibération n'allant cependant pas au-delà de la législation française actuelle : elles demandent la transparence pour les activités avec les pays inscrits sur la liste française des États et territoires non coopératifs, informations qui figurent déjà dans les rapports d'activité annuels des banques. Enfin, des régions, que la Basse-Normandie vient de rejoindre, demandent à leurs partenaires financiers de publier, six mois après la reddition de leurs comptes, des informations pays par pays sur leurs activités, notamment la liste des filiales, les effectifs, le chiffre d'affaires, le bénéfice et le montant des impôts versés. Les délibérations en ce sens ont été votées en 2010 ; leur première année de pleine application est donc 2011, les emprunts contractés antérieurement relevant encore de contrats précédents.

Les banques qui répondaient aux appels à financement ont à chaque fois été informées par courrier des délibérations des régions, comme l'ont aussi été Bercy et diverses autres autorités. Dans plusieurs cas, elles ont répondu par courrier qu'elles se soumettraient aux règles de transparence. Les banques ayant publié leurs rapports d'activité en février ou en mars, les informations chiffrées sont attendues pour l'automne 2012.

Évidemment, certaines banques essaient de contourner l'obligation de répondre aux demandes d'informations que leur adressent les administrations des régions, en indiquant par exemple que leur établissement en Champagne-Ardenne n'a pas de filiale dans les paradis fiscaux, ce qui donne lieu à de nouveaux échanges de courriers afin de préciser que la question concerne l'ensemble du groupe bancaire...

À ce stade, nous attendons de voir quelles informations seront publiées. Il est sûr qu'il n'est pas évident de demander une modification des règles, d'autant que toutes les collectivités locales ont actuellement des difficultés à se financer, qu'elles aient ou non adopté des délibérations de ce type.

Je veux tout de même signaler une évolution de la part des banques, même si elle est encore très timide et si les chiffres qui vous ont été donnés précédemment montrent bien qu'elles ne veulent pas communiquer d'informations comparables pays par pays. Au début, quand on leur envoyait des demandes d'informations sur leur présence dans les paradis fiscaux inscrits sur notre propre liste, les banques refusaient de répondre au motif que cette liste était, selon elles, complètement absurde. Aujourd'hui, certaines d'entre elles nous communiquent des informations sur les territoires de notre liste dans lesquels elles ont des filiales.

C'est donc en faisant vraiment changer les règles en même temps que les attentes des clients et du public que l'on arrivera à faire bouger les choses.

C'est pourquoi nous menons de nombreuses actions avec nos bénévoles, qui envoient des courriers à leurs banques. Je sais que ces courriers remontent très haut au sein des administrations de celles-ci, puisque je suis ensuite très souvent contactée. Il arrive même que nos bénévoles reçoivent des appels des plus hauts responsables des services de contrôle.

Comme l'activité de détail est celle qui a assuré une grande partie des résultats des banques l'année dernière, c'est vraiment le bon moment pour leur imposer des règles de transparence, en leur montrant que leurs clients ont la volonté d'être informés.

Évidemment, si une disposition similaire pouvait être votée par le Parlement, l'obligation pour les banques de répondre aux demandes d'informations serait renforcée.

À terme, cette obligation devra aussi s'appliquer à d'autres secteurs. Avec les régions, on a commencé par les banques parce que c'était plus facile en termes de régulation des marchés publics, mais nous envisageons d'imposer, pour tous les marchés publics et pour toutes les aides de l'État, une exigence similaire de transparence sur la base d'informations pays par pays.

Mme Maylis Labusquière. - Je vais pour ma part répondre à la question sur les « solutions de court terme », manière pour nous de désigner les accords « Rubik » proposés par la Suisse.

Voilà bientôt deux ans que nous sommes mobilisés dans le cadre de notre réseau international pour la justice fiscale, le Tax Justice Network, qui a sonné l'alarme très rapidement en soulignant que ces accords revenaient sur tous les progrès qui, même si nous les jugeons insuffisants, n'en ont pas moins été réalisés depuis la relance décidée par le G20 et les renégociations des conventions fiscales, celles-ci obligeant désormais les paradis fiscaux à accepter la coopération, ce qui n'était pas nécessairement le cas auparavant.

Ces accords constituent potentiellement une amnistie déguisée, voire un encouragement à des comportements frauduleux, mais je ne développerai pas l'aspect moral pour m'en tenir aux considérations pratiques. Sur ce point, je vous renvoie à un communiqué que nous avions rédigé en septembre 2011 et dont vous trouverez le texte sur notre site www.stopparadisfiscaux.fr.

Les estimations qui avaient circulé à l'époque, en ce qui concerne l'Allemagne et la Grande-Bretagne, sur les avoirs qu'il serait possible de recouvrer nous semblaient un peu optimistes.

En effet, qu'est-ce qui empêche un résident britannique ou allemand de partir vers d'autres territoires ? On sait que ce genre de départ à l'autre bout de la planète s'organise en quelques clics !

En outre, il n'y a aucune garantie, puisqu'en l'état actuel de sa législation la Suisse ne peut pas obliger une banque, notamment pour les structures de type trust ou société écran, à dévoiler l'identité du bénéficiaire réel. Pourquoi devrions-nous faire aveuglément confiance à la Suisse pour remplir sa mission de contrôle fiscal ?

On sait qu'un citoyen français peut ouvrir directement un compte dans une banque suisse, mais il n'est pas certain que ce soit la voie que ceux qui sont très bien conseillés choisissent aujourd'hui, alors que les paradis fiscaux organisent et complexifient l'opacité, par le biais de structures en cascade qui s'emboîtent dans différents territoires.

Dans ce contexte, faire confiance à la Suisse nous semble, je le répète, un peu optimiste.

Mme Mathilde Dupré. - On parlait tout à l'heure de souveraineté. Accepter de signer ce type d'accords serait aussi une façon de sous-traiter la politique de contrôle fiscal. Cela reviendrait à dire à la Suisse : on ne vous demande plus d'informations, collectez de l'impôt à la source ; tant qu'il en entrera dans nos caisses nous serons contents, même si nous ne pouvons pas vérifier si ce que vous collectez correspond effectivement à la réalité des avoirs placés dans vos banques.

Il s'agit vraiment là de recettes à très court terme, qui seraient a priori vouées à diminuer puisque les activités se déplaceraient. Elles n'ont donc absolument rien à voir avec les recettes fiscales qui pourraient être recouvrées par la voie d'une meilleure coopération et d'une harmonisation des efforts entre pays.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - L'heure avançant, nous ne pourrons peut-être pas vous poser aujourd'hui toutes nos questions. Si nous vous les adressons par écrit, pourrez-vous y répondre ?

Mme Maylis Labusquière. - Bien sûr !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Très bien !

Je vais vous poser une dernière question : estimez-vous, au vu des informations dont vous pouvez disposer, que les mesures relatives aux déclarations de soupçon sont bien appliquées et que les autorités de supervision veillent à leur respect par les banques ?

M. Harold Heuzé. - Vous avez reçu M. Antoine Peillon, qui a récemment publié un livre ayant trait à l'affaire UBS.

On voit très clairement qu'il n'y a pas de garantie, mais je ne crois pas que les banques soient seules concernées par la bonne application des dispositions relatives aux déclarations de soupçon : il faudrait aussi s'assurer que les administrations de l'État font correctement leur travail en la matière.

J'ajouterai une remarque relative au Groupe d'action financière (GAFI), dont le rôle est de définir les recommandations internationales en matière de lutte contre le blanchiment. Son secrétaire exécutif, M. Rick MacDonell, nous a reçus il y a quelques mois et nous a expliqué comment il procédait dans le cadre du mécanisme de revue par les pairs.

Lorsque le GAFI mène une enquête dans un pays, il rencontre les représentants des fédérations des banques et leur demande comment celles-ci agissent : il n'examinera jamais le dossier d'un client pour vérifier que les recommandations découlant du principe « know your customer » sont respectées.

Aujourd'hui, nous n'avons donc pas du tout de visibilité, au niveau des institutions, sur la qualité du travail des banques en matière de lutte contre le blanchiment : c'est un point sur lequel il y a vraiment des choses à faire.

M. Jean Merckaert. - L'association Sherpa est en première ligne dans l'affaire dite des biens mal acquis, concernant en particulier des chefs d'État africains, biens qui pourraient avoir une origine illicite et provenir notamment de détournements de fonds.

Deux leçons importantes ressortent de cette affaire.

La première, c'est que la Banque de France n'est visiblement pas exemplaire. Or il est tout de même de sa responsabilité de veiller à ce que les obligations existant en matière de lutte contre le blanchiment soient respectées par l'ensemble des banques françaises. Si la Banque de France a pu laisser transiter par notre pays des fonds provenant du fils du président de la Guinée équatoriale, Obiang Nguema, qui ont ensuite été blanchis aux États-Unis - la justice américaine a aussi ouvert une procédure à l'encontre de cette famille -, c'est que vraiment un problème de crédibilité du contrôle de cette institution en matière de lutte contre le blanchiment se pose !

En outre, dans cette même affaire, depuis 2000, onze déclarations de soupçon concernant Teodorino Obiang Nguema, le fils du président équato-guinéen, ont été faites, que ce soit par des banques ou par Christie's à l'occasion d'une vente aux enchères. TRACFIN - soit dit en passant, le ministère des Finances est-il la tutelle appropriée pour cet organisme ? - a transmis les informations au parquet et a donc fait son travail. C'est au niveau du parquet, qui a examiné soigneusement ces déclarations de soupçon tout en se gardant bien d'ouvrir une information judiciaire, qu'un blocage est intervenu. Il a fallu que des ONG déposent plainte et fassent preuve d'obstination pour qu'une information judiciaire soit finalement ouverte.

M. Yvon Collin. - Je veux à mon tour remercier les représentants de la plateforme « paradis fiscaux et judiciaires » de la qualité des éléments qu'ils apportent à notre réflexion, ainsi que de leur enthousiasme.

Ma question sera la suivante : pouvez-vous préciser comment et par qui sont conduits les programmes de mise à niveau des administrations fiscales ? Avez-vous pu évaluer ceux-ci ?

Mme Maylis Labusquière. - C'est un peu la dernière mode, ce que, dans le jargon de l'aide au développement, on appelle la mobilisation des ressources domestiques des pays en développement.

Beaucoup d'acteurs du développement, s'attendant à une baisse des moyens alloués par les pays riches à l'aide publique au développement, se sont dit qu'il fallait rapidement accroître les ressources fiscales des pays pauvres. Cependant, voilà belle lurette que ces ressources fiscales servent à financer les politiques publiques, que ce soit dans les pays très pauvres ou dans les pays émergents...

Quoi qu'il en soit, on assiste donc depuis deux ou trois ans à une multiplication des initiatives, dont je n'évoquerai que les trois principales.

Le FMI consacre des fonds spécifiques à l'assistance technique ainsi qu'à l'assistance au renforcement des administrations fiscales et à la gestion des revenus tirés des ressources naturelles.

L'OCDE, sous mandat du G20, a développé une task force sur la fiscalité et le développement, qui réunit aujourd'hui environ dix salariés, avec un programme de travail s'étalant sur trois ans.

La Banque mondiale a lancé un programme sur l'assistance au développement pour les prix de transfert.

Pour financer et développer ces nouvelles initiatives, les organisations internationales sollicitent le soutien de bailleurs, telle la France. Je ne peux malheureusement pas vous donner le moindre chiffre, en dépit de nos efforts pour obtenir communication, par exemple, du montant de la contribution française à la task force de l'OCDE sur la fiscalité et le développement, à laquelle nous sommes partie prenante. À ce titre, nous avons pas mal de critiques à formuler à son encontre...

Mme Mathilde Dupré. - J'ajoute que les organisations internationales devaient normalement se répartir le travail, l'OCDE s'occupant plutôt des règles de fiscalité internationales et le FMI du conseil en matière de législation fiscale nationale. Aujourd'hui, tout cela est en train de changer : chacun essaie de défendre son pré carré dans ce secteur du développement en plein boom.

Comme on le disait tout à l'heure, c'est aussi une façon d'imposer des règles et des standards développés par les pays riches pour les pays riches, mais dont on n'est pas même sûr qu'ils fonctionnent dans ceux-ci !

M. Jean Merckaert. - J'ai entendu M. Bocquet s'inquiéter de l'absence du Nord-Pas-de-Calais sur la liste des régions qui participent à notre campagne...

Mme Mathilde Dupré. - Si le Nord-Pas-de-Calais n'a en effet pas adopté de délibération, c'est pour une raison politique : la délibération avait été proposée par le Front national et les autres élus n'ont pas souhaité la voter. Partout ailleurs, à ma connaissance, les délibérations ont été votées à l'unanimité.

Pour autant, les élus du Pas-de-Calais nous ont communiqué des éléments tendant à montrer que, comme ils nous l'ont assuré, ils mettent en oeuvre les mêmes mesures de transparence, assorties des mêmes exigences, auprès des banques.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je suis rassuré !

M. Philippe Dominati, président. - Je voudrais obtenir une précision.

Dans votre brochure, la carte retraçant la localisation des filiales des cinquante plus grands groupes européens implantées dans les paradis fiscaux fait apparaître que nombre de celles-ci sont situées aux Pays-Bas. Beaucoup de Français ont découvert l'existence d'une fiscalité spécifique aux Pays-Bas lorsque M. Schweitzer a créé l'alliance industrielle entre Renault et Nissan. Pouvez-vous nous en dire davantage à propos de ce pays ?

Par ailleurs, vous écrivez en substance que les entreprises publiques françaises ne sont pas exemplaires. Or c'est lorsque l'État est l'actionnaire de référence qu'il devrait être le plus facile de faire évoluer la situation : pouvez-vous développer votre propos au sujet de certaines entreprises nationales, comme Renault ou EDF, dont vous semblez mettre en cause les pratiques ?

M. Jean Merckaert. - Il y a une vraie difficulté à recenser les paradis fiscaux : en effet, depuis une trentaine d'années, au moins dix ou quinze listes différentes ont été publiées.

Pour notre part, nous utilisons une liste élaborée par le Tax Justice Network qui opère une synthèse entre deux critères : la taille du centre financier offshore, c'est-à-dire des services financiers aux non-résidents, et le degré d'opacité. Cette liste a aussi ses imperfections. On peut dire que, sur le plan de l'opacité, les Pays-Bas sont l'un des pays les moins mal classés parmi les soixante qui y figurent.

Le reporting pays par pays présente le grand intérêt de permettre d'inverser la logique de l'investigation. En effet, au lieu de demander des informations aux entreprises sur la base d'une liste limitative de pays dont tout le monde est sûr qu'ils sont des paradis fiscaux, on leur demande des renseignements sur leurs implantations dans tous les territoires où elles sont présentes, que ceux-ci soient ou non considérés comme des paradis fiscaux par certains. Si une localisation est purement fictive, on comprend que l'entreprise veille à la dissimuler.

Les Pays-Bas représentent un peu un cas limite. Parmi toutes les filiales localisées aux Pays-Bas, il est vraisemblable que beaucoup ont une activité réelle, dans la mesure où un véritable marché existe dans ce pays. Reste que beaucoup de groupes y localisent leur holding financière : ils y implantent un centre de profit sans forcément y compter de salariés. Par exemple, Saint-Gobain, qui est pourtant pratiquement la plus vertueuse des cinquante plus grandes entreprises européennes en matière de transparence, car elle donne des informations dans son rapport annuel, a implanté sa holding financière aux Pays-Bas où, curieusement, elle n'a aucun salarié. Nous aimerions pouvoir demander à Saint-Gobain quelle est l'activité réelle de cette filiale, son chiffre d'affaires, son bénéfice, et s'il est bien légitime qu'elle paie ses impôts aux Pays-Bas.

Mme Mathilde Dupré. - Tout à l'heure, nous vous avons présenté les résultats d'une étude que nous avons faite sur le cas de l'entreprise SABMiller. À partir des informations dont nous disposions, nous avons essayé de reconstituer un reporting pays par pays.

Ce travail fait apparaître que le taux effectif d'imposition sur les sociétés, qui est nul au Ghana puisque le groupe n'y déclare aucun bénéfice, est seulement de 1,4 % aux Pays-Bas, ce qui laisse deviner pourquoi SABMiller a implanté plusieurs dizaines de filiales dans ce pays... Le groupe possède une usine aux Pays-Bas, mais il y localise aussi une grande part de ses activités immatérielles et de ses services financiers.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je souhaite vous poser une dernière question sur les banques.

Les ONG que vous représentez ont-elles mis en place un système de labellisation des banques « propres », c'est-à-dire de celles qui jouent le jeu, en matière notamment de transmission des informations ?

Mme Mathilde Dupré. - D'abord, il faut considérer que, en France, le secteur bancaire compte assez peu d'acteurs.

Le travail de comparaison le plus abouti a été mené par Les Amis de la Terre et ATTAC. À l'issue d'une campagne d'interpellation des banques, ces associations ont publié un rapport intitulé « Les banques sous pression citoyenne : l'heure de rendre des comptes ». Comme elles sont membres de la plateforme « paradis fiscaux et judiciaires », nous avons travaillé avec elles pour élaborer les questionnaires adressés aux banques.

Les réponses reçues donnent un certain nombre d'informations sur la présence des banques dans les pays qui figurent sur la liste des paradis fiscaux établie par le Tax Justice Network. Le classement des banques a été dressé sur la base de ces données et des éléments contenus dans le rapport intitulé « L'économie déboussolée ».

M. Jean Merckaert. - J'ajoute que votre question, monsieur le rapporteur, correspond à une réelle aspiration des citoyens.

À la fin des très nombreuses conférences que, les uns et les autres, nous donnons un peu partout en France, on nous demande invariablement où il convient de déposer son argent et quelles sont les entreprises avec lesquelles on peut travailler.

Si l'une des recommandations de votre commission d'enquête était de créer un label de ce type et de confier à l'Association française de normalisation (AFNOR) la gestion d'un mécanisme de certification des entreprises ou des banques désireuses de montrer l'exemple, cela rejoindrait une aspiration forte des consommateurs et des épargnants.

M. Philippe Dominati, président. - Mesdames, messieurs, il me reste à vous remercier de votre participation et de votre enthousiasme.

Audition de M. Lionel Verrière, Fédération syndicale Chimie-Energie - CFDT

M. Yvon Collin, vice-président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Lionel Verrière, de la Fédération syndicale chimie énergie-CFDT. Cette audition a été particulièrement souhaitée par Mme Lienemann.

Je vous rappelle, monsieur, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434 13 à 434 15 du code pénal.

En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Levez la main droite et dites : « je le jure ».

(M. Lionel Verrière prête serment.)

Je vous remercie.

Je vous propose de commencer par un exposé liminaire, avant de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, et des membres de la commission.

Vous avez la parole, monsieur Verrière.

M. Lionel Verrière, de la Fédération syndicale chimie énergie CFDT. - Avant toute chose, je voudrais remercier les membres de la commission d'enquête, plus particulièrement Mme Lienemann, d'avoir souhaité m'entendre. Je vais essayer de vous présenter brièvement les résultats de plus de dix ans de travail d'analyse, d'expertise et de réflexion.

Nous avons constaté que des montages financiers permettaient à des sociétés de faire de l'optimisation fiscale. Ne voulant pas rester les bras croisés devant cette situation, nous avons décidé d'intervenir auprès de tous les décisionnaires et de toutes les instances politiques, ce que nous faisons depuis 2002. Nous avons ainsi rencontré les ministres chargés des finances, du budget, de l'industrie, de l'emploi, des affaires européennes, les trois derniers Premiers ministres. Nous avons également saisi le Parlement européen et la Commission européenne.

À l'époque où nous avons lancé notre action, nous évoquions déjà le risque d'une paupérisation de la population ouvrière et d'un accroissement des inégalités, au profit de l'actionnaire et au détriment du travailleur. C'est bien ce que l'on constate aujourd'hui...

Quel est le contexte ? La France compte cinq grands groupes de distribution : Carrefour, Lucie - qui regroupe Leclerc et Système U -, Auchan, Intermarché et Cora-Casino. Au sein de la fédération chimie-énergie, on trouve cinq gros fournisseurs, représentant pratiquement 80 % du marché : Lever, Procter, Henkel, l'Oréal et Colgate-Palmolive.

Nous avons considéré la période 1997-2004, car cela permet de bien prendre la mesure des évolutions. Certains groupes ont perdu la moitié de leurs effectifs, ce qui s'est accompagné de nombreux plans sociaux.

Voici l'évolution de la situation financière, toujours au cours de la même période : ces chiffres témoignent d'une croissance importante.

Les objectifs des multinationales en question sont clairement établis : une progression du chiffre d'affaires de 3 % à 5 % au minimum par an, des marges brutes supérieures à 60 %, des marges nettes supérieures à 15 %, tendant le plus possible vers 20 %, des frais fixes inférieurs à 20 % et surtout un recentrage sur les marques fortes, les multinationales entendant vendre leurs produits sous une seule marque dans l'ensemble des pays. Par exemple, la marque d'eau de Cologne Mont Saint Michel est sans doute appelée à disparaître parce qu'elle est purement française. L'idée est de ne conserver que de grandes marques comme Fa, diffusables dans le monde entier, afin d'économiser sur les frais de marketing, de publicité, etc.

L'objectif est de concentrer les investissements dans les pays émergents, au détriment de l'Europe. Il s'agit d'économiser sur les taxes et les impôts, par le biais d'arrangements fiscaux, de montages financiers, de fusions, de cessions. Dans cet exemple, le gain financier pour la société considérée est de 15 millions d'euros, une fois déduit le coût du plan de sauvegarde de l'emploi. Les projets d'investissement en Europe pour 2004 représentent seulement un tiers des revenus de 2003 du P-DG du groupe, soit presque rien...

Comment l'opération a-t-elle été conduite ? Par le biais d'un changement de statut : les usines et les sièges sont devenus des SAS, des sociétés par actions simplifiées.

J'ai pris ici l'exemple type d'une société ayant fait l'objet d'une délocalisation fiscale. Avant 2002, elle était notamment présente en France, en Grèce et en Allemagne, sous forme de sociétés anonymes implantées dans chacun de ces pays, avec un siège, des usines, des filiales : bref, tout ce qu'il faut pour que chaque SA soit une entité opérationnelle, payant des taxes et des impôts dans son pays d'implantation.

Après 2002, les SA ont été transformées en SAS et en sociétés par actions simplifiées unipersonnelles, ou SASU. La maison mère a délocalisé son siège social en Suisse, les usines et les autres unités adoptant le statut de SAS et devenant ainsi de simples centres de coûts. Ces SAS ne reçoivent de la maison mère que les moyens strictement nécessaires à leur fonctionnement, les investissements, la formation, par exemple, étant réduits au minimum. Elles ne réalisent plus de bénéfices, l'essentiel du produit des ventes remontant à la maison mère, située en Suisse.

Ces transformations présentent d'autres inconvénients notables. Tout d'abord, le directeur d'une SAS est un simple exécutant au service de la maison mère, puisqu'il n'y a plus de conseil d'administration. En outre, l'unité ne disposant que du strict nécessaire pour fonctionner et ne réalisant plus de profits, il n'y a plus d'intéressement et de participation au bénéfice des salariés. Enfin, les recettes fiscales diminuent, tant à l'échelon national qu'à l'échelon local. Pourtant, ces sociétés continuent d'utiliser les infrastructures routières pour acheminer la marchandise, et leurs salariés de scolariser leurs enfants sur place !

On enregistre donc une baisse des rentrées fiscales sur les plans national et local, la participation ne correspond plus à la réalité des bénéfices réalisés, on voit émerger, lors des négociations annuelles obligatoires, des critères, des méthodes et des propositions des directions pour le moins surprenantes, visant uniquement à éviter d'augmenter les salaires. Ainsi, les hausses de salaire sont individualisées au maximum afin d'accroître la pression et de limiter globalement la croissance de la masse salariale. Par ricochet, on assiste bien entendu à une diminution du pouvoir d'achat, donc de la croissance pourtant nécessaire au bon fonctionnement d'un pays. Par ailleurs, le statut de SAS ne prévoyant pas d'organe collégial, la représentation du personnel est amoindrie.

L'impôt sur les profits acquitté par la société que j'ai prise pour exemple est passé de 41 millions d'euros à 8 millions d'euros, tandis que le produit de taxe professionnelle a été réduit de moitié. Le montant de la participation des salariés est aujourd'hui pratiquement nul. De plus, lorsque les objectifs en matière de frais fixes ne sont pas atteints, on licencie...

Ces opérations ont également des conséquences graves pour la santé au travail. Nous entendons faire preuve de responsabilité, de lucidité et surtout de clairvoyance sur ce sujet sensible.

Faire des économies sur les investissements impose maintenant d'acheter les matériels les moins chers, en faisant des concessions sur la qualité. Dans le même esprit, on rogne sur les moyens affectés à la formation professionnelle. Surtout, on individualise à outrance la situation du salarié, de façon à obtenir de lui le maximum : on exige de sa part une disponibilité sans faille, son travail est contrôlé au-delà du raisonnable. Sur certains sites, des salariés parlent de « flicage », dans l'usine et en dehors. Cette situation amène l'apparition de nouveaux types de maladies : en particulier, le stress et la dépression, qui conduisent parfois, malheureusement, au suicide.

Je souhaite également évoquer le crédit d'impôt recherche (CIR). Lorsque nous avons commencé à travailler sur les délocalisations fiscales et sur les démarches d'optimisation fiscale, nous nous sommes aperçus que certaines entreprises du groupe détournaient le CIR de sa vocation, à savoir la promotion de la recherche, afin de payer moins d'impôts ou de financer un plan social. Non seulement ces entreprises n'acquittent pas l'impôt sur les sociétés en France, non seulement elles suppriment des emplois, mais en plus elles perçoivent le CIR. J'ai pris ici l'exemple d'une société qui a réalisé 2 milliards d'euros de bénéfices en 2007, qui ne paye aucun impôt, mais qui a reçu 63 millions d'euros au titre du CIR ! Dans le même ordre d'idées, Unilever a bénéficié du CIR en 2010 et a fermé son service recherche et développement l'année suivante... Le courrier que les délégués syndicaux centraux de ce groupe ont adressé aux services de Bercy pour les alerter sur cette situation est resté sans suite.

Nous pensons que le CIR est un dispositif nécessaire pour préparer l'avenir, car nos entreprises ne se sauveront qu'en se montrant innovantes et en restant à la pointe du progrès, mais il est à notre sens mal ciblé et mal utilisé. Il devrait être davantage orienté vers les PME et les PMI, et son utilisation par les multinationales devrait être plus surveillée. Nous souhaiterions que des mesures en ce sens soient prises lors du prochain quinquennat.

Voici quelques propositions que nous formulons afin d'évaluer les conséquences des délocalisations fiscales sur l'emploi et l'industrialisation.

Premièrement, il conviendrait de mettre en place une commission d'enquête parlementaire en France et au sein de l'Union européenne, car le problème ne se pose pas au seul échelon national. Par exemple, l'Allemagne et l'Italie sont elles aussi très directement concernées ; j'y reviendrai ultérieurement.

Deuxièmement, la loi doit permettre aux comités d'entreprise européens d'avoir recours aux experts juridiques, économiques et financiers. Pour l'instant, les comités de groupe européens n'ont que le droit d'être informés, et parfois consultés. Ils ne sont guère plus que des chambres d'enregistrement. Certes, ils peuvent émettre des avis, mais ils ne sont pas toujours entendus. Pouvoir recourir à l'expertise juridique et économique nous aiderait bien.

Troisièmement, il faudrait mettre en place une commission de contrôle informatique sur chaque site, les délocalisations n'étant possibles que grâce à l'utilisation de progiciels. Dans cette perspective, il importe de renforcer le contrôle des progiciels de gestion intégrée par l'intermédiaire des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ou d'un équivalent de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), pour la partie industrie.

Comme je l'ai déjà indiqué, la France n'est pas le seul pays touché : nous nous en sommes rendu compte en discutant avec nos homologues d'autres pays européens. Lors d'une intervention devant la Commission européenne avec Mme Pervenche Bérès, un député allemand de la CDU, élu d'un Land frontalier de la Suisse, nous a dit que les entreprises de son territoire se sont installées en Suisse, où l'impôt est de 3 % seulement ; les salariés n'ont qu'à traverser la frontière pour se rendre sur leur nouveau lieu de travail. Il était complètement démoralisé, car son Land a perdu un tiers de ses recettes fiscales, alors que ses charges sont restées les mêmes. Le problème est donc européen.

M. Yvon Collin, président. - Je vous remercie, monsieur Verrière.

La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Vous avez cité le groupe Unilever, que je connais un peu pour être un élu du Nord. Une usine de ce groupe a longtemps été implantée à Haubourdin, mais elle a malheureusement été délocalisée en Pologne, où pour le même coût on pouvait installer trois fois plus de lignes de production... De tels agissements relèvent certainement de la stratégie internationale que vous avez décrite.

Vous avez évoqué les objectifs des groupes. J'imagine qu'ils sont définis essentiellement par les actionnaires : comment les salariés sont-ils sinon associés aux choix opérés, du moins informés ?

M. Lionel Verrière. - Nous sommes simplement consultés. L'entreprise a l'obligation de nous fournir, une fois par an, un bilan social et un bilan financier, que nous faisons expertiser par des cabinets spécialisés. Les grands groupes n'ont qu'un objectif : la croissance de la rentabilité nette -20 %, 22 %, 25 % : cela n'a pas de fin -, le retour sur investissement, la recherche continue de profits pour les actionnaires.

Dans cette perspective, les marchés des pays « matures » ne croissant que faiblement, les entreprises utilisent les bénéfices réalisés dans ces derniers pour financer leur expansion dans les pays émergents, à moindre coût et sans rien sacrifier de leur rentabilité. Quant aux moyens affectés à la formation des salariés, elles s'en tiennent au minimum légal.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous avez évoqué la dimension européenne de cette problématique et l'existence de processus de délocalisation fiscale similaires en Allemagne, par exemple. Entre syndicalistes des différents pays de l'Union européenne, avez-vous des échanges, menez-vous des réflexions communes et formulez-vous des propositions pour tendre vers une interdiction de ces pratiques ?

M. Lionel Verrière. - Nous avons, bien sûr, des contacts avec nos homologues européens.

Le cas des Allemands est un peu particulier, car ils ont une culture de la cogestion : toutes les décisions sont négociées en amont, ce qui signifie que l'impact des délocalisations fiscales est moindre en Allemagne qu'en France. Cela est d'autant plus vrai que, depuis quelques années, l'Allemagne exerce une pression très forte sur la Suisse pour la contraindre à fournir des informations sur les placements effectués sur son territoire.

Il nous est plus difficile de lutter contre les délocalisations. De ce point de vue, les cas de l'Espagne ou de l'Italie, où les syndicats jouent à peu près le même rôle que chez nous, sont plus proches du nôtre.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous travaillez depuis dix ans sur le sujet : c'est un combat de longue haleine ! Vous avez été amenés à avoir des contacts avec certains ministres, et vous avez notamment interpellé Bercy sur une affaire précise, mais votre courrier est resté sans suite.

M. Lionel Verrière. - En effet !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Comment expliquez-vous une telle absence de retour ?

M. Lionel Verrière. - Nous avons rencontré à plusieurs reprises des représentants de l'ensemble des groupes parlementaires, ainsi que des ministres ou des membres des cabinets de trois Premiers ministres, mais, à notre grande surprise, nous nous sommes heurtés à une certaine inertie ou à une incompréhension.

C'est un jeu de pouvoirs, de contre-pouvoirs, d'influences. Il me semble que prévaut une certaine philosophie libérale, selon laquelle le système a vocation à s'autoréguler. Peut-être aussi ne nous a-t-on tout simplement pas crus, justement parce que nous sommes des syndicalistes ; je n'en sais rien.

Quoi qu'il en soit, aucun groupe parlementaire ne peut prétendre qu'il n'a pas rencontré notre équipe ou qu'il n'a pas eu connaissance des informations que je vous délivre aujourd'hui.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Des réponses précises ont-elles été formulées par les ministres ?

M. Lionel Verrière. - Nous avons obtenu une seule réponse ministérielle ! Évidemment, certains groupes parlementaires nous ont suivis et encouragés, il faut le reconnaître, mais nous n'avons reçu aucune réponse officielle. Lorsque, à la suite de la décision d'Unilever de mettre en place un plan social, les délégués syndicaux centraux de ce groupe ont adressé une lettre à Bercy - j'y ai fait allusion tout à l'heure -, il n'y a pas eu de suite.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Qui était le ministre concerné, en l'occurrence ?

M. Lionel Verrière. - Je ne m'en souviens pas, excusez-moi.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Sur le plan fiscal, savez-vous quel gain le groupe a retiré de la délocalisation de sa maison mère en Suisse ?

M. Lionel Verrière. - Je n'ai pas de chiffre précis en tête, mais nous avons estimé le montant total, pour l'ensemble des entreprises concernées par le montage, entre 32 milliards et 40 milliards d'euros par an. Selon une étude réalisée par un groupe parlementaire qui a suivi l'affaire, ce montant s'élèverait en fait à près de 70 milliards d'euros ! Vous voyez que nous étions prudents dans notre chiffrage !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Où en êtes-vous, après dix années de combat ?

M. Lionel Verrière. - Certaines entreprises ont peut-être mis un frein au recours à de telles pratiques, mais rien n'a fondamentalement changé : notre capacité d'exercer un contre-pouvoir ne s'est pas accrue. Nous ne pouvons rien faire d'autre que diffuser l'information.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Comment les décisionnaires, les actionnaires justifient-ils officiellement la stratégie suivie par leur groupe ?

M. Lionel Verrière. - Ils la justifient par la nécessité de se développer pour perdurer. En fait, ces groupes licencient chez nous pour investir ailleurs, grâce au chiffre d'affaires qu'ils continuent de réaliser dans notre pays : c'est le paradoxe ! Nous servons en quelque sorte de vaches à lait. Bientôt, il sera trop tard : il n'y aura plus de sites de production et de sièges sociaux en France, mais les sociétés délocalisées continueront à nous vendre leurs produits...

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Selon vous, peut-on imaginer que, à terme, plus aucune production ne soit réalisée dans notre pays ?

M. Lionel Verrière. - C'est ce que l'on aurait pu penser voilà quelques années, mais un frein à cette tendance à la délocalisation est apparu : la logistique, avec l'évolution des coûts de transport, liée à l'augmentation du prix des carburants. Cet élément commence à entrer en ligne de compte. En outre, il importe aussi d'être près du client. On constate que les fermetures d'unités de production sont moins nombreuses aujourd'hui que voilà trois ou quatre ans, mais, n'étant pas devin, je ne saurais présager de l'avenir !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Avez-vous des informations concernant l'exemple que j'évoquais tout à l'heure de la délocalisation vers la Pologne d'un site de production précédemment implanté dans ma région ?

M. Lionel Verrière. - Non, car je ne suis pas délégué syndical de cet établissement. En revanche, je peux vous indiquer que le même groupe avait délocalisé son service de recrutement en Roumanie, mais qu'il a dû revenir sur cette décision au bout d'un an. Les Roumains ne sont nullement en cause, mais c'était du n'importe quoi : on essayait de faire entrer l'humain dans un progiciel, et bien entendu les personnes sélectionnées ne répondaient pas du tout aux attentes. Finalement, tout le monde contournait le système, et c'était le bouche-à-oreille qui prévalait. Il reste donc tout de même un peu d'espoir !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Justement, parlons un peu d'utopie ! Imaginons une société idéale où vous auriez les clefs de la gestion du groupe : quels choix feriez-vous pour garantir l'avenir, en particulier l'emploi ?

M. Lionel Verrière. - Aujourd'hui, les salariés et les emplois sont très mobiles. Les carrières ne sont plus linéaires ni prévisibles. Tout change et évolue : les machines, les logiciels, les méthodes de vente, le marketing, les goûts... Par conséquent, le nerf de la guerre, c'est la formation professionnelle et continue. Il faut adapter les gens à l'évolution du monde du travail.

Malheureusement, lorsqu'une entreprise n'atteint pas l'objectif de 20 % à 25 % de rentabilité que j'évoquais tout à l'heure, dès la fin du mois de septembre, on commence à faire des coupes dans le budget de la formation. C'est terrible, car, de ce fait, on n'investit pas dans l'avenir !

Investir dans la recherche et le développement est bien sûr primordial, mais investir dans les personnes est la seule façon de conserver les emplois et de maintenir la profitabilité, qui est tout de même nécessaire !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Sur la question de l'évasion fiscale, le monde syndical est-il en phase à l'échelon européen ?

M. Lionel Verrière. - Oui. D'ailleurs, la Confédération européenne des syndicats, la CES, réalise régulièrement des études sur la base des informations que lui fournissent les organisations des différents pays. C'est vraiment un sujet de travail récurrent.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Avez-vous des propositions à nous soumettre pour intégrer le volet fiscal dans ce que l'on appelle parfois la responsabilité sociale des entreprises ?

M. Lionel Verrière. - Il est vrai que les entreprises se targuent volontiers de respecter une éthique et d'assumer une responsabilité sociale.

Pour notre part, nous appelons de nos voeux une plus grande transparence à l'égard des représentants élus du personnel. Nous demandons que l'on nous ouvre le droit de recourir à l'expertise juridique et financière, le droit d'être informés et consultés, le droit de donner un avis, afin que nous puissions exercer correctement notre contre-pouvoir. Certes, cela ne révolutionnera pas les choses, mais cela nous permettra au moins de faire des propositions ou des contre-propositions, d'alerter sur certains dangers. Il s'agit de mettre les institutions représentatives du personnel au coeur du système, un peu comme le font les Allemands.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Ce n'est donc pas le cas aujourd'hui, j'imagine ?

M. Lionel Verrière. - Non, pas du tout ! Nous sommes simplement informés, et encore de façon seulement partielle.

M. Yvon Collin, président. - La parole est à M. Louis Duvernois.

M. Louis Duvernois . - On comprend bien, à vous entendre, que délocalisation et évasion fiscale obéissent à des modèles économiques propres aux pays considérés.

Vous avez évoqué la singularité allemande en matière de cogestion des entreprises et ses incidences sur les délocalisations d'entreprises. D'une manière générale, et pas seulement dans le contexte électoral spécifique que nous connaissons, on cite souvent en référence, dans la presse, dans les entreprises, ce que l'on appelle le modèle économique allemand, pour l'opposer au modèle économique français, qui serait plus conflictuel et souvent plus figé.

Quelles sont, à vos yeux, les qualités respectives de ces deux modèles ? Au final, lequel d'entre eux protège le mieux, selon vous, les salariés contre les délocalisations ?

M. Lionel Verrière. - Il est vrai que l'on cite souvent en exemple le modèle allemand. Je le connais un peu, puisque je travaille pour une entreprise allemande.

En Allemagne règne un esprit de partage de l'information et de cogestion. Nos amis Allemands ne pensent pas qu'à l'aspect financier : ils ont un regard plus large, ils partagent à la fois les bonheurs et les malheurs de l'entreprise. Les partenaires sociaux s'impliquent beaucoup dans l'évolution des technologies, dans la formation ; ils sont vraiment toujours en pointe. Je signale d'ailleurs que SAP, l'un des plus célèbres des progiciels utilisés par les entreprises en vue de procéder à des délocalisations ou à des optimisations, y compris en termes de postes, est produit par une entreprise allemande.

En quelque sorte, les Allemands avancent groupés : les PME qui travaillent pour leurs multinationales participent au mouvement. La concertation est vraiment globale, ce qui permet aux représentants du personnel d'avoir une vision globale des problèmes. Ils peuvent donc apporter des idées à la direction de l'entreprise, formuler des propositions.

Cela permet à l'Allemagne de conserver de grands groupes bien ancrés sur son territoire et de maintenir une cohésion industrielle, tout en investissant ailleurs. Autant, en France, chacun avance un peu séparément, autant, en Allemagne, les grandes entreprises et leurs sous-traitants avancent ensemble.

Sur le plan social, le contre-pouvoir s'exerce sur l'ensemble du cercle, et pas uniquement sur l'entreprise principale. En France, par contre, l'esprit est beaucoup moins au partage : chacun entend garder son pouvoir ! Syndicaliste et direction, chacun doit rester dans son rôle. Pour un syndicat comme le nôtre, qui est plutôt partisan de la négociation, cette situation est très difficile, car nos propositions ne sont pas retenues, ni même prises en compte. Là est la différence avec l'Allemagne, pays où les partenaires sociaux tendent vers le même objectif : faire progresser l'entreprise en gardant le maximum de personnes. Ce n'est pas tout à fait le cas chez nous...

M. Yvon Collin, président. - Votre confédération a-t-elle procédé à un recensement systématique des groupes dont la réorganisation est uniquement motivée par des raisons fiscales ?

M. Lionel Verrière. - Je ne peux pas répondre à cette question, car nous sommes organisés par branches. Je représente ici la branche chimie-énergie. Nos travaux remontent au niveau de la confédération, mais j'ignore si cette dernière regroupe les informations lui provenant des différentes branches. De plus, il faut avoir conscience que ce n'est pas là notre seule tâche : nous sommes avant tout élus, au sein de nos entreprises, pour défendre les salariés ; j'en suis moi-même, depuis un an, à mon huitième plan social !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - J'ai oublié de vous poser une question évidente : votre groupe compte-t-il des entités dans les paradis fiscaux ?

M. Lionel Verrière. - Non, aucune.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - En tant que représentant du personnel, êtes-vous informé d'éventuels redressements fiscaux ? Les actionnaires le sont-ils ?

M. Lionel Verrière. - Oui, j'en suis informé, et je pense qu'il en va de même pour les représentants du personnel dans les autres sociétés, car nous sommes présents au conseil d'administration. En cas de redressement fiscal, les provisions nécessaires doivent forcément être inscrites.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - De tels cas se sont-ils déjà produits ?

M. Lionel Verrière. - Il a été fait état de cas célèbres dans les journaux ! Comme je le disais tout à l'heure, il est important de donner du pouvoir aux instances représentatives du personnel, non pour s'opposer systématiquement, mais pour avertir et prévenir.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - A-t-on une idée des frais d'exploitation supportés par les entreprises du groupe du fait de leur recours à des prestations extérieures en conseil et en optimisation fiscale ?

M. Lionel Verrière. - Je n'ai pas le chiffre en tête, mais cela représente un coût important. Il suffit de voir le nombre de cabinets de conseil qui se sont créés pour le comprendre !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Ils font effectivement florès !

Les institutions représentatives du personnel disposent-elles des moyens d'apprécier pleinement les processus d'optimisation fiscale des entreprises ? Globalement, les salariés sont-ils sensibles à cet aspect de la vie des entreprises ?

M. Lionel Verrière. - Bien sûr que nous y sommes sensibles ! Certes, nous savons lire un bilan et examiner les comptes d'une entreprise, mais il est heureux que nous soyons assistés par des cabinets spécialisés. Nous n'avons pas un regard purement financier : pouvoir recourir à des experts nous aide donc énormément. Disposant de la synthèse et de l'accès à la comptabilité analytique, ils peuvent - sans évidemment tout dévoiler puisqu'ils sont tenus à la confidentialité - nous orienter et attirer notre attention sur un point précis. Cela nous aide dans notre rôle de défenseurs des salariés.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Où en est aujourd'hui l'entité de Compiègne, dont il a été question à un moment donné dans l'actualité ? Quelle est sa situation, son avenir ?

M. Lionel Verrière. - J'ignore quel sera son avenir, mais je sais qu'ils sont en train d'étudier s'ils ne peuvent pas récupérer des productions suite au rachat par Unilever d'une société comptant elle aussi des sites de production. Par conséquent, la situation devient un peu complexe, car on ignore quels sites seront conservés. En ce moment, ils sont dans une phase d'interrogation, et c'est vraiment chaud !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - J'en reviens à ce que vous avez dit précédemment. Vous évoquez une réponse de confidentialité comme d'autres évoquent le secret bancaire : n'est-ce pas un obstacle ?

M. Lionel Verrière. - Si, bien sûr, c'est un obstacle. D'ailleurs, cela se retrouve dans la mise en place des fameux codes éthiques. Pour notre part, nous n'avons rien d'autre que notre droit à l'expertise. Une entreprise peut délocaliser et faire ce qu'elle veut, à partir du moment, bien sûr, où il n'y a pas vol ni atteinte aux personnes. Les partenaires sociaux ne peuvent que constater...

M. Yvon Collin, président. - Il me reste à vous remercier, monsieur Verrière, de la qualité de votre contribution, qui alimente grandement la réflexion de notre commission d'enquête.

Audition de Mme Claude Dumont-Beghi, avocate

La commission auditionne ensuite Mme Claude Dumont-Beghi, avocate.

M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - M. le président. Mes chers collègues, nous accueillons maître Claude Dumont-Beghi, avocate. Elle a défendu de longues années Mme Sylvia Roth-Wildenstein, veuve de M. Daniel Wildenstein, un des plus puissants marchands d'art et vient de publier un ouvrage, L'affaire Wildenstein Histoire d'une spoliation.

Je vous rappelle, maître, que conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vais vous demander de prêter serment, de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

Mme Claude Dumont-Beghi, avocate. - Je le jure.

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie.

Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire puis de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, et des membres de la commission. Vous avez la parole.

Mme Claude Dumont-Beghi. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je veux tout d'abord vous dire que c'est pour moi un honneur d'être parmi vous aujourd'hui et je vous remercie de m'avoir invitée.

Je dois dire que c'est également un soulagement pour l'avocat que je suis car, durant sept ans, j'ai bataillé seule pour faire avancer un dossier au demeurant perdu, avec l'impression d'être entourée de mines antipersonnel au milieu du désert.

En effet, lorsque vous attaquez la forteresse qu'est une dynastie d'hommes aussi fortunés et ayant des ramifications dans le monde entier, il faut avoir chevillé au corps l'amour du droit.

J'ai systématiquement plaidé sur la base de trois principes ; je pense que vous allez comprendre.

Le premier est le principe de manifestation de la vérité. Peut-être ne savez-vous pas que l'article 10 du code civil nous impose à tous de participer à la manifestation de la vérité. C'est un principe auquel, en tant qu'avocat, je suis particulièrement attachée.

Le deuxième principe est l'obligation de sincérité, dont vous comprendrez qu'il nous préoccupe tout particulièrement dans les problèmes d'évasion fiscale, voire de fraude fiscale.

Le troisième et dernier principe est le principe d'égalité. L'égalité est le fondement de notre République mais peut-être ne savez-vous pas, paradoxalement, qu'aux termes des articles VI et XIII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, que j'évoque pour ouvrir assez largement notre débat, tout contribuable a droit au respect de l'égalité dans un État de droit. Autrement dit, en tant que citoyens français, nous y avons tous droit. Le droit, comme la loi, est indivisible ; c'est ce que j'essaie d'exprimer dans mon livre. Il est l'affaire de tous, et personne ne peut se l'approprier.

Autrement dit, et je m'en expliquerai un peu plus tard, Mme Wildenstein et moi-même avons vraiment axé notre démarche sur ces trois principes, qui vous préoccupent aujourd'hui au regard du problème de l'évasion, de l'optimisation et de la fraude fiscales.

En vertu de ce principe d'égalité, il ne peut pas y avoir de discrimination entre les contribuables. Chaque contribuable, qu'il soit paysan ou qu'il s'agisse de M. Wildenstein, doit donc avoir le même rapport à l'impôt, et ce dernier doit évidemment être proportionnel.

Ce point est intéressant parce que, lorsque vous abordez d'autres problèmes, tels que le prix de transfert des sociétés du CAC 40, dont le taux implicite d'imposition s'élève à 8 % de leurs bénéfices, et celui des PME, pour lesquelles ce taux est de 30 %, vous avez, sur ce rapport d'égalité, une vraie question, qu'il appartient au Conseil constitutionnel de trancher, à l'occasion d'une question prioritaire de constitutionnalité qui lui sera posée : à partir de quel moment considère-t-on que cette rupture d'égalité est constituée ?

Dans vos démarches pour essayer de comprendre, d'analyser la fraude et l'évasion fiscales et de trouver des solutions à ces problèmes, ce principe doit être au coeur de votre réflexion.

Vous le voyez, le sujet qui vous préoccupe peut donc être abordé de façon très large.

Je vais à présent vous parler très précisément de trois instruments de cette évasion, de cette fraude fiscale.

Une précision tout d'abord : qu'appelle-t-on évasion fiscale, optimisation fiscale ? Je dirais que c'est tout ce qui ne transgresse pas la loi, par opposition à la fraude fiscale. En effet, pour qu'il y ait fraude fiscale, il faut qu'un texte soit violé. En revanche, toute personne astucieuse, bien conseillée, habile - je reprends là des termes de droit, des termes de jurisprudence ! - peut faire de l'optimisation. C'est la raison pour laquelle la question de base que nous nous posons est celle de la limite entre l'optimisation et la fraude fiscales.

Il ne faut pas nous leurrer : cette limite est transgressée.

En tant qu'avocat, je suis dans le concret et, les neuf dixièmes du temps, je dispose de la liberté de parole.

Selon son haut responsable, dont je reprends les déclarations - j'en ai lu certains passages dans la presse -, la BNP fait des trusts et cela ne pose aucune difficulté. Je pense qu'il serait important de pouvoir avoir un débat contradictoire avec M. Baudouin Prot pour bien comprendre ce qu'il entend par là ! Il déclare que les trusts constitués en France ne présentent strictement aucun intérêt économique pour les clients français. Or, lorsqu'on engage une démarche de ce type, c'est précisément pour avoir un intérêt économique !

C'est le rôle de l'avocat que d'expliquer à son client l'intérêt du contrat. S'il vous dit que la démarche qu'il engage ne sert à rien, il vaut mieux changer d'avocat...

En revanche, si on oublie de vous préciser qu'un trust utilisé par un contribuable français concerne non pas des biens en France, ce qui n'a pas de sens, mais des biens à l'étranger - dissimulés ou pas -, on peut s'interroger sur la finalité de ce trust. Je ne suis pas là pour juger - je suis avocat - mais je vous laisse entrevoir toutes les possibilités.

Puisque l'on m'a affublée de beaucoup de surnoms - on m'a notamment qualifiée de « chercheuse de trusts dans les paradis fiscaux » - et que j'ai lu dans un journal, ce qui m'a bien fait rire, que, pour arriver à mes fins, j'avais utilisé la technique de Dracula, c'est-à-dire que j'avais mis les Wildenstein en pleine lumière pour les faire disparaître, je vous propose que nous mettions en pleine lumière ce qu'est un trust pour le faire disparaître ou, à tout le moins, pour le conformer aux indispensables règles de droit qu'il est urgent d'adopter, dans notre intérêt à tous et dans celui du prochain gouvernement. En effet, jamais aucun contribuable n'acceptera une augmentation de ses impôts si vous ne récupérez pas sur-le-champ, auprès de personnes qui sont milliardaires et qui le resteront lorsqu'elles auront payé leurs impôts et même leurs pénalités, tout ce qui est à votre portée.

Il est donc urgent d'agir et de reprendre la main, d'être dans l'action et non dans la réaction.

Cela m'amène à développer trois points : qu'est-ce qu'un trust ? Qu'est-ce qu'un paradis fiscal ? Qu'est-ce qu'un port franc ?

Mesdames, messieurs les sénateurs, bien que je vous présente les choses de façon assez indépendante, vous imaginez ce à quoi nous arrivons lorsque l'on utilise les trois techniques : à un monde obscur - on n'est pas dans l'opacité, on est dans l'obscurité. Vous le savez, on dit qu'internet est le huitième continent. Pour ma part, je considère que la fraude fiscale à travers le monde est un neuvième continent qui, si nous ne faisons rien, voue à l'échec toute l'économie réelle, toutes les volontés, toutes les énergies.

Il y a donc là un enjeu de société. On peut dire que la philosophie du XXe siècle a commencé avec Hiroshima : comme vous le savez, elle était fondée sur la solidarité et l'engagement. Je pense qu'au XXIe siècle, la solidarité, l'engagement et le courage sont nécessaires pour que ces éléments toxiques - dans tous les sens du terme - ne ruinent pas nos sociétés ni notre énergie.

Qu'est-ce qu'un trust ?

Un trust, c'est un contrat privé : on fait ce que l'on veut. C'est ce que l'on appelle, en droit, l'autonomie de la volonté. Un constituant qui veut disjoindre son patrimoine le transfère sur le plan légal à un trustee, à une fiducie, qu'il nomme. Comme vous l'imaginez, les neuf dixièmes du temps, le trustee, est, disons-le, localisé dans un paradis fiscal.

Le constituant désigne des bénéficiaires, ainsi que ce que l'on appelle un protecteur, lequel doit contrôler que sa volonté est respectée.

Je pourrais vous expliquer que la volonté du constituant n'est en réalité pas toujours respectée. Mais peu importe aujourd'hui.

Ce qui nous intéresse pour le moment, c'est la technique : cette dernière consiste en la disjonction de la propriété. Comme vous le savez, parce que l'on commence à en parler, il s'agit d'une méthode anglo-saxonne qui existe depuis l'époque élisabéthaine : lorsqu'ils partaient, les Croisés laissaient chez eux femme, enfants et biens, qu'ils remettaient à un ami ou à quelqu'un de confiance, en espérant les retrouver à l'arrivée.

S'il ne m'appartient pas de faire des commentaires, force est de constater que ce n'était pas toujours le cas...

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - C'est mieux protégé aujourd'hui qu'hier !

Mme Claude Dumont-Beghi. - En tout cas, si, en droit, le trustee gère les biens, en équité - equity -, il faut savoir que le constituant est en réalité toujours propriétaire des biens. C'est un leurre. Imaginez un marionnettiste et des marionnettes : un trust fonctionne de la même manière.

Dans le dossier Wildenstein - si vous voulez que je vous en parle d'une façon un peu plus approfondie -, j'ai ainsi prouvé que vous pouvez avoir toutes les nébuleuses de la terre entre les donneurs d'ordre et les bénéficiaires, vous pouvez être passé par les îles Caïman, la Suisse ou New York, vous finissez toujours par arriver aux Wildenstein, qui sont les bénéficiaires économiques.

Comme son nom l'indique - trust, en anglais, signifie « confiance » - le trust est né de la confiance. C'est, comme le dit si bien l'OCDE, - et vous avez sur ce plan un rôle phénoménal à jouer - un instrument licite utilisé à des fins illicites. En effet, contrairement à ce que dit M. Baudouin Prot, quelqu'un qui constitue un trust en France va bien y trouver un avantage. C'est sur ce point que nous devons réfléchir ; la porte est désormais ouverte pour une telle réflexion.

Le trust n'est pas contrôlé, il n'a pas de fiscalité : on fait ce que l'on veut comme on veut.

Peut-être puis-je à cet égard vous donner l'exemple de l'affaire Wildenstein. La loi d'un trust choisi par le constituant est une loi d'autonomie : comme il s'agit d'un instrument anglo-saxon, nous avons affaire au droit anglo-saxon. Dans l'affaire Wildenstein, il y a ainsi un trust dont la loi est celle des Bahamas, soit la loi de la City de Londres. Je reviendrai sur un autre trust, le Georges Trust, quand je vous parlerai des questions de domiciliation, de résidence, etc. et que l'on réfléchira à des solutions.

En tout cas, cette loi doit être respectée durant l'existence du trust, c'est-à-dire durant la vie du constituant.

Dans ce trust, le constituant décide que ses biens seront attribués à sa femme, à ses enfants, de telle et telle façon.

J'attire votre attention sur le fait que les trusts sont constitués « en cascade ». Autrement dit, à la mort de quelqu'un, un trust revient automatiquement à quelqu'un d'autre.

Dieu merci, dans l'affaire Wildenstein, j'ai pu réagir vite et faire anticiper l'évaluation du patrimoine de M. Daniel Wildenstein non pas au jour de sa mort, mais au jour où il est tombé dans le coma. En effet, pendant son coma, des papiers - des faux - concernant l'écurie Wildenstein ont été signés, la signature de Daniel Wildenstein a été imitée... Si vous le souhaitez, nous reparlerons ultérieurement de cet aspect pénal du problème.

En tout état de cause, la loi d'autonomie, les décisions prises par le constituant doivent être respectées par le trustee.

Que se passe-t-il lorsque le constituant décède ? Nous en avons un cas de figure dans l'affaire Wildenstein. Pas mal d'économistes m'ont d'ailleurs dit que mon cabinet était leur laboratoire parce qu'il regroupe tous les cas insensés qu'ils essaient, techniquement, d'identifier.

Que se passe-t-il lorsqu'un résident français qui a constitué un trust décède ?

Un trust est considéré en droit français comme une donation, comme une libéralité. Autrement dit, au décès du constituant, c'est la loi d'autonomie de la succession qui s'applique - et c'est vrai dans quasiment toute l'Europe -, laquelle, j'insiste sur ce point, est d'ordre public.

Nous avons donc, dans l'affaire Wildenstein, une succession ouverte en France, Daniel Wildenstein étant de nationalité française, résident français et décédé en France - bien que, jusqu'au dernier moment - jusqu'en 2010 - et alors que j'avais réussi à prouver le contraire et que l'administration fiscale m'avait donné raison, ses héritiers aient continué à dire qu'il était résident étranger. Et pour cause ! C'était pour eux la seule issue, le seul moyen d'essayer d'éviter l'intégration des trusts dans la succession.

Un trust est donc une donation et, comme tel, depuis toujours présumé rapportable à la succession. En effet, il s'agit d'une avance sur les biens qui sont attribués aux héritiers.

D'après le code général des impôts, on doit, au moment du décès, dans la déclaration de succession, établir la liste des biens dont on est propriétaire et y faire fictivement figurer ce que l'on a donné à ses enfants. Pourquoi ? Il en va de l'évaluation de l'assiette des impôts. Il s'agit également, accessoirement, - je le dis quand même au passage pour mes clientes ! - de pouvoir faire évaluer les droits du conjoint - homme ou femme - survivant.

On doit donc, sous les peines prévues à l'article 1837 du code général des impôts, déclarer les biens que l'on a en France et à l'étranger. Doivent par conséquent être rapportés à la succession tous les trusts qui ont été faits au bénéfice des héritiers directs, des héritiers réservataires, à savoir les enfants : j'insiste sur cette nuance - la nuance est d'ailleurs toujours importante.

C'est ce que j'ai mis en exergue dans l'affaire Wildenstein. Partant de strictement rien - un courrier de quatre pages -, à force d'acharnement, de travail, de détermination, de courage aussi, parce que cela n'a pas toujours été facile, nous avons, petit à petit, reconstitué la succession de Daniel Wildenstein.

J'ai fait annuler la renonciation à succession. En effet, les fils Wildenstein, ne voulant pas que leur belle-mère sache quoi que ce soit, l'ont fait renoncer à la succession en lui disant que son mari était mort ruiné, qu'ils lui donnaient un legs, qu'ils s'occupaient de tout, etc. Le problème, vous le savez, c'est que, entre la parole et les actes, il y a un océan ! Or, quand on renonce à une succession, on est considéré comme n'ayant jamais hérité.

Au départ, on n'avait strictement aucune pièce. Aucune ! Dans un souci de rapidité, j'ai utilisé des méthodes d'urgence. Il faut, parmi les solutions dont nous nous doterons, utiliser tous les moyens de droit qui existent : forcer une partie qui détient seule toutes les pièces à ce qu'elle donne ces pièces ; en cas d'urgence, de péril, assigner l'adversaire à jour fixe. Pour la première fois de leur vie, certains ont vu un dossier de succession plaidé à jour fixe. De ce point de vue, j'ai un peu mis la révolution au palais ! Mais, finalement, cela a porté ses fruits, même si les suites ont été plus difficiles.

J'ai donc fait annuler cette renonciation à succession.

J'ai fait modifier le régime matrimonial, point important pour vous, notamment pour ce qui concerne la résidence.

Je pourrais vous parler jusqu'à ce soir... Combien de temps me donnez-vous pour terminer mon exposé ? Je peux aller très vite.

M. Philippe Dominati, président. - Pourriez-vous conclure dans cinq à dix minutes, de manière à laisser un temps pour les questions ?

Mme Claude Dumont-Beghi. - D'accord. Je vous promets de tenir ce délai.

Cette question de la résidence fiscale et de sa fixation au lieu de vie d'un couple - c'est-à-dire le lieu de la famille, le lieu économique, etc. - est un élément dont il faut tenir compte dans le problème de l'évasion fiscale.

Je ne reviendrai pas sur les trusts : je pense que je vous en ai tracé les grandes lignes.

J'irai très vite sur les ports francs. C'est quelque chose qui est tout à fait amusant. Je vous propose de vous reporter au très bon numéro de l'émission Pièces à conviction, présentée par Élise Lucet, qui a été diffusé le 16 novembre 2009 : on m'y voit amener des journalistes à Genève, dans un port franc - ils n'y étaient jamais allés. Il est intéressant d'entendre l'administration fiscale suisse, qui est tout à fait étonnante, définir le port franc comme un « territoire hors du commun ». Je trouverais cela poétique si je n'en connaissais pas les conséquences dramatiques ! En cela, les ports francs sont effectivement hors du commun !

En revanche, en ce qui concerne les biens culturels - nous pourrons en reparler si vous le souhaitez -, des inventaires sont dressés.

On peut comparer les ports francs à un gouffre, et la Suisse à un trou noir d'une rare violence pour l'Europe. C'est un sujet qu'il faudrait peut-être également évoquer ; on pourra l'évoquer sur l'aspect pénal et la façon dont on peut aller de l'optimisation à la fraude fiscale. Il s'agit d'un élément important.

Enfin, parmi les instruments utilisés figurent évidemment les paradis fiscaux. Vous le savez, les paradis fiscaux échappent à toute fiscalité. Ce sont des endroits assez étonnants. Je suis allée plusieurs fois aux Bahamas pour plaider dans le cadre de l'affaire Wildenstein : on y est maître chez soi. Toutefois, je peux vous dire que les obligations qui pèsent sur les trustees de trusts localisés dans les paradis fiscaux - donc hors toute fiscalité - ne résistent pas à l'obligation de loyauté et d'impartialité. Ils ont également un code de bonne conduite. Entre le « territoire hors du commun » et l'existence d'un code de bonne conduite à destination de personnes qui organisent la fraude fiscale de manière avérée, je trouve qu'il y a, de l'apparence de la respectabilité à la respectabilité, un univers, que nous devons, tous ensemble, essayer de réduire.

Monsieur le président, j'espère avoir respecté les délais que vous m'avez accordés.

M. Philippe Dominati, président. - C'est parfait. Vous avez très bien respecté les délais. De toute façon, le jeu des questions-réponses vous permettra de compléter vos propos.

Je propose donc à notre rapporteur, M. Éric Bocquet, de commencer par une série de questions.

M. Éric Bocquet , rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Madame, je vous remercie de votre exposé intéressant.

Diriez-vous que le marché de l'art est aujourd'hui un canal privilégié de ce « bel » exercice de la fraude, du blanchiment d'argent ou de l'évasion fiscale ?

Quels sont, en outre, à votre connaissance, les montants en jeu ?

Mme Claude Dumont-Beghi. - Je ne dirais pas que le marché de l'art est le vecteur idéal de la fraude, du blanchiment ou de l'évasion fiscale mais, vous avez raison sur ce point, il en constitue l'un des vecteurs.

Qu'est-ce qu'un tableau ? C'est un bien meuble corporel. Il suffit de le posséder - si on en est possesseur de bonne foi - pour que l'on nous en considère, au bout de trente ans, comme le propriétaire de bonne foi.

Deux problèmes se posent.

Premièrement, les oeuvres d'art ne sont pas soumises à l'impôt de solidarité sur la fortune. Je considère déjà que l'on pourrait se poser la question de l'éventuelle rupture d'égalité qui en découle entre les contribuables : il y a là un vrai problème éthique. Avec d'un côté, le travail et, de l'autre, des biens que l'on peut acquérir pour réaliser un investissement, nous sommes, je crois, dans des valeurs d'ordres complètement différents, qui ne s'annulent pas, mais doivent se respecter. Il conviendrait peut-être que l'éthique s'impose en la matière.

Deuxièmement, l'oeuvre d'art est un véhicule parfait de l'évasion du patrimoine.

L'exemple des Wildenstein nous le montre. Vous avez compris que les milliers d'oeuvres, de tableaux des Wildenstein sont intégrés dans des trusts - situés aux îles Caïman, aux Bahamas, à Guernesey - que j'ai fait émerger. C'est une technique que les Wildenstein ont utilisée de génération en génération, recourant à une astuce, que vous devez comprendre - pour « combattre tous nos adversaires », il faut bien comprendre leur système - : la dématérialisation de la propriété.

Au tout début, Nathan Wildenstein avait une société et un stock. Il n'a jamais intégré le stock dans sa société pour ne pas lui donner de valeur. Il l'a toujours, dirais-je, laissé dans un magma.

Au palais, j'ai toujours plaidé la confusion de patrimoine chez les Wildenstein ; on ne m'a jamais écoutée. Ils ont pourtant utilisée cette technique, pour tous types de besoins et de raisons, que ce soit en vendant un tableau pour une société en déficit ou pour leur bien personnel, afin d'avoir des revenus, du cash à donner à leurs enfants ou leurs petits-enfants... Je le prouve, et cela figure dans mon livre.

Il y a là quelque chose qui s'apparente à un neuvième continent ; c'est ce que je vous disais tout à l'heure. Imaginez que nous ayons, au-dessus de nos têtes, le réseau internet et, au-dessus encore, se promenant au gré du vent, au gré de la stratosphère, tous les éléments d'actifs et de fortune de beaucoup de personnes. Nous devons faire retomber sur terre ces éléments et fixer des règles d'organisation.

Donc, oui, les oeuvres d'art sont un vecteur idéal d'évasion du patrimoine.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Avez-vous une idée des montants impliqués ? J'imagine que c'est difficile à estimer...

Mme Claude Dumont-Beghi. - Je ne peux vous parler que de ce que je connais.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Bien sûr.

Mme Claude Dumont-Beghi. - Par exemple, dans l'affaire Wildenstein, la valeur déclarée était de 42 millions d'euros. Sachez qu'aujourd'hui, grâce au travail que Mme Wildenstein et moi avons fait, nous avons pu faire signifier un redressement de 600 millions d'euros hors pénalités. Le simple travail que j'ai pu faire seule a d'ores et déjà permis de réintégrer 1,5 milliard d'euros dans la succession de Daniel Wildenstein...

Mais ce n'est qu'une partie de l'iceberg : il y a d'autres choses.

Cette méthode, les Wildenstein l'ont utilisée de génération en génération.

Point intéressant, notamment pour la question de la résidence : Georges Wildenstein avait, pour ses biens en France, rédigé un testament - concernant 3 millions de francs - et, pour ses biens aux États-Unis, constitué un trust : le Georges Trust, créé en 1963. Puisque Georges Wildenstein était résident français, de nationalité française, mort en France, son trust aurait dû être rapporté à la succession. Il ne l'a pas été.

Qu'y a-t-il dans ce trust ? On y trouve les immeubles à New York, les élevages de pur-sang aux États-Unis ainsi qu'en Irlande et des milliers de tableaux.

Nous abordons là un sujet un peu plus délicat. Plusieurs personnes ici présentes savent très bien - cela figure dans mon livre - que je parle de la spoliation des biens juifs. Je suis obligée d'en parler : c'est une question de mémoire et de respect.

En 1941, à la suite de la formation de l'Axe, beaucoup de marchands ont ouvert des galeries au Mexique et en Argentine. Georges Wildenstein a ainsi ouvert une galerie à Buenos Aires. Cette galerie n'apparaît pas dans la succession de Daniel Wildenstein mais elle réapparaît dans la succession d'Alec Wildenstein, son fils mort en 2008.

Cela m'intéresserait de connaître le stock de cette galerie ; d'après mes rencontres régulières avec les journalistes de Bloomberg, je pense qu'il intéresse également beaucoup de personnes à New York. Les journalistes du New York Times, qui ont déjà écrit un certain nombre d'articles, sont eux aussi très intéressés.

Sachez en effet que, lorsque Alec Wildenstein a divorcé de Jocelyne Wildenstein, en 1999, soit deux ans avant la mort de son père, le juge Diamond de la Cour suprême de l'État de New York a dit qu'elle en avait assez que l'on porte atteinte à son intelligence car Alec Wildenstein, outre qu'il ne se présentait pas aux audiences, a osé lui dire qu'il était le collaborateur non rémunéré de son père. Dans le même temps, en France, on a osé dire à la Cour que, le jour où il s'est marié, soit le 28 novembre 1978, Daniel Wildenstein n'exerçait plus aucune activité commerciale et n'avait donc strictement aucun revenu. Autrement dit, les trusts établis par les Wildenstein ont été leurs seules sources de revenus. Contrairement à ce qu'ils auraient dû faire, ils n'ont rempli de déclaration de revenus ni en France, ni aux États-Unis.

Disons les choses telles qu'elles sont : la rentabilité des oeuvres d'art permet à ceux qui se font aider d'une banque de faire des consignations ou d'obtenir du cash. L'usage de trusts en la matière est donc une méthode de financement occulte.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je poursuis sur le sujet : on entend dire que des musées ayant pignon sur rue abritent certains de ces tableaux.

Madame, quel est le statut juridique de ces oeuvres d'art qui peuvent évidemment poser problème ? Avez-vous été amenée à faire des constatations sur ce plan ?

Mme Claude Dumont-Beghi. - Très concrètement, au moment où j'ai fait rétablir ma cliente dans ses droits, j'ai interrogé par écrit un certain nombre de musées. Beaucoup m'ont répondu ; beaucoup m'ont téléphoné. Vous comprenez que, pour des raisons de secret professionnel, de confidentialité ainsi que d'efficacité, je ne dirais pas ici tout ce que je pourrais vous dire.

Je peux vous donner l'exemple de Mme Paulette Helleu-Howard-Johnston et de l'autoportrait de Monet, exposé au musée Marmottan et appartenant aux Wildenstein. Ce tableau, je l'avais identifié et, dès 2008, j'avais expliqué qu'il y avait un problème à son sujet. La suite des événements m'a donné raison parce qu'il est apparu, et cela rejoint notre sujet, que, derrière le cadre de ce tableau, était indiqué « Coutts ». Coutts est le trustee du Delta Trust des Wildenstein localisé aux îles Caïman puis transféré aux Bahamas. Vous avez donc, dans un certain nombre de musées, des contrats de dépôt, de location et de prêt de tableaux appartenant à des trusts, dont les trustees sont localisés dans des paradis fiscaux.

Ce contrat en tant que tel est tout à fait valable : un musée peut contracter avec un trustee. Il n'est pas question de dire que c'est illicite : c'est tout à fait valable.

D'ailleurs, en général, les propriétaires de tableaux dématérialisent leurs biens pour ne pas avoir à payer les assurances. En outre, exposer un tableau, y compris dans le cadre d'expositions temporaires, lui donne de la valeur.

Mais le fond du sujet, grandement susceptible de vous intéresser, c'est l'identification du réel propriétaire du tableau.

Monsieur le président, je vais vous en donner une rapide illustration : Le Joueur de luth du Caravage. Je crois qu'il faut que nous en parlions. Le Metropolitan Museum, qui n'a pas voulu me répondre par écrit, m'a téléphoné et m'a conseillé de retourner voir ses tableaux - bien que je sois allée cinquante fois dans ce musée ! -, de prêter attention à ceux - ils sont assez nombreux - dont le cartel indique « collection privée », « don d'une fondation », « don d'une indivision » - Indivision Picasso, don de la Fondation Thyssen, etc. - et de m'interroger à leur sujet.

C'est, en effet, la spécialité des Wildenstein.

Indépendamment de cela, j'avais fait sur internet des recherches poussées, des investigations sur Le Joueur de luth et j'avais la signature de Daniel Wildenstein qui prouvait qu'il avait donné ce tableau en garantie. Or on ne peut donner en garantie un bien qui ne vous appartient pas ! Les Wildenstein ont plaidé que ce tableau appartenait à un trust mais ils ont ensuite fait marche arrière, redoutant que l'on continue nos démarches. Ils ont donc « lâché » ce tableau, que j'ai fait réintégrer dans la succession.

Vous m'interrogez sur les montants impliqués. La valeur assurance du Joueur de luth s'élève à 25 millions d'euros mais il est bien évident que, lorsqu'il s'agit non plus de un, mais de 10 000 tableaux, le Metropolitan Museum négocie de manière globale la valeur assurance de ces tableaux ! En tout état de cause, les experts de Sotheby's me disent qu'ils estiment Le Joueur de luth à 60, 80 voire 100 millions de dollars ou d'euros.

La fortune des Wildenstein peut être évaluée au montant auquel elle l'a été au moment du divorce d'Alec Wildenstein, deux ans avant la mort de Daniel Wildenstein - on peut imaginer que, en deux ans, ils n'ont pas tout dilapidé -entre 5 et 10 milliards d'euros. En effet, cette évaluation est effectuée par rapport au Joueur de luth. Cependant, la valeur d'un tableau, c'est la valeur du marché au moment où on le met en vente. Par exemple, une version du Cri d'Edvard Munch va être vendue le 2 mai prochain par Sotheby's : nous verrons à combien il sera vendu.

Mais Le Caravage, c'est inestimable. La fortune des Wildenstein est donc inestimable.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Corinne Bouchoux, qui a par ailleurs écrit une biographie sur Rose Valland, laquelle a consacré sa vie à sauvegarder des oeuvres d'art, notamment au moment de la Résistance.

Mme Corinne Bouchoux. - Madame, je ferai une remarque et je vous poserai une question.

Si on reformule ce que vous dites dans votre livre, qui est passionnant et se lit mieux qu'un roman policier, et ce que vous venez de nous résumer sommairement, subsistent dans les musées français - et américains d'ailleurs - deux types de problèmes.

Premièrement, nous l'avons déjà dit ici, on y laisse des tableaux au passé flou, qui ont été spoliés, qui ne sont pas des « musées nationaux récupération » - MNR -, tout en sachant que leur origine est douteuse. Deuxièmement - c'est en lien avec ce qui précède -, on y trouve des tableaux « en dépôt des trustees Wildenstein », ayant vocation à être exposés mais aussi, excusez-moi, à acheter la paix sociale et le silence. On sait que ce système tient depuis quarante ans.

J'en viens donc à l'idée suivante : c'est aujourd'hui la première fois qu'apparaît aussi clairement le fait que, en dehors, notamment, des flux de capitaux, les oeuvres d'art sont non pas des éléments périphériques qui illustrent la fraude et l'évasion fiscale, mais des éléments structurants dans le système des trustees.

Mme Claude Dumont-Beghi. - Absolument.

Mme Corinne Bouchoux. - Je voulais donc me demander à haute voix s'il n'était quand même pas temps que soit créé, au sein de la commission de la culture du Sénat, un groupe de travail qui explorerait plus en profondeur cette thématique, qui est en fait une sous-partie de cet iceberg,...

Mme Claude Dumont-Beghi. - Absolument.

Mme Corinne Bouchoux. - ...mais qui n'en constitue pas moins une partie autonome en soi.

Mme Claude Dumont-Beghi. - Bien sûr.

Mme Corinne Bouchoux. - Considérez-vous donc, madame, qu'il y ait aujourd'hui matière et suffisamment de témoins pour évoquer ces sujets ? Qu'en pensez-vous ?

Mme Claude Dumont-Beghi. - Votre remarque est totalement pertinente : oui, il y a matière pour une vraie réflexion sur le sujet du marché de l'art, et il est urgent que cette réflexion soit menée.

Je dois d'ailleurs dire que beaucoup de personnes attendent cette moralisation du marché de l'art. Des spécialistes m'en ont parlé. Ils m'ont dit qu'ils souhaitaient voir jusqu'où j'allais pouvoir aller pour faire éclater ce « plafond de verre ».

Au demeurant, on pourrait, pour ce faire, se promener un peu partout dans le monde : en Allemagne, en Suisse, au Prado, chez Thyssen... Je peux en témoigner car, comme vous pouvez l'imaginer, en raison de la connaissance que j'ai pu acquérir pendant toutes ces années de labeur, beaucoup de personnes, d'héritiers en Allemagne, de personnes spoliées se sont rapprochées de mon cabinet, conduisant à une convergence d'informations et à des recoupements.

En fait, le travail que j'ai réalisé est un travail non pas vertical, mais horizontal : il a permis d'ouvrir la réflexion de manière très large, sans préjugés, d'abord, puis sans jugement.

Il paraît donc effectivement essentiel d'installer une commission de réflexion avec le ministère de la culture. C'est en effet ce ministère qui délivre les autorisations temporaires de sortie du territoire des oeuvres d'art et il est arrivé à plusieurs reprises que nous nous fassions quelque peu flouer.

Je pense notamment à La diseuse de bonne aventure de Georges de La Tour. À l'aide d'une autorisation temporaire de sortie du territoire, sur laquelle André Malraux avait dû s'expliquer à l'époque, Georges Wildenstein a fait sortir ce tableau de France. Il n'est plus jamais revenu.

Il revient donc au ministère de la culture de contrôler les raisons de la sortie du territoire d'une oeuvre d'art, de se demander à qui elle est confiée et pourquoi. Est-ce pour les besoins de sa restauration ? S'agit-il de la prêter à un musée pendant une période déterminée ?

On ne compte pas les oeuvres qui se sont évaporées dans la nature : regardez l'affaire Rouart, qui a émergé grâce à mes recherches sur les trusts, les affaires Goujon-Reinach, Kann, et toutes les spoliations. Croyez-moi, à New York, le lobby juif ne lâchera pas sur le problème de la spoliation des oeuvres d'art.

J'en reviens à la compréhension du Georges Trust : il y a dans ce trust des oeuvres d'art qui ont rejoint le David Trust, via plusieurs sociétés offshore - j'ai élaboré des organigrammes dans mon livre.

Nous avons vraiment la responsabilité d'établir la vérité, de faire la transparence et de partager ces informations.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Yvon Collin.

M. Yvon Collin. - Vous avez évoqué dans vos écrits une inertie administrative sélective. Quels éléments objectifs permettent-ils de la démontrer et comment distinguer, parmi les causes de cette lenteur, la volonté délibérée, les cloisonnements administratifs ou les délais normaux qui s'attachent aux procédures complexes ?

Par ailleurs, la spoliation apparaît comme une sorte de structure du monde de l'art, avec évidemment plus ou moins de force selon les périodes de notre histoire. Chacun a ici en tête les affaires scandaleuses dont ont été victimes certains de nos compatriotes pendant la Seconde Guerre mondiale. Soixante ans plus tard, ces affaires, qui intéressent notre commission en tant que telle et eu égard à leur contexte fiscal, sont loin d'être closes.

Existe-t-il, au niveau national et international, un moyen pour instruire ces affaires, et éventuellement les régler ? Sur ce point, quelles propositions pourriez-vous formuler ?

Enfin, comment expliquez-vous que ces avoirs sordides puissent résister quand les criminels nazis semblent avoir été plus systématiquement recherchés ?

Mme Claude Dumont-Beghi. - En ce qui concerne la lenteur de la justice, je vous ai déjà indiqué que j'avais utilisé des voies de droit inhabituelles, comme l'assignation à jour fixe. En juin 2006, j'avais fait réintégrer tous les droits de ma cliente. En moins de deux ans, j'avais donc gagné l'affaire Wildenstein devant la cour d'appel de Paris et la Cour de cassation. On voit donc que des méthodes d'urgence existent.

Le notaire et l'expert désignés par la justice ont travaillé en complémentarité avec notre propre expert. Lorsqu'ils ont remis leur prérapport, le 6 décembre 2006, les Wildenstein ont pour la première fois évoqué l'existence de trusts. Les experts ont ensuite rendu leur rapport le 31 décembre 2006. Ils y indiquent très clairement que, entre les valeurs inscrites dans la déclaration de succession de Daniel Wildenstein et leurs propres conclusions, le rapport est de 1 à 200.

Mais le début de l'année 2007 marque aussi le point de départ d'une campagne électorale dont différents acteurs se retrouvent à New York, chez M. Wildenstein - je vous parle là de faits que je décris dans mon livre ; je n'interprète pas.

Or il se trouve que, à partir de 2007-2008, mon dossier est resté figé dans le béton. Alors que la succession de Daniel Wildenstein avait été précédemment annulée, une décision de justice rendue en octobre 2008 nous faisait complètement repartir de zéro. L'on revenait au statu quo ante.

J'ai pourtant soulevé de nombreuses aberrations.

M. Daniel Wildenstein était par exemple propriétaire de la galerie à Londres, évaluée 329 000 euros, alors qu'elle dispose d'un stock historique colossal. Où est le stock ? Pourquoi n'est-il pas identifié ? Pourquoi ne figure-t-il pas dans la succession ?

De même, les soixante-neuf pur-sang de l'écurie Wildenstein avaient été évalués à 809 000 euros, alors qu'ils comptaient dans leur rang à l'époque des chevaux extraordinaires, comme Kesaco Phedo, vainqueur du prix d'Amérique.

La justice m'a répondu : « Madame, tout cela ne vaut rien ! »

J'ai provoqué quatre ou cinq incidents pour essayer de faire avancer les choses, pour avoir des pièces, des éléments... En vain.

Au vu de l'étendue du patrimoine international, j'ai aussi demandé des mesures d'instruction et un audit international, qui m'ont été refusés.

Le rapport des experts a été annulé et aucun autre expert n'a été désigné, sauf un, pour procéder à l'évaluation d'un studio de 30 mètres carrés sis avenue Montaigne. Voilà qui allait assurément changer la face du monde !

Donc, oui, pour répondre à votre question, j'ai rencontré des difficultés.

Lorsque j'ai fait émerger ces trusts en mars 2009, la malchance a voulu que M. Guy Wildenstein reçoive la cravate de commandeur de la légion d'honneur des mains de M. Nicolas Sarkozy, ce que j'ignorais pour ma part. D'ailleurs, dans toute cette affaire, j'ai toujours fait mon travail et pris connaissance a posteriori des événements extérieurs. Mais, finalement, c'est peut-être mieux ainsi.

À partir de là, les choses se sont compliquées. J'ai écrit à l'administration fiscale en mai et juin 2009 - car nous avons tous une obligation de coopération effective avec le fisc -, précisément à MM. Woerth et Parini. En septembre, je n'avais toujours reçu aucune réponse.

J'ai également écrit à M. le procureur Jean-Claude Marin en septembre 2009... Aucune réponse. J'avais en effet déposé une plainte pour abus de confiance contre le trustee de Northern Trust. No man's land ! Ma cliente a été entendue ; elle a dit tout ce qu'elle avait à dire. Mais le parquet a décidé de classer sans suite. J'ai donc pris la décision de me constituer partie civile dans l'intérêt de ma cliente, et c'est ainsi que des juges d'instruction ont été désignés.

J'ai déposé une deuxième plainte pour abus de confiance contre Guy Wildenstein, et plus largement contre la famille Wildenstein, pour blanchiment d'argent, organisation d'insolvabilité, recel de faux et usage de faux. L'écurie Wildenstein, qui continue de gagner des courses exceptionnelles, notamment avec M. Soumillon, est en effet fondée sur un recel de faux et usage de faux. C'est quand même incroyable. En tant que juriste et avocate, je considère que l'on marche sur la tête.

Donc oui, pour répondre à votre question, j'ai vraiment rencontré des soucis avec les plaintes que j'ai déposées.

J'ai également envoyé, le 6 juillet 2010 au matin, un courrier à M. Baroin, accompagné d'un dossier. Le hasard veut que, l'après-midi, il ait été interrogé sur l'affaire Wildenstein par un député socialiste que je ne connais pas, que je n'ai jamais rencontré de ma vie, M. Vidalies. Dans ce courrier, je suggérais au ministre de déposer plainte pour fraude fiscale. Seize critères doivent en effet être réunis pour qu'une fraude fiscale soit constituée et il me semble que le dossier les réunit tous, ou presque. Malgré cela, le ministre du budget n'a pas bougé. Un an après, j'ai renouvelé mon courrier, cette fois à Mme Pécresse, en insistant sur la responsabilité qu'elle avait vis-à-vis du contribuable français en tant que représentante de l'État français et garante de l'intérêt général. Je lui rappelais également une décision du Conseil d'État du 21 mars 2011, qui juge que le ministre doit impérativement agir s'il a connaissance d'un élément qui pourrait nourrir un soupçon de fraude fiscale, qu'il n'y a plus besoin d'une faute lourde et que de simples éléments concordants suffisent. À défaut, il engagerait la responsabilité de l'État.

Lorsque j'ai écrit ce courrier, je ne savais pas - je l'ai su trois mois après - que M. Baroin avait, le jour de son départ du ministère du budget, déposé une plainte pour fraude fiscale, qui fut jointe à ma deuxième plainte.

Enfin, je précise que j'ai également déposé une plainte pour trafic d'influence, corruption active et passive et recel de blanchiment d'argent. Nous savons en effet, sur le fondement de ses déclarations, que Guy Wildenstein a été cofondateur de l'UMP, qu'il a été l'un des plus gros contributeurs de cette formation politique et qu'il a reçu la cravate de commandeur de la légion d'honneur pour son mérite éminent et son comportement exemplaire. Qu'il soit en l'occurrence question de respectabilité et d'éthique ne manque pas de surprendre et d'inquiéter. C'est pourquoi j'ai déposé cette plainte.

Malheureusement, ma cliente est décédée, nous n'avons pas eu le temps de nous constituer partie civile et je ne sais pas ce que cette plainte est devenue. J'indiquais en effet dans celle-ci que, dans les statuts de l'UMP, figuraient tous les critères de la République, de la solidarité, de l'éthique et de l'honnêteté, et que l'on pouvait en l'occurrence se poser des questions sur l'origine de ces fonds. J'ai démontré qu'il y avait blanchiment d'argent au moyen de transferts via la Suisse, la banque UBS et un avocat suisse - ces informations figurent dans mon livre ; si vous le souhaitez, je vous communiquerai des éléments supplémentaires -, mais aussi via une banque Rothschild à New York.

Le blanchiment est donc caractérisé. On prétend que Daniel et Alec n'avaient pas de revenus. Dès lors, d'où provenait leur argent ? De même, lorsque M. Guy Wildenstein soutient financièrement une campagne électorale, d'où vient cet argent ? On peut se demander s'il ne trouve pas son origine dans les paradis fiscaux.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Première question, la législation fiscale américaine sur les trusts permet-elle plus efficacement d'agir que la loi française ? Pourrions-nous développer des outils plus efficaces ? Le rapport à l'éthique et à la morale est sans doute essentiel, mais il me semble indispensable d'avoir un cadre juridique solide.

Deuxième question, dans la législation américaine, le critère de rattachement n'est pas la résidence aux États-Unis, mais la citoyenneté américaine. Vous avez, à juste titre, insisté sur le fait que M. Wildenstein avait été résident en France, et qu'il était mort en France. Supposons qu'une personne veuille mettre en place un mécanisme de détournement et quitte la France pour ne plus y être résident, avons-nous encore des outils pour agir à ce moment-là ? D'après vos déclarations, il semblerait que nos moyens soient limités. Nous aurons sans doute un débat entre nous sur ce point, mais je voulais avoir votre avis : faut-il se lier à la citoyenneté ou à la résidence ? C'est une piste d'évolution de notre droit qui mérite d'être approfondie.

Troisième question, une personne qui déclare ne pas percevoir de revenus doit bien, un jour ou l'autre, avoir de l'argent qui transite par son compte. Or TRACFIN est censé repérer les mouvements de comptes qui paraissent suspects. En l'occurrence, savez-vous si TRACFIN a repéré de tels mouvements ? À défaut, pourquoi cet organisme n'a-t-il rien remarqué ?

Même si ces gens ne déclaraient aucun revenu, ils devaient bien avoir un peu d'argent, ne serait-ce que pour mener une existence décente - j'imagine qu'ils ne vivaient pas seulement d'amour et d'eau fraîche ! Il y a donc bien de l'argent qui devait transiter sur leurs comptes. Sauf à penser que l'argent se situait exclusivement à l'étranger et qu'il était physiquement retiré à l'étranger, comment expliquer que TRACFIN n'ait signalé aucun dysfonctionnement ? Avez-vous eu des contacts avec cet organisme ? Vous ont-ils permis d'avoir une meilleure compréhension des mécanismes de transferts financiers à l'oeuvre dans cette affaire ?

Mme Claude Dumont-Beghi - À ma connaissance, il n'y a eu aucune intervention de TRACFIN dans cette affaire, du moins jusqu'aux plaintes que j'ai pu déposer. J'espère que, désormais, les choses commencent à être remises en état.

Pour être précise sur les flux, juste avant son décès, l'administration fiscale avait fait un rapport sur la situation de M. Wildenstein. Car vous savez qu'il est décédé en se disant ruiné et en déclarant un revenu de 780 euros par mois. Néanmoins, le rapport de l'administration fiscale mettait en évidence des mouvements de 1,5 million d'euros chaque année sur les trois dernières années. Il y avait donc des choses assez étonnantes, qui lui ont valu un redressement au titre des années 1996, 1997 et 1998. Je suis pour ma part intervenue bien après, en 2003. Autant vous dire que je ne m'attendais pas du tout à un dossier comme celui-là au départ.

Je n'ai pas eu de contacts avec TRACFIN. En revanche, je me suis adressée à l'administration fiscale. En dépit de leur compétence, les agents que j'ai rencontrés m'ont dit clairement qu'ils ne pouvaient rien faire et que cette affaire relevait de la cellule spécialisée dans le traitement des dossiers impliquant des personnalités.

Pour répondre à votre question sur les législations américaine et française, il me semble que le principe de la résidence est celui qui vous permettra de récupérer le plus d'impôts. La résidence permet de rester dans la réalité des choses. C'est le lieu de vie, le lieu d'ancrage économique, familial et culturel d'une personne. Même si nous sommes dans une société nomade, cet ancrage continue d'exister. En outre, une centaine de conventions environ ont été rédigées et signées sur cette base. Si on passe au principe de nationalité, il faudra dix ou quinze ans pour changer les textes. On sera mort avant d'avoir pu modifier les conventions !

J'en viens aux moyens coercitifs. Si Bloomberg s'intéresse tant à cette affaire, c'est parce que les Américains se disent : « S'ils font cela en France, pourquoi ne ferions-nous pas la même chose aux États-Unis ? » Outre-Atlantique, en effet, on ne rit pas avec la fraude fiscale ; les fraudeurs vont en prison. En France, nous devons utiliser nos propres armes. Nous avons des juges d'instruction compétents, indépendants - croyez-moi, mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai rencontré des magistrats remarquables. Mais il faudrait qu'ils soient plus nombreux, et aussi peut-être que le parquet soit légèrement plus motivé pour rechercher ces « trous noirs », et aller ainsi dans le sens de l'intérêt général.

Quant à la coopération qui s'opère dorénavant entre pays, il ne faut pas tomber dans l'illusion de l'assistance administrative. Pardonnez-moi cette expression, mais, à vrai dire, c'est un peu de la foutaise dès lors que les éléments doivent être suffisamment caractérisés pour que les informations soient communiquées.

Il suffit de prendre comme exemple la relation avec la Suisse en ce qui concerne les trusts. Ce pays prétend donner les informations. Mais c'est faux, car les avocats suisses ont trouvé une astuce. Quand il rédige le formulaire T, le trustee doit dire qui est le bénéficiaire économique du trust. En réalité, il ne le dit pas. En effet, pour être bénéficiaire économique, il faut percevoir des bénéfices. Il suffit donc de suspendre la distribution des bénéfices, de laisser en quelque sorte flotter ces derniers dans les airs pour ne pas avoir à communiquer le nom des bénéficiaires.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Madame, Jersey dit régulièrement contrôler les 180 trustees présents sur son territoire. Qu'en pensez-vous ?

Mme Claude Dumont-Beghi. - S'ils exécutent leur code de bonne conduite comme ils l'ont exécuté dans l'affaire Wildenstein - je vous renvoie à ce qu'ils ont déclaré dans leur attestation -, nous avons là encore du souci à nous faire.

Sachez que le trustee de Northern Trust, contre qui j'ai porté plainte pour abus de confiance, a osé fournir à la Cour française une attestation selon laquelle il n'avait aucune information à communiquer sur le David Trust car ma cliente n'en était pas bénéficiaire. Il mettait en avant son obligation d'impartialité, de secret et de loyauté... C'est magnifique, mais il a omis de dire qu'il était trustee d'un autre trust, le Sons Trust, dont ma cliente était bénéficiaire, et qui n'a jamais été déclaré.

Comme je l'explique dans mon livre, lorsque je suis intervenue dans le dossier en 2003 et que j'ai commencé à poser à mes confrères des questions qui dérangeaient, on a tenté de révoquer ma cliente de sa qualité de bénéficiaire. Les courriers le prouvant ont été communiqués. Donc, s'agissant de la loyauté et du code de bonne conduite des trustees à Guernesey, je suis circonspecte...

M. Philippe Dominati, président. - Avant de donner la parole à M. Vaugrenard, il me semble que vous souhaitiez apporter une précision à M. Collin.

Mme Claude Dumont-Beghi. - Pouvez-vous brièvement me rappeler les termes de votre dernière question, monsieur le sénateur ?

M. Yvon Collin. - Je voulais savoir si vous aviez des propositions à formuler concernant la spoliation des biens juifs.

Mme Claude Dumont-Beghi. - Il me semble que nous devrions exiger que les trusts soient inscrits sur un registre, conformément à l'article 12 de la convention de la Haye de juillet 1985. Vous devriez exiger que les trusts bénéficient, au plan européen, des mêmes garanties de publicité qu'un registre de commerce, pour être opposables aux tiers. Travaillons déjà au niveau de l'Europe, et après on verra. En exigeant que les trusts, les trustees et les bénéficiaires soient identifiés, on donnera déjà un signal fort. Déjà, comme je vous le disais tout à l'heure, en les mettant en pleine lumière, on va automatiquement réduire la fraude systémique.

Mon dossier concerne une personne physique, mais l'on peut aussi réfléchir à d'autres aspects, que certains professionnels ont déjà évoqués devant vous.

Enfin, s'agissant du problème de la spoliation des biens juifs, mon livre a suscité un émoi et une attente bien légitimes auprès de certaines personnes, lorsqu'elles ont compris que des trusts pouvaient abriter leurs biens... Je ne suis pas historienne, mais, comme je l'écris dans mon livre, il appartient à chacun d'entre nous d'exercer son devoir de mémoire.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Yannick Vaugrenard.

M. Yannick Vaugrenard. - Après vous avoir entendue, madame, j'ai l'impression que l'on pourrait réécrire La Nausée. L'ouvrage pourrait s'intituler La Nausée des temps modernes... Tout cela est un peu affligeant.

Vous avez, me semble-t-il, cité l'article VI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Tout contribuable a en effet droit au respect du principe d'égalité devant la justice et l'impôt.

Après vous avoir entendue, je ne peux m'empêcher de mettre en parallèle cette affaire avec celle de cette femme, mère de famille, qui avait été condamnée pour avoir volé quelques dizaines de francs à l'époque dans un supermarché.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que tout reste à faire !

Je souhaite à présent vous poser plusieurs questions.

Je me permets tout d'abord de revenir sur un point que vous avez déjà abordé. Selon vous, les causes de ces affaires résident-elles plutôt dans des lenteurs ou des insuffisances administratives, dans des interventions politiques trop fortes à l'égard du parquet ou dans des insuffisances de la législation ? Quels outils, y compris législatifs, faudrait-il déployer ? Quels contrôles conviendrait-il de mettre en place ?

Pensez-vous ensuite que la France seule puisse parvenir à régler le problème - la réponse est suggérée par la question, mais je souhaite néanmoins vous entendre sur ce point - ou que l'Europe seule pourrait y contribuer de manière plus efficace ?

Je reviens enfin sur une proposition que j'avais faite la semaine dernière : il me semble indispensable, après vous avoir entendue, comme après l'intervention de MM. Chavagneux, Peillon et Prats la semaine dernière, que nous procédions à des auditions contradictoires qui permettraient de confronter vos points de vue, madame, ceux des personnes précitées et ceux des responsables des banques, de la douane et des services fiscaux.

Nous pourrions alors nous faire une opinion parfaitement objective.

Mme Claude Dumont-Beghi. - En effet, le débat contradictoire est essentiel pour avancer et structurer des solutions.

Vous avez une bonne administration et de bons services fiscaux. Il faut simplement leur permettre de faire leur travail. La notion d'indépendance me semble essentielle. Je ne développerai pas plus longuement ce point, mais il me semble que chaque corps doit être indépendant.

Vous avez aussi des juges remarquables. Malheureusement, la justice est exsangue, ruinée. Il n'y a plus de papier pour imprimer les jugements, les greffières sont épuisées et les magistrats font ce qu'ils peuvent. Si vous voulez rétablir l'ordre, vous avez besoin de l'institution judiciaire.

Tout à l'heure, j'expliquais la différence entre la fraude fiscale et l'évasion - ou optimisation - fiscale. Partout où il n'y a pas de lois, l'optimisation a une autoroute devant elle. Nous devons donc structurer des lois. Nous devons déjà réfléchir empiriquement à la manière dont les trusts doivent être organisés.

Il me semble également que nous devrions harmoniser et simplifier les lois, car nous ne pouvons nous contenter d'empiler les règles les unes sur les autres.

Le point fondamental pour un avocat, c'est l'application concrète des textes. Lorsque l'on voit la réalité de la prétendue assistance administrative entre les États d'Europe, comme je vous le disais tout à l'heure, il me semble que l'on se moque du monde, car c'est l'administration du pays concerné - Luxembourg, Belgique ou Suisse - qui décide si, oui ou non, les questions posées sont pertinentes.

Je pense qu'il faut créer un parquet européen et harmoniser les législations. De nombreuses personnes remarquables partagent la même démarche éthique au sein de l'Union européenne. C'est en effet un problème qui concerne tout le monde, un véritable choix de société. Il existe déjà un organisme strictement administratif, l'Office européen de lutte anti-fraude, l'OLAF. Mais il faudrait lui donner un pouvoir juridictionnel. Quoi qu'il en soit, sans l'Europe, nous n'existerons pas. Ce continent est à construire, et il doit être érigé sur des fondements que nous partageons tous.

Il faut également imposer des critères comme la loyauté. La loyauté des affaires me semble le pendant indispensable du secret des affaires. Il doit y avoir une réciprocité entre ces notions. On ne devrait pas pouvoir utiliser le secret pour détourner de l'argent. Il faut poser des garde-fous, des critères simples et pragmatiques.

Mais, encore une fois, nous avons des juges compétents, une administration fiscale compétente, des officiers de police judiciaire compétents. Toutes ces personnes attendent de travailler ensemble, en bonne intelligence, car rien ne sera possible sans une collaboration effective entre ces institutions.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Madame, j'imagine que, dans le marché de l'art, comme dans beaucoup d'autres, il existe deux marchés parallèles : un marché organisé et un autre marché, que l'on appelle parfois over the counter ou OTC. Pouvez-vous me le confirmer ? Les obligations des intervenants et notamment des intermédiaires vous paraissent-elles suffisantes pour que le risque de fraude ou de recel de fraude soit éliminé ? Faut-il distinguer entre les professionnels d'un côté et les amateurs de l'autre ?

Mme Claude Dumont-Beghi. - Votre question est difficile. Les amateurs font très rapidement appel à des professionnels dans un but de rentabilité. Mais il faut bien comprendre que les engagements figurant dans les codes de bonne conduite ne sont souvent que des mensonges.

J'ai pu m'en rendre compte concrètement lorsque j'ai assisté, aux Bahamas, à plusieurs audiences de plaidoirie sur d'autres affaires de trusts - n'oublions pas que l'évasion et la fraude à travers ce genre de montages constituent le fonds de commerce des paradis fiscaux. Lorsque vous confiez un bien à un trustee, à moins de vous appeler Wildenstein et de faire régner l'ordre au sein de votre dynastie, vous courrez également le risque d'un défaut de loyauté ou d'impartialité du trustee, qui peut très bien favoriser un bénéficiaire au détriment d'un autre et faire de la rétention.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Dans le prolongement, pensez-vous que le système de suivi de ces affaires soit satisfaisant ?

Quelles sont précisément les administrations concernées par ce sujet et comment agissent-elles concrètement ?

Mme Claude Dumont-Beghi. - Vous avez bien sûr Bercy, qui est directement intéressée, mais aussi le juge pénal.

Il me semble que la plainte que j'ai déposée contre le trustee établi à Guernesey était la première du genre en France. N'oublions pas en effet que le juge dispose de l'universalité du droit de punir. Pour la première fois, j'ai fait déplacer en France un problème de trust. Les trustees veulent bien évidemment pouvoir régler leurs problèmes de trusts chez eux, alors que notre intérêt est au contraire de les attirer sur notre terrain. Dans l'affaire Wildenstein, les trustees ont été déloyaux, ils ont menti à la Cour et dissimulé des pièces, sans parler de la fraude au jugement. Ils auraient bien sûr préféré que le juge français ne s'intéresse pas à leurs affaires, comme ils l'ont précisé dans l'attestation qu'ils ont communiquée.

Toutefois, à un moment donné, en dépit de l'imbrication des normes, lorsque la loi française est impérative, elle doit être respectée, même par des trustees établis à Guernesey. Nous devons donc réfléchir concrètement à l'organisation et à la simplification des voies d'accès au droit. Nous devons nous appuyer sur l'administration fiscale et les juges d'instruction, mais aussi sur les juges civils et les gens de bonne volonté dans le secteur privé.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Les professionnels du marché de l'art sont-ils assujettis à l'obligation de signalement à TRACFIN dans leurs transactions ?

Mme Claude Dumont-Beghi. - Non, ils ne le font pas.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Mais ont-ils en principe l'obligation de le faire ?

Mme Claude Dumont-Beghi. - Je ne sais pas exactement quelles sont leurs obligations. Je ne peux pas vous répondre précisément.

Mais je crois que tout est à organiser dans le marché de l'art. Ainsi, dans l'affaire Wildenstein, tous les meubles qui se trouvaient dans l'hôtel particulier de Daniel Wildenstein rue La Boétie ont été vendus par Christie's à Londres, alors qu'ils étaient en indivision. Le marchand s'est donc satisfait des déclarations de propriété des Wildenstein, alors que, à l'issue de la procédure, les propriétaires de plusieurs lots n'avaient toujours pas été identifiés. Certains lots n'ont pas été vendus et l'on ne sait pas où ils se trouvent.

Il serait donc de l'intérêt de tous que cette grande nébuleuse du marché de l'art soit mieux organisée.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Il n'existe donc aucun organisme à l'échelle internationale qui répertorie les biens spoliés et leurs propriétaires initiaux ?

Mme Claude Dumont-Beghi. - Si, il existe une liste des biens spoliés. Il y a aussi une obligation de déclaration aux douanes. Tout à l'heure, j'ai d'ailleurs omis de préciser que le travail de lutte contre la fraude devait également s'accomplir avec les douanes. Les douanes délivrent des autorisations de sortie du territoire, comme ce fut par exemple le cas dans l'affaire Christie's. Une véritable coordination doit donc s'établir entre les différents « marchands » et les douanes. Il n'y a rien de plus facile que de faire disparaître ou réapparaître un tableau au gré des besoins et des circonstances...

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Le Conseil des ventes volontaires vient de publier, en février dernier, un code de déontologie sur les ventes aux enchères. Quelle est votre opinion sur ce code ?

Mme Claude Dumont-Beghi. - C'est un premier pas. Tout ce qui va dans le sens de la déontologie me semble positif.

Les marchands comme Christie's ou Sotheby's sont des gens sérieux. Simplement, il y a des circonstances où l'on se contente de déclarations, où la réelle propriété d'un bien n'a pas été contrôlée, où l'on n'a pas vérifié s'il était en indivision. Les problèmes de succession ne sont pas toujours simples à gérer.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - À partir du moment où des biens sont vendus dans une vente aux enchères sur simple déclaration, sans garantie de propriété, ne peut-on pas considérer que le vendeur est responsable ? Ne faudrait-il pas le sanctionner d'une manière ou d'une autre ?

Mme Claude Dumont-Beghi. - Il y a beaucoup de jurisprudence sur le sujet. Le vendeur va mener toutes les investigations possibles et faire ensuite signer un contrat. C'est ainsi que les choses se sont passées dans l'affaire Wildenstein. Les marchands sont plutôt des gens « sérieux », mais il y a aussi des amitiés, madame. Wildenstein, c'est un nom qui ouvre toutes les portes, une signature. N'oubliez pas qu'ils ont le quasi-monopole du marché de l'art. Qui prendrait le risque de s'attaquer à eux ?

Ce n'est pas un jugement de valeur, mais je crois qu'il y a vraiment un problème d'organisation. Il y a des circonstances où des personnes de bonne foi respectent les règles. Il y a au contraire des circonstances où des personnes de plus ou moins bonne foi font autrement.

M. Philippe Dominati, président. - Il me reste à vous remercier, madame. Nous allons recevoir dans quelques instants Mme Moracchini, sous-directrice déléguée aux missions judiciaires de la douane. Nous allons presque pouvoir mener, par audition interposée, un débat contradictoire, mes chers collègues !

Audition de Mme Solange Moracchini, magistrate, sous-directrice déléguée aux missions judiciaires de la douane, chef du Service national de douane judiciaire

La commission procède enfin à l'audition de Mme Solange Moracchini, magistrate, sous-directrice déléguée aux missions judiciaires de la douane, chef du Service national de douane judiciaire.

M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Nous accueillons Mme Solange Moracchini, magistrate, sous-directrice déléguée aux missions judiciaires de la douane, chef du Service national de douane judiciaire.

Je vous rappelle, madame, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vais vous demander de prêter serment, de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

Mme Solange Moracchini, magistrate, sous-directrice déléguée aux missions judiciaires de la douane, chef du Service national de douane judiciaire. - Je le jure.

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie.

Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire puis de répondre aux questions du rapporteur, M. Éric Bocquet, et des membres de la commission. Vous avez la parole.

Mme Solange Moracchini. - Monsieur le président, afin de répondre aux questions qui m'ont été communiquées, je vais vous expliquer les missions et l'action du Service national de douane judiciaire, le SNDJ.

Lorsque l'on évoque ce service, on a le sentiment que coexistent deux concepts incompatibles, à savoir celui de douane et celui du judiciaire.

Il est communément admis que les douaniers opèrent dans le cadre du code des douanes, lequel précise leurs missions, telles les visites de domiciles, les saisies, les contrôles, les retenues douanières. La douane peut engager des poursuites, à procéder par voie de transaction, etc.

Le qualificatif « judiciaire » est lié à deux notions : celle des services d'enquête que sont la gendarmerie, la police et celle du service judiciaire, constitué par les magistrats.

Dès que l'on indique sa qualité de chef d'un service de douane judiciaire et, de surcroît, de magistrat, on s'en rend bien compte, on est considéré comme un objet juridique non identifié, très difficile à comprendre. Relève-t-on du cadre administratif, judiciaire ? Comment se positionne-t-on ?

À l'origine, le Service national de douane judiciaire est né d'une réflexion engagée par la douane auprès de la magistrature. Bien que le code des douanes lui permette la mise en évidence d'infractions souvent techniques, la douane n'avait que deux possibilités. Elle pouvait saisir le parquet par acte introductif d'instance fiscale, ou au titre de l'article 40 du code de procédure pénale afin de pouvoir enquêter sur des actes qu'elle considérait constitutifs d'infractions. Elle pouvait aussi poursuivre elle-même devant les juridictions.

Dans les années quatre-vingt-dix, la douane avait demandé l'autorisation au ministère de la justice de disposer d'un corps d'enquêteurs qui pourrait oeuvrer en application du code de procédure pénale, c'est-à-dire dans un registre judiciaire. La magistrature avait reconnu la technicité des contentieux de la douane, les limites de l'enquête administrative et la nécessité d'un relais spécialisé dans l'enquête judiciaire. Cependant, elle estimait obligatoire un rempart garantissant que l'administration douanière ne puisse pas utiliser les pouvoirs du code des douanes et ceux du code de procédure pénale.

Une question a ensuite été posée. Si un « service d'enquête » composé de douaniers et qui peut exercer des missions de police judiciaire est créé, ne va-t-il pas entrer en concurrence avec les seuls services de l'État qui ont vocation à effectuer des enquêtes judiciaires, autrement dit les services de police et de gendarmerie ?

Puis une autre interrogation a surgi : créer un tel service, pourquoi pas ? Mais quelles en seront les limites et les marges de manoeuvre ?

Une évidence s'est imposée à l'issue de ces réflexions : pour l'efficacité de la procédure pénale, autrement dit pour une bonne compréhension d'affaires techniques douanières, pour une enquête et un jugement efficaces, il a semblé opportun d'accorder à des douaniers la possibilité de disposer de pouvoirs d'officier de police judiciaire, mais dans un cadre très particulier.

C'est la loi du 23 juin 1999 renforçant l'efficacité de la procédure pénale qui prévoit l'existence de la douane judiciaire. Pendant quelques années va exister un système quelque peu ambigu. Aux termes de la loi précitée, quelqu'un doit garantir la démarcation entre l'action administrative de la douane et l'action judiciaire. Dès l'origine, ce rôle a été dévolu à un magistrat. Celui-ci intervenait dès le départ et désignait les douaniers autorisés à bénéficier des mêmes pouvoirs que des policiers ou des gendarmes.

C'est l'arrêté du 5 décembre 2002 qui porte création du Service national de douane judiciaire et entérine cette volonté de démarquer les deux actions.

La dénomination retenue comporte la notion de « service national ». Cela signifie que ce service a compétence sur tout le territoire national. Son siège se situe à Vincennes. Il existe des unités locales et des annexes établies à Metz, Lille, Lyon, Dijon, Marseille, Toulouse, Perpignan, Bordeaux, Nantes ; une autre annexe sera bientôt installée à Nice. Ces dernières sont composées d'officiers de douane judiciaire dont la compétence est nationale. Leur implantation en différents points de l'Hexagone a pour objet de placer des agents, lesquels relèvent de mon autorité administrative, au plus près de la délinquance et des autorités judiciaires.

Les officiers de douane judiciaire sont des agents des douanes, et j'insiste sur ce point. Au cours de notre travail, nous avons des réflexes en matière de constatation et d'enquête directement liés à l'action de la douane, à savoir la police des marchandises et des capitaux.

S'ils souhaitent entrer au Service national de douane judiciaire, les agents des douanes doivent avoir au moins deux années d'ancienneté soit dans les opérations commerciales, soit dans la surveillance, c'est-à-dire la lutte contre la fraude. Ils se portent alors candidats à la formation d'officier de douane judiciaire afin d'obtenir l'habilitation judiciaire, si toutefois le Service national de douane judiciaire recrute. Ils sont ensuite formés pendant un an à la procédure pénale, aux relations avec la magistrature et, surtout, aux points de connexion entre les délinquances dites « économique », « financière » et « douanière » et la délinquance de droit commun.

À l'issue de cette formation, les agents passent un examen. S'ils sont reçus, ils obtiennent l'habilitation judiciaire du procureur général de Paris car leur compétence est nationale.

En 2006, les effectifs du SNDJ s'élevaient à 200 ; aujourd'hui, ils s'établissent à 232. Comme vous pouvez le constater, mesdames, messieurs les sénateurs, ils enregistrent une légère augmentation. Ce fait est assez rare pour être souligné.

Le directeur général des douanes vient d'autoriser la création, à partir du 1er septembre prochain, d'une annexe de la douane judiciaire à Nice ainsi que la nomination de deux analystes au sein du service afin d'analyser les enquêtes menées et les conséquences qui peuvent en être tirées par rapport à l'étude globale de la fraude.

L'analyse globale de la fraude n'est pas paradoxale, alors que le Service national de douane judiciaire a une compétence d'attribution. Il s'agit précisément de situer les infractions dans un contexte plus général de délinquance.

Les lois successives ont augmenté le nombre des contentieux attribués au SNDJ. A ce jour, celui-ci est compétent en matière d'infractions prévues par le code des douanes, quelles qu'elles soient, dès lors qu'elles sont passibles de sanction pénale, d'infractions relatives aux contributions indirectes, dans le domaine des escroqueries à la TVA, de la protection des intérêts financiers de l'Union européenne, des infractions à la législation sur les armes, des vols de biens culturels, du blanchiment, des infractions prévues aux articles L. 716-9 à L. 716-11 du code de la propriété industrielle, des jeux en ligne. Il est également compétent pour toutes les infractions connexes aux délits principaux que je viens de citer, et j'insiste sur ce point.

Par exemple, si le parquet ne peut pas me saisir d'un abus de bien social, il peut le faire d'un blanchiment d'abus de bien social. Vous pouvez constater, mesdames, messieurs les sénateurs, la difficulté de l'exercice !

Je vais vous donner un autre exemple. Je ne suis pas compétente en matière de faux en écriture privée. Mais si une facture présumée fausse laisse soupçonner une escroquerie à la TVA, je deviens compétente si un magistrat me saisit de cette infraction.

En matière d'infractions à la législation sur les stupéfiants - le trafic, la non-justification de ressources ou le blanchiment lié au trafic -, il existe une particularité. En effet, lors de la création du SNDJ il a été décidé de ne pas disperser les actions de l'État en l'espèce. Des services de police, de gendarmerie, des offices sont d'ores et déjà compétents dans ce domaine. Le Service national de douane judiciaire est compétent à la condition qu'il soit saisi en même temps qu'un service de police ou de gendarmerie, autrement dit dans le cadre de ce que l'on appelle « les unités temporaires d'enquête ». À l'échelon de la douane, la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières procède régulièrement à des saisies de stupéfiants. Créer un autre service aurait été très certainement redondant.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je veux maintenant attirer votre attention sur deux infractions distinctes des infractions au code des douanes et que nous rencontrons quotidiennement.

La première d'entre elles est constituée par le délit de blanchiment, c'est-à-dire la conversion de produits provenant d'un délit ou d'un crime.

En l'espèce, à l'exception du blanchiment de stupéfiants, dont j'ai expliqué le régime particulier, le SNDJ est compétent pour toutes infractions connexes au délit de blanchiment. Les enquêtes menées ont d'ailleurs établi qu'une opération de blanchiment pouvait être liée à plusieurs infractions différentes. Parfois, nous sommes amenés à indiquer au parquet ou au juge d'instruction qui nous saisit de faits de blanchiment que l'argent réinvesti provient, pour partie, du trafic de stupéfiants, d'escroqueries au CO2, de contrefaçons, de vols de biens culturels. Du fait du mélange des délinquances, nous pouvons relever la multiplicité des flux potentiels.

La seconde infraction sur laquelle je veux insister est l'escroquerie à la TVA. En réalité, il s'agit d'une escroquerie de droit commun. Le recours à cette fin à de faux noms, à de fausses qualités, à des manoeuvres frauduleuses est puni, s'il est commis en bande organisée, de dix années d'emprisonnement et de 1 million d'euros d'amende. Force est pour nous de constater l'existence d'une véritable criminalité organisée en la matière qui permet à ses auteurs de voler l'État et de blanchir des fonds provenant de faits délictueux antérieurs ou d'autres escroqueries à la TVA.

Les conditions de la création de la Douane judiciaire indiquent clairement qu'il ne s'agit pas d'un service d'enquête supplémentaire, pouvant être en concurrence avec un service de police ou de gendarmerie. Ainsi, elle ne peut pas s'autosaisir, autrement dit, elle ne peut réaliser d'elle-même aucune enquête préliminaire ou aucune constatation flagrante. Elle doit être saisie par un magistrat : un procureur de la République, dans le cadre d'enquêtes préliminaires ou de flagrants délits, ou un juge d'instruction, dans le cadre de commissions rogatoires. Cette absence d'autosaisine implique nécessairement soit qu'une autre autorité intervienne préalablement (police, gendarmerie, signalement de l'administration), soit qu'un fait soit porté à la connaissance du magistrat.

Dans le domaine du contentieux douanier, le premier élément peut être constitué par une constatation de la douane ou par le recours à l'article 40 du code de procédure pénale par la douane à propos de tel ou tel type d'infraction douanière. Quand il s'agit de faits de blanchiment, nous sommes très souvent saisis par la cellule TRACFIN ou par les services fiscaux, par le biais de l'article 40 pour l'escroquerie à la TVA. C'est à la réception des pièces produites par des services autres que le SNDJ que le magistrat se demandera si les éléments en cause sont de la compétence du Service national de douane judiciaire, autrement dit s'ils relèvent de notre Bible que constitue l'article 28-1 du code de procédure pénale.

On comprend alors mieux la raison pour laquelle un magistrat est à la tête de ce service. Lors de la création du SNDJ, celui-ci devait garantir que des douaniers ne faisaient pas pour une même enquête des actes dans un cadre à la fois administratif et judiciaire. Dans ce dernier cas de figure, il s'agit du cadre des flagrants délits, des enquêtes préliminaires ou des commissions rogatoires. Les attributions de ce magistrat sont fixées par un décret pris en Conseil d'État qui vise trois points.

Ce texte tend d'abord à donner aux agents des douanes des éléments d'information sur le sens de leurs missions et sur l'exécution de leurs tâches. Quand une enquête lui est confiée, l'agent doit, à partir de documents, établir l'infraction et identifier les auteurs, les filières, selon les règles d'enquête du code de procédure pénale.

Par ailleurs, toujours aux termes de ce même texte, le magistrat « fait des propositions à l'autorité judiciaire sur les types de missions de police judiciaire qui pourraient être confiées aux agents des douanes. » À l'origine, cette mention était justifiée par le fait que les magistrats traitaient d'affaires nécessairement complexes qui relevaient du contentieux douanier. Il appartenait aux magistrats délégués aux missions judiciaires de la douane de se rapprocher des parquets et de leur faire connaître que dans ce type de contentieux le Service national de douane judiciaire pouvait intervenir.

Enfin, le chef du SNDJ s'assure de la transmission des procès-verbaux à l'autorité judiciaire qui l'a saisi.

J'ai pris la tête de ce service au mois de mai 2010. Je suis un vieux magistrat du parquet, puisque j'ai exercé à Digne, Marseille, Créteil et Bobigny, et mon expérience me fait entrevoir une mission beaucoup plus novatrice eu égard aux devoirs - et je pèse ce mot - que nous avons par rapport à l'autorité judiciaire. Lorsque nous discutons avec des magistrats du parquet ou des juges d'instruction, nous constatons très souvent qu'ils méconnaissent fréquemment l'impact des fraudes douanières ou financières dans leurs diagnostics locaux de délinquance.

Pour ce qui nous concerne, si nous mettons en évidence une fraude douanière à la suite d'une constatation douanière, et celle-ci peut être effectuée dans un lieu qui n'a guère de lien avec la destination de l'infraction, si je puis dire. À titre d'exemple, j'ai travaillé pendant quelque temps sur commission rogatoire d'un juge d'instruction de Cambrai à la suite d'une constatation effectuée par une brigade du nord de la France. Les personnes qui transportaient la marchandise pratiquaient le même style de violence que les délinquants utilisant la technique du go fast en matière de stupéfiants. Or elles ne faisaient que transiter par Cambrai ; en réalité, elles se rendaient notamment dans une zone particulière de l'Île-de-France.

Le devoir de la douane judiciaire, c'est de se rapprocher de ces parquets.

Les parquets ont affaire à des gens qui, un jour, sont interpellés avec des stupéfiants, le lendemain, avec des objets contrefaits ou avec des cigarettes ; de l'argent est trouvé sur ces personnes ou dans les véhicules qu'elles conduisent, et lors des perquisitions qui sont effectuées. Nous devons dire aux parquets qu'une partie du patrimoine de ces personnes - sa dissimulation ou son acquisition - trouve sa source non seulement dans une délinquance locale qui a pu être identifiée par les plaintes, les arrestations effectuées par les services de police ou de gendarmerie, mais encore dans autre chose. Je le répète, le devoir de la douane judiciaire est de participer aux diagnostics locaux de la délinquance de façon à mettre les parquets plus en mesure de la traiter.

Je citerai un second exemple qui me paraît également très significatif.

M'entretenant avec un procureur sur certains faits de délinquance qui s'étaient produits dans son ressort, je lui disais que je voyais fortement s'amplifier les escroqueries à la TVA, les fraudes à la marge en matière de véhicules automobiles. Il m'a alors déclaré qu'à la première affaire qui lui paraîtrait significative à cet égard il saisirait mon service.

Nous avons donc été saisis sur un flagrant délit assez surprenant de séquestration et de blanchiment. Les faits de séquestration et de blanchiment avaient été dénoncés par des personnes qui avaient été obligées d'ouvrir des comptes bancaires pour des opérations de blanchiment. Voulant y mettre un terme, elles avaient déposé plainte à la police. Quelque temps après, ces personnes avaient été enlevées.

Il y avait donc deux enquêtes, la première étant la séquestration, sur laquelle, bien évidemment, la douane judiciaire n'a pas vocation à intervenir. En revanche, le magistrat du parquet nous a demandé de rechercher les conditions des ouvertures de comptes, les flux financiers pouvant y apparaître et les motifs, en quelque sorte, de ces séquestrations.

Nous avons alors fait trois constatations.

Tout d'abord, ces personnes appartenaient à une vaste entreprise de travail dissimulé, d'aide au séjour irrégulier et de blanchiment d'argent.

Par ailleurs, cette même organisation faisait également des fraudes à la douane dans l'importation de véhicules par de fausses déclarations d'exportation.

Enfin, nous avons constaté que ces personnes se livraient à une activité d'achat et de revente en gros de cartes téléphoniques prépayées, ce qui avait pour intérêt de rompre la chaîne de la TVA. Surtout, ces cartes téléphoniques qui étaient vendues dans le département et dans plusieurs autres zones géographiques étaient cédées à la criminalité organisée. Comme ces cartes prépayées avaient pour vocation d'être elles-mêmes transmises à une plateforme située en Angleterre, mettre en place des écoutes téléphoniques relevait d'une mission, si ce n'est impossible, du moins très difficile. C'est donc dans un diagnostic local de délinquance que l'apport de notre savoir-faire, notre identification d'autres fraudes, a permis une autre approche de cette délinquance.

La présence d'un magistrat à la tête du SNDJ permet aussi d'intégrer un élément auquel je tiens : la mise en évidence d'infractions à la loi pénale doit s'inscrire dans le traitement en temps réel des parquets de manière qu'une sanction pénale intervienne. On ne doit pas avoir toujours le sentiment que, sur certains faits, en matière d'infraction connotée, fiscale ou douanière, la première réponse est immédiatement la transaction. L'idée est que, pour certaines infractions, qui sont suffisamment significatives et qui méritent une sanction pénale, nous pouvons totalement nous inscrire dans le traitement en temps réel des parquets. Nous le faisons sans aucune difficulté parce que les parquets ont compris que, à tel type d'action, à tel type de fraude, il fallait apporter une réponse pénale.

Notre activité, comme vous l'avez bien compris à travers mon propos, s'inscrit dans un cadre très clair : la douane, c'est un savoir-faire en matière de police des marchandises et des capitaux. Toute marchandise a nécessairement un statut dans sa circulation, des droits à payer, et une origine. Dès lors que sont constatées des irrégularités dans la circulation des marchandises ou des capitaux, il y a inévitablement une organisation de fraude, de surcroît internationale.

Cette évidence que pose souvent, si ce n'est tout le temps, la douane que toute infraction est nécessairement internationale conduit les officiers de douane judiciaire à avoir également un premier réflexe « international ». Nous essayons d'identifier le partenaire qui va nous aider à mener des enquêtes et, grâce aux relais qu'a la douane au niveau international, nous allons identifier les structures de fraude.

Nos enquêtes s'inscrivent dans deux axes qui sont toujours les mêmes.

Le premier consiste à faire l'inventaire des lieux en France : quelles sont les connexions en termes de réception des marchandises, de création des sociétés, d'apport des fonds ? 

Le second axe consiste à déterminer quels sont les relais - sociétés, banques - en place à l'étranger et quels sont les moyens utilisés, soit pour masquer la fraude, soit pour faciliter la circulation des capitaux.

Notre action repose directement, dès l'origine, sur le caractère international des faits sur lesquels nous enquêtons. C'est ce qui explique que nous disposions, à la douane judiciaire, au-delà du réseau douanier traditionnel - les attachés douaniers, l'assistance administrative -, de tous les circuits de l'international, notamment Europol, Eurojust et la création des équipes communes d'enquête.

Europol est un service que nous sollicitons constamment. Nous lui avons demandé, en matière d'escroquerie à la TVA, de créer un fichier dédié à la fraude à la TVA sur le marché carbone, de façon que, s'agissant d'une escroquerie européenne, tous les États membres d'Europol participant à la lutte contre cette fraude trouvent en ce lieu unique d'échanges des éléments qui permettent d'établir des connexions entre tel et tel type d'action.

Je précise aussi que le Service national de douane judiciaire fait actuellement partie de quatre équipes communes d'enquête.

M. Philippe Dominati, président. - Madame, je vous propose maintenant de compléter votre exposé par le biais des questions qui vont vous être posées.

Mme Solange Moracchini. - Comme vous le voulez.

M. Philippe Dominati, président. - Monsieur le rapporteur, vous avez la parole.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Madame Moracchini, je vous remercie de vos propos liminaires qui nous éclairent sur le fonctionnement de votre service et sur le travail qu'il effectue.

Première question : vous avez indiqué que l'effectif du SNDJ avait été augmenté, ce qui, effectivement, mérite d'être souligné ; est-ce à dire que le volume d'affaires que vous traitez a, lui aussi, augmenté ces dernières années, et, si oui, lesquelles et pour quelles raisons ?

Mme Solange Moracchini. - Le volume des saisines du SNDJ a en effet augmenté, pour deux raisons.

Premièrement, la manière dont nous avons mené les affaires a montré la nécessité de poursuivre l'action de la douane en matière de lutte contre la fraude.

Deuxièmement, ce volume a aussi augmenté en raison des saisines non douanières dont le service s'est vu confier la responsabilité par les magistrats.

Je précise qu'à l'heure actuelle 60 % à 65 % des saisines sont d'origine douanière ; toutes les autres, d'origine non douanière, résultent des signalements de TRACFIN, des transmissions au titre de l'article 40 du code de procédure pénale par les administrations, ou sont même la suite de premières enquêtes traitées par les services de police.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - L'objet de cette commission étant l'évasion fiscale, pouvez-vous nous préciser la part du travail que vous consacrez à ce sujet précis dans votre activité globale ? Les pourcentages que vous citiez à l'instant correspondent-ils à cela ?

Mme Solange Moracchini. - Cela dépend de la définition que vous donnez à l'évasion fiscale ; comme je vous l'ai dit, mon service est saisi de blanchiment et d'escroquerie à la TVA. C'est le seul mode de saisine pour lequel il est compétent en matière judiciaire.

L'escroquerie à la TVA constitue près de la moitié des affaires non douanières, encore que, dans certaines affaires intitulées « blanchiments sur des signalements TRACFIN », on peut partir sur des blanchiments de contrefaçons, d'abus de bien social et autres, et tomber à la marge sur des blanchiments d'escroquerie à la TVA.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Dans le rapport que la Cour des comptes a remis à l'Assemblée nationale il y a quelque temps au sujet de la TVA, votre service n'est pas mentionné parmi ceux qui ont été auditionnés. Comment l'expliquez-vous ?

Mme Solange Moracchini. - Le Service national de douane judiciaire a été saisi de toutes les enquêtes judiciaires, ce qui explique peut-être que la Cour des comptes ne le mentionne pas comme étant le service ayant procédé à des investigations sous l'autorité des juges d'instruction et des parquets. Je pense que l'explication est là. Moi, je n'ai pas compétence pour gérer la TVA, j'ai compétence pour enquêter sur des faits susceptibles d'être qualifiés d'escroquerie en bande organisée.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Lors des auditions de notre commission, a souvent été évoqué le système dit du carrousel, que vous devez connaître, notamment par rapport à la TVA. Quel a été votre rôle dans l'affaire BlueNext, qui a été citée à plusieurs reprises ?

Mme Solange Moracchini. - Je n'ai eu aucun rôle dans l'affaire BlueNext. J'ai été saisie, à la suite des signalements TRACFIN, pour enquêter sur des faits de blanchiment parce que, à l'époque, à l'issue des déclarations de soupçons ou autres qui avaient été faites, TRACFIN a déposé auprès du parquet de Paris un rapport qui concluait à la nécessité de mener une enquête. J'ai été saisie de l'une des premières enquêtes sur ce qui se révélera être les carrousels de TVA.

BlueNext avait constaté certains faits dans le cadre d'un marché conçu dans des conditions qui comportaient d'ores et déjà, au regard de la réglementation européenne, des failles que je considère comme très lourdes. C'est à ce titre que BlueNext a été, comme d'autres, entendu.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Madame, peut-être pourrez-vous, afin de compléter votre exposé, répondre par écrit à un certain nombre d'autres questions.

Mme Solange Moracchini. - Je ferai ce que vous souhaitez.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Yannick Vaugrenard

M. Yannick Vaugrenard. - L'effectif du SNDJ, qui est passé de 200 à 232 agents de 2006 à 2011, est-il selon vous suffisant par rapport à la masse de travail qu'il doit fournir ?

Par ailleurs, avez-vous connaissance des montants fiscaux que le travail de vos services a permis de récupérer ?

Mme Solange Moracchini. - Vous n'entendrez jamais un service d'enquête dire qu'il a suffisamment de moyens. Si des agents supplémentaires venaient renforcer mon service, j'en serais ravie !

Plus sérieusement, je souligne qu'un service comme le mien a de plus en plus besoin de spécialistes pour la recherche de la preuve informatique. Cela implique, dans l'organisation de services spécialisés et thématiques, de disposer de personnels très compétents dans la détection et la description des fraudes. Ces services techniques doivent pouvoir immédiatement détecter des éléments dissimulés dans un ordinateur, et, si quelque chose est détecté est à l'étranger, se mettre aussitôt en situation d'intervenir.

Ce que vous appelez « l'économie informatique » dans une des questions que vous m'avez adressées est un vrai sujet d'inquiétude. On parle du « nuage informatique » ; la question que je me pose, quand je m'apprête à procéder à une perquisition, c'est de savoir où est ce nuage, puisque, par définition, je sais qu'il n'est pas en France.

On nous dit que c'est dans le nuage informatique que réside probablement une des clés de l'essor des fraudes. Donc, on se retrouve, aujourd'hui, dans une logique qui est toujours la même, qui consiste à se demander comment, dans un système informatique de plus en plus sophistiqué, de plus en plus performant, on peut toujours se réserver ce que j'appelle « l'analyse de la fraude », à quel moment celle-ci peut intervenir et quels sont les moyens susceptibles d'être mis en place.

C'est là un vrai problème, comme on s'en rend compte lorsqu'on est confronté à des opérations d'ordre de virement, d'achat et de vente sur des produits qui, quelquefois, n'ont même pas d'existence réelle, comme les quotas carbone, à propos desquels un fraudeur disait d'ailleurs : « Au moins, je suis sûr qu'on ne me les volera pas ! ».

C'est clair et net, face à ce type d'activité délictuelle, la question à se poser, pour l'avenir, est celle de la preuve de la fraude, à la fois en termes d'analyse qui peut en être faite et en termes d'outils dont il faut se doter.

Pour répondre précisément à votre question, j'ajoute qu'il est nécessaire qu'un service comme le mien se dote de tels spécialistes, comme il s'est doté des deux analystes dont j'ai précédemment parlé. Nous nous sommes dit qu'en l'état des fraudes que nous constations, fraudes informatiques, organisées, notre service devait, par une analyse interne de ces données, s'efforcer d'être proactif : comment, nous qui sommes un service jeune et relativement restreint, pouvons-nous nous placer en situation de déterminer si d'autres fraudes sont possibles, et où et comment celles-ci vont se manifester ?

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Jacques Chiron.

M. Jacques Chiron. - Certains pays européens sont-ils allés plus loin dans l'analyse de la fraude par internet ? La France a-t-elle de l'avance ? J'ai entendu dire que d'autres pays, notamment la Belgique, avaient réagi beaucoup plus vite que nous sur les quotas carbone grâce à la prise en compte de certains outils.

Mme Solange Moracchini. - Les Belges ont un outil qui est plus ancien, qui permet de détecter les risques possibles de fraude à la TVA au niveau de l'activité des sociétés et, en même temps, de mettre immédiatement en évidence de la veille et de l'activité réactive. Le système belge pourrait probablement constituer pour la France une base de réflexion.

Dès lors qu'est posée l'évidence qu'il y aura des fraudes à la TVA, qu'il existe des structures professionnelles, une délinquance organisée, qui ne fait pratiquement que cela, et qui a une faculté d'adaptation, un savoir-faire avéré, il faut se doter des outils pour déterminer ce que ces structures sont en situation de faire ou pourquoi elles vont le faire. Ces outils peuvent intervenir au niveau de l'inscription au registre du commerce : qui s'inscrit ? Quelle est la réalité de telle société ? Est-il normal qu'une société qui a une activité européenne ait, par exemple, des comptes à Hong Kong, au Monténégro ou à Chypre ? Cela doit faire partie des choses qui interpellent. Telle société qui est créée, qui a un compte bancaire ou un gérant de paille, a-t-elle une existence réelle ou n'est-ce pas d'ores et déjà la société-taxi qui est nécessaire en matière d'escroquerie à la TVA, par exemple ?

Dans les procédures que nous menons les uns et les autres, nous devons nous demander si, pour chaque possibilité de marché avec une TVA qui est susceptible d'être payée, il n'y a pas nécessairement une organisation de fraude qui, elle, n'est plus en veille, mais est déjà en activité.

En France, à l'occasion des escroqueries à la taxe carbone, on a identifié des associations criminelles qui ont été extrêmement réactives sur une réglementation, qui en ont trouvé les failles très vite, qui ont agi aussitôt. Ces mêmes organisations criminelles trouveront nécessairement, à la moindre opportunité, le moyen de recréer un système de fraude à la TVA.

Là où cela devient un peu plus complexe, comme je le disais en préambule, c'est que l'escroquerie à la TVA peut apparaître aussi comme un moyen de blanchiment de fonds antérieurs, qui proviennent d'autres délits, des escroqueries à la TVA permettant ensuite de financer d'autres délits de droit commun.

M. Yannick Vaugrenard. - Je n'ai pas eu de réponse à la première question que j'avais posée, à savoir le montant que rapporte au budget de l'État le travail effectué par vos services.

Mme Solange Moracchini. - Chaque enquête menée en matière d'escroquerie à la TVA chiffre le préjudice de l'Etat.

Notre logique judiciaire est de mettre en évidence ce qui a échappé au budget de l'Etat notamment en matière d'escroquerie à la TVA.

Les peines sont prononcées par un tribunal correctionnel ; s'il estime l'infraction caractérisée, il peut ordonner la confiscation des avoirs (identifiés et saisis) et octroyer des dommages et intérêts à l'État s'il s'est constitué partie civile.

Le premier jugement rendu en matière d'escroquerie à la TVA Carbonne a ordonné la confiscation de ce que le SNDJ avait saisi puis a alloué 43 millions d'euros de dommages et intérêt à l'Etat qui s'était constitué partie civile.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Nous avons auditionné la semaine dernière M. Antoine Peillon, qui est l'auteur d'un ouvrage très documenté, dont vous avez sans doute entendu parler, au sujet de la banque suisse UBS. À quel titre avez-vous été amenée à intervenir sur ce dossier ?

Mme Solange Moracchini. - Mon service a été saisi par le parquet de Paris.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - M. Peillon faisait mention des états d'âme de certains agents de votre service qui se plaignaient de certaines lenteurs. Quel est votre sentiment sur ce sujet ?

Mme Solange Moracchini. - Je pense que M. Peillon n'a pas eu de contact avec des agents du Service national de douane judiciaire, que le contact qu'il a pu avoir avec mes agents est celui qu'il décrit dans son livre en disant que tel enquêteur n'a ni confirmé ni infirmé, qu'il a décidé qu'il était tenu par le secret de l'enquête, ce qui était sa déontologie.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - À quel titre avez-vous été saisie par le parquet sur cette affaire ?

Mme Solange Moracchini. - Nous avons été saisis à la suite d'une dénonciation qui a été faite au parquet de Paris.

M. Philippe Dominati, président. - Madame Moracchini, je vous remercie.