Mercredi 16 février 2011
- Présidence de M. Jean Arthuis, président -Mise en oeuvre de la taxe poids lourds - Table ronde
La commission procède tout d'abord à l'audition de MM. Daniel Bursaux, directeur général des infrastructures, des transports et de la mer, Jean-Paul Deneuville, délégué général de la Fédération nationale des transports routiers (FNTR), Alain Estiot, directeur général « qualité » du consortium Toll Collect, Henri Havard, inspecteur des finances chargé de la sous-direction des droits indirects à la direction générale des douanes et droits indirects, Rémi Mayet, chef d'unité adjoint « politique des transports terrestres » à la direction générale « Mobilité et transports » de la Commission européenne, et Antoine Seillan, chef du bureau des transports à la 4ème sous-direction de la direction du budget.
M. Jean Arthuis, président. - Je remercie nos invités qui ont bien voulu répondre au souhait de la commission des finances et de la commission de l'économie de les entendre sur un sujet qui va nous occuper dans les prochaines années, l'éco-redevance sur les poids lourds, ou « taxe poids lourds » (TPL), qui doit être mise en place courant 2012 ou début 2013. Elle requiert une longue préparation, compte tenu de son caractère très innovant tant sur le plan technique que juridique. Le cadre juridique a été posé au niveau communautaire par la directive « Eurovignette » du 17 juin 1999, dont une deuxième révision est en cours et donne lieu à d'âpres négociations, et en droit français, par le Grenelle de l'environnement et l'article 153 de la loi de finances pour 2009. Nous nous souvenons du large débat que l'examen de cet article avait suscité.
Des aménagements ont également été apportés par l'article 49 de la dernière loi de finances rectificative pour 2010. Ils tendaient en particulier à sécuriser la collecte de la taxe et à préciser les responsabilités du titulaire du partenariat public-privé, qui assumera de nombreuses fonctions pour la mise en place et la gestion de la taxe. L'idée d'organiser une « table ronde » est ainsi venue à l'occasion des débats en séance.
La TPL concernera les camions de plus de 3,5 tonnes et un réseau routier taxable d'environ 14 000 kilomètres, dont 10 000 kilomètres de routes nationales. Ses objectifs sont connus et je les rappelle sommairement :
- externaliser et réduire les impacts environnementaux du transport routier et favoriser le report modal sur le fret ferroviaire ;
- mieux faire payer les coûts d'investissement et d'exploitation du réseau routier par les poids-lourds, quelle que soit leur nationalité ;
- rationaliser à terme le transport routier sur les moyennes et courtes distances ;
- et dégager une ressource pérenne pour l'Agence de financement des infrastructures de transports de France (AFITF).
Une étape importante a été franchie mi-janvier dernier avec la sélection du titulaire du contrat de partenariat, d'une valeur de plus de deux milliards d'euros sur treize ans. Il s'agit du consortium conduit par le groupe italien Autostrade et auquel participent notamment les entreprises françaises Thalès, SNCF et SFR. L'attribution définitive du contrat doit avoir lieu dans les prochains mois et sera suivie de la phase de conception et de mise en place du système de télépéage satellitaire, qui pourrait durer vingt-et-un mois. A cet égard, la redevance applicable en Allemagne depuis le 1er janvier 2005, dite « LkW Maut », sera une référence très utile.
De nombreuses interrogations subsistent toutefois, en particulier sur l'impact économique pour le transport routier, les difficultés techniques, le rendement de la taxe ou la mise en oeuvre effective d'une expérimentation en Alsace. Il semble en effet que celle-ci ne puisse pas avoir lieu cette année, comme initialement projeté.
Cette table ronde, que nous avons ouverte à nos collègues de la commission de l'économie et à la presse, a donc pour objet de faire le point sur les échéances, la faisabilité et les effets de cette taxe, qui constitue un défi technique, juridique, environnemental et économique.
Nous entendrons pour cela MM. Daniel Bursaux, directeur général des infrastructures, des transports et de la mer, Jean-Paul Deneuville, délégué général de la Fédération nationale des transports routiers (FNTR), Alain Estiot, directeur général « qualité » du consortium Toll Collect, Henri Havard, inspecteur des finances chargé de la sous-direction des droits indirects à la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI), Rémi Mayet, chef d'unité adjoint « politique des transports terrestres » à la direction générale « Mobilité et transports » de la Commission européenne, et Antoine Seillan, chef du bureau des transports à la quatrième sous-direction de la direction du budget.
Je propose que chaque intervenant commence par un propos liminaire de cinq à dix minutes, avant de passer aux questions du rapporteur général, de la rapporteure spéciale, Marie-Hélène des Esgaulx, et de nos collègues. M. Mayet, vous avez la parole.
M. Rémi Mayet, chef d'unité adjoint « politique des transports terrestres » à la direction générale « Mobilité et transports » de la Commission européenne. - Je vous remercie d'avoir invité la Commission européenne à cette table ronde. Les autorités françaises, et en particulier la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer, sont en contact depuis 2008 avec la direction générale « Mobilité et transports », au moins pour la tenir informée des grandes lignes du projet. Je formulerai quatre types de remarques générales, que je pourrai préciser si vous le jugez utile.
Tout d'abord, ainsi que l'illustre la carte que j'ai mise en distribution, l'écotaxe sur les poids lourds reflète une évolution observée dans un nombre croissant d'Etats membres de l'Union européenne. Quatre Etats membres perçoivent déjà des redevances kilométriques électroniques sur les poids lourds : l'Allemagne, l'Autriche, la République tchèque et la Slovaquie depuis le 1er janvier 2010. Plusieurs autres pays préparent la mise en oeuvre de tels systèmes, avec une mise en service annoncée pour juin 2011 en Pologne, et en 2013 ou 2014 pour la Belgique et la Hongrie. Un pays tel que le Danemark y travaille également.
Le projet français présente certaines spécificités qui intéressent l'Europe des transports. La France est en effet un pays de transit et sur les 800 000 véhicules qui seront redevables de l'écotaxe, 250 000 seront immatriculés dans d'autres Etats membres. Elle a aussi une longue tradition de péage, et la mise en place de la taxe va constituer un défi technique pour assurer l'interopérabilité des télépéages fondés sur la technologie de micro-onde à courte portée avec le futur système satellitaire. La France va ainsi devenir en quelque sorte le laboratoire de la future interopérabilité européenne.
Troisième remarque, la décision du Gouvernement français marque une volonté politique de tarifer l'usage des infrastructures pour contribuer à une véritable politique de transport durable. L'écotaxe est ainsi en phase avec la politique européenne des transports, dont un objectif clef est de mieux prendre en compte le coût réel des transports, condition nécessaire mais non suffisante pour assurer la compatibilité des transports avec la politique du climat et la contrainte de raréfaction des financements publics pour les infrastructures.
La législation européenne, par la directive « Eurovignette », autorise déjà la perception des péages sur le réseau transeuropéen pour récupérer les coûts d'infrastructure, pour autant qu'ils soient calculés selon une méthode commune et transparente. Cette directive est en cours de révision dans le cadre d'une stratégie plus large d'internalisation des coûts externes de tous les modes de transport. Jacques Barrot, lorsqu'il était commissaire aux transports, avait ainsi proposé de modifier cette directive pour autoriser des redevances d'infrastructure couvrant également les coûts de pollution atmosphérique et le bruit. Ces redevances seraient soumises à des valeurs plafonds différenciées selon les véhicules et la nature urbaine ou non des routes, de l'ordre de trois à quatre centimes par kilomètre. On applique ainsi aux transports le principe « pollueur-payeur », qui est d'ailleurs inscrit dans le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
Le conseil des ministres a adopté sa position commune le 14 février après des discussions « rudes ». Mais le plus dur est passé et la Commission espère un accord final en seconde lecture au cours de l'été prochain.
Quatrième remarque, pour réussir la mise en place de l'écotaxe en Europe, il faudra veiller à ce que ses modalités concrètes d'application ne discriminent pas les usagers étrangers. Il sera également fondamental d'assurer l'interopérabilité avec les autres systèmes de péage, dans le cadre de la directive sur le système européen de télépéage électronique.
La Commission européenne attend donc la notification formelle des autorités françaises pour examiner les détails de ce projet important et complexe, mais ses grandes lignes apparaissent parfaitement cohérentes avec la politique des transports de plusieurs Etats membres et de la Commission européenne. Le commissaire Siim Kallas est d'ailleurs en train de finaliser un nouveau Livre blanc, qui mettra l'accent sur la poursuite des efforts en vue d'internaliser les coûts des transports.
M. Jean Arthuis, président. - La révision de la directive étend donc l'assiette de la taxe aux coûts de pollution atmosphérique et au bruit, justifiant ainsi une contribution supplémentaire ?
M. Rémi Mayet. - Ce nouveau cadre autorisera effectivement les Etats qui le souhaiteront à tarifer de nouveaux coûts, soit un surpéage de trois à quatre centimes.
M. Daniel Bursaux, directeur général des infrastructures, des transports et de la mer. - Cette table ronde s'inscrit dans la suite logique du débat qui s'est tenu hier soir au Sénat sur le Schéma national des infrastructures de transport (SNIT), au cours duquel les questions de financement ont été largement évoquées. L'affectation de la taxe à l'AFITF est connue et permettra de contribuer aux infrastructures prévues par la loi de programmation du Grenelle. Les prémisses de cette taxe étaient déjà inscrites dans la loi de finances pour 2007, à l'initiative de parlementaires alsaciens et lorrains, qui avaient constaté un report de trafic à la suite de la mise en place de la LkW Maut et plaidé en faveur d'un dispositif expérimental en Alsace. La loi de finances initiale pour 2009 a ensuite prévu un déploiement en deux temps, et en premier lieu en Alsace, selon des tonnages et une tarification différents.
M. Jean Arthuis, président. - Je me permets de préciser que nous aurions aimé entendre des représentants de l'Alsace, mais ils ont estimé ne pas être en mesure de contribuer utilement à cette table ronde.
M. Daniel Bursaux. - Lors de la phase de consultation sur le partenariat public-privé, nous avons reçu quatre offres, dont une a été assez rapidement considérée comme incomplète et éliminée. Puis après avis d'une commission consultative, un classement de ces offres a été proposé au ministre, le groupement en tête étant celui piloté par Autostrade et dont sont membres quatre grandes entreprises françaises. Nous sommes en train de mettre au point le contrat en liaison avec la DGDDI, et espérons finaliser cet exercice d'ici avril.
Les grandes caractéristiques de cette offre sont un système de péage satellitaire, ainsi que le proposaient d'ailleurs les autres groupements, un coût de perception plus élevé que ce que nous escomptions puisqu'il sera en phase de démarrage compris entre 20 % et 25 % de la recette, et un déploiement qui permet d'anticiper la mise en place de la taxe début 2013, après une expérimentation en Alsace qui serait réduite à trois mois. Il n'y a a priori pas d'opposition dans cette région à ces modalités de déploiement. Ces délais restent extrêmement courts par rapport à ce qui a pu être réalisé dans d'autres pays.
Nous continuons de travailler sur deux sujets :
- la définition du réseau local taxable, qui a donné lieu à un exercice particulièrement difficile de consultation des collectivités territoriales concernées, compte tenu des longs débats et positions parfois inconciliables des présidents de conseils généraux, allant de l'absence de réseau taxable à un réseau plus large que ce que prévoient les textes. J'ai récemment transmis un projet de décret qui reprend, dans la mesure du possible, les propositions des conseils généraux ;
- la question de la répercussion de la taxe sur les affréteurs, qu'il est impératif de trancher d'ici la fin de l'année. Nous avons des discussions nourries avec les organisations professionnelles de transporteurs mais les choses se passent plutôt bien. Il importe en tout cas de ne pas inventer une « usine à gaz » qui ne fonctionnerait pas.
M. Jean Arthuis, président. - L'écotaxe constituera-t-elle un péage supplémentaire sur les autoroutes ?
M. Daniel Bursaux. - Non, la directive Eurovignette ne prévoit pas de surpéage pour les autoroutes concédées, puisque la redevance correspond à l'utilisation de l'infrastructure. Mais la directive Eurovignette III permettra de taxer les externalités et donc de mettre en place une redevance supplémentaire sur l'ensemble du réseau, y compris celui concédé. Une telle décision devra être prise par le Parlement le moment venu, mais le futur système de TPL permettra une extension relativement simple du champ de la taxe.
M. Jean Arthuis, président. - Merci. La parole est à présent à M. Antoine Seillan, chef du bureau des transports à la 4ème sous-direction de la direction du budget.
M. Antoine Seillan, chef du bureau des transports à la 4ème sous-direction de la direction du budget. - Je souhaite vous apporter quelques informations de nature budgétaire et sur les conditions d'affectation de la taxe. Celle-ci traduit les objectifs du Grenelle de l'environnement, qui sont de rétablir un équilibre entre les différents modes de transport, de mieux couvrir le coût d'utilisation du réseau routier non concédé compte tenu des externalités négatives générées par le transport routier, et de dégager des ressources pour le financement des nouvelles infrastructures de transport. La plus grande partie de la taxe poids lourds est donc assez naturellement fléchée vers l'AFITF, qui regroupe les financements de l'Etat sous forme de concours budgétaires ou de fiscalité affectée.
Mme Nicole Bricq. - Pouvez-vous chiffrer les dépenses de l'AFITF ?
M. Antoine Seillan. - Le budget primitif de l'AFITF pour 2011 prévoit un montant de dépenses d'environ 2,2 milliards d'euros, dont 900 millions pour le secteur routier.
Mme Nicole Bricq. - Mais pourquoi « la plus grande partie » et non la totalité de la taxe lui sera-t-elle affectée ?
M. Antoine Seillan. - L'AFITF percevra la fraction correspondant au réseau taxable national, et la recette levée sur le réseau routier local bénéficiera aux collectivités territoriales sur le territoire desquelles les trafics auront eu lieu. Le rendement brut total de la taxe poids lourds, en l'état actuel des simulations, est estimé à 1,2 milliard d'euros. Sur ce montant, 150 millions d'euros correspondent à la circulation sur les 5 000 kilomètres environ de réseau local et seront reversés directement par les douanes aux collectivités concernées. L'AFITF percevra le solde et rémunèrera le prestataire sous la forme d'un loyer dont le montant annuel est estimé à un peu plus de 200 millions d'euros. Les recettes nettes pour l'AFITF seront donc de 750 à 800 millions d'euros.
M. Jean Arthuis, président. - Le retour à l'équilibre budgétaire est donc proche... Concernant le recouvrement, M. Havard pourrait nous éclairer ?
M. Henri Havard, inspecteur des finances chargé de la sous-direction des droits indirects à la direction générale des douanes et droits indirects. - Pour la DGDDI, la TPL comporte deux enjeux essentiels que sont la gestion de la taxe et le contrôle des redevables. Elle représente un très important volume de données à traiter, relatives à 800 000 véhicules, 4 000 tronçons taxables et environ 15 000 kilomètres de réseau ouvert, ce qui est une spécificité puisque ce réseau offre des « échappatoires ». Il est donc nécessaire de disposer d'un lien très étroit avec le prestataire, qui est un commis de l'Etat, puisque l'autorisation d'externaliser la gestion et la composante amiable de la perception de la taxe n'a été accordée que sous réserve d'un contrôle de l'Etat. L'interface entre la DGDDI et le prestataire devra permettre de s'assurer de la régularité des opérations et du bon reversement à l'AFITF et aux collectivités. Il y a donc un fort enjeu de gestion dans un processus totalement innovant, compte tenu de la délégation à un consortium de l'établissement de l'assiette, de la perception et de la liquidation de la taxe.
Ce contexte suppose une forte adaptation de la DGDDI, qui historiquement connaît bien les flux de marchandises transportées mais se situe ici dans une nouvelle dimension. Il faut donc constituer un service de gestion et disposer d'une forte mobilisation des services de surveillance douanière. Le prestataire mettra en place un dispositif de contrôle automatique constitué de portiques fixes et mobiles, qui permettra de constater des manquements, mais la gestion du processus d'amende et de recouvrement forcé reviendra à la DGDDI. La limite de l'externalisation a en effet été clairement fixée à l'emploi de moyens coercitifs à l'égard des redevables.
Ce projet ne pourra cependant pas réussir sans l'implication de tous les acteurs et le contrôle des infractions ne pourra reposer sur la seule DGDDI, la surveillance douanière étant aussi investie d'autres missions. Nous aurons donc besoin du concours de l'ensemble des forces de l'ordre, en particulier celui de la police, de la gendarmerie et du contrôle des transports terrestres. On peut considérer que ce concours nous est aujourd'hui acquis.
La DGDDI est consciente de l'ampleur du projet et mobilisée depuis 2007. Nous sommes en train de déterminer avec l'inspection générale des finances les moyens nécessaires pour gérer cette mission. Nous considérons que le processus a atteint un certain degré de maturité et que le dispositif est équilibré, même si des ajustements marginaux seront vraisemblablement nécessaires puisque nous étions en partie dépendants du contenu de l'offre du prestataire. Ce projet montre en tout cas qu'une coopération entre les administrations peut produire un résultat sans forcément créer de nouvelles structures.
M. Jean Arthuis, président. - Merci de nous apporter ces garanties de mobilisation et d'effectivité des contrôles. Nous pouvons à présent demander à M. Estiot comment la collecte s'accomplit en Allemagne.
M. Alain Estiot, directeur général « qualité » du consortium Toll Collect. - Je suis un des gérants de Toll Collect GmbH, une société allemande dont les trois actionnaires sont Daimler Financial Services et Deutsche Telekom, chacun pour 45 %, et Cofiroute à hauteur de 10 %.
Vous connaissez plus ou moins le projet allemand puisque je suis déjà venu le présenter au Sénat en 2003, et que je reçois de nombreuses visites. J'aborderai successivement trois points :
- un tableau rapide du système satellitaire de redevance - plutôt que de péage - en place depuis le 1er janvier 2005 ;
- la différenciation des taux liée aux classes de pollution qui, associée à des incitations pour acheter des véhicules plus propres, peut avoir des conséquences positives sur l'environnement ;
- et le « programme d'harmonisation », dont le but est soulager les entreprises allemandes face à la concurrence européenne dans le secteur du transport des marchandises.
Ces informations sont disponibles sur Internet, sur le site du ministère, celui du Bundesamt für Güterverkehr (BAG), ou celui de Toll Collect.
Depuis le 1er janvier 2005, les poids lourds de plus de douze tonnes s'acquittent d'une redevance sur 12 500 kilomètres d'autoroutes fédérales, et depuis le 1er janvier 2007 sur 42 kilomètres de routes fédérales. La loi allemande de 2002 sur les péages requerrait un système qui reconnaisse un réseau de routes données, qui collecte le péage au kilomètre en fonction de la classe d'émission et du nombre d'essieux, qui soit non-discriminatoire en permettant une collecte automatique et manuelle, et enfin qui soit très flexible et facilement adaptable à de nouveaux tarifs. Les revenus de cette redevance doivent être utilisés pour les infrastructures, à hauteur de 50 % pour la route, 38 % pour le rail et 12 % pour les voies navigables. Toll Collect a financé, mis au point, intégré et exploite actuellement une solution satellitaire.
Les principaux composants du système Toll Collect sont les suivants :
- un « On Board Unit » (OBU) installé dans le poids lourd, qui contient les données du véhicule et le localise à l'aide du GPS. Il détermine si la section est à péage et quel taux s'applique, calcule le péage dû et transmet ces données au centre de calcul. La transmission des informations se fait par téléphonie mobile, et en sens inverse aux OBUs pour confirmation et des mises à jour de logiciel ou de données de trafic. Toutes les communications sont sécurisées par cryptographie ;
- un centre de calcul central qui gère toutes les banques de données - soit vingt millions de transactions quotidiennes -, l'enregistrement des véhicules, la gestion des OBUs et les données de facturation. Il surveille également le bon fonctionnement de l'ensemble du système ;
- un système de réservation manuel pour les véhicules non-équipés d'un OBU, composé de 3 500 points de vente en Allemagne et dans les neuf pays limitrophes, dont 30 en France. Les poids lourds peuvent les utiliser pour réserver et payer le voyage prévu ;
- un service de réservation par Internet où les utilisateurs enregistrés peuvent réserver leur voyage en ligne.
Un système de contrôle de la fraude performant est indispensable pour dissuader les usagers d'utiliser le réseau à péage de façon non autorisée ou malveillante. Il est mis à disposition du BAG, l'équivalent des Douanes. Il comprend 300 portiques de contrôle équipés de capteurs, destinés à détecter les usagers potentiellement en fraude et à collecter les données prouvant la fraude, 278 véhicules de contrôle mobiles qui peuvent arrêter et contrôler les fraudeurs potentiels, et un centre de contrôle qui vérifie et enregistre les données, collecte les amendes et initie les poursuites si nécessaire. Le pourcentage de fraudeurs potentiels est ainsi inférieur à 1 %, et nous pouvons être dissuasifs en ne contrôlant que 10 % du trafic.
M. Jean Arthuis, président. - L'OBU est un investissement à la charge du propriétaire du véhicule ?
M. Alain Estiot. - Non, il est financé par Toll Collect et amorti par l'Etat allemand.
Concernant les montants perçus, 24,4 milliards de kilomètres ont été parcourus en 2009 et 25,7 milliards de kilomètres en 2010 sur le réseau taxable, et Toll Collect a collecté respectivement 4,41 milliards et 4,48 milliards d'euros, avec un très haut niveau de précision et de recouvrement, de l'ordre de 99,75 %. Le dépassement du seuil de 99 % nous permet d'ailleurs de bénéficier d'un bonus.
Au 1er janvier 2011, 665 550 poids lourds de cinquante pays différents étaient équipés d'un OBU, dont 43 % de pays étrangers. Seuls 6 000 véhicules français en sont équipés. Une fraction de 90 % des recettes provient du mode automatique, ce qui témoigne d'une grande acceptation de ce système, perçu comme simple à utiliser et transparent. Les principaux constructeurs de poids lourds ont aussi adopté l'OBU et en proposent la pré-installation lors de la commande d'un nouveau véhicule.
La souplesse est un aspect très intéressant du système, car un réseau autoroutier n'est pas statique. En Allemagne, le nombre de sections est ainsi passé de 5 168 en novembre 2005 à 5 371 en janvier 2007. La technologie satellitaire permet d'éviter des investissements en gares de péage, qu'elles soient classiques ou automatiques.
J'en viens à la tarification et aux conséquences écologiques. Les taux varient en fonction de la classe de pollution et ont évolué dans le temps. Au 1er septembre 2007, un véhicule polluant pouvait ainsi payer 45 % de plus qu'un véhicule propre, mais depuis le 1er janvier 2009 il peut payer quasiment le double. Ces taux très différenciés, associés aux incitations, ont eu des conséquences positives sur le plan écologique :
- le taux de voyages vides était tombé en 2006 à moins de 10 % sur les autoroutes ;
- le taux des conteneurs par voie ferroviaire a augmenté de 7 % entre janvier et mai 2006, mais pas seulement à cause du péage ;
- et le pourcentage de kilomètres parcourus par des poids lourds relevant des classes les moins polluantes est passé de 0,2 % début 2005 à plus de 62 % en janvier 2011.
Le programme d'harmonisation, destiné à assurer la compétitivité des entreprises allemandes de transport routier de marchandises, s'est déroulé en plusieurs phases. Dans le cadre de l' « engagement d'harmonisation », les autorités allemandes étaient convenues en 2003 d'investir chaque année 600 millions d'euros, soit environ 12 % de la redevance collectée annuellement, pour soulager les entreprises allemandes de transport routier de marchandises face à la concurrence européenne.
Le taux moyen de péage prévu pour couvrir les coûts d'infrastructure routière était initialement, en 2003, de 15 centimes au kilomètre, puis a été ramené à 12,4 centimes en 2005. Au 1er septembre 2007, deux mesures concrètes d'allègement ont été mises en place :
- la réduction de la taxe de circulation pour les poids lourds de fort tonnage au niveau minimum autorisé par la législation communautaire, représentant une contribution de 150 millions d'euros par an ;
- et un programme d'innovation constitué de subventions pour l'acquisition de poids lourds à faibles émissions, pour 100 millions d'euros par an.
Ces deux mesures sont financées par les recettes de péage et leur lancement a été accompagné d'une augmentation proportionnelle du tarif kilométrique. Depuis le 1er janvier 2009, la modification des tarifs et de la loi sur le péage a permis de respecter l'engagement d'harmonisation, qui comprend désormais les deux mesures que j'ai évoquées et deux programmes de subventions, dont les montants alloués varient selon la taille de l'entreprise :
- un programme pour la sécurité et l'environnement, dont l'objectif est de rendre le transport routier des marchandises moins polluant et plus sûr et de réduire les risques d'accidents du travail et d'accidents d'exploitation ;
- un programme de formation professionnelle des conducteurs et des personnels d'exploitation, destiné à lutter contre le manque de personnel routier qualifié et à améliorer les qualifications professionnelles des employés.
Pour conclure, on peut considérer que la taxe poids lourds, décidée en 2000, a atteint ses objectifs. Les fonds collectés sont notables, les véhicules plus modernes et moins polluants sont majoritaires sur les autoroutes allemandes, et les transporteurs allemands sont compétitifs. Ils ont conservé leurs parts de marché en Allemagne et globalement dans les échanges transfrontaliers.
M. Jean-Paul Deneuville, délégué général de la Fédération nationale des transports routiers (FNTR). - Contrairement aux orateurs précédents, je voudrais m'efforcer de vous convaincre que la taxe poids lourds constitue un réel danger pour nos entreprises, du fait de son poids, de la répartition de ce poids, et du contexte dans lequel elle intervient. Je commencerai par vous donner quelques chiffres. Le transport routier de marchandises représente 41 milliards d'euros de chiffres d'affaires en 2009, sensiblement en recul par rapport à 2008 ; 600 millions d'euros de marge nette, ce qui est faible, et 400 000 emplois.
2009 a été une année difficile, avec un recul de 17 % du chiffre d'affaires, de 38 % des immatriculations de poids-lourds, et une destruction de 40 000 emplois exprimés en équivalents temps plein. Vous constatez donc, au regard de l'ensemble de ces données, que nos entreprises sont actuellement fragilisées.
De plus, je voudrais souligner deux caractéristiques du transport routier, qui ont un rapport direct avec notre débat. Premièrement, le transport routier subit déjà un fort niveau de fiscalisation, supérieur aux autres secteurs de l'économie. Ainsi, notre taux de fiscalisation atteint 9 % quand celui de la moyenne des autres secteurs atteint 2,3 %. Notre taxation est ainsi quatre fois supérieure à la moyenne des activités économiques françaises. Or, l'introduction de la taxe poids lourds aggraverait encore cet écart, puisque la taxation du transport routier serait alors cinq fois supérieure à celle des autres secteurs.
Deuxièmement, il faut être conscient que notre pavillon routier n'est plus compétitif et qu'il sombre au niveau international. Ainsi, entre 1992 et 2009, le pavillon routier international a chuté de 67 %. Parallèlement, la France est le pays le plus caboté d'Europe, puisqu'elle accueille le tiers du total du cabotage réalisé dans l'ensemble de l'Europe.
La taxe poids lourds intervient donc dans un contexte peu propice. Elle concernera 15 000 kilomètres de routes taxables sur 4 000 tronçons, ce qui souligne la complexité de sa mise en oeuvre. Les trois quart des véhicules taxés seront français, soit 600 000 sur 800 000. Enfin, le parcours moyen taxé des véhicules sera de 45 kilomètres, d'après les chiffres de l'administration. Le prix moyen de la taxe au kilomètre atteindra 14 centimes pour un véhicule de 40 tonnes classique. Le montant global de la taxe oscillera entre 1,6 et 1,7 milliard d'euros. Il sera réparti entre l'AFITF, à hauteur de 850 millions d'euros, et les collectivités locales, à hauteur de 150 millions d'euros. Le coût de la collecte annuelle représentera quant à lui 250 à 300 millions d'euros. Enfin, il faut y ajouter 400 millions d'euros d'effet report de la circulation des routes sur les autoroutes.
Au-delà de ces chiffres parlants, il convient d'insister sur le double impact négatif, direct et indirect, de la future écotaxe sur les entreprises du secteur. Celle-ci aura un effet direct puisqu'elle représentera de 3,5 % à 6 % du chiffre d'affaires de nos entreprises en moyenne. Certains tronçons, tel que l'axe Rennes-Caen, seront majorés de 13,5 %. Cela bouleversera certainement l'aménagement des territoires. Au niveau indirect, elle aura des conséquences à travers les impayés, la trésorerie, puisque nous devrons payer la taxe avant d'être payés, les trajets à vide, la gestion administrative et les coûts informatiques. Tout cela va considérablement compliquer et alourdir le quotidien de nos entreprises.
Je voudrais aussi faire remarquer que cette taxe a été créée au nom du Grenelle de l'environnement, dans l'objectif de contribuer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Or, elle ne changera rien en la matière. En réalité, elle a été inventée pour octroyer à l'AFITF de nouvelles recettes, à la suite de l'assèchement de ses moyens par la privatisation des autoroutes. L'écotaxe ne sera pas susceptible de favoriser le report modal dans la mesure où les parcours taxés concerneront des distances de 45 kilomètres en moyenne. Sur de si courtes distances, la substitution n'est pas possible. En effet, le report modal devient pertinent à partir de 500 à 650 kilomètres. Enfin, cette taxe de courte et moyenne distance touchera, par définition, principalement les véhicules français et pas les non-ressortissants transitant sur le territoire français.
De plus, l'écotaxe s'ajoutera aux 2,5 milliards d'euros de coût de péage acquittés par notre secteur, ce qui revient à instaurer une double peine. La situation n'est pas tout à fait la même en Allemagne. Il faut donc comparer ce qui est comparable.
Je tiens aussi à souligner le mauvais calendrier de l'instauration de cette taxe. En effet, elle sera applicable à partir de 2012-2013, à un moment où la situation va se compliquer encore pour nos entreprises. En effet, à cette date, le cabotage, c'est-à-dire la possibilité pour des véhicules non ressortissants de faire des transports intérieurs, sera ouvert aux plus récents membres de l'Union européenne, avec les différentiels de compétitivité que l'on connaît. La libéralisation totale du cabotage interviendra quant à elle en 2014. Celui-ci est aujourd'hui encadré par un règlement européen, mais les garde-fous en termes de concurrence tomberont en 2014.
Enfin, le fait que la taxe soit perçue par un consortium comprenant un opérateur italien et la SNCF pose un problème supplémentaire d'acceptabilité, au niveau des principes.
Plus important encore, nous estimons que la taxe poids lourds est une véritable usine à gaz dans sa construction et sa perception, car elle nécessite de transformer une taxe que nous payons au kilomètre en tonnes-kilomètres, quels que soient les tonnages, les lots divers d'un véhicule et ses multiples destinations. Pour notre secteur de PME, cela rend l'équation très difficile à résoudre. Nous serons donc particulièrement attentifs au respect des engagements qui ont été pris, ainsi qu'à la prise en compte de certains points qui nous paraissent essentiels :
- la taxe devra être répercutée par les transporteurs sur les bénéficiaires de la circulation des marchandises, conformément à l'article 10 du Grenelle de l'environnement. La loi dispose également que l'État devra instaurer des mesures d'accompagnement pour la mise en oeuvre de la taxe et son impact sur les entreprises ;
- la loi de finances pour 2009 a prévu que le prix du transport serait majoré de plein droit et répercuté de façon directe ou forfaitaire. Tout ceci a été confié à la mission de tarification d'une part, et à la mission Abraham d'autre part, dont je salue la qualité des travaux ;
- l'augmentation des axes reports doit être stoppée. Nous en sommes aujourd'hui à 5 000 kilomètres. Si cela continue, nous remettrons en cause l'occasion ratée que constitue pour nous cette taxe poids lourds. Nous aurions pu choisir une taxe bien organisée et bien construite, à taux plus faible et à assiette plus large. Nous avions exprimé notre préférence pour un tel mode de taxation au moment des débats. Surtout, nous aurions souhaité un mode de perception beaucoup plus cohérent et compatible avec la réalité de nos entreprises ;
- les sommes perçues devront être affectées au financement des infrastructures routières et non d'autres modes de transport, tandis que l'entrée en vigueur de la taxe devra s'accompagner de mesures pour améliorer la compétitivité de nos entreprises, ce qui est notre problème majeur aujourd'hui. Faisons comme les allemands en accompagnant nos entreprises.
De ce point de vue, je soulignerai que la directive Eurovignette présente un vice de forme, dans la mesure où elle est facultative. La France et l'Allemagne seront en tête des pays qui l'appliquent, quand d'autres pourront décider de s'abstenir. Le compromis au niveau européen est nécessaire, mais nous aurions préféré une application plus générale de cette directive.
J'ajoute que, lorsque l'on parle d'externalités du transport routier, et notamment dans les régimes interurbains, à savoir les routes nationales et les péages, il est prouvé que le transport routier paye plus que le coût de ses externalités. Il est vrai que nous sommes déficitaires sur les zones urbaines, mais pas en interurbain. J'observe donc qu'avec l'écotaxe, le transport routier va payer un peu plus pour ses externalités alors que, parallèlement, les coûts internes d'autres modes de transport seront externalisés, ce qui constitue, de notre point de vue, une rupture d'égalité.
Enfin, nous souhaitons que l'Alsace soit traitée comme les autres régions. Nous demandons que l'application généralisée de la taxe poids lourds soit précédée d'une période test globale de six mois. De même, il faudra être capable, au bout d'un an, de dresser un bilan des premiers mois de mise en oeuvre de l'écotaxe, en créant notamment une cellule de coordination pour la résolution des cas litigieux.
M. Jean Arthuis, président. - Cette taxe sera finalement payée au stade ultime par le consommateur, dans la mesure où elle sera répercutée dans les prix.
Je retiens également de votre intervention qu'il conviendra de veiller à éviter tout soupçon de conflit d'intérêt au regard de la présence de la SNCF dans le consortium retenu.
Enfin, vous avez été sensible aux observations de M. Estiot sur les mesures prises par la République fédérale d'Allemagne pour améliorer la compétitivité de ses entreprises.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, rapporteur spécial. - Je remercie nos intervenants pour les éléments utiles qu'ils nous ont apportés.
Je m'interroge d'abord sur la répartition du produit de l'écotaxe entre l'AFITF, le titulaire du contrat de partenariat et les collectivités locales concernées, bien que M. Seillan ait abordé ce point. Dans la mesure où il est probable que la fraction revenant à l'AFITF sera inférieure à la fraction d'équilibre que lui accorde l'Etat aujourd'hui, soit 974 millions d'euros dans la loi de finances pour 2011, comment pourra-t-on lui assurer un financement pérenne ?
D'autre part, pourriez-vous nous indiquer comment garantir la non discrimination entre les transporteurs étrangers et nationaux ?
Troisièmement, je souhaiterais savoir quelles sont les modalités des barèmes de tarification en fonction des classes de pollution et des ristournes octroyées aux abonnés du système de télépéage?
Quatrièmement, quelles seront les modalités de paiement pour les véhicules non équipés d'un système embarqué ? Nous avons bien noté ce qu'il en est en Allemagne, mais que fera la France ?
Je m'interrogeais également sur les principaux éléments du dispositif de contrôle et de lutte contre la fraude, mais M. Havard a traité cette question.
Enfin, quel impact peut-on attendre de la taxe poids lourds sur le volume et la nature du fret ferroviaire transitant en France ?
M. Daniel Bursaux. - Sur le financement de l'AFITF, vous savez qu'elle dispose aujourd'hui d'un certain nombre de ressources pérennes : la taxe d'aménagement du territoire, la redevance domaniale et le solde du compte d'affectation spéciale pour les radars, soit 800 à 850 millions d'euros par an. Donc, la taxe poids lourds doublerait ces recettes, à hauteur de 1,7 milliard d'euros, pour un budget de 2,1 à 2,2 milliards en fonction des années. Il reste à discuter des modalités de financement au-delà de 2014. Une réflexion est en cours à ce sujet avec nos collègues du budget. Le projet de loi triennal jusqu'en 2014 prévoit une recette budgétaire de 975 millions d'euros.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - Dans l'hypothèse où l'écotaxe permettrait de doubler le produit envisagé pour les trois recettes pérennes existantes, à supposer que les dépenses soient constantes, il pourrait suffire que l'Etat apporte chaque année une subvention d'équilibre de 100 millions d'euros, là où il apporte actuellement 975 millions d'euros, ce qui serait de nature à améliorer les perspectives des finances publiques.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, rapporteur spécial. - Je rappelle que la subvention d'équilibre de l'Etat avait vocation, au départ, à être temporaire...
M. Daniel Bursaux. - En ce qui concerne le dispositif prévu pour les « OBUs », contrairement à l'Allemagne, nous ne prévoyons pas, pour des raisons économiques, qu'il puisse y avoir un péage manuel. Il sera donc imposé que l'ensemble des poids lourds qui circulent sur le réseau français soient équipés de systèmes embarqués, ce qui simplifiera le dispositif et réduira le coût de distribution.
Sur les tarifs prévus, à ce stade de la réflexion, nous n'avons pas décidé d'instaurer une modulation en fonction de la classe de pollution, mais ce point pourrait évoluer d'ici 2013. La tarification envisagée prévoit que le tarif moyen de la taxe sera de 12 centimes d'euros, avec une fourchette variant de 8 à 14 centimes, en fonction du nombre d'essieux et du tonnage.
M. Jean Arthuis, président. - Cette modulation en fonction des niveaux de pollution ne risque-t-elle pas d'envoyer les véhicules les plus polluants sur le réseau secondaire ?
M. Daniel Bursaux. - Il est vrai que l'on ne peut pas écarter ce risque, même s'il est faible. Des discussions sont en cours. Il conviendra de voir en 2012-2013 quel sera l'état exact de la flotte avant de prendre une décision définitive sur ce sujet. De plus, nous menons également des réflexions sur le renouvellement de la flotte française par des véhicules moins polluants. C'est un vrai sujet.
M. Jean-Paul Deneuville. - Sur la question de l'impact de la taxe poids lourds sur le fret ferroviaire, je pense qu'il sera quasi inexistant, puisque le parcours taxé moyen sera de 45 kilomètres.
Le problème du report modal aujourd'hui, en France et en Europe, se pose en termes de critères de pertinence en fonction de la massification ou non des marchandises, des délais, de la qualité de service, de la nature de la marchandise, du porte à porte et de la souplesse. C'est ce qui détermine un professionnel du transport, dont le but n'est pas de faire rouler des camions mais de mettre à disposition des marchandises, à utiliser telle ou telle technique plus ou moins pertinente.
Enfin, je rappelle qu'aujourd'hui, pour des raisons structurelles d'une part, et de qualité de service d'autre part, l'entreprise SNCF ne connaît pas de développement de son trafic ferroviaire. Je précise qu'elle régresse actuellement sur le rail et se développe sur la route, où se situe l'avenir de son chiffre d'affaires.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, rapporteur spécial. - Pourquoi la SNCF fait-elle partie du consortium ?
M. Daniel Bursaux. - A défaut de pouvoir répondre à votre question, je peux vous dire ce que la SNCF y fera. Elle a deux raisons objectives de participer à ce consortium. D'une part, elle s'occupera de l'entretien des portiques qui sont mis en place. D'autre part, elle souhaite disposer d'un meilleur suivi, à terme, de ses trains de fret et de leur localisation. Dans la mise au point définitive du contrat, nous veillerons bien entendu à ce que la SNCF ne puisse avoir accès aux données de circulation relatives à ses concurrents.
Par rapport au fret ferroviaire, 20 % des marchandises transportées par le rail en France circulent sur des trains qui n'appartiennent pas à la SNCF. De plus, si le volume de fret ferroviaire tracté annuellement par la SNCF est en baisse au niveau national, elle a gagné des parts de marché significatives à l'étranger. Au total, le volume global de fret transporté par la SNCF est plutôt en hausse. Il est certain que le report ne se fera pas sur les trajets de 45 kilomètres, mais ce chiffre constitue une moyenne. Sur les trafics internationaux traversant l'ensemble de la France, on peut espérer un vrai report de la route vers le rail.
M. Alain Estiot. - Un sujet très important qui a beaucoup mobilisé les Allemands est celui de la protection des données de péage. Il y a quelques années, un poids lourds a tué une personne, et nous avons été sollicités par les autorités allemandes pour leur fournir nos données de péage, ce que nous avons bien entendu refusé. Celles-ci sont utilisées exclusivement au paiement du péage, et, au bout de 120 jours, nous avons l'obligation de les rendre anonymes. C'est une question importante du point de vue de la concurrence. Il n'est bien sûr pas question de vendre nos fichiers de clients. Cette garantie constitue d'ailleurs un élément important de l'acceptabilité du système.
M. Henri Havard. - Des mesures de protection et de sécurité des données sont clairement stipulées dans le contrat de partenariat et dans le décret qui viendra commissionner le prestataire privé. D'ailleurs, vendre des données constituerait un risque économique très lourd pour un prestataire, ne serait-ce que parce qu'il risquerait de se faire exclure du contrat de partenariat.
M. Jean-Paul Deneuville. - Je maintiens qu'il n'y aura pas, à notre avis, d'incitation au report modal avec l'instauration de la taxe poids lourds. Ce n'est d'ailleurs pas sa vocation.
Sur la question de l'opérateur, le fait que la SNCF fasse partie du consortium la met clairement en situation de disposer d'une analyse globale de l'évolution de la taxation de la circulation routière en France et en Europe, ce qui constitue un avantage concurrentiel certain, dans la mesure où ses rivaux n'en bénéficieront pas. Je reste convaincu que la présence de la SNCF dans le consortium pose un réel problème de conditions de concurrence, car elle est aujourd'hui principalement un opérateur routier, en ce qui concerne le transport de marchandises.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - Ne vaudrait-il pas mieux parler de groupe SNCF ? En effet, si je comprends bien, ferait partie du consortium une entité du groupe SNCF qui serait un prestataire de service ? Je ne pense pas qu'il faille ici parler de la SNCF en tant qu'entreprise ferroviaire ou telle ou telle filiale de transport routier.
Il est certain que cette présence suscite des questions, qui doivent être abordées dans le cadre de la libéralisation des différents modes de transport. De ce point de vue, il me semblerait difficile que le groupe SNCF soit exclu d'emblée de ce type de prestation. Je ne vois d'ailleurs pas sur quel fondement cela se justifierait, alors qu'il est lui-même concurrencé sur ses métiers d'origine.
Je m'interroge également sur le report modal vers le réseau secondaire. Serait-t-il possible pour une collectivité territoriale d'interdire le trafic des poids lourds sur des axes secondaires s'il existe des axes alternatifs pour assurer la même liaison ?
M. Daniel Bursaux. - De telles interdictions localisées seront possibles, à condition qu'il existe des itinéraires alternatifs, pas forcément autoroutiers, et ne devront pas être systématiques. Cela relèvera in fine d'une décision du préfet, et tout cela sera analysé au cas par cas avec les professions de transporteurs. Il y a effectivement des difficultés dans certains départements, dans le Jura notamment.
M. Jean Arthuis, président. - Rien ne semble encore stabilisé à cet égard. Il y a ainsi eu un échange baroque entre le Gouvernement et les départements pour savoir quelles étaient les routes départementales susceptibles d'être soumises à l'écotaxe.
M. Louis Nègre. - Je voudrais formuler plusieurs remarques. Premièrement, j'ai du mal à comprendre pourquoi on arrive à la conclusion qu'en Allemagne, la taxe poids lourds favoriserait la compétitivité des entreprises, tandis qu'elle pénaliserait celle des entreprises en France ? Comment peut-on avoir des constats si divergents ? Je suis favorable à la compétitivité de la France et de ses entreprises. C'est un problème si la taxe poids lourds aboutit à une réduction de la compétitivité dans un secteur déjà fragilisé. Ceci étant, je rappelle que les lois Grenelle ont été votées et qu'elles ont vocation à s'appliquer.
Deuxièmement, il vous semble anormal que le produit de la taxe ait vocation à aider d'autres modes de transport, mais je pense que les Allemands le font intelligemment, de façon équilibrée, et que nous aurions tout à gagner à appliquer la loi en favorisant le report modal.
Troisièmement, le coût de perception d'une taxe ou d'un impôt oscille généralement entre 5 % et 10 % des recettes. Or, dans le cas de la taxe poids lourds, vous nous parlez de 20 %, ce qui me paraît considérable. Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ?
Quatrièmement, la récente décision, prise en janvier, d'autoriser la circulation des 44 tonnes au lieu des 40 tonnes, a-t-elle un impact sur la recette prévue ?
Cinquièmement, je rentre d'un déplacement à Bratislava où j'ai pu étudier le système de taxe poids lourds slovaque. Dans ce pays, il y a moins de 1 % de fraude, avec des moyens de contrôle assez réduits. Dès lors, je me demande si l'on a vraiment besoin de milliers de contrôleurs, dans le contexte actuel de difficultés financières.
Enfin, hier, dans mon intervention sur le schéma national des infrastructures de transport, j'ai demandé à ce que l'on puisse disposer une fois pour toutes de chiffres précis concernant les externalités occasionnées par le transport de marchandises, à travers un organisme totalement indépendant. Il faut en finir avec ce débat récurrent qui empoisonne la réalité du terrain.
M. Jean-Paul Deneuville. - Vos propos rejoignent directement ce que nous demandons ardemment depuis de nombreuses années, en vain. Nous réclamons depuis longtemps une expertise scientifique sur la vérité des externalités, et nous nous adapterons ! Concernant la compétitivité des transporteurs allemands, je crois que ces derniers ont en réalité une perception quelque peu différente. Les mesures d'accompagnement représentent néanmoins 600 millions d'euros, et notre appréciation serait certainement plus positive si nous disposions de l'équivalent en France.
M. Jean Arthuis, président. - On risque donc de perdre 600 millions d'euros dans l'équation budgétaire...
M. Daniel Bursaux. - Il faut cependant rapporter ces 600 millions d'euros aux 4,5 milliards d'euros du produit de la redevance en Allemagne, contre 1,5 milliard en France...
M. Jean-Paul Deneuville. - Non, nous sommes bien dans les mêmes ordres de grandeur car il faut intégrer les 2,5 milliards d'euros de péage acquittés en France.
S'agissant de la pollution, il faut souligner que le Grenelle avait vocation à répondre à la question de la réduction des gaz à effet de serre, or nous parlons ici des gaz polluants. Grâce à une démarche de réduction progressive au niveau européen, à laquelle nous avons toujours adhéré, les émissions de gaz polluants pourront diminuer de plus de 90 % pour les véhicules modernes. Or nous sommes dans une logique différente avec la taxe poids lourds, qui a été introduite pour lutter contre les émissions de gaz à effet de serre.
Nous préférons une taxe à assiette large, à taux faible et à perception simple. Nous ne comprenons pas pourquoi il faudra dépenser chaque année environ 300 millions d'euros dans un système complexe qui requiert d'importantes ressources informatiques, alors que le secteur est principalement composé de PME. On aurait pu choisir une autre façon de procéder mais dès lors que c'est cette voie qui a été choisie, nous demandons un fort accompagnement. J'insiste néanmoins sur la grande qualité des travaux menés par la Mission de tarification.
M. Jean Arthuis, président. - A quel autre système possible songez-vous ?
M. Jean-Paul Deneuville. - Nous avons pris position sur ce sujet dès 1995, lors de l'examen du projet de directive Eurovignette et de la campagne présidentielle. Nous avions proposé à l'époque une sorte de TVA supplémentaire assise sur le chiffre d'affaires...
M. Jean Arthuis, président. - Mais la TVA étant récupérable, c'est neutre pour les transporteurs.
M. Jean-Paul Deneuville. - Je parlais bien d'une taxe spécifique au transport routier, distincte de la TVA.
M. Jean Arthuis, président. - Au fond, une TIPP supplémentaire vous aurait convenu.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - Il semble cependant qu'un tel choix ne serait pas conforme au droit communautaire.
M. Jean-Paul Deneuville. - C'est pourquoi je ne me suis pas attardé sur la question. Nous regrettons le poids de la taxe et la manière dont elle est répartie ; le système est compliqué mais nous nous y adapterons.
M. Henri Havard. - Tout autre système risquerait de ne peser in fine que sur les entreprises françaises, alors que les obligations de l'actuel pèsent sur tous ceux qui pénètrent sur le réseau taxable, qu'ils soient français ou étrangers.
Concernant la proportionnalité du contrôle, on ne peut que préjuger du civisme fiscal et il est difficile d'anticiper un taux de fraude. Il n'en demeure pas moins que sur un système qui démarre et est relativement complexe, les entreprises établiront des comparaisons avec l'étranger. La France a fait le choix d'une intégration du contrôle au sein des missions assumées par l'ensemble des forces de l'ordre, mais j'observe qu'en Allemagne, où le réseau autoroutier taxable est fermé, les effectifs dédiés du BAG sont encore de six cents personnes cinq ans après la mise en place de la taxe. Je ne doute pas que le dispositif de contrôle soit appelé à décroître progressivement, mais je rappelle que nous avons un réseau ouvert de 15 000 kilomètres dans un grand pays de transit, et non pas fermé comme en Allemagne. Il présente donc de nombreuses échappatoires qui constituent l'équation essentielle en matière de contrôle, même si certains ont pu nous affirmer dans les années quatre-vingt-dix, de manière irréaliste, qu'il était possible de fermer toutes ces dérivations.
M. Rémi Mayet. - Je voudrais réagir sur deux points. Tout d'abord, une redevance kilométrique établie selon des normes anti-pollution est-elle efficace pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ? Je précise que la Commission européenne a fourni une analyse d'impact très détaillée dans le cadre de sa proposition de directive Eurovignette III, qui montre que l'application d'une telle redevance sur l'ensemble des routes principales en Europe réduirait les gaz à effet de serre de 8 %. A cela trois raisons : elle permet de réduire les voyages à vide comme les distances moyennes parcourues, et de diminuer la congestion par une modulation en fonction du trafic. Or la surconsommation de ces gaz dans les embouteillages est de l'ordre de 30 %. Ce genre de taxe a ainsi un avantage sur la TIPP, qui ne peut naturellement pas varier en fonction de la congestion.
Ma seconde remarque porte sur la possibilité d'introduire des programmes en faveur de la compétitivité du transport routier. L'Allemagne a mis en place des mesures d'accompagnement, une première tentative ayant consisté à octroyer des rabais sur la taxe sur le carburant, réservés aux transporteurs allemands. Cette option a naturellement été refusée par la Commission européenne au titre des aides d'Etat puisqu'elle créait des distorsions de concurrence. Le programme d'aide à l'acquisition de véhicules propres est en revanche parfaitement compatible avec les règles communautaires, et est d'ailleurs appliqué dans d'autres Etats membres.
M. Jean Arthuis, président. - Merci. Nous passons à présent aux questions et observations de nos collègues.
M. Éric Doligé. - Je suis pour ma part très insatisfait pour trois raisons. Tout d'abord sur les délais de mise en place. Ils ont été fixés à 2011, puis reportés à 2012 et enfin 2013, ce qui retarde d'autant les recettes pour les collectivités. Ensuite, le coût de perception de 25 % à 30 % me paraît considérable. Je me demande donc si ce coût est aussi important en Allemagne ou s'il est lié à des facteurs techniques. Il vient peut-être de ce que nous sommes trop normatifs et perfectionnistes et préférons maximiser le taux de recouvrement au prix d'un coût élevé. Je m'interroge aussi sur le niveau et surtout sur la répartition de la recette potentielle. Si je me réfère à d'anciennes estimations des services fiscaux, l'écart de produit attendu pour les conseils généraux serait de un à quatre. Qui a donc raison ?
Concernant le choix de l'opérateur, j'aurais certes préféré qu'il se porte sur une entreprise française, mais après tout nous sommes en Europe. J'ai bien entendu les précisions du rapporteur général sur la SNCF, mais je constate qu'elle est le premier transporteur routier en France au travers de sa filiale Géodis. Est-il acceptable qu'elle s'allie avec Autostrade dans un dossier qui aurait pu être plus franco-français ?
On avait également annoncé il y a quelques années une recette de l'ordre de 1,7 milliard d'euros. M. Deneuville nous a expliqué que ce montant intègrerait 400 millions d'euros au titre du transfert sur les autoroutes. On nous avait cependant indiqué qu'environ 400 millions d'euros reviendraient aux collectivités locales, 250 à 300 millions d'euros au prestataire, et un milliard d'euros à l'AFITF. Les estimations du produit global sont donc variables, mais la fraction revenant aux collectivités apparaît comme la variable d'ajustement.
Mme Fabienne Keller. - Je voudrais revenir sur le cas de l'Alsace et insister sur les raisons qui ont permis à cette région d'avancer plus rapidement en faveur de la taxe poids lourds. Nous avons vécu de près la mise en place de la taxe allemande. Les opérateurs de transport routier ont vite compris qu'il existait une route, certes difficilement accessible, qui permettait de rejoindre un axe nord-sud où l'on ne payait pas la taxe allemande. C'était le début de la déferlante des entreprises de pays nouvellement entrés dans l'Union européenne, qui n'étaient alors pas très au point sur les règles de sécurité. Néanmoins, nous avons constaté un vrai report lié à la différence de tarif, accentué par la situation suisse, qui fait payer aussi une vignette. Tous ces éléments ont favorisé une mobilisation en faveur de la mise en place d'un dispositif de rééquilibrage.
Nous partageons tous les objectifs de long terme de cet élément de fiscalité qui vise à rééquilibrer les coûts entre les différents modes de transport. Le recours aux voies navigables et au rail est une meilleure solution pour les longues distances que la route. Mais, en proximité, le camion est imbattable pour innerver nos territoires. Les difficultés actuelles proviennent de la situation de court terme, puisque la mise en oeuvre de la taxe poids lourds crée de réelles inquiétudes pour les entreprises. Je relève malgré tout qu'elle a été acceptée de façon plutôt consensuelle au moment des débats sur le Grenelle.
Comme mes collègues l'on déjà dit, les externalités sont mal mesurées. La France va certainement être condamnée dans les prochains mois pour non-respect de la directive sur la qualité de l'air dans certaines grandes villes. Le transport routier de camions est un gros émetteur de poussières. Les externalités liées à l'accidentologie sont extrêmement mal évaluées aujourd'hui, alors qu'elles ont des conséquences considérables.
Il s'agit de rééquilibrer peu à peu les modes de transport, tout en respectant les compétences des entreprises, à travers un cercle vertueux qui, en renchérissant le transport routier, permet aux voies navigables et au rail de gagner du terrain. Il est incontestable que, sur le long terme, la route a bénéficié de beaucoup plus de financements publics que le rail. Nous sommes donc dans un processus de rattrapage.
J'aimerais également savoir si le GPS permettra d'ajuster souplement le réseau concerné compte tenu de la technologie choisie.
De plus, quel est l'espoir de généraliser un tel dispositif au niveau européen ? On a vu avec la taxe carbone que, lorsqu'il n'existe pas de directive d'encadrement au niveau européen, les systèmes sont divergents.
M. Deneuville, malheureusement, la taxe intérieure sur les produits pétroliers ne fonctionne pas : le Luxembourg vend quatre fois son volume de gazole pour les camions par rapport à ce qu'il consomme sur son territoire.
Enfin, la taxe poids lourds doit servir de financement à long terme à l'investissement dans les infrastructures de transport. Au-delà de 2014, quelles recettes sont attendues ?
M. Philippe Adnot. - La situation devient intenable pour nos routes du fait du report sur le réseau secondaire. La mesure consistant à permettre aux camions de passer de 40 tonnes à 44 tonnes va détruire totalement notre réseau, sans que nous ayons les moyens de le rénover, puisque nous ne pouvons plus lever l'impôt. Je pense que cette décision aura de lourdes conséquences. Il me paraît donc évident qu'il ne faut pas imposer la taxe poids lourds sur les autoroutes, sous peine d'intensifier encore le déport sur le réseau secondaire de nos petites routes et leur destruction. Il faut plutôt facturer les transporteurs internationaux, qui transitent par notre territoire.
Ensuite, je m'étonne comme Eric Doligé qu'avec 28 % du réseau taxable, nous ne récupérions que 10 % des recettes. Je voudrais connaître les raisons de cet écart.
Mme Marie-France Beaufils. - Tout d'abord, je partage les interrogations de Louis Nègre. Il faudrait que nous disposions d'une expertise indépendante sur les coûts réels des différents modes de transport et leurs externalités.
Ensuite, même si M. Estiot a précisé que ce n'est pas uniquement la taxe qui a apporté ce résultat, je constate que le taux du recours aux conteneurs sur les rails en Allemagne a augmenté de 7 %. Comment ce qui est possible Outre-Rhin ne le serait pas en France ?
De plus, la France est un pays de transit, ce qui justifie la participation financière des transporteurs internationaux au coût des infrastructures, d'autant plus qu'ils ne font que traverser notre pays sans apporter aucun atout économique.
J'aimerais également savoir si vous disposez d'éléments sur les conséquences de la mesure suisse prise il y a quelques années, selon laquelle le transit doit passer obligatoirement par le rail. Quelles en sont les conséquences en France en termes de densité de trafic ?
Par ailleurs, je souhaiterais avoir des précisions sur la façon dont vous calculez la distance moyenne taxée de 45 kilomètres.
Enfin, comme mes collègues, je suis fort étonnée par le coût de gestion du système, qui me paraît exorbitant.
Mme Nicole Bricq. - Ma question s'adresse au représentant du budget. Dans ses propositions sur le financement du Grand Paris, notre collègue député Gilles Carrez avait retenu une fraction d'environ 100 millions d'euros par an provenant du produit de la taxe poids lourds. Cette possibilité a-t-elle été envisagée, que ce soit par affectation à la Société du Grand Paris ou à l'AFITF ?
M. François Fortassin. - Je suis très dubitatif sur cette taxe. Nous sommes dans une certaine mesure prisonniers du Grenelle de l'environnement, qui ne prévoyait cependant pas une telle « usine à gaz ». Il y a aussi « de l'escroquerie dans l'air » ! Les routes départementales représentent en effet 95 % du réseau routier mais échappent en grande partie au champ et à la redistribution de l'écotaxe. J'y vois donc un manque d'équilibre évident. Cela signifie-t-il qu'on ne pollue que sur les routes nationales ? Je rejoins aussi ma collègue Marie-France Beaufils sur le coût de gestion : vous avez eu la main lourde !
M. François Marc. - Mon questionnement porte sur d'éventuelles distorsions de concurrence, car je ne suis pas persuadé que la taxe sera effectivement reportée sur les consommateurs. Les transporteurs factureront la taxe à leurs donneurs d'ordre, mais il n'est pas certain que ces derniers puissent la reporter sur les consommateurs car c'est la grande distribution qui fixe les prix. Les entreprises qui expédient des produits frais vers des marchés éloignés, dont les prix sont fixés par les centrales d'achat, pourraient donc supporter seules le surcoût de 3,5 % à 6 % du chiffre d'affaires évoqué par M. Deneuville. Dès lors, comment a-t-on anticipé au niveau européen, puisque la même question se pose par exemple pour la Pologne ou le sud de l'Espagne, et pour les régions françaises excentrées ? A-t-on effectué des simulations sur l'abattement de 25 % prévu pour les départements périphériques, et a-t-on bien conscience du risque sur la mise en oeuvre de la taxe ?
M. Jean-Pierre Fourcade. - Je reste frappé par l'imagination technocratique, avec un système de perception intéressant qui associe une administration publique et un prestataire. Mais son coût me paraît très excessif, et je me demande donc comment on envisage sa réduction progressive.
On a évoqué les 200 000 poids lourds qui seront redevables de la taxe en France, mais combien d'entreprises françaises travaillent aujourd'hui dans les autres pays européens ? Autrement dit, y a-t-il aujourd'hui un équilibre entre le transit en France et l'activité française à l'étranger ?
M. Jean Arthuis, président. - Bien. Je souhaite que nos intervenants puissent répondre de manière synthétique, et le cas échéant regrouper les thèmes.
M. Jean-Paul Deneuville. - La France est un pays de transit, mais la taxe poids lourds n'est pas une réponse. Elle est en effet centrée sur les courtes distances et les ressortissants étrangers utilisent les autoroutes. D'ailleurs 35 % de la TIPP acquittée sur les autoroutes l'est par les transporteurs étrangers, alors que cette part est de 25 % s'agissant de la taxe poids lourds.
Concernant les émissions de CO2, il ne faut pas confondre le transport motorisé dans son ensemble et les camions de transport de marchandises. Nous représentons ainsi 34 millions de tonnes sur 118 millions de tonnes et 8 % des émissions. Avec la charte des engagements volontaires agréée par l'ADEME, nous sommes déjà engagés dans une démarche de réduction annuelle de 300 000 tonnes des émissions et comptons passer à 500 000 tonnes annuelles d'ici deux ans. Le vrai potentiel de réduction des émissions de CO2 se situe dans le transport routier et l'effet lié au report modal est secondaire.
Je ne partage pas certains propos sur les subventions. Dans un souci d'objectivité, je souhaite qu'outre l'étude qui sera réalisée sur les externalités des différents modes de transport, une « opération vérité » soit également réalisée sur le volume des concours publics accordés à chaque mode. A cet égard, je pense que le système ferroviaire est largement privilégié.
En matière de circulation, on est aujourd'hui à la croisée des chemins avec la décentralisation, l'autorisation des 44 tonnes ou la taxe poids lourds. Il nous faut impérativement une approche coordonnée car avec quatre catégories d'acteurs, il n'y a plus de politique générale des routes en France.
Concernant la Bretagne, il s'agit bien de savoir si le coût de la taxe poids lourds sera intégralement répercuté dans les prix de vente. Ce qui est à craindre, c'est que toute la chaîne économique doive internaliser la taxe dans ses coûts sans pouvoir la reporter sur le prix final, ce qui pose le problème de la compétitivité de nos entreprises. C'est pourquoi nous plaidons en faveur d'une répercussion sur le bénéficiaire de la circulation de marchandises. Malgré la modulation de 25 %, certaines activités très locales sans possibilité de report modal connaîtront indiscutablement des difficultés.
Sur l'effet relatif entre la France et l'Allemagne, j'insiste sur un point, qui explique sans doute le reste : la France est le pays le plus caboté d'Europe, tout en étant celui qui recourt le moins au cabotage. De plus, elle est le pays dont la part internationale est la plus faible d'Europe, compte tenu de l'absence de compétitivité de ses entreprises, pour une raison simple : 84 % de la valeur ajoutée produite par nos entreprises est sociale et environnementale contre 60 % en Allemagne.
M. Jean Arthuis, président. - N'y a-t-il pas un phénomène de délocalisation de certaines entreprises de transport qui sont allées s'établir dans des pays où les contraintes sociales sont moindres que celles imposées en France ?
M. Jean-Paul Deneuville. - Je voudrais faire trois remarques à cet égard. D'une part, le marché européen est plus élargi qu'harmonisé. D'autre part, la France ne s'est pas mise à l'heure européenne, puisqu'elle adopte des lois intérieures différentes de celles qu'elle vote à Bruxelles. Enfin, il existe un étrange paradoxe : toutes les entreprises européennes peuvent, sur le territoire français, respecter et bénéficier des règles européennes dictées par Bruxelles, sauf les entreprises françaises ! Dès lors, les entreprises ont le choix entre disparaître vertueusement ou se délocaliser.
M. Daniel Bursaux. - Je reviens un instant sur les montants attendus. La taxe devrait rapporter 1,2 milliard d'euros pour le réseau national, et de l'ordre de 150 millions d'euros pour le réseau local taxable tel qu'il est défini aujourd'hui. Cet écart s'explique dans la mesure où la circulation sur le réseau local taxable est inférieure à celle du réseau national taxable. De plus, les écarts de perception au kilomètre sont assez conséquents. Pour être tout à fait transparents à l'égard des collectivités, le système mis en place assurera une comptabilité des recettes.
M. Jean Arthuis, président. - Les départements auront-ils la possibilité de décider qu'une partie plus importante des routes départementales sont éligibles à la perception de cette écotaxe ?
M. Daniel Bursaux. - Voici deux éléments de réponse. Sur ce point, la loi est claire et précise : il s'agit d'assurer un encadrement économique. Le réseau local taxable doit être celui sur lequel existe un report significatif de trafic. Dans ce cadre, la première définition du réseau sera rapidement adoptée par un décret. Nous avons prévu des systèmes de surveillance en accord avec les conseils généraux concernés, pour faire évoluer ce réseau tous les deux ou trois ans, en fonction de ce qui se passe réellement.
Sur la question du coût de perception du système, moins il y aura de trafic sur le réseau taxé, plus le coût de perception en pourcentage sera élevé.
M. Jean Arthuis, président. - La décision relève du pouvoir règlementaire. Les départements pourront le solliciter, mais tout dépendra donc du ministre des transports.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - Voilà une belle matière à contentieux à venir.
M. Daniel Bursaux. - Pour le réseau local taxable, la décision relève d'un décret en conseil d'Etat pris après avis des collectivités concernées.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - Pour chaque petit bout de route ?
M. Daniel Bursaux. - Tout à fait.
M. Philippe Marini, rapporteur général. - On peut donc estimer qu'une forte pression sera exercée sur les élus locaux et le préfet, et qu'un contentieux de l'excès de pouvoir risque de se diffuser.
M. Daniel Bursaux. - Je n'en suis pas convaincu. Comme je le disais au tout début de notre débat, l'une de nos préoccupations provient des souhaits différents des conseils généraux. Certains départements ne veulent aucun réseau local taxable. Nous allons de ce type de cas, comme en Bretagne, à la situation inverse où l'on nous réclame de 700 à 800 kilomètres de réseau local taxable. A partir de là, nous avons essayé de définir une position équilibrée pour tenir compte très précisément des critères de la loi telle qu'elle a été votée, qui sera envoyée au Conseil d'Etat.
M. Jean Arthuis, président. - D'anciens axes sont devenus des routes départementales, et il peut arriver que dans tel département, cette route départementale soit soumise à la taxe, alors que dans le département voisin, elle ne le sera pas, par la volonté du conseil général.
M. Daniel Bursaux. - Nous nous efforçons donc d'assurer une continuité et une longévité dans le système, qui est appelé à vivre, et nous en ferons un bilan global au bout de deux ans.
Sur les délais, la loi a été votée fin 2008, et nous espérons une mise en oeuvre de la taxe en 2012. Les délais restent très ambitieux, en comparaison de ce qui a été réalisé dans les Etats voisins.
En ce qui concerne le coût de perception, il résulte de la concertation qui a été menée. L'entreprise retenue est celle qui était la moins chère à cet égard, et les coûts sont assez proches de ceux constatés en Allemagne, légèrement supérieurs à 20 % de la recette totale. Deux raisons expliquent ce montant élevé. Premièrement, nous taxons le réseau non autoroutier, sur lequel il y a un peu moins de trafic en moyenne que sur le réseau autoroutier. L'assiette est donc moins favorable. D'autre part, cela s'explique par un coût d'amortissement rapide, puisque le partenariat est conclu sur une dizaine d'années. Il est probable que si le système se poursuit au-delà de ces dix années, le coût diminuera.
Pour répondre à Fabienne Keller, le système GPS sera souple en cas de modification du réseau local, et cela ne coûtera pas plus cher.
Je ne reviens pas sur le financement de l'AFITF, qui a été largement évoqué.
Enfin, sur la Bretagne, l'abattement tel qu'il a été voté est évidemment prévu dans le contrat de partenariat. Nous avons d'ailleurs longuement discuté de ce sujet avec les acteurs socio-économiques bretons.
M. Jean Arthuis, président. - Au plan européen, M. Estiot, l'objectif est d'harmoniser le système de perception. Dès lors, pourquoi avez-vous besoin de réaliser un deuxième investissement, alors que vous l'avez fait pour l'Allemagne il y a quelques années ? On parle pourtant beaucoup des bénéfices de la mutualisation.
M. Alain Estiot. - En Allemagne, les taux de perception sont inférieurs à 15 %, pour revenir sur ce que disait M. Bursaux.
Les problèmes d'interopérabilité sont d'actualité. D'après la réglementation européenne, il doit y avoir, à terme, un contrat et un « On Board Unit » pour chaque transporteur. Tout cela est en cours de développement. Il reste à confirmer qu'il faut un « business plan » pour chaque participant. En France, vous serez en quelque sorte les pionniers de ces nouvelles règles, ce qui rajoutera certainement une contrainte que nous n'avions pas à l'époque en Allemagne.
M. Daniel Bursaux. - Je voudrais formuler deux éléments de réponse supplémentaires. Par rapport à votre question, Monsieur le Président, nous avons été, au niveau de l'administration, très étonnés qu'il n'y ait pas de réponse d'un système dérivé de Toll Collect. Nous avons été surpris qu'il n'y ait pas une entreprise porteuse de ce projet qui vienne se positionner sur l'appel d'offre français.
En ce qui concerne le Grand Paris, par rapport au contrat de plan Etat/région tel qu'il avait été négocié en 2005/2006, le Gouvernement a chargé le préfet de négocier un mandat particulier supplémentaire, dont le chiffre est de l'ordre de 100 millions d'euros par an jusqu'en 2014, financé sur le budget de l'AFITF.
M. Henri Havard. - Nous sommes aujourd'hui à moins de 20 % de coût d'intervention, même si ce montant reste élevé. Nous serons le premier système européen totalement interopérable, c'est-à-dire reproductible dans l'ensemble de l'Europe. Cela fait partie du coût, car ce système permettra à un consortium de pouvoir passer dans tous les pays d'Europe. Je rappelle qu'à l'époque, ces contraintes d'interopérabilité ne pesaient pas sur Toll Collect. Une partie de l'investissement est donc liée à la question de l'interopérabilité.
M. Jean Arthuis, président. - Une partie de l'investissement pourra certainement être récupérée dans un second temps. Il y a un moment où la contribution sera positive.
Monsieur Havard, avez-vous d'ores et déjà chiffré les moyens humains qui seront nécessaires pour le contrôle de la perception de la taxe poids lourds ?
M. Henri Havard. - Ce chiffre est en cours de détermination en interne et avec l'IGF. Il est n'est pas encore arrêté, car nous attendons les résultats d'un rapport de l'IGF qui devrait nous parvenir dans les prochains jours. Nous l'avons chiffré à plusieurs centaines d'emplois. Nous vous transmettrons le chiffrage définitif dès qu'il sera établi.
M. Jean Arthuis, président. - Il me reste à remercier l'ensemble de nos intervenants pour cette audition fort intéressante, qui a répondu à la plupart de nos questions.
Contrôle budgétaire - Cession de l'hippodrome de Compiègne - Communication
La commission entend ensuite une communication de Mme Nicole Bricq, rapporteure spéciale, sur la cession de l'hippodrome de Compiègne.
Mme Nicole Bricq, rapporteure spéciale. C'est en ma qualité de rapporteure spéciale de la mission « Gestion du patrimoine immobilier de l'Etat » que j'ai mené ce contrôle sur la cession de l'hippodrome de Compiègne. Je voudrais d'abord exposer la manière dont j'ai conçu et conduit mes investigations.
Pour mémoire, le sujet est apparu à l'occasion de l'une des « affaires » mises au jour par la presse, en l'occurrence en juillet 2010, concernant Eric Woerth, alors ministre chargé du travail. On a ainsi appris que ce dernier, en sa qualité de ministre chargé du budget, avait autorisé la cession, effectivement intervenue en mars 2010, d'une parcelle de 57 hectares de la forêt de Compiègne, terrain d'assiette de l'hippodrome du Putois, à la Société des courses de Compiègne, une association à but non lucratif et à objet hippique. Cette association, jusqu'alors, était locataire des lieux : elle gérait l'hippodrome et, par ailleurs, sous-louait une partie du terrain à la Société du golf, autre association à but non lucratif. La vente a été réalisée malgré l'avis d'abord défavorable de l'Office national des forêts (ONF) et du ministère chargé de l'agriculture, selon une procédure de gré à gré, donc sans mise en concurrence, et au prix de 2,5 millions d'euros.
Ce prix et les modalités juridiques de la transaction ont fait, d'emblée, l'objet d'un débat livré, par les médias, à l'opinion publique. Je me suis donc naturellement intéressée au dossier, avec deux préoccupations.
En premier lieu, j'ai porté mon attention sur l'évident enjeu patrimonial de l'opération. J'ai cherché à savoir si les intérêts de l'Etat propriétaire ont été convenablement ménagés dans la cession de l'hippodrome, c'est-à-dire si la vente a été conclue pour un prix satisfaisant pour les finances publiques - au minimum, le prix correspondant à la valeur réelle du bien ; et, plus généralement, si cette vente a été réalisée dans le souci d'une bonne gestion du domaine de l'Etat, une forêt se trouvant a priori en cause.
En second lieu, j'ai été soucieuse d'un enjeu d'ordre légal. En effet, je me suis attachée à évaluer la solidité juridique de la transaction, et donc la régularité de la procédure suivie par l'administration, dans la mesure où le ministère du budget, d'une part, a cru pouvoir faire l'économie d'une autorisation parlementaire pour mener à bien cette vente et, d'autre part, n'a pas cherché à mettre la Société des courses de Compiègne en concurrence avec d'éventuels autres candidats à l'acquisition de l'hippodrome.
C'est dans cette double perspective que j'ai travaillé, mes investigations prenant la forme suivante :
- dès le 11 octobre 2010, une audition de Daniel Dubost, chef du service France Domaine, puis deux questionnaires complémentaires que je lui ai adressés, respectivement, le 14 octobre et le 5 novembre ;
- le 21 décembre 2010, un contrôle sur pièces dans les locaux de France Domaine, au ministère du budget, en présence de M. Dubost. J'ai ainsi eu communication du dossier qui avait été préparé pour les besoins de la commission des requêtes de la Cour de justice de la République ;
- le 13 janvier 2011, l'audition de Pascal Viné, directeur général de l'ONF, qui fut le directeur de cabinet du ministre de l'agriculture de juillet 2009 à novembre 2010, et a donc suivi, à ce titre, l'opération de cession de l'hippodrome ;
- enfin, le 10 février dernier, un déplacement à Compiègne, sur le site de l'hippodrome du Putois, afin de visiter celui-ci et de conduire un entretien avec Antoine Gilibert, président de la Société des courses. À cette occasion, j'ai également auditionné les représentants du service local de France Domaine, en particulier l'agent qui a évalué, en 2009, la parcelle vendue.
Comme on le sait, la cession de l'hippodrome de Compiègne se trouve actuellement visée, de façon indirecte, par deux instances judiciaires en cours d'instruction. D'une part, la commission d'instruction de la Cour de justice de la République a été saisie, le 13 janvier 2011, afin d'enquêter sur une éventuelle prise illégale d'intérêts de M. Woerth dans cette vente. D'autre part, le tribunal correctionnel de Paris, depuis la mi-janvier également, est chargé de l'information judiciaire ouverte à la suite de la plainte contre X qui allègue, dans le cadre de la cession de l'hippodrome, les infractions d'abus d'autorité, de complicité de prise illégale d'intérêts, de trafic d'influence par personne dépositaire de l'autorité publique et par particulier, et de favoritisme.
Mais il est important de noter que mon contrôle, d'ailleurs entrepris en accord avec le Président et le Rapporteur général de notre commission, a été commencé dès la première quinzaine du mois d'octobre 2010, donc plus de deux mois avant l'ouverture formelle des poursuites judiciaires précitées, et qu'il a pu être mené à son terme indépendamment de celles-ci.
En effet, je précise qu'en l'état du droit, les investigations du Parlement ne se trouvent expressément bornées que pour ce qui concerne les commissions d'enquête, lesquelles ne peuvent être créées, ou continuer leur travaux, sur des faits donnant lieu à des poursuites judiciaires. En revanche, l'article 57 de la LOLF, qui fonde la compétence de contrôle des rapporteurs spéciaux en les habilitant à « procéder à toutes investigations sur pièces et sur place, et à toutes auditions qu'ils jugent utiles », ne formule pas de réserve à l'exercice de cette prérogative. Et je tiens à signaler que, dans le cours de ce contrôle, je n'ai, de fait, rencontré aucune réticence au sein du ministère du budget : ni de la part des fonctionnaires, ni de celle du ministre lui-même.
Au demeurant, il existe de nombreux précédents de contrôle parlementaire, sous la forme de missions d'information notamment, qui ont traité de faits occasionnant des poursuites judiciaires. Un récent exemple est fourni par le rapport produit en mai 2010 par la mission d'information constituée, par la commission de la défense de l'Assemblée nationale, sur « les circonstances entourant l'attentat du 8 mai 2002 à Karachi ».
Enfin, il faut souligner que les instances judiciaires qui se rapportent actuellement à la cession de l'hippodrome de Compiègne sont loin de résumer tous les aspects du dossier, et restent bien distinctes des préoccupations qui ont justifié mon initiative en la matière - l'enjeu patrimonial et l'enjeu juridique que j'ai indiqués. C'est à la qualité de la gestion, par l'Etat, de cette opération de cession que j'ai consacré mon contrôle, et non pas à la recherche d'actes pénalement répréhensibles, qu'aurait pu commettre tel ou tel.
De mes investigations, je retiens, en synthèse, trois séries de constatations.
Premier constat : alors que la candidature à l'acquisition de l'hippodrome du Putois avait été formulée de longue date par la Société des courses de Compiègne, la vente finalement conclue a été réalisée par l'administration, entre juin 2009 et mars 2010, avec une célérité manifeste. Il me faut ici exposer les faits, tels que je les ai reconstitués, en suivant leur chronologie.
Au départ, la Société des courses de Compiègne est « locataire » de l'Etat, sur le fondement de conventions conclues avec ce dernier et avec l'ONF. Ces conventions portent autorisation d'occupation, à titre onéreux (moyennant redevance) et précaire (donc révocable), et elles sont régulièrement renouvelées. De la sorte, juridiquement, la Société des courses est titulaire d'une autorisation d'occupation du domaine de l'Etat.
Dès 2000 et 2001, l'association manifeste son souhait d'acquérir le terrain. Elle entend ainsi bénéficier d'une plus grande souplesse de gestion, alors qu'elle effectue d'importants investissements pour développer l'activité hippique du site. À cette époque, l'autorisation d'occupation dont elle bénéficie est une convention de 1987, dont l'échéance est prévue au 31 mars 2001. L'association ne sollicite le renouvellement de cette convention qu'à défaut, préférant un achat.
L'affaire paraît traîner : la Société des courses reformule son offre auprès du ministre de l'agriculture en mai 2003, alors que la convention d'occupation, arrivée à échéance depuis plus de deux ans, n'a toujours pas été renouvelée. Cette offre d'acquisition est refusée par l'Etat en août 2003 : le refus est signifié à l'association par une lettre du ministre de l'agriculture, et motivé par « la législation concernant les forêts domaniales ». Toutefois, dans sa lettre, le ministre précise qu'« en revanche, un échange serait envisageable si la Société des courses offrait un terrain forestier de la même importance et d'une valeur suffisante ».
Or un tel échange n'est pas possible, en l'état du patrimoine foncier dont dispose alors l'association. Aussi, la convention d'occupation est renouvelée, en novembre 2003, avec effet rétroactif au 1er avril 2001 et échéance au 31 mars 2010.
En janvier 2006, la Société des courses forme une nouvelle proposition d'acquisition de l'hippodrome, cette fois par la voie d'un échange. À cet effet, l'association envisage d'acquérir un terrain forestier parmi une douzaine, qu'elle a identifiés dans différentes régions françaises, dont la Picardie, mais aussi le Centre et les Ardennes.
En mars 2006, il est indiqué à l'association, par l'ONF, que cet échange pourrait se faire sur la base d'un rapport de superficies de 1 à 5, soit environ 250 hectares de forêt contre les 49 hectares de la parcelle cadastrale principale qu'occupe le site de l'hippodrome. L'achat du terrain à échanger aurait représenté une dépense de l'association à hauteur de 1,25 million d'euros environ.
Mais ce projet avorte. En août 2006, une réunion entre les représentants de la Société des courses et le directeur général de l'ONF retient une autre solution, concrétisée en novembre 2006 : un avenant à la convention de 2003 proroge alors l'autorisation d'occupation jusqu'au 31 décembre 2021. En outre, le régime de la redevance fixé en 2003 est expressément inchangé, malgré les travaux d'extension du bâti qui seront réalisés dans le cadre d'un permis de construire accordé à la Société des courses au mois de septembre précédent. Le niveau de cette redevance s'établira ainsi, en 2009, à 43 343 euros pour l'année, hors impôts fonciers - lesquels représentent environ le quart de la redevance.
D'après les indications convergentes que j'ai recueillies, c'est la perspective des échéances électorales de 2007 qui a conduit l'administration à « geler » de la sorte le processus d'échange d'abord envisagé. On peut trouver cela bien prudent, voire « frileux ». En tout cas, on voit que l'administration fait parfois de la politique...
Le 15 mai 2009, la Société des courses manifeste à nouveau son intérêt pour une acquisition de l'hippodrome. Elle le signale dans une note d'intention, qu'elle adresse au député de la quatrième circonscription de l'Oise, Christian Patria, suppléant d'Eric Woerth, alors ministre chargé du budget. M. Patria transmet la note d'intention de l'association à M. Woerth, et le ministre y donne suite.
La procédure est alors commencée avec une exceptionnelle diligence : une annotation manuscrite du ministre, sur la note d'intention de la Société des courses, datée du 26 mai, demande au conseiller de son cabinet chargé de l'immobilier de l'Etat, Cédric de Lestrange : « m'en reparler rapidement ». La note d'intention ainsi annotée est enregistrée à la direction générale des finances publiques (DGFiP) le 2 juin. En outre, le 4 juin, l'association adresse une lettre au ministre du budget, lui confirmant son souhait d'achat.
Le 22 juin, l'administration centrale du service France Domaine adresse à son service déconcentré de l'Oise une demande d'évaluation, pour connaître « un ordre de grandeur » de la valeur du site de l'hippodrome du Putois, soit trois parcelles cadastrales, représentant 57,1 hectares au total. Cette évaluation est remise dès le 10 juillet par l'évaluateur du service local, soit 18 jours seulement après la demande. Ce délai paraît exceptionnellement bref, car la règle interne à France Domaine est de l'ordre de 30 jours. L'évaluation conclut à une valeur de 2,5 millions d'euros.
L'ONF est informé de la demande d'acquisition de la Société des courses par une lettre du service France Domaine en date du 22 juillet. L'Office se déclare alors « totalement défavorable à ce projet » ; cet avis est signalé au ministre du budget par une note du 1er septembre, signée par le directeur général des finances publiques. Cependant, le 16 octobre, le cabinet du ministre du budget demande à France Domaine, par courrier électronique, de notifier à la Société des courses l'accord de l'Etat. Notons que le cabinet décide qu'il n'est pas nécessaire de demander à nouveau son avis à l'ONF sur cette opération.
Par une lettre du 20 octobre, le chef du service France Domaine avise la Société des courses que l'Etat est d'accord sur sa proposition d'acquérir l'hippodrome du Putois. Cette lettre précise : « Bien qu'intégré à la forêt domaniale de Compiègne, ce bien ne constitue plus en effet un bien "forestier" au sens strict du terme. » Il est spécifié que la cession ne pourra être conclue qu'à la valeur domaniale du bien : il n'est plus question d'échange de terrains, alors que cette hypothèse avait fait l'objet de discussions avancées, en 2006, entre la Société des courses et l'ONF. Enfin, par référence au fondement juridique de l'opération (l'article R. 129-5 du code du domaine de l'Etat), il est également précisé que la cession sera réalisée de gré à gré, donc sans mise en concurrence.
Le 23 octobre, le trésorier-payeur général de l'Oise, Jean-Pierre Péry, informe la Société des courses, sur la demande de celle-ci, que la valeur domaniale de l'hippodrome du Putois s'élève à 2,5 millions d'euros. La décision de l'Etat est également notifiée à l'association par une lettre du ministre du budget du 29 octobre, dont la copie est adressée au ministre chargé de l'agriculture, ainsi qu'à l'ONF.
À partir de là, un différend entre ministères se fait jour, dont la résolution difficile va retarder la conclusion de la vente.
Le 17 novembre 2009, le directeur de cabinet du ministre de l'agriculture adresse à son homologue après du ministre du budget une lettre faisant valoir que la décision de céder l'hippodrome du Putois « est tout à fait contraire à la politique constante du ministère [chargé de l'agriculture] en matière de gestion forestière ». La lettre, en effet, précise que l'hippodrome fait « partie intégrante de la forêt domaniale de Compiègne ». À la place de la vente, le ministère de l'agriculture propose une nouvelle convention d'occupation temporaire, « de longue durée », entre l'ONF et la Société des courses de Compiègne, ou, « à défaut », et « après analyse de la situation », « d'envisager une procédure d'échange ».
En réponse, par lettre du 26 novembre, le directeur de cabinet du ministre du budget se dit « surpris » par cette analyse, et fait état, au contraire, d'un « accord oral » précédemment donné par le cabinet du ministre de l'agriculture pour la vente de l'hippodrome. Il expose qu'« il ne s'agit plus [...] ici d'un bien à usage forestier. En effet, le champ de courses y a été construit depuis près de 150 ans. » Il considère que l'Etat ne peut revenir sur sa décision à l'égard de la Société des courses de Compiègne, et que la solution proposée par le ministère de l'agriculture « ne [...] semble pas adaptée ». Enfin, il écrit qu'« un tel revirement provoquerait en outre une forte réaction du sénateur-maire de Compiègne, qui soutient ce projet ».
Peu après, par délibération du 16 décembre 2009, la communauté d'agglomération de Compiègne renonce à exercer son droit de priorité pour l'acquisition de l'hippodrome.
À la suite de l'échange épistolaire précité entre directeurs de cabinet, le 10 janvier 2010, une réunion se tient entre le cabinet du ministre du budget et celui du ministre de l'agriculture, en présence d'une part de la direction du budget et de France Domaine, d'autre part de l'ONF. À cette occasion, l'idée d'un bail emphytéotique pour l'hippodrome du Putois est refusée par le cabinet du ministre du budget. En revanche, le principe d'une affectation des produits de la vente à l'acquisition de terrains forestiers est retenu.
Le 12 janvier, une seconde réunion met en présence le service France Domaine d'un côté, le ministère de l'agriculture et l'ONF de l'autre. Chacun y confirme son point de vue, et donc la divergence d'analyse.
En définitive, c'est le 12 mars que le conflit entre les deux ministères se dénoue, lors d'une réunion « informelle » tenue à l'hôtel de Matignon entre Cédric de Lestrange, conseiller chargé de l'immobilier de l'Etat au cabinet du ministre du budget, Pascal Viné, directeur de cabinet du ministre de l'agriculture, et Julien Dubertret, conseiller budgétaire au cabinet du Premier ministre. En effet, lors de cette réunion, le conseiller du ministre du budget propose d'assortir la vente de l'hippodrome du Putois de deux éléments exceptionnels :
- d'une part, comme convenu précédemment, les produits de cette vente seront affectés au ministère chargé de l'agriculture, pour l'acquisition de terrains forestiers. Cette affectation, toutefois, sera opérée après déduction de 15 % au bénéfice du désendettement de l'Etat, conformément aux dispositions de l'article 195 la loi de finances pour 2009 ;
- d'autre part, il est prévu d'introduire dans la convention de vente une clause d'affectation spécifique : pendant cinquante ans, le terrain cédé devra rester exclusivement affecté à l'usage d'hippodrome et, de façon accessoire, de golf, à peine de résolution de la vente. Cette stipulation contribuera notamment à préserver les abords de la forêt de Compiègne.
Le ministère de l'agriculture, dans ces conditions, ne s'oppose plus à l'opération et, dès lors, pour le cabinet du Premier ministre, il n'est pas besoin de procéder à un arbitrage interministériel. On observera, d'ailleurs, que le ministre de l'agriculture n'est jamais intervenu directement : les échanges se sont déroulés entre cabinets.
La situation se trouvant ainsi débloquée, quatre jours plus tard, le 16 mars, l'autorisation de cession de l'hippodrome du Putois est formalisée par un arrêté du ministre du budget. Le lendemain, 17 mars, l'acte de cession est signé entre l'Etat et la Société des courses de Compiègne. Cette convention comporte notamment deux garanties importantes pour l'Etat :
- en premier lieu, la clause d'affectation à usage d'hippodrome précitée, valable jusqu'en 2060. En cas de non respect de cette exigence, l'Etat pourra discrétionnairement demander la résolution de la vente, après une mise en demeure restée infructueuse au terme d'un délai de six mois. La vente ne serait donc pas résiliée ipso facto, mais en fonction de l'initiative de l'Etat ;
- en second lieu, une clause de complément de prix, suivant le modèle désormais habituel dans les cessions importantes de l'Etat : en cas de nouvelle mutation de l'hippodrome dans les quinze ans suivant sa cession à la Société des courses, celle-ci devrait reverser à l'Etat 50 % de la plus-value, nette d'impôt, qu'elle réaliserait.
De la sorte, la vente de l'hippodrome de Compiègne, à compter du moment où le ministère du budget a pris connaissance de l'intention d'achat de la Société des courses, soit fin mai 2009, a été bouclée en neuf mois et demi. Si un différend avec le ministère de l'agriculture n'était pas apparu en novembre 2009, on peut penser que la procédure n'aurait demandé que sept mois environ.
Quant au produit de la vente 2,5 millions d'euros , 15 %, soit 375 000 euros, ont été affectés, suivant l'obligation légale précitée, au désendettement de l'Etat, et les 85 % restant, soit 2,125 millions d'euros, ont été affectés, comme prévu, à l'acquisition de terrains forestiers. L'ONF estime qu'elle pourra acheter environ 200 hectares grâce à cette somme : on réalisera donc à peu près le rapport de superficies de 1 à 5 souhaité par l'Office pour un échange de terrains.
J'en viens à la deuxième constatation de mon contrôle : la procédure suivie pour cette cession a largement constitué ce que j'appellerai un « bricolage » du ministère du budget, certaines options initiales étant modifiées, comme on vient de le voir, in extremis. Et il me semble que cette situation a été la conséquence du caractère douteux de la qualification juridique retenue par l'administration pour l'hippodrome du Putois.
Je rappelle en effet qu'en juillet 2009, France Domaine entendait vendre, de gré à gré et à la valeur de l'estimation domaniale, un terrain dont le service jugeait qu'il avait, de facto, perdu son caractère forestier. Puis, en janvier 2010, le ministère du budget a décidé, sans doute pour se concilier le ministère de l'agriculture, que le produit de cette vente serait affecté à l'acquisition de terrains forestiers ce qui revenait, en pratique, aux effets qu'aurait eu l'échange de terrains souhaité depuis l'origine par l'ONF et le ministère de l'agriculture, lesquels considéraient l'hippodrome du Putois comme un bien forestier à part entière. Enfin, c'est en mars 2010 que la clause d'affectation exclusive de cinquante ans a été introduite.
On voit là que les conditions de la cession de l'hippodrome de Compiègne sont susceptibles de soulever des questions de droit administratif. Les procédures judiciaires en cours ont été engagées sur le seul terrain répressif, et il revient donc à la justice, aujourd'hui, de trancher les aspects de l'affaire, dont elle est saisie, pouvant relever du droit pénal ; mais un recours devant la juridiction administrative aurait sans doute permis d'utiles clarifications... Il me faut aborder, ici, ces questions, car leur existence est de nature à fragiliser la vente que l'Etat a conclue. Au passage, on observera que France Domaine, dans ce dossier, n'a pas fait montre de beaucoup de rigueur juridique.
À cet égard, le ministère de l'agriculture et l'ONF ont eu le mérite d'une position constante : selon leur analyse, l'hippodrome du Putois faisait partie intégrante de la forêt domaniale de Compiègne, d'où il s'ensuivait que le régime applicable au domaine forestier de l'Etat devait s'appliquer à l'hippodrome.
Le ministère du budget a soutenu un raisonnement plus nuancé, mais ambigu. Cette ambiguïté était présente dès la lettre, déjà citée, que le chef du service France Domaine a adressée, le 20 octobre 2009, à la Société des courses de Compiègne, pour signifier à celle-ci l'accord de l'Etat à vendre : « Bien qu'intégré à la forêt domaniale de Compiègne, ce bien ne constitue plus [...] un bien "forestier" au sens strict du terme. » Mais le raisonnement se trouve pleinement exposé dans la « fiche technique », élaborée par France Domaine, jointe à une note au ministre du budget du directeur général des finances publiques, datée du 20 janvier 2010 et présentant l'analyse des services sur la procédure à suivre dans cette affaire.
Selon ce document, le terrain de l'hippodrome est bien « partie intégrante de la forêt domaniale de Compiègne », et « le fait que cette emprise ne soit plus affectée, depuis le XIXe siècle, à un "usage forestier" ne lui fait pas perdre sa qualification de bien relevant du "régime forestier" ». Toutefois, pour France Domaine, « l'utilisation de ce bien, depuis plus de 150 ans, à usage "d'hippodrome", permet de relativiser aujourd'hui sa destination à un usage en vue de la protection foncière nécessaire des forêts du domaine de l'Etat ». Et, un peu plus loin, on lit que « France Domaine ne remet pas en cause le fait que des parcelles "non plantées" continuent de relever du régime forestier. Mais cette analyse ne saurait faire obstacle à la nécessaire "respiration" du patrimoine forestier lorsqu'il est avéré, comme c'est le cas en l'espèce, que le maintien de l'affectation actuelle [c'est-à-dire l'usage d'hippodrome et de golf] est garanti et que la réversibilité à un usage proprement forestier [...] apparaît plus théorique que réelle. »
Cette position de France Domaine est critiquable : soit l'hippodrome du Putois constituait une dépendance forestière du domaine de l'Etat, et le régime des forêts domaniales lui était alors pleinement applicable ; soit il ne s'agissait pas d'une dépendance forestière, et un autre régime pouvait s'appliquer. Mais on ne pouvait affirmer que c'était une dépendance forestière et, ensuite, écarter l'application du régime qui devait découler de cette qualification juridique, au motif de considérations d'opportunité !
Cependant, la position du ministère de l'agriculture et de l'ONF semble également critiquable, et par suite le premier temps du raisonnement de France Domaine, qui la reprend à son compte. En effet, je crois que la qualification du terrain de l'hippodrome en tant que dépendance forestière est mal étayée et incomplète.
Dès le début de l'opération, l'administration le ministère du budget aussi bien que celui de l'agriculture a considéré comme allant de soi que l'hippodrome du Putois fût une dépendance forestière du domaine de l'Etat. Interrogé sur ce point, l'ONF, pour justifier cette qualification juridique, produit le décret du 6 mai 1995 qui fixe la liste des forêts et terrains à boiser appartenant à l'Etat, dont la gestion est confiée à l'Office ; la forêt domaniale de Compiègne, en effet, se trouve visée par ce texte. Néanmoins, en l'occurrence c'est seulement l'hippodrome du Putois qu'il s'agissait de vendre : il convenait, à l'évidence, de distinguer entre le massif forestier global et la parcelle d'assiette de l'hippodrome.
Partant de là, je me suis posé deux questions.
Première question : l'hippodrome du Putois constitue-t-il véritablement une dépendance forestière ? L'observation de ce terrain conduit à une réponse plutôt négative : le site ne correspond guère à ce que l'on peut attendre d'une forêt ; et l'assimilation apparaît donc discutable. Sur place, en effet, au jugé, les arbres couvrent, au mieux, 5 % à 10 % du terrain, compte tenu d'un rideau d'arbres qui sépare le champ de courses d'une partie du golf. L'hippodrome se trouve en lisière de la forêt de Compiègne proprement dite, mais il ne se confond pas avec elle. Au surplus, avant même d'être transformé en hippodrome, au XIXe siècle, le site constituait un champ de manoeuvre. Et, aux dires de la Société des courses, l'ONF n'intervenait guère sur ce terrain.
Seconde question : indépendamment de sa nature de dépendance forestière ou non, l'hippodrome du Putois, avant sa cession, s'analysait-il en dépendance du domaine privé ou du domaine public de l'Etat ? C'est une question que l'administration, apparemment, ne s'est jamais posée : ni le ministère du budget, et en particulier France Domaine, pourtant le service qui « incarne » l'Etat propriétaire ; ni le ministère de l'agriculture, ou l'ONF, bien que ce dernier soit l'établissement gestionnaire des forêts domaniales. Cela ne laisse pas d'étonner, car la question est fondamentale.
Je rappelle que le domaine privé de l'Etat constitue un patrimoine en principe librement cessible par l'administration, tandis que le domaine public est régi, au contraire, par un principe d'inaliénabilité : il ne peut normalement faire l'objet de cessions, sauf à recourir à une procédure de déclassement ou, à défaut, à passer par l'autorisation d'une loi.
Or les critères du domaine public, fixés par une jurisprudence constante depuis longtemps, paraissent avoir été pleinement remplis par le terrain en cause : d'une part, l'hippodrome du Putois constituait une propriété publique, celle de l'Etat ; d'autre part, il se trouvait affecté à l'utilité publique, et même à un usage direct du public, au titre d'hippodrome précisément, ainsi que de golf. Selon les mêmes critères, le juge administratif, par le passé, a reconnu pour des dépendances du domaine public, notamment, des promenades publiques dont l'allée des Alyscamps, à Arles , le stade municipal de Toulouse, ou encore le bois de Vincennes...
On peut donc penser que, quelle que fût la nature de l'hippodrome du Putois en termes « forestiers », il s'agissait d'un bien relevant du domaine public de l'Etat. Comme tel, ce terrain ne pouvait être légalement cédé qu'en vertu d'une loi, le déclassement n'étant pas possible ici.
Dans la suite de ce propos, toutefois, je vais supposer acquise la qualification de dépendance forestière que l'administration a retenue de façon explicite, et celle de dépendance relevant du domaine privé de l'Etat, donc aliénable, qui a été retenu implicitement. Sous cette hypothèse, on débouche sur deux questions de procédure.
Il s'agit, d'abord, de savoir si les conditions de la cession d'une dépendance forestière domaniale sans autorisation législative étaient réunies.
Je dois rappeler ici que le domaine privé forestier de l'Etat se trouve soumis à un régime spécial d'aliénabilité.
Traditionnellement, il est admis que l'échange d'un terrain forestier domanial contre un autre terrain forestier est possible, sur le fondement de l'article R. 78 du code du domaine de l'Etat. Cette procédure, comme on l'a vu, était en l'occurrence proposée par l'ONF et le ministère de l'agriculture dès le début, mais elle a été écartée par le ministère du budget, qui refusait de voir dans l'hippodrome du Putois un bien forestier « authentique ». Il y a pourtant fort à parier que, si cette solution avait été retenue, on n'aurait pas entendu parler de cette affaire... Au surplus, l'affectation des produits de la vente à l'acquisition de terrains forestiers, telle qu'elle a finalement été décidée, revient, en pratique, à peu près aux mêmes effets qu'une procédure d'échange.
La cession stricto sensu de forêts domaniales, quant à elle, n'est possible, en principe, que par la loi, comme le prévoit l'article L. 3211-5 du code général de la propriété des personnes publiques, sauf à se trouver dans les cas d'exceptions prévus par cet article. En dehors de l'hypothèse d'une expropriation pour cause d'utilité publique, trois conditions cumulatives sont ainsi exigées pour procéder à la vente de forêts domaniales sans recourir à la loi :
- les forêts considérées doivent « être d'une contenance inférieure à 150 hectares » ;
- elles doivent « n'être nécessaires ni au maintien et à la protection des terrains en montagne, ni à la régularisation du régime des eaux et à la protection de la qualité des eaux, ni à l'équilibre biologique d'une région ou au bien-être de la population » ;
- les produits tirés de l'exploitation de ces forêts ne doivent pas couvrir les charges de gestion.
Or, en ce qui concerne l'hippodrome de Compiègne, seule la deuxième condition était clairement satisfaite.
En effet, la première condition - « être d'une contenance inférieure à 150 hectares » - fait débat, en raison de l'incertitude de l'interprétation à donner au texte de l'article L. 3211-5. La contenance de 150 hectares doit-elle être entendue comme celle de la parcelle qui fait l'objet de la cession ? Dans cette hypothèse, la situation du terrain de l'hippodrome du Putois (57 hectares) permettait bien à l'administration de se dispenser d'une autorisation législative pour procéder à la vente ; c'est l'interprétation qu'a privilégiée France Domaine. Ou bien la référence aux 150 hectares vise-t-elle l'ensemble de la forêt domaniale dont relève la parcelle cédée ? Dans cette seconde hypothèse, il fallait rapporter la condition à la forêt de Compiègne, qui s'étend sur 140 000 hectares environ ; et, par conséquent, la cession de l'hippodrome n'était pas possible sans passer par la loi.
Il s'avère difficile de trancher entre ces deux interprétations possibles, notamment parce que l'article L. 3211-5 résulte, comme toute la partie législative du code général de la propriété des personnes publiques, d'une ordonnance du 21 avril 2006. On ne dispose donc pas de travaux préparatoires pour rechercher « l'intention du législateur ». Et, par ailleurs, on ne trouve pas de jurisprudence en la matière. Le service France Domaine a simplement choisi de retenir l'interprétation qui facilitait sa gestion.
La troisième condition posée par l'article L. 3211-5, relative au caractère déficitaire de l'exploitation forestière, pour sa part, a été considérée par France Domaine, dans la « fiche technique » précitée de janvier 2010, comme « sans objet au cas particulier » de l'hippodrome du Putois, du fait de l'absence d'exploitation forestière sur ce terrain. Pourtant, les trois conditions de l'article L. 3211-5 sont rédigées sans ambiguïté comme cumulatives : on ne voit donc pas comment l'une d'entre elle pourrait être « sans objet » et, si elle n'est pas remplie, tenue pour caduque !
C'est donc en forçant sensiblement l'interprétation que les services du ministère du budget ont pu se fonder sur le code général de la propriété des personnes publiques pour faire l'économie d'une autorisation législative à la cession de l'hippodrome.
La deuxième question de procédure qui se pose tient au choix de recourir à une procédure de cession de gré à gré, par préférence à un appel d'offres, et donc sans placer la Société des courses de Compiègne en situation de concurrence avec d'autres éventuels candidats à l'acquisition de l'hippodrome. La légalité de cette option est plus solide que la précédente.
En la matière, en effet, le ministère du budget s'est appuyé sur les dispositions de l'article R. 129-5 du code du domaine de l'Etat, qui permettent de recourir à une cession à l'amiable, notamment, « lorsque les conditions particulières d'utilisation de l'immeuble le justifient ». À la vérité, le caractère fort vague de cette formulation laisse à l'administration une grande latitude d'appréciation pour mettre en oeuvre la procédure de gré à gré...
Ici, pouvaient justifier de recourir à cette procédure dérogatoire :
- d'une part, la situation du terrain, qui est enclavé, situé en lisière de la forêt et classé, par le plan local d'urbanisme de Compiègne, dans une zone qui correspond à des sites susceptibles d'accueillir des activités de loisir et de tourisme, dont les activités équestres ;
- d'autre part, l'utilisation actuelle de ce terrain, à la fois hippodrome et golf ;
- enfin, la circonstance que la Société des courses de Compiègne bénéficiait de l'autorisation d'occuper le site jusqu'à la fin 2021.
Néanmoins, l'opportunité de ce choix reste discutable.
D'abord, rien n'assure que d'autres investisseurs ne seraient pas entrés en lice à la faveur d'un appel d'offres. Ils auraient pu décider de parier sur le moyen terme après 2021 au vu de la situation prestigieuse du bien mis en vente, situé entre la ville et la forêt de Compiègne et jouxtant le château.
Surtout, le recours à la procédure de droit commun des ventes immobilières de l'Etat aurait évidemment constitué « un puissant facteur de clarification et de transparence de l'opération », suivant les termes d'une « note blanche » adressée au cabinet du ministre du budget, le 16 mars 2010 - soit la veille de la signature de l'acte de vente de l'hippodrome -, par Philippe Dumas et Yves Bonnet, membres de la commission pour la transparence et la qualité des cessions du domaine immobilier de l'Etat. Même si cet appel d'offres n'avait débouché que sur la candidature de la Société des courses de Compiègne et une proposition de prix d'un niveau inférieur à l'évaluation domaniale de l'hippodrome, et quitte à procéder de gré à gré après cette consultation infructueuse, l'incontestabilité de la vente s'en fût trouvée mieux garantie.
La troisième série des constatations auxquelles je suis parvenue a trait, précisément, au prix de cette vente. Il est frappant que, dans les échanges pourtant vifs qui ont eu lieu entre le ministère de l'agriculture et celui du budget au sujet de cette cession, jamais le niveau du prix demandé à l'acquéreur n'a été en cause. En dernière analyse, le prix conclu ne semble excessif ni dans un sens, ni dans l'autre ; son montant reflète sans doute la valeur réelle de l'hippodrome du Putois, pour le peu d'éléments de comparaison dont on dispose sur le marché. Cependant, il a été déterminé par une évaluation de France Domaine dont la méthode s'avère, pour le moins, discutable et qui, de fait, le rend sujet à débat malgré tout.
En effet, le service déconcentré de France Domaine dans l'Oise, lorsqu'il a dû procéder à l'évaluation de l'hippodrome du Putois, en juillet 2009, pour donner à son administration centrale l'« ordre de grandeur » que celle-ci demandait, s'est heurté à l'absence de précédent : la cession d'un hippodrome est une rareté... L'agent évaluateur ne disposait donc pas de prix de marché de référence. Aussi, pour fonder son évaluation, il a utilisé les données du marché des terrains de golf en Île-de-France, ou à proximité : dans l'Ain, l'Oise, la Seine-et-Marne, le Val d'Oise et les Yvelines, sur les douze années précédentes. Il a effectué une moyenne arithmétique des prix enregistrés, parvenant ainsi à un prix moyen du mètre carré de 4,5 euros. En appliquant ce prix moyen à la surface de l'hippodrome (57,1 hectares), il est parvenu à une estimation de la valeur du bien de près de 2,57 millions d'euros, somme qu'il a « arrondie » à 2,5 millions.
Cette méthode prête à plusieurs critiques.
En premier lieu, comme je l'ai dit, l'évaluateur a été contraint de se fonder sur des éléments de comparaison approximatifs : les précédents relevés sur le marché des golfs, faute de marché actif pour les hippodromes.
En deuxième lieu, pour déterminer un prix moyen du mètre carré, cet évaluateur a intégré dans son calcul, sans aucune mesure de pondération, des terrains très divers sur certains se trouvaient des hôtels, pas sur les autres ; des dates de vente étalées dans le temps sur la période d'une douzaine d'années, pendant laquelle les prix ont naturellement évolué ; et des circonstances de vente très diverses les ventes recensées ont souvent été négociées entre des particuliers, mais des cessions entre collectivités publiques figuraient aussi dans la liste. Les prix relevés, de fait, s'échelonnaient d'un euro du mètre carré (à Lésigny, en Seine-et-Marne, en 1997), à 7,8 euros du mètre carré (à Tremblay-sur-Mauldre, dans les Yvelines, en 2000).
Il est vrai que la demande adressée à l'évaluateur par son administration centrale était celle d'un « ordre de grandeur » seulement. Toutefois, c'est cet « ordre de grandeur » qui, en octobre 2009, est devenu le prix exact demandé par le ministère du budget à la Société des courses de Compiègne, pour l'acquisition de l'hippodrome.
En dernier lieu, il faut noter que l'évaluateur, expressément, n'a estimé que la valeur du terrain d'assiette de l'hippodrome du Putois, et non celle des bâtiments qui s'y trouvent. France Domaine justifie cette option en faisant valoir que ces bâtiments, à la date de l'évaluation, constituaient la propriété de la Société des courses de Compiègne, non celle de l'Etat. Cependant, je relève que la convention d'occupation de 2003, révisée en 2006, qui liait l'Etat et l'association, ne conférant à cette dernière qu'une autorisation précaire et révocable, prévoyait que, si elle devait se trouver résiliée, le bâti devenait propriété de l'Etat.
Somme toute, on peut juger que cette évaluation n'a pas conduit à un prix lésant les intérêts patrimoniaux de l'Etat : ce prix doit correspondre, peu ou prou, à la valeur de l'hippodrome, si l'on considère, non seulement la moyenne précitée du prix de vente de terrains de golf en Île-de-France et à proximité, mais encore que le montant de 2,5 millions d'euros représentait plus de cinquante années de la redevance (43 300 euros en 2009) exigée de la Société des courses de Compiègne pour occuper le site. Il reste que la méthode de l'évaluation, prêtant à discussion, rend le prix ainsi déterminé sujet à caution lui-même. Aussi, il est regrettable que France Domaine n'ait pas sollicité l'avis d'un consultant extérieur, professionnel de l'immobilier, comme cela était pourtant possible au service.
Un aliment supplémentaire de la suspicion touchant le caractère « juste » du prix tient au fait que la clause d'affectation du terrain, pendant cinquante ans, à l'usage exclusif d'hippodrome et de golf, a été insérée dans l'acte de vente, en mars 2010, sans influencer ce prix. En effet, l'évaluation du bien a été pratiquée par le service local de France Domaine en juillet 2009, c'est-à-dire à une époque où l'idée d'une telle clause n'avait pas même été esquissée. Cette clause, qui aurait logiquement dû peser à la baisse sur le prix, a donc été fixée postérieurement à ce dernier, et est restée parfaitement indifférente à sa formation. Je ne peux que m'en étonner.
L'ensemble de ces constatations étant posé, des leçons de portée générale me paraissent devoir être tirées de la cession de l'hippodrome de Compiègne.
Les premières concernent les aspects juridiques des cessions immobilières de l'Etat. Sous cet angle, à mes yeux, le dossier appelle l'attention sur deux points.
D'abord, il s'agit de la nécessité d'améliorer les textes relatifs à certaines cessions domaniales.
En premier lieu, il est manifestement besoin de clarifier la rédaction de l'article L. 3211-5 du code général de la propriété des personnes publiques, qui concerne les cessions de forêts domaniales, quant aux conditions permettant de procéder à une vente de celles-ci sans recourir à la loi. Il serait opportun, en particulier, de rédiger sans ambiguïté la condition relative à la contenance de 150 hectares des forêts en cause : il conviendrait de préciser que cette référence est à appliquer au massif forestier dans lequel se situe la parcelle considérée pour une vente, et non à cette parcelle elle-même ; sans quoi, en théorie, l'administration pourrait librement « dépecer » les forêts domaniales, en les vendant par morceaux ! Cette interprétation, du reste, ne ferait que confirmer l'état de la législation antérieur à l'ordonnance du 21 avril 2006, que j'ai mentionnée : la rédaction de l'ancien article L. 62 du code du domaine de l'Etat était plus claire que le droit en vigueur.
En second lieu, il me semble également opportun de réfléchir au renforcement du fondement juridique de la procédure d'échange de terrains forestiers, que l'ONF pratique, certes, couramment, comme je l'ai relevé, mais sur une base légale de portée générale - l'article R. 78 du code du domaine de l'Etat. Or ce point pourrait être discuté.
Par ailleurs, les circonstances de la cession de l'hippodrome de Compiègne font apparaître l'utilité qu'il y aurait à envisager une définition plus stricte, dans le code du domaine de l'Etat, des cas dans lesquels il peut être procédé à une cession de gré à gré, sans mise en concurrence, de biens domaniaux. L'hypothèse légale qui a été mise en oeuvre en l'espèce - la cession à l'amiable « lorsque les conditions particulières d'utilisation de l'immeuble le justifient » - paraît, en effet, rédigée de manière bien trop floue pour servir de garde-fou aux tentations de facilité ou aux risques de négligence de l'administration.
Le second point que je veux évoquer en ce qui concerne le droit tient à l'opportunité qu'il y aurait, je pense, de procéder à une expertise juridique spécifique pour certains des immeubles que l'Etat entend vendre. Dans mon esprit, cette préconisation vise notamment la liste de 1 700 biens immobiliers associée au plan pluriannuel de cessions que le ministère du budget a rendu public en juin 2010. Il serait judicieux que, parmi ces immeubles, le service France Domaine identifie les cas potentiellement difficiles ou délicats, eu égard à la nature ou à la situation particulière des biens, de sorte que le Gouvernement, au besoin, demande l'avis du Conseil d'Etat sur le régime applicable pour la cession.
Une telle consultation aurait été fort bienvenue dans le cas de l'hippodrome de Compiègne... Elle serait encore utile, notamment, pour les maisons forestières, nombreuses, que l'ONF a mises sur le marché et dont France Domaine est chargé d'organiser la vente. Ces immeubles, en effet, se trouvent souvent enclavés au sein des forêts domaniales, ou implantées à leur lisière. De fait, le directeur départemental des finances publiques de l'Oise, Jean Paraf (qui n'était pas en fonction lors de la vente de l'hippodrome), m'a indiqué sa décision de « geler » les procédures de cession en cours des maisons forestières du département, dans l'attente d'un éclaircissement de leur situation juridique.
D'une manière générale, le recours à cette expertise juridique mettrait le service France Domaine en mesure de donner suite, dans les conditions de fiabilité qui conviennent, aux annonces ambitieuses de la communication gouvernementale relative à la politique de cessions immobilières de l'Etat.
Une seconde série d'enseignements à retenir de la vente de l'hippodrome de Compiègne se rapporte aux enjeux patrimoniaux de l'Etat propriétaire.
Sous cet aspect, d'abord, dans la mesure où la méthode d'évaluation mise en oeuvre dans le dossier s'avère, comme je l'ai développé, critiquable, le cas illustre à nouveau, me semble-t-il, le besoin de professionnalisation du service France Domaine. Cet impératif a été maintes fois noté déjà. Je crois d'ailleurs que, si les évaluations domaniales bénéficiaient, en général, d'une meilleure réputation de fiabilité, celle de l'hippodrome du Putois n'aurait pas été aussi fortement suspectée.
On peut s'étonner que France Domaine n'ait pas fait appel, en l'occurrence, à une expertise privée, laquelle aurait permis de corriger ou de conforter celle du service. Ce n'était peut-être pas indispensable pour fournir un « ordre de grandeur », dans un premier temps ; mais cela paraissait fort recommandable dès lors que le ministère du budget s'apprêtait à retenir cette donnée pour le montant du prix demandé à la Société des courses de Compiègne. Deux avis ne valaient-ils pas mieux qu'un ; ou fallait-il aller si vite ?
Je m'étonne également que la procédure d'un échange de terrains ait été d'emblée évacuée, dans cette opération, malgré les propositions constantes du ministère de l'agriculture en ce sens, et la pratique habituelle de l'ONF. Le ministère du budget, comme je l'ai indiqué, ne s'est rallié à cette solution qu'in fine, par le truchement de l'affectation des produits, afin de vider la querelle interministérielle. Le chef du service France Domaine, Daniel Dubost, que j'ai interrogé sur ce point, m'a fait cette réponse, écrite : « Je n'ai pas d'explications. »
La seule méconnaissance par France Domaine des règles appliquées par l'ONF était-elle en cause, dans cette organisation de la cession de l'hippodrome de Compiègne ? Ce déficit d'information du service, dont l'administration centrale ne s'est en effet dotée que récemment des compétences humaines en matière de domaine forestier, était-il dû à une insuffisance d'échanges avec l'ONF ? En tout état de cause, eu égard au « bricolage » juridique pour lequel je tiens la procédure qui a été suivie, j'estime qu'on s'est trouvé, en l'espèce, à la limite du dysfonctionnement administratif.
D'autre part, et pour conclure, je pense que la clause d'affectation exclusive qui a été insérée dans l'acte de vente de l'hippodrome devrait être mise en pratique de façon systématique, par France Domaine, en tant que de besoin en fonction d'une analyse du contexte de chaque vente et de la nature du bien à céder.
La malheureuse affaire de l'immeuble de l'Imprimerie nationale, dénouée en 2007, a entraîné, depuis lors, l'introduction systématique d'une clause de complément de prix dans les conventions de cessions immobilières de l'Etat d'une certaine importance... De même, le cas de l'hippodrome de Compiègne serait le point de départ d'une généralisation de cette « garantie d'affectation », pour les ventes où elle apparaîtrait opportune - sans oublier certaines locations de longue durée, quand il y aura lieu : l'application est évidente, aujourd'hui, en ce qui concerne l'Hôtel de la Marine.
M. Jean Arthuis, président. Je remercie, au nom de la commission, la rapporteure spéciale, pour son investissement important dans ce contrôle et, en particulier, pour son analyse très fine des aspects juridiques du dossier.
En somme, ce qui a brouillé la vision, dans cette affaire, c'est la controverse interne à l'administration sur la nature de « bien forestier » de l'hippodrome...
Mme Nicole Bricq, rapporteure spéciale. C'est surtout l'absence de questionnement des services sur l'appartenance de l'immeuble au domaine public !
M. Jean Arthuis, président. Par ailleurs, il n'existait pas de marché des hippodromes qui puisse servir de repère pour la fixation du prix, vous l'avez souligné, mais l'hippodrome de Compiègne, à l'évidence, n'a pas été « bradé » pour autant. En outre, la clause d'affectation exclusive, pendant cinquante ans, aménagée dans l'acte de vente, constitue la garantie d'un retour à l'Etat pour le cas où la destination du terrain à l'usage d'hippodrome ne serait pas respectée.
M. Philippe Marini, rapporteur général. Je souhaite apporter quelques éléments complémentaires aux analyses de la rapporteure spéciale.
Tout d'abord, la nature du terrain de l'hippodrome du Putois doit être bien comprise. Historiquement, cette zone de passage entre la ville et la forêt de Compiègne était un champ de manoeuvre. L'hippodrome s'y est installé dans les années 1890. On ne sait exactement à quelle époque le site s'est trouvé intégré à la gestion forestière de l'Etat ; sans doute l'ancien service des « eaux et forêts » en a-t-il été chargé parce que ce terrain, en lisière de la forêt, a suivi à titre accessoire le régime appliqué à celle-ci. Mais, in situ, on se rend bien compte, comme Mme Bricq l'a fait, que cet espace ne présente pas véritablement le caractère d'une forêt.
Si, malgré cette réalité observable, on retient pour l'hippodrome la qualification juridique de dépendance forestière, il est certain que la formule de mutation la plus courante aurait été l'échange entre terrains. C'est, en effet, une procédure très fréquemment mise en oeuvre par l'ONF ; elle permet la réalisation en zone boisée, par exemple, d'équipements publics ou d'aménagements routiers. À Compiègne, les entrées de ville n'ont pu se développer que de cette manière. Dans l'affaire en cause, l'Etat aurait assurément pu recourir à un tel échange. Toutefois, comme l'a noté la rapporteure spéciale, l'affectation des produits de la vente à l'acquisition de terrains forestiers constitue un équivalent économique.
En ce qui concerne la rapidité d'exécution de cette cession pour autant que l'on puisse considérer comme rapide, pour l'administration, une réalisation en sept ou neuf mois , je crois qu'il faut relativiser le jugement qui a été porté. En effet, les premières demandes d'acquisition de la Société des courses de Compiègne remontaient aux années 2000 et 2001 : quand, en 2009, l'association a formulé à nouveau son intention d'achat, le travail de préparation de la vente avait été « mâché » depuis longtemps par les services.
Deux mots sur la méthode d'évaluation de l'hippodrome. France Domaine, ici, a procédé par rapprochement avec le marché des golfs ; c'était l'élément de comparaison le plus proche. Mais, au fond, les évaluations domaniales ne sont jamais réalisées d'une autre manière. Le niveau du prix auquel la vente s'est conclue a bien été étayé, ni plus ni moins que pour beaucoup d'autres immeubles cédés par l'Etat ou les collectivités territoriales. Quant à l'absence de prise en compte du bâti dans l'estimation, je relève que les constructions qui se trouvent actuellement sur le terrain de l'hippodrome n'ont bénéficié, à ma connaissance, d'aucun concours financier public : c'est la Société des courses qui a effectué l'investissement correspondant, pour des montants d'ailleurs significatifs.
Enfin, il me semble qu'il faudrait être un peu plus attentif que la rapporteure spéciale à la situation de l'hippodrome du Putois au regard du droit de l'urbanisme. En effet, cette situation, très contrainte et très stable à la fois, notamment le caractère inconstructible du terrain, n'était pas de nature à susciter, pour l'acquisition, d'autres candidats que la Société des courses. Une surenchère, pour cet immeuble, n'aurait pu se fonder que sur des intentions de spéculation foncière, dans l'hypothèse d'une évolution des règles d'urbanisme ; et ce n'est tout de même pas ce type de comportement que l'Etat doit favoriser, lorsqu'il cède des éléments de son patrimoine. Au vrai, pour cet achat, on ne pouvait pas attendre de propositions crédibles, alternatives à celle de la Société des courses.
Cela dit, il y a bien sûr des leçons de portée générale à tirer de cette opération, comme l'a justement fait la rapporteure spéciale. De ce point de vue, je tiens sa communication à notre commission pour tout à fait utile.
Mme Nicole Bricq, rapporteure spéciale. J'ai bien indiqué que le terrain exploité par la Société des courses de Compiègne depuis la fin du XIXe siècle constitue un ancien champ de manoeuvre, et qu'il ne présente pas les caractéristiques d'une forêt.
Je précise, d'ailleurs, que la Société des courses, dans un premier temps, a été sous-locataire de la ville de Compiègne, elle-même locataire direct de l'Etat. Ce n'est qu'à compter des années 1910 je n'ai pas trouvé la date exacte que l'association est devenue directement locataire de l'Etat, et de l'ONF à partir de la création de cet établissement, en 1966, sur le fondement des conventions d'occupations que j'ai évoquées.
Pour ce qui concerne la célérité avec laquelle le ministère du budget a conduit cette cession, je n'ai rien à retrancher à mon propos. Le travail des services n'était pas réellement « mâché », en 2009, car jusqu'alors il avait été question d'un échange de terrains, et non d'une vente.
Par ailleurs, je maintiens que si cette vente avait été organisée sur la base d'un appel d'offres, et non en procédant de gré à gré, l'Etat se serait épargné les contestations auxquelles on assiste...
M. Philippe Marini, rapporteur général. Mais, en suivant une procédure d'appel d'offres, l'administration aurait peut-être dû accepter un prix moins élevé que celui qui a été fixé de gré à gré. Cette solution était potentiellement moins protectrice des intérêts patrimoniaux de l'Etat !
Mme Nicole Bricq, rapporteure spéciale. Le problème, en la matière, tient au passage de « l'ordre de grandeur » de la valeur de l'hippodrome, tel qu'il a résulté de l'estimation de France Domaine, au prix demandé par le ministère du budget pour céder l'immeuble.
En ce qui concerne la non-prise en compte du bâti dans cette évaluation, je persiste à la juger critiquable, dès l'instant que les bâtiments devaient revenir à la propriété de l'Etat, en cas de résiliation de l'autorisation d'occuper le site. Néanmoins, le Rapporteur général a raison de faire valoir que la Société des courses avait réalisé d'importants investissements. Les travaux ont été commandés, notamment, par l'affiliation de l'hippodrome de Compiègne au Pari mutuel urbain (PMU), et financés grâce à celui-ci.
M. Jean Arthuis, président. Dans la mesure où la ville de Compiègne reçoit une indemnisation, au titre de l'ouverture à la concurrence du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne, à hauteur de 0,5 million d'euros par an, je pense qu'il n'y a guère de risque d'une évolution des règles d'urbanisme qui permettrait de « dénaturer » l'hippodrome !
M. Philippe Marini, rapporteur général. En effet !
M. Charles Guené. Je tiens à féliciter la rapporteure spéciale pour l'approfondissement des analyses juridiques qu'elle nous a exposées, qui contribuent utilement à dissiper le côté « sulfureux » de ce dossier. Il me semble qu'il y aurait une investigation à mener sur les grands opérateurs de l'Etat spécialisés dans la gestion du patrimoine immobilier de celui-ci, notamment l'ONF et Voies navigables de France (VNF).
M. Jean Arthuis, président. Il reste, à présent, à décider quelles suites la commission entend donner à la communication de Mme Bricq.
M. Philippe Marini, rapporteur général. Si un rapport devait être publié, il me semble qu'il faudrait en mesurer les termes. En particulier, je ne crois pas que l'on puisse employer, à propos de la procédure suivie pour cette cession, le mot « bricolage ».
Mme Nicole Bricq, rapporteure spéciale. C'est pourtant bien de cela qu'il s'est agi ! Il est dans l'intérêt même de l'Etat de le faire savoir.
M. Philippe Marini, rapporteur général. Il est certain, en tout cas, que le ministre du budget de l'époque, aujourd'hui mis en cause, ne pouvait mesurer la complexité juridique de l'opération.
Mme Nicole Bricq, rapporteure spéciale. Peut-être. D'autant que, manifestement, ce sont les cabinets ministériels, plus que les ministres, qui, dans cette affaire, ont été à l'oeuvre.
M. Jean Arthuis, président. Retenons, en synthèse, que la procédure choisie pour la cession de l'hippodrome de Compiègne était discutable, mais que cette opération n'a pas lésé les intérêts de l'Etat.
La commission donne acte à la rapporteure spéciale de sa communication.