Proposition de loi organique Lutte contre la manipulation de l'information (PPLO)
Direction de la Séance
N°1
17 juillet 2018
(1ère lecture)
(PROCÉDURE ACCÉLÉRÉE)
(n° 629 , 668 )
Question préalable
C | Favorable |
---|---|
G | Défavorable |
Adopté |
Motion présentée par
M. FRASSA
au nom de la commission des lois
TENDANT À OPPOSER LA QUESTION PRÉALABLE
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En application de l’article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi organique, adoptée par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relative à la lutte contre la manipulation de l’information (n° 629, 2017-2018).
Objet
Sur la proposition de son rapporteur et des membres du groupe socialiste et républicain, la commission des lois a décidé de présenter une motion tendant à opposer la question préalable à la proposition de loi organique, adoptée par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relative à la lutte contre la manipulation de l’information.
Déposées par M. Richard Ferrand et les membres du groupe La République en Marche et apparentés, respectivement les 21 et 16 mars 2018, soumises à l’avis du Conseil d’État au mois d’avril, sensiblement réécrites en commission au mois de mai puis en séance publique le 3 juillet dernier, la proposition de loi et la proposition de loi organique relatives à la lutte contre la manipulation de l’information ont pour objet de traduire la volonté du président de la République, exprimée lors de ses vœux à la presse le 3 janvier 2018, de « faire évoluer notre dispositif juridique pour protéger la vie démocratique de ces fausses nouvelles ».
La principale mesure soumise à l’examen de la commission des lois consiste en la création d’un référé ad hoc, inspiré du référé prévu par la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, afin de faire cesser, en période électorale, la diffusion « des fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir » lorsque celles-ci sont diffusées sur Internet « de manière délibérée, de manière artificielle ou automatisée et massive » (article 1er de la proposition de loi que la proposition de loi organique tend à rendre applicable à l’élection présidentielle).
Certes, l’actualité récente a démontré l’acuité du phénomène des « fausses informations » diffusées de manière massive sur Internet ; à l’instar de propos diffamatoires ou d’autres délits d’opinion qui peuvent troubler l’ordre public ou nuire à la cohésion sociale, ces « fausses informations » sont susceptibles de porter atteinte à la clarté du débat public et à la sincérité des scrutins.
Pour autant, les libertés d’opinion et d’expression sont des libertés constitutionnellement garanties par les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui proclament notamment que « tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». Comme le rappelle le Conseil constitutionnel, « La liberté d’expression et de communication, proclamée par l’article 11 de la Déclaration de 1789, est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. Les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif d’intérêt général poursuivi » et « la liberté d’expression revêt une importance particulière dans le débat politique et dans les campagnes électorales ».
De même la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) garantit la liberté de toutes les opinions, que celles-ci « heurtent, choquent ou inquiètent » ainsi que le recours à la satire, l’exagération, la provocation, y compris et surtout lorsque des personnalités politiques sont en cause. Considérant qu’une personne politique « s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens », la CEDH tolère, dans le contexte d’une campagne électorale, des propos plus vifs que ceux tenus en des circonstances différentes.
Sans être manifestement inconstitutionnelles ou inconventionnelles, les dispositions de l’article 1er de la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information, que la proposition de loi organique éponyme a pour objet de rendre applicables à l’élection présidentielle, s’avèrent à tout le moins inabouties.
La création d’un référé ad hoc permettant de faire cesser la diffusion de « fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir » diffusées de manière artificielle et massive, suscite ainsi au moins trois séries d’interrogations.
En premier lieu, faut-il, en démocratie, interdire toute « allégation ou imputation d’un fait inexacte ou trompeuse », selon la définition de la « fausse information » donnée par la proposition de loi ? Et comment un juge des référés, juge de l’évidence, pourrait-il établir a priori qu’une telle « fausse information » est de nature à altérer la sincérité d’un scrutin qui n’a pas encore eu lieu ?
En deuxième lieu, la création d’un tel référé risque de s’avérer peu efficace, tant il serait difficile pour une personne victime de fausses informations diffusées délibérément dans l’intention d’altérer un scrutin d’apporter, a priori et en quelques jours, apporter la preuve de leur caractère trompeur ? En faisant le choix d’un dispositif nouveau, plutôt que d’une amélioration des procédures existantes, la proposition de loi se prive de l’efficacité des procédures habituelles en matière de diffamation où le propos diffamatoire est présumé de mauvaise foi, sauf démonstration contraire (exception de bonne foi) ou même établissement de la véracité des faits allégués (exception de vérité).
En dernier lieu, et de manière paradoxale, un tel dispositif pourrait facilement être instrumentalisé à des fins dilatoires par toute personne, physique ou morale, ayant intérêt à agir, au risque de jurisprudences contraires entre le juge judiciaire et le juge de l’élection.
Les deux propositions de loi soumises à l’examen du Sénat apparaissent ainsi à contre-courant de la tradition juridique française d’encadrement des abus de la liberté d’expression, qui se caractérise par la définition d’infractions pénales précises et exemptes de toute ambiguïté. Elles apparaissent également contraires aux évolutions des jurisprudences française et européenne qui, en matière politique et particulièrement électorale, accordent de plus en plus une large place à la liberté d’expression, fut-elle polémique. Moment de liberté, la période électorale devrait-elle devenir désormais une période de censure ?
Pour toutes ces raisons, il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi organique, adoptée par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relative à la lutte contre la manipulation de l’information.
NB :En application de l'article 44, alinéa 3, du Règlement, cette motion est soumise au Sénat avant la discussion des articles.