Mme la présidente. La parole est à M. Gaëtan Gorce, sur l'article.
M. Gaëtan Gorce. Nous avons eu ce débat hier lors de la discussion générale, il s’agit pour moi ici non pas de contester l’opportunité de mettre en place des mesures de blocage – je me suis rallié à l’idée que le blocage pouvait être utile pour ne pas laisser prospérer en toute impunité des informations ou des images particulièrement choquantes même s’il peut présenter des défaillances ou des faiblesses –, mais plutôt d’en examiner les modalités, en se demandant si le blocage doit être confié à l’autorité administrative, ce qui fait l’objet d’un débat, ou au juge judiciaire.
J’indique d’ores et déjà que mon intervention vaudra présentation de mon amendement n° 28, que j’ai déposé sur cette question.
De nombreux arguments plaident en faveur de l’autorité administrative. L’argument principal est que, s’agissant de bloquer des sites qui font l’apologie du terrorisme, qui favorisent le recrutement, il convient de protéger les internautes eux-mêmes. Cette action préventive, en amont, vise non pas à sanctionner directement, mais à empêcher éventuellement que des dommages puissent se produire à partir des images diffusées. Il faut prendre en compte cet argument, que défend le Gouvernement.
Pour ce qui concerne l’intervention du juge judiciaire, il s’agit évidemment de savoir si, oui ou non, on considère que les informations diffusées sur les sites internet sont protégées par la liberté d’expression, celle qui est garantie par la Constitution et le juge constitutionnel. Il est difficile de répondre par la négative. En effet, non seulement le Conseil constitutionnel s’est déjà exprimé en ce sens, mais il est clair que les informations, les opinions émises sur internet relèvent de la liberté d’expression.
D’ailleurs, je l’ai évoqué hier après-midi lors de mon intervention générale, le régime mis en place jusqu’à présent dans ce domaine est relativement libéral, parce que s’est installée l’idée non pas qu’internet doit être un espace d’impunité – je partage le sentiment qu’on ne saurait accepter l’idée qu’aucun contrôle ne doit être exercé – mais que les informations diffusées, les opinions émises, les prestations proposées relèvent d’une protection particulière eu égard à la liberté d’expression.
J’en suis d’accord, la liberté d’expression des terroristes n’est pas une liberté d’expression. D’ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme l’a souligné à plusieurs reprises. On ne peut pas se prévaloir, comme l’aurait dit Saint-Just, de la liberté d’expression pour la mettre en cause. Il ne s’agit pas naturellement de protéger cette expression-là. Il s’agit de protéger l’expression de ceux qui peuvent être éventuellement entraînés dans le blocage du site, puisque les sites sur lesquels ils peuvent s’exprimer pourraient être touchés par la mesure de blocage, ce que l’on appelle « le surblocage », qui est un problème réel.
Il s’agit aussi d’éviter une interprétation trop extensive de la notion de terrorisme, qui pourrait conduire, dans un débat moins serein que celui que nous avons aujourd'hui, à empêcher un certain nombre de nos concitoyens ou de citoyens étrangers d’exprimer des points de vue sur des situations ou des théâtres d’opération extérieurs, au motif que cette législation peut s’appliquer. De ce point de vue, le juge judiciaire pourrait proposer une protection plus satisfaisante.
J’observe que ce débat, qui nous agite depuis de nombreuses années, notamment depuis le vote de la loi du 12 juin 2009 dite « loi Hadopi », connaît depuis quelques mois une inflexion, sous l’effet de la volonté politique qui se fait sentir, en particulier au Parlement, de consacrer l’intervention du juge judiciaire.
C’est dans cette intention que les deux assemblées ont abrogé, dans la loi du 17 mars 2014 relative à la consommation, l’article 18 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, qui prévoyait un système de blocage administratif.
Dans le même esprit, lors de l’examen par l’Assemblée nationale de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel, la disposition prévoyant un contrôle administratif a été supprimée sur l’initiative du Gouvernement, qui a fait valoir que la réflexion sur ces sujets n’était pas suffisamment avancée.
J’ajoute que l’ensemble de ceux qui ont travaillé de manière sereine sur ces questions, en particulier les députés qui ont participé à la mission d’information de l’Assemblée nationale sur la neutralité de l’internet et des réseaux, mais aussi les membres du groupe de travail interministériel chargé d’élaborer une stratégie globale de lutte contre la cybercriminalité, sont parvenus à la conclusion, assez naturelle, que c’est au juge judiciaire qu’il était souhaitable d’avoir recours.
J’entends bien qu’il pourrait en résulter quelques difficultés et que les dispositifs qui, aujourd’hui déjà, permettraient de faire intervenir le juge judiciaire pour décider de tels blocages en référé – je pense à l’article 809 du code de procédure civile et à l’article 50–1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse – ne sont pas suffisamment adaptés.
Monsieur le ministre, vous avez dit, hier, ne pas avoir d’autre solution que l’action administrative. Pourquoi donc ne pas modifier les dispositions qui permettent la saisine du juge civil ? Du reste, le législateur pourrait aussi bien décider de faire appel au juge pénal, même si cette solution paraît moins logique. Pourquoi ne pas vous donner les moyens de saisir dans les conditions normales le juge civil, afin qu’il procède aux blocages ? Je pense que les conditions de délai seraient respectées et qu’il agirait très rapidement.
Pour conclure, je tiens à préciser, monsieur le ministre, que ma proposition n’est animée par aucun esprit polémique. Je pense que vous comprenez bien qu’il s’agit de soulever un problème de fond, dans l’espoir de faire prévaloir une solution cohérente.
En effet, pour participer à ces débats depuis des années, je trouve dommage que la représentation nationale, dans l’une comme l’autre des assemblées, change en permanence de point de vue au gré des circonstances. Il serait souhaitable, sur cette question importante pour l’évolution de notre droit de la communication, que le Gouvernement et la représentation nationale affirment leur volonté de considérer que la liberté d’expression doit être garantie sur internet de manière spécifique, ce qui passe, s’agissant des blocages, par l’intervention du juge judiciaire.
Une telle solution aurait le mérite de s’inscrire dans la continuité des réflexions qui ont été menées récemment et d’être cohérente avec les positions que nous avons prises par le passé. Elle permettrait aussi d’apaiser les débats : dans ces domaines, en effet, il ne s’agit pas d’empêcher la liberté d’expression, mais de rappeler que, sur internet comme ailleurs, des règles doivent être respectées, même si on les entoure de garanties particulières compte tenu des caractéristiques propres d’internet et du phénomène social que représente aujourd’hui son utilisation.
Mme la présidente. Je suis saisie de deux amendements identiques.
L'amendement n° 1 rectifié est présenté par Mme N. Goulet et M. Navarro.
L'amendement n° 65 est présenté par Mmes Assassi et Cukierman, M. Favier et les membres du groupe communiste républicain et citoyen.
Ces deux amendements sont ainsi libellés :
Supprimer cet article.
La parole est à Mme Nathalie Goulet, pour présenter l’amendement n° 1 rectifié.
Mme Nathalie Goulet. L’article 9 du projet de loi présente une grande importance et suscite des débats nombreux, non seulement sur les réseaux sociaux mais aussi entre nous, au sujet de l’éventuelle nécessité de bloquer les sites.
Il n'est absolument pas douteux qu'internet est le premier agent recruteur du terrorisme. Il n’est pas non plus contestable qu’il résulte de cette situation des problèmes extrêmement graves, que M. le ministre a exposés dans le détail hier et dont nous avons longuement débattu.
Reste que nous devons jouer notre rôle de parlementaires. Or, voilà à peine trois ans, la mission d’information de l’Assemblée nationale sur la neutralité de l’internet et des réseaux a pris une position extrêmement claire. Selon elle, il convient « d’éviter au maximum d’obliger les opérateurs à bloquer des communications électroniques car le blocage a des effets négatifs », notamment celui de restreindre la liberté d’expression et de communication – même si, comme Gaëtan Gorce vient de le souligner, internet, comme tout domaine d’activité, doit obéir à des règles et ne saurait être une zone de non-droit. La mission d’information fait observer que, de manière indirecte, le blocage a aussi pour effet d’entraîner un surblocage et le développement du chiffrement.
Aussi bien, selon nos collègues députés, « ces effets négatifs ne sont pas toujours correctement pris en compte dans les décisions législatives. De plus, l’éclatement des bases législatives », qui sont en particulier la loi du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne et le code de la propriété intellectuelle, « est un facteur de confusion. C’est pourquoi il est proposé de s’interroger plus avant sur la justification des mesures de blocage légales, en dépit de leur légitimité apparente, du fait de leur inefficacité et des effets pervers qu’elles sont susceptibles d’engendrer et de prévoir dès à présent l’intervention systématique du juge pour prononcer des mesures obligatoires de blocage afin de mieux protéger la liberté d’expression. »
Certes, comme M. le ministre et MM. les rapporteurs l’ont répété hier, ce n’est pas parce qu’une mesure n’est pas parfaite qu’il ne faut rien faire du tout. Toujours est-il que le système proposé, qui consiste à bloquer les sites en agissant sur le domain name system, le DNS, a été très facilement contourné en Turquie. De fait, il suffit pour cela de procéder à une modification du réglage DNS accessible dans les paramètres de configuration, une opération à la portée de tout le monde. C’est ainsi que, quand Erdogan a eu la très mauvaise idée de bloquer Twitter en Turquie, l’adresse permettant de contourner le blocage a été immédiatement postée sur tous les murs.
Par ailleurs, nous avons, en France, des fournisseurs d’accès à internet tout à fait raisonnables, qui bloquent d’eux-mêmes les sites qui le méritent.
C’est pourquoi je propose la suppression de l’article 9 du projet de loi.
Mme la présidente. La parole est à Mme Éliane Assassi, pour présenter l’amendement n° 65.
Mme Éliane Assassi. Si l’article 9 du projet de loi est aussi important, c’est qu’il prévoit le blocage administratif des sites internet qui font l’apologie du terrorisme ou qui y provoquent. En pratique, un éditeur ou un hébergeur internet pourrait se voir demander de retirer sous quarante-huit heures le contenu incitant au terrorisme ou en faisant l’apologie.
L’Assemblée nationale a prévu de confier à une personnalité qualifiée désignée par la CNIL la mission de vérifier que les contenus dont l’autorité administrative demande le retrait ou les sites dont elle ordonne le blocage sont bien contraires aux dispositions du code pénal. Même si la commission des lois du Sénat a apporté des améliorations procédurales au dispositif de contrôle, ce système demeure à nos yeux inacceptable. En effet, il n’offre pas de garanties suffisantes en matière de libertés, puisqu’il minimise le rôle de l’autorité judiciaire.
Telle est la raison pour laquelle la Commission nationale consultative des droits de l’homme, comme je l’ai déjà signalé, préconise que le pouvoir de bloquer l’accès à un site internet soit dévolu au juge des libertés et de la détention, sur saisine du parquet compétent. C’est aussi pourquoi le Conseil national du numérique a recommandé que le blocage puisse être décidé seulement par l’autorité judiciaire.
L’intervention d’une personnalité nommée par la CNIL et dotée d’un pouvoir de recommandation à l’égard de l’autorité administrative ne suffit en aucun cas, selon nous, à rendre légitime une procédure qui confie à l’autorité administrative des prérogatives aussi importantes, comme celle d’apprécier ce qui relève de l’apologie du terrorisme et de la provocation au terrorisme par différence avec la simple contestation de l’ordre établi. Nous maintenons que l’intervention de l’autorité judiciaire, gardienne des libertés individuelles en vertu de l’article 66 de la Constitution, est nécessaire.
J’ajoute qu’un certain nombre d’experts dans le domaine numérique s’accordent à considérer que le dispositif de blocage proposé est techniquement inefficace et inadapté aux enjeux de la lutte contre le recrutement terroriste. Il faut se représenter, en effet, qu’environ 80 % des contenus visés par la loi circulent sur des plateformes comme Facebook, Twitter ou YouTube.
C’est pourquoi nous demandons la suppression de l’article 9.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
M. Alain Richard, rapporteur. La commission des lois a choisi d’examiner l’article 9 et s’est efforcée de l’améliorer, comme Mme Assassi vient judicieusement de le souligner.
Nous nous sommes convaincus qu’une action était nécessaire. Au demeurant, l’expression de « blocage administratif », qu’on emploie, n’est pas tout à fait exacte. À la vérité, l’article 9 instaure une procédure d’appel à la responsabilité des éditeurs et des hébergeurs. C’est seulement si la mise en demeure est infructueuse, s’il n’est pas fait preuve de responsabilité, que l’administration pourra décider de supprimer les contenus.
Ce mécanisme étant équilibré, la commission n’a pu qu’écarter les amendements dont l’adoption aurait eu pour effet de clore le débat.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Il est identique à celui de la commission, pour des raisons que je vais tâcher d’expliquer en réponse à Mmes Assassi et Goulet, ainsi qu’à Gaëtan Gorce qui a présenté un exposé extrêmement complet et très bien argumenté.
Le Gouvernement propose cet article parce qu’il est aujourd’hui évident qu’internet est devenu un vecteur d’endoctrinement et d’embrigadement très puissant, qui fait basculer dans le terrorisme certains de nos ressortissants les plus vulnérables. Il n’est, pour s’en convaincre, qu’à écouter les témoignages des familles qui nous alertent par le biais de la plateforme de signalement que nous avons mise en place depuis la fin du mois d’avril. De fait, parmi ces familles qui s’inquiètent du risque de départ d’un enfant ou d’un autre de leurs membres, un très grand nombre mettent en cause le rôle particulier joué par Internet. C’est aussi ce que fait Dounia Bouzar, que nous avons chargée de travailler auprès des familles sous l’égide de la MIVILUDES.
Nous sommes donc en face d’une réalité très différente de celles que nous avons eu à connaître jusqu’à présent. J’y insiste, parce que, dans le débat, on fait régulièrement valoir que la famille politique à laquelle j’appartiens a eu, en d’autres temps, une autre position sur la question d’internet que celle que je défends aujourd’hui. Cela est vrai, mais la raison en est que, à l’époque où l’on débattait de certains autres textes, le phénomène dont nous parlons n’avait pas pris l’ampleur ni atteint le niveau de gravité que nous lui connaissons aujourd’hui ; en vérité, internet ne jouait pas le rôle qu’il joue aujourd’hui dans l’endoctrinement et l’embrigadement de nos ressortissants et dans leur basculement dans le terrorisme.
En ce qui concerne le dispositif lui-même et les rôles respectifs du juge administratif, du ministère de l’intérieur et du juge judiciaire, je tiens à vous communiquer des informations très précises, qui résultent notamment des discussions que nous avons eues avec les opérateurs.
Je répète que les hébergeurs et éditeurs procèdent eux-mêmes au retrait d’un certain nombre d’images, de vidéos, de blogs et de sites dont ils considèrent qu’ils constituent un véritable danger. Ils l’ont fait pas plus tard qu’hier, avec le retrait d’une vidéo dont les médias ont fait état, dans laquelle un combattant français membre de groupes terroristes appelait à des meurtres en France.
J’ai été très frappé, notamment lors des contacts que les ministres de l’intérieur européens ont eus à Luxembourg avec les acteurs de l’internet, de constater que ceux-ci sont parfaitement conscients du risque qui s’attache à la diffusion de ces sites, de ces blogs et de ces images, ainsi que de la responsabilité qui en résulte pour eux. Ils sont tout à fait désireux de l’exercer et j’observe qu’ils l’exercent de plus en plus.
L’article 9 du projet de loi ne doit pas être regardé de façon idéologique, mais pragmatique. Il vise à accompagner les éditeurs et les hébergeurs dans le travail qu’ils commencent à accomplir eux-mêmes, en se dotant des ressources humaines et des moyens technologiques nécessaires à une action efficace.
Le dispositif que nous proposons prévoit le lancement d’une alerte par les autorités, après quoi les hébergeurs et les éditeurs auront vingt-quatre heures pour retirer les contenus visés. Il s’agit d’amener les hébergeurs et les éditeurs à accélérer les mesures qu’ils prennent déjà ou à agir à l’égard de contenus qu’ils n’ont pas nécessairement identifiés. Si, au bout de vingt-quatre heures, ils n’ont pas retiré les contenus, nous préconiserons le blocage, sous le contrôle du juge administratif qui est aussi juge des libertés, comme nous l’avons rappelé à propos de l’interdiction administrative de sortie du territoire.
Le sénateur Gorce a soulevé la question, que nous avons commencé à aborder hier, de la compétence du juge administratif et de celle du juge judiciaire, étant entendu que ce dernier peut faire le travail. J’ai plusieurs éléments de réponse à apporter sur ce sujet.
Sans doute, le juge judiciaire peut agir ; mais, compte tenu de son indépendance, à laquelle nous tenons tous, il ne peut agir que de lui-même. Or il n’agit pas de lui-même autant que nous pouvons le souhaiter, en raison de la masse des sujets qu’il lui faut traiter et parce qu’il n’a pas connaissance des contenus diffusés. Remarquez que ce n’est nullement adresser des reproches au juge judiciaire que de faire le constat de la difficulté matérielle dans laquelle il se trouve pour agir. Quant à le saisir, nous ne pouvons le faire que dans des conditions extrêmement précises et restrictives rappelées dans une ordonnance de juillet 2012 du tribunal de grande instance de Paris, hors lesquelles notre marge de manœuvre est quasi nulle.
Si l’opérateur n’a pas agi au bout de vingt-quatre heures, nous proposons donc de mettre en place le blocage. Cela revient à faire, sous le contrôle du juge, ce que l’opérateur fait de lui-même à l’heure actuelle – on l’a vérifié hier.
Il se pose ensuite une autre question, soulevée par de nombreux acteurs : celle de la modalité et de l’efficacité du blocage, et des risques de surblocage, point, lui aussi, fort bien évoqué par le sénateur Gaëtan Gorce.
Il existe trois modalités de blocage. La première se fait par l’adresse IP : il s'agit de bloquer non pas un site, mais un serveur identifié par son adresse IP, qui est une véritable plaque d’immatriculation pour chaque terminal physique. Cette méthode a pour inconvénient de présenter un risque important de surblocage, car un même serveur héberge fréquemment plusieurs dizaines ou centaines de sites internet ne présentant pas forcément de lien avec le terrorisme. Il ne serait donc pas honnête, compte tenu de ce qu’est la réalité technique, de nier un problème qui a été évoqué, à juste titre, par Gaëtan Gorce.
Le deuxième dispositif de blocage repose sur celui de l’adresse universelle, dite « adresse URL ». Ce niveau de blocage implique de procéder à un filtrage préalable par des méthodes très intrusives pour le contenu des communications. C'est ce que l’on appelle le « deep packet inspection ».
Le troisième blocage, dit « blocage DNS », s'effectue par nom d’hôte ou de domaine. Tout en demeurant efficace, c'est le moins risqué en termes de surblocage et d’atteinte aux libertés publiques. Nos discussions récentes avec les fournisseurs d’accès laissent espérer, concernant cette méthode, de rapides progrès technologiques à des coûts acceptables.
Je prends l’engagement devant le Sénat d’utiliser, dans les textes d’application, cette dernière méthode de blocage pour parvenir à une bonne synthèse entre liberté et efficacité.
Enfin, je voudrais revenir sur la question du juge judiciaire. Le dispositif proposé à l’article 9 est sans préjudice pour le juge judiciaire, qui peut se saisir du sujet à tout moment. Je dirais même que l’enclenchement de ce dispositif permet au juge judiciaire d'être alerté de ce qui n’est pas nécessairement porté à sa connaissance aujourd'hui, et de judiciariser éventuellement des procédures – ce à quoi le Gouvernement est bien entendu extrêmement favorable.
N’opposons donc pas ici le juge administratif au juge judiciaire, dès lors que ce que fera le juge administratif peut être un facteur de déclenchement de la judiciarisation, sans préjudice pour le déroulement de la procédure judiciaire.
Voilà toutes les explications que je voulais donner pour indiquer, de façon précise et équilibrée afin que nos débats soient sans ambiguïté, l’esprit de cette disposition. C'est parce que nous sommes dans cette démarche d’équilibre que je ne peux pas être favorable aux amendements qui ont été présentés.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour explication de vote.
M. Jean-Pierre Sueur. Ce débat n’est pas facile, et si l’on essaie de regarder attentivement, comme l’ont fait M. le rapporteur et M. le ministre, les trois arguments qui sont invoqués, on en arrive aux observations suivantes.
Un premier argument a été invoqué, celui de l’évolution des positions de tel ou tel sur ce sujet. Cet argument mérite considération, mais il est naturel que les positions évoluent dès lors que la réalité devient terrible, dramatique ou tragique. Aujourd'hui, mille ressortissants français sont actifs dans les réseaux djihadistes en Irak et en Syrie.
M. Roland Courteau. Eh oui !
M. Jean-Pierre Sueur. Aujourd'hui, des centaines de jeunes adolescents sont pris en main par des réseaux terroristes qui les manipulent et les désinhibent. Voilà la réalité !
M. Roland Courteau. Exactement !
M. Jean-Pierre Sueur. Il faut donc prendre des mesures appropriées, et je crois que l’on pourrait reprocher à un Gouvernement de ne pas le faire.
Ensuite, il y a un débat concernant la nature du juge auquel il faut se référer. Ce débat dure, au fond, depuis le début de la discussion de ce projet de loi. Tout juge a la capacité de prendre des décisions de justice et de protéger les libertés. Nous l’avons dit. Nous en avons débattu à propos du juge administratif, et je crois qu’il n’est pas justifiable de dire que tel juge, par essence, n’aurait pas la capacité de défendre les libertés publiques.
Enfin, une série de questions se posent, qui tiennent à la matérialité du fait informatique et de l’internet. Beaucoup de collègues – et notamment M. Gaëtan Gorce, très spécialisé dans ce sujet – disent des choses qui doivent absolument être entendues. Il n’est pas facile, en effet, de mettre en œuvre des mesures de retrait dans la sphère internet ; on nous a longuement expliqué que, dans une large mesure, il était techniquement possible de contourner ou de détourner toute décision prise en la matière.
Pour autant, faudrait-il conclure d’un certain nombre de discours – que je ne veux pas caricaturer, car ils ont leur poids de vérité – à une sorte d’impuissance ?
On ne pourrait rien faire par rapport à la sphère internet, le droit s'arrêtait là où internet commence… On nous a ainsi expliqué – je l’ai dit hier, pardonnez-moi de me répéter – que le droit d’auteur n’avait plus droit de cité sur internet, que tout ouvrage pouvait être pillé sans possibilité de s'y opposer. On a dit que la propriété intellectuelle était pulvérisée par internet. Et l’on nous dira aussi que l’on ne peut rien faire contre les injures sur internet, que l’on ne peut rien faire contre la diffamation,…
Mme Nathalie Goulet. Effectivement !
M. Jean-Pierre Sueur. … que l’on ne peut rien faire contre les atteintes à la vie privée et à l’intimité de chacune et de chacun sur internet, et que l’on ne pourrait rien faire contre des sites qui font l’apologie du terrorisme, qui présentent en boucle des scènes de décapitation et de crucifixion, qui sont des horreurs attentatoires à ce que l’humanité a de plus profond et que chacun partage au-delà de tant de divergences d’appréciation – à ce qu’est, au fond, le bien commun de l’humanité !
Pour ce qui me concerne, je voterai en faveur de cet article, et je voterai contre ces amendements de suppression, tout simplement parce que je ne me résigne pas à une démission du droit devant la sphère internet. Même si c'est difficile, même si c'est compliqué, même si cela demande des stratégies internationales – la France peut y contribuer – et des positions européennes – la France doit y contribuer –, on ne peut pas se résigner à ce que la technique nous impose d’abdiquer et de rester inactifs face aux messages diffusés sur internet.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Yves Leconte, pour explication de vote.
M. Jean-Yves Leconte. Je vais à mon tour intervenir sur cette question. Je dirai à mon collègue Jean-Pierre Sueur que ce n’est pas parce que la croissance est nulle et que l’on ne peut s'y résigner que, si nous votions aujourd'hui que la croissance doit être de 3 %, elle s'établirait à ce niveau.
M. Jean-Pierre Sueur. Certes !
M. Jean-Yves Leconte. Avec internet, la situation est de même nature. C'est la raison pour laquelle il faut faire preuve d’intelligence et d’adaptabilité aux réalités nouvelles, plutôt que de trépigner en disant que l’on ne peut rien faire, ou que l’on ne se résigne pas à ce que l’on ne puisse rien faire et donc on inscrit quelque chose dans la loi, et ainsi on a sa conscience pour soi.
M. Jean-Pierre Sueur. Je n’ai pas dit cela !
M. Jean-Yves Leconte. Or ce n’est pas aussi simple.
D'abord, je ne voterai pas ces amendements de suppression, car l’article 9 ne traite pas uniquement du blocage, il apporte aussi, dans ses deux premiers alinéas, un complément à la loi sur l’économie numérique, qui procède justement de ce dialogue avec les opérateurs internet, dialogue absolument nécessaire. Ces deux alinéas, qui réparent opportunément un oubli, doivent donc être maintenus.
En revanche, le blocage administratif me semble dangereux à plusieurs égards. Bien entendu, il existe plusieurs niveaux de blocage – M. le ministre l’a dit.
On peut mettre en place un blocage technique, de même nature que celui que nous avons sur le réseau du Sénat, qui est totalement sécurisé. Mais il se trouve qu’un certain nombre d’opérations y sont impossibles. Et je constate que dans les pays totalitaires dont l’économie se développe, les réseaux ne sont pas sécurisés de cette manière afin de ne pas bloquer l’activité.
Sur le plan administratif, le blocage a déjà été prévu par la loi, mais les décrets ne sont pas sortis, ce qui prouve que des difficultés ont été rencontrées.
Sur le plan technique, dès lors que l’on ne choisit pas des modes de sécurisation des réseaux qui soient intrusifs ou rigoureux au point de bloquer in fine un certain nombre d'activités, il devient possible de contourner ces dispositifs avec des applications très simples.
Et il ne faut pas forcément voir de la malice dans de tels comportements car pour effectuer certaines opérations, d’aucuns n’auront pas d’autres choix, sans qu’on puisse le leur reprocher et sans qu’ils soient des apprentis terroristes. Les motivations pour se connecter en VPN, le blocage étant alors inopérant, sont très diverses.
Sur le plan éducatif, si une loi est votée sans qu’elle soit opérationnelle, on marque un décalage entre, d’une part, le monde politique et le monde législatif et, d’autre part, la réalité. La loi ne peut pas s'opposer à la technique, elle doit la prendre en compte si elle veut être crédible. Par conséquent, si nous votons des dispositions contraires à la réalité technique, nous dévalorisons la loi en portant atteinte à sa crédibilité. C'est mauvais sur le plan éducatif, et cela ne contribuera pas à faire des internautes des consommateurs et des citoyens de l’internet. Or, compte tenu de la nature d’internet, cette évolution est indispensable.
Enfin, sur le plan de la sécurité, il me semble plus important de pouvoir suivre ceux qui consultent des sites terroristes, plutôt que de les inviter à emprunter des tunnels cryptés pour y accéder.
Et s'il s'avère qu’un site présente un danger absolu, il ne convient pas, selon moi, d’agir par le blocage, mais plutôt de demander aux services concernés d’attaquer le site pour qu’il n’existe plus.
Internet, d’une manière générale, est une remise en cause de la souveraineté des États. Dans beaucoup de pays totalitaires, il a permis aux citoyens d’accéder à l’information.