SEANCE DU 10 MAI 2001
RECONNAISSANCE DE LA TRAITE
ET DE L'ESCLAVAGE
EN TANT QUE CRIME CONTRE L'HUMANITÉ
Adoption d'une proposition de loi en deuxième lecture
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion en deuxième lecture de la proposition de
loi (n° 314, 1999-2000), adoptée avec modifications par l'Assemblée nationale,
en deuxième lecture, tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage
en tant que crime contre l'humanité. (Rapport [n° 165, 2000-2001].)
Dans la discussion générale, la parole est à M. le secrétaire d'Etat.
M. Christian Paul,
secrétaire d'Etat à l'outre-mer.
Monsieur le président, mesdames,
messieurs les sénateurs, la grandeur d'un peuple se mesure à sa capacité
d'assumer son histoire, celle d'une société à s'avouer les crimes dont elle
porte encore les traces, celle d'un Etat à dénoncer les actes de barbarie que
ses institutions, en des temps qui ne sont pas si lointains, ont pu cautionner.
Il nous faut sans cesse lutter contre cette lâche tendance à cacher, à taire ce
dont nous avons honte, comme si l'on pouvait, en ne disant pas, faire que ce
n'ait jamais eu lieu.
Au nom de ces principes, la nation tout entière s'est récemment penchée, dans
un effort douloureux de clairvoyance, sur les périodes sombres de notre
histoire récente : Vichy et la collaboration, la guerre d'Algérie et la
torture.
Au nom de ces principes, Christiane Taubira-Delannon, députée de Guyane, a
invité le Parlement français à reconnaître la traite et l'esclavage pour ce
qu'ils furent : des crimes contre l'humanité. Cette proposition de loi nous
engage à dénoncer le traitement inhumain subi, à partir du xve siècle, par des
millions d'Africains déportés et leurs enfants. Elle nous engage également à
dénoncer l'indifférence qui a entouré, pendant cinq siècles, la souffrance de
ceux qui furent réduits à être de simples instruments, reproductibles et
destructibles. Elle nous engage, en d'autres termes, à revendiquer, par la loi,
une prise de conscience collective.
Ce devoir de mémoire, mesdames, messieurs les sénateurs, les populations de
l'outre-mer l'attendent. N'ont-elles pas souvent exprimé cette attente,
notamment lors des nombreuses manifestations suscitées par la commémoration du
cent cinquantenaire de la seconde abolition de l'esclavage, il y a deux ans ?
Ne l'ont-elles pas signifié ici même, à Paris, le 23 mai 1998, lors d'une
marche silencieuse qui a rassemblé plusieurs dizaines de milliers de personnes
? Ne l'expriment-elles pas encore dans les nombreuses cérémonies de
commémoration qu'organisent des associations très actives, dans les
départements d'outre-mer, comme dans l'Hexagone ?
Pour ces hommes et ces femmes, le passé n'est pas dépassé, il est au contraire
bien présent. Il a laissé des séquelles douloureuses dans les coeurs, dans les
esprits.
On avait pensé, en 1848, après l'abolition définitive de l'esclavage, que ses
traces disparaîtraient si l'on cessait de l'évoquer. On a pensé qu'il fallait
résolument tourner le dos au passé, afin de recomposer une société meurtrie,
marquée par des siècles de servitude et de douleur. Cette phrase de Rostoland,
gouverneur provisoire de la Martinique, est restée célèbre : « Je recommande à
chacun l'oubli du passé. »
L'injonction à l'oubli a enfermé les populations d'outre-mer dans un processus
de refoulement dont elles sont restées prisonnières, « esclaves de l'esclavage
», selon l'expression de Frantz Fanon. Nous devons donc sortir aujourd'hui de
cette mémoire sourde que le silence engendre. Cette proposition de loi y
contribue. Elle vise notamment à instaurer un comité de personnalités chargé de
veiller à ce que demeure présente la mémoire de ces crimes, afin que le silence
cesse de recouvrir ce que nous devons assumer, ce dont nous devons nous
souvenir.
Le silence n'élimine pas le crime. En revanche, il fige une société dans un
passé qui la traverse de part en part et, en cela, il hypothèque l'avenir.
Cette loi constitue, pour les populations d'outre-mer, n'en doutez pas, un acte
incontestable de libération.
Pour toutes ces raisons, il faut saluer solennellement et avec chaleur
l'initiative de Mme Taubira-Delannon, qui nous engage à reconnaître l'esclavage
comme un crime contre l'humanité. Je tiens à remercier celles et ceux qui, au
Parlement et ailleurs, y ont contribué, et au Sénat particulièrement votre
rapporteur. Cette initiative vise à inscrire dans le droit français une
condamnation morale et totale de la traite et de l'esclavage.
C'est là, d'abord, un symbole politique fort. Il est en effet nécessaire que
le droit désigne les limites de l'inacceptable et qu'il soit porteur d'un
esprit de justice. Le droit a trop souvent été mis au service de fins iniques,
on a trop souvent attendu de lui qu'il légitime des pratiques abominables. Le
code noir, promulgué par Louis XIV en 1685, en est sans doute l'exemple le plus
triste et le plus caricatural.
Mais, surtout, s'il importe d'écrire ainsi la loi de la République, c'est
parce que l'esclavage est une négation de nos principes républicains : être
républicain, c'est reconnaître que chaque homme est, par nature, capable de
décider de son propre sort ; être républicain, c'est, en d'autres termes,
considérer que la liberté n'est pas aliénable, que rien ne peut légitimer que
l'on en dépossède un homme, comme si elle était un bien dont on pouvait se
défaire. Au xviiie siècle, des voix se sont fait entendre pour défendre ces
principes et condamner toutes les formes d'esclavage : celle de Montesquieu,
celle de l'abbé Grégoire, mais, plus encore, celles de Rousseau et de l'abbé
Raynal. On se gardera pourtant de croire que l'esclavage a été aboli parce que
s'est développé, à Paris, au Siècle des lumières, un mouvement d'opinion
humaniste, philanthropique et républicain. L'esclavage avait alors ses
défenseurs et le sentiment de mépris des Européens à l'égard des Africains y
est évidemment pour beaucoup.
Mesdames, messieurs les sénateurs, la liberté n'a pas été octroyée aux
esclaves, ils l'ont conquise. Ce sont leurs révoltes, marronnage ou
insurrections, qui ont ébranlé ce système en place. Elles ont mis en question
sa rentabilité économique ; elles ont constitué dans toutes les colonies une
résistance et une révolte que la France coloniale ne pouvait ignorer. Certains
de ces combats ont marqué les esprits : celui que mena Delgrès en Guadeloupe et
celui que conduisit Toussaint Louverture à Saint-Domingue ; leurs noms doivent
figurer dans nos livres d'histoire.
Ainsi, la condamnation de l'esclavage par le droit français souligne les
principes qui animent nos institutions. Plus encore, elle nous invite à rendre
hommage à celles et ceux qui, en se révoltant contre un système inhumain, les
ont mis en oeuvre.
Il s'agit de leur restituer leur indignité de combattants, en leur donnant
toute place dans la mémoire commune et vive de la France. Avec vous, je
souhaite que leurs noms soient inscrits dans les livres de nos écoles.
Enfin, cette proposition de loi nous invite à reconnaître la dimension
universelle de ces crimes.
Sont qualifiés de crimes contre l'humanité tous les actes qui tendent, selon
un plan concerté, à exclure une population de la communauté des hommes. Comment
nommer autrement cette déportation et cet asservissement systématique de
millions d'hommes et de femmes, pourchassés comme des animaux sauvages, troqués
comme de vulgaires marchandises, entassés dans des cales comme une cargaison
sans valeur, vendus comme du bétail et exploités jusqu'à l'épuisement ? Comment
juger autrement ce calcul économique implacable, selon lequel il était plus
rentable de faire venir en grande quantité des esclaves peu coûteux et de les
contraindre à travailler jusqu'à la mort, plutôt que de leur assurer des
conditions de vie qui leur permettent de reproduire leur force de travail, ce
qu'on assurera ailleurs au xixe siècle au plus misérable des prolétariats ?
La traite et l'esclavage sont, incontestablement, des crimes contre
l'humanité. En tant que tels, ils constituent une atteinte à l'humanité et à la
dignité de chaque homme, de chaque femme, où qu'ils soient et d'où qu'ils
soient. Rendre hommage aux victimes de ce système ignoble, c'est affirmer que
nous devons sans cesse conquérir notre humanité et la protéger des menaces que
font peser sur elle des logiques économiques aveugles.
Ainsi, l'esclavage constitue bien un attentat contre tous les hommes. C'est là
la signification morale et universelle de cette proposition de loi.
Cette proposition de loi est aussi un acte qui nous permet de mieux mesurer
les enjeux du temps présent. Les hommes sont égaux en dignité et en droit,
l'être humain n'est pas une marchandise.
La logique économique n'explique pas, à elle seule, l'inhumanité dont les
Européens ont fait preuve à l'encontre des esclaves. S'y est joint, en effet,
un racisme anti-noir que bien peu, au xviiie siècle, ont dénoncé. Il explique
en grande partie le sentiment d'indifférence qui a entouré les atrocités et les
humiliations subies par les Africains. C'est donc aussi à lutter contre les
germes du racisme sous toutes ses formes que nous engage cette reconnaissance
de l'esclavage comme crime contre l'humanité.
Cette proposition de loi prévoit la possibilité, pour des associations qui
oeuvrent à défendre la mémoire des esclaves et l'honneur de leurs descendants,
de se porter en justice. C'est une excellente disposition, qui complète la loi
Gayssot.
Elle prévoit également que l'on donne à la traite et à l'esclavage la place
qui leur revient dans les programmes scolaires et dans les programmes de
recherche. On doit ainsi insister, par exemple, sur l'abolition de l'esclavage
en classe de quatrième, puisque la période y est étudiée. On doit souligner la
part prise dans cette conquête que fut l'abolition par plus d'un demi-siècle de
combats collectifs, menés par les mouvements des esclaves révoltés, contre des
sociétés coloniales qui pratiquèrent des répressions impitoyables, comme celle
de Richepance, en Guadeloupe, en 1802. Le centre national de la documentation
pédagogique doit mettre à la disposition des enseignants des documents portant
sur la reconnaissance comme crime contre l'humanité de la traite et de
l'esclavage. Des bourses de recherche doivent inciter de jeunes chercheurs à
travailler sur ces thèmes. Ces mesures me paraissent essentielles : l'école
reste, dans notre République, le meilleur rempart contre l'ignorance et le
préjugé.
En outre, la proposition de loi soumise aujourd'hui au vote de votre assemblée
nous engage à dénoncer et à combattre toutes les formes d'exploitation. La
traite et l'esclavage qui, pendant cinq siècles, ont asservi des millions
d'Africains pour le profit de quelques grandes familles européennes, doivent
nous rappeler, en effet, que le marché est sans loi lorsqu'il n'est régi que
par les seules lois du marché.
Des êtres humains sont aujourd'hui encore l'objet d'une traite ignoble :
trafic clandestin de migrants en vue d'un travail forcé, industriel ou
domestique, ou en vue d'une exploitation sexuelle ; trafic d'enfants enlevés à
leurs parents, maltraités, contraints à des tâches harassantes. Une mission
d'information parlementaire sur les diverses formes de l'esclavage moderne en
France et en Europe vient d'être créée. Elle prépare une modification des
textes du droit français, afin que l'on puisse être en mesure de lutter
efficacement contre ces crimes et de poursuivre le combat que de nombreuses
associations ont également engagé et je tiens à les saluer. Citons, parmi
elles, le Comité contre l'esclavage moderne.
Mesdames, messieurs les sénateurs, il importe que la traite et l'esclavage,
dans nos départements d'outre-mer comme en métropole, ne soit plus, pour les
uns et les autres, ni cette origine honteuse dont on croit qu'elle pèse comme
une tache indélébile, ni cette faute que la mauvaise conscience nous pousse à
cacher. Ces événements sont notre histoire, une histoire pénible, une histoire
douloureuse, mais dont nous entendons tirer les leçons. C'est à cela que nous
invite cette proposition de loi : à reconnaître un crime qui n'est pas sans
coupables, à honorer la mémoire des victimes et à saluer le courage de ceux
qui, là-bas et ici, là-bas plus encore qu'ici, menèrent le combat contre
l'esclavage.
(Applaudissements.)
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Je souscris
totalement à vos propos, monsieur le secrétaire d'Etat.
Mon rôle sera plus modeste, puisque je dois me borner à examiner les aspects
juridiques de cette proposition de loi, qui, comme M. le secrétaire d'Etat
vient de le rappeler, tend, pour l'essentiel, à reconnaître en tant que crime
contre l'humanité la traite négrière transatlantique, ainsi que la traite dans
l'océan Indien, d'une part, l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du xve
siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre
les populations africaines, améridiennes, malgaches et indiennes.
Après deux lectures à l'Assemblée nationale et une au Sénat, trois articles
seulement de la proposition de loi demeurent en discussion.
Au cours de l'examen de ce texte en première lecture, s'agissant de l'article
2 qui prévoyait que les programmes scolaires devraient accorder à la traite
négrière et à l'esclavage la place tout à fait justifiée qu'ils méritaient,
nous avions fait observer que cela relevait du domaine réglementaire et que le
Gouvernement aurait toute latitude pour prendre des décisions en la matière.
Cela étant, nous admettons fort bien que qui peut le plus peut le moins.
En revanche, nous avions prévu que le comité de personnalités créé par la
proposition de loi et chargé de proposer des lieux et des actions de mémoire
puisse notamment formuler des propositions relatives au contenu des programmes
scolaires. Si nous nous étions, sur la forme, quelque peu éloignés de
l'Assemblée nationale, il n'y avait, sur le fond, aucune opposition
fondamentale.
Nous avions également estimé que l'article 5 de la proposition de loi ouvrant
la possibilité aux associations défendant la mémoire des esclaves d'exercer les
droits reconnus à la partie civile pour certains délits d'injures ou d'outrages
était redondant.
Nous avions, bien sûr, adopté sans modification l'article 1er relatif à la
reconnaissance de l'esclavage et de la traite perpétrés à partir du xve siècle
en tant que crimes contre l'humanité.
En deuxième lecture, l'Assemblée nationale a intégralement rétabli le texte
qu'elle avait adopté en première lecture. Elle a simplement accepté d'insérer
la disposition créant un comité de personnalités dans la loi de 1983 relative à
la commémoration de l'abolition de l'esclavage. C'est une mesure d'ordre qui,
sur le fond, ne change rien.
En revanche, l'Assemblée nationale a rétabli l'article 2 tendant à imposer une
place importante à la traite négrière et à l'esclavage dans les programmes
scolaires.
Elle a également rétabli l'article 5, qui permet aux associations défendant la
mémoire des esclaves d'exercer les droits reconnus à la partie civile.
Au cours du débat, les objections formulées par le Sénat à propos du caractère
réglementaire de certaines dispositions de la proposition de loi ont été
évoquées en ces termes par M. Louis Mermaz : « Le moment ne me semble pas bien
choisi pour ouvrir un débat de juristes entre ce qui relève du législatif ou du
réglementaire. » On peut se demander si le rôle du législateur n'est pas
précisément d'essayer de bien faire la loi. Si le souci du respect de la
Constitution est désormais l'apanage du Sénat, quelle magnifique justification
du bicaméralisme nous avons là !
J'en viens aux propositions formulées par la commission.
Les deux assemblées ont, dès la première lecture, manifesté leur accord à
propos des objectifs de la proposition de loi. Dans ces conditions, la
commission des lois vous propose d'adopter conforme cette proposition de
loi.
Je souhaite qu'une réflexion soit entreprise sur les moyens de permettre au
Parlement de s'exprimer solennellement sur des sujets importants ne relevant
pas de la loi, laquelle doit conserver son caractère normatif. Il nous faut
trouver la solution appropriée pour y parvenir. On ne répétera jamais assez les
termes de Sieyès selon lesquels la loi « ordonne, permet ou interdit ».
M. le président.
La parole est à M. Lagauche.
M. Serge Lagauche.
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues,
nous examinons aujourd'hui, en deuxième lecture, la proposition de loi de notre
collègue Mme Christiane Taubira-Delannon, députée de Guyane, tendant à la
reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre
l'humanité.
Je me réjouis que le Sénat, après l'Assemblée nationale, sous réserve de
quelques divergences sans grande importance, se soit associé à cette
reconnaissance.
Si l'esclavage est unanimement condamné, il faut rappeler que, dans la plupart
des sociétés, il a été le mode de production « normal », déterminé
économiquement et, au moins depuis Aristote, idéologiquement légitimé.
Dans l'histoire de l'Europe, l'esclavage n'apparaît pas en continu. Il est le
fondement des sociétés antiques, mais l'effondrement de Rome correspond à son
affaiblissement. S'il subsiste pendant toute la période médiévale, supplanté
par le servage, il ne constitue pas l'élément de production dominant. Il
connaît malheureusement un nouvel essor à l'aube des temps modernes.
En effet, à partir du début du xve siècle, l'Europe est marquée par un grand
dynamisme économique et commercial incompatible avec l'effondrement
démographique qui a marqué la deuxième moitié du xve siècle. C'est donc un
besoin d'hommes qui a déterminé, d'abord en Europe, puis dans les territoires
nouvellement conquis, le nouveau développement de l'esclavage cautionné par
l'Eglise. L'Europe devient ainsi un vaste marché aux esclaves et, dans ce
contexte, se met en place la traite, qui atteint son maximum d'efficacité au
xviiie siècle avec le tristement célèbre « commerce triangulaire ».
Si la France n'est entrée qu'assez tardivement dans l'aventure maritime et
coloniale, elle y prend une part des plus actives à partir de la seconde moitié
du xviie siècle.
Pour assurer la gestion des esclaves, le code noir, rédigé par Colbert,
s'abritant derrière des préoccupations religieuses et humanitaires, est un
monstre juridique. La reconnaissance de certains droits des esclaves est en
contradiction totale avec la définition comme « biens meubles » dépourvus de
toute existence civile, et avec la définition des règles particulièrement
inhumaines à appliquer pour maintenir leur obéissance absolue.
C'est au xviiie siècle que la traite de l'esclavage organisée par la France
connaît son apogée : en Guadeloupe, on comptait un Français pour deux noirs en
1700 ; il y en avait un pour dix en 1780. Bizarrement, c'est au moment où le
système atteint son point culminant qu'il commence à être mis en question.
Deux sources différentes, mais liées par une exigence commune de liberté, sont
à l'origine de cette remise en question. Certaines religions dissidentes, comme
les Quakers américains, dénoncent l'esclavage comme contraire au message
évangélique ; quant aux philosophes des Lumières, ils sont amenés tout
naturellement, dans leur réflexion sur la liberté, la souveraineté et le droit,
à s'interroger sur l'esclavage.
Toutefois, cette démarche est lente. Montesquieu et Voltaire ne prennent pas
réellement position. Il faut attendre Jean-Jacques Rousseau dans le
Contrat
social
et l'
Encyclopédie
et, surtout, Condorcet avec
Réflexions
sur l'esclavage des nègres
pour qu'une dénonciation formelle et argumentée
apparaisse. L'évolution de la sensibilité collective favorise cette prise de
conscience et la condamnation de ce système.
Ce mouvement intellectuel de dénonciation de l'esclavage n'a pas été en soi
suffisant pour aboutir à l'abolition, même lorsque la Révolution fait triompher
les idées des Lumières.
Toutefois, le facteur décisif qui précipite le processus d'abolition est le
mouvement qui agite les îles, les mouvements de résistance des esclaves
eux-mêmes. La révolte d'esclaves, conduite par Toussaint-Louverture, qui se
déclenche à Saint-Domingue en 1791, conduisit à la proclamation de l'abolition
de l'esclavage dans cette île le 29 août 1793. Le 4 février 1794, la Convention
étendit cette décision à l'ensemble des colonies françaises. L'esclavage sera
malheureusement rétabli par Napoléon.
Si le congrès de Vienne, en 1815, marque le premier engagement international
contre la traite des esclaves, il faudra attendre l'arrivée au secrétariat au
colonies de Victor Schoelcher, fervent abolitionniste, pour mettre un terme
définitif à l'esclavage.
A la suite de l'abolition de l'esclavage, la France pratiqua une politique
d'assimilation destinée à assurer l'égalité des citoyens, sans distinction de
couleur ni de race. Cette politique eut toutefois pour effet d'occulter pendant
des décennies le crime de l'esclavage : le discours politique, l'enseignement,
tout concourait à exclure de la mémoire collective l'histoire des colonies, et
donc celle de l'esclavage, au profit de l'histoire de France. N'apprenait-on
pas aux enfants antillais : « Nos ancêtres les Gaulois » !
Il a fallu attendre la dernière décennie pour qu'une reconnaissance timide de
l'esclavage voie le jour. La France a célébré, par de nombreuses
manifestations, l'abolition de l'esclavage en 1998.
Toutefois, cette reconnaissance est insuffisante pour répondre aux attentes
réelles des populations d'outre-mer.
La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui répond à ce besoin de
reconnaissance en faisant de l'esclavage un crime contre l'humanité.
L'article 1er fait de la traite négrière transatlantique et de l'esclavage,
perpétrés à partir du xve siècle par les puissances économiques européennes
contre les populations africaines déportées en Europe, aux Amériques et dans
l'océan Indien un crime contre l'humanité. Tout est dit dans cet article, et je
me réjouis que l'Assemblée nationale et le Sénat l'aient adopté unanimement ;
ainsi sera historiquement défini ce que l'on a aujourd'hui le courage d'appeler
un crime contre l'humanité, crime auquel ont participé, voilà des siècles,
plusieurs pays de l'Europe et du monde.
Je me réjouis également que notre collègue Jean-Pierre Schosteck, au nom de la
commission des lois, nous propose de voter conforme le texte issu de
l'Assemblée nationale.
En effet, l'article 2, qui prévoit que les manuels scolaires et les programmes
de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite
négrière et à l'esclavage la place importante qu'ils méritent, me paraît
essentiel pour expliquer le passé aux nouvelles générations. Cette
préoccupation hautement symbolique devait prévaloir sur le respect strict des
règles juridiques.
La reconnaissance par le Parlement de la traite et de l'esclavage en tant que
crime contre l'humanité apporte la preuve que notre pays regarde enfin son
histoire avec lucidité et établit la vérité pour les générations passées comme
pour les générations futures. Il renforce, par ailleurs, la volonté de la
France d'user de toute son influence dans le monde pour combattre toutes les
formes d'esclavage moderne. Le groupe socialiste votera cette proposition de
loi.
(Applaudissements.)
M. le président.
La parole est à Mme Bidard-Reydet.
Mme Danielle Bidard-Reydet.
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, je
serai brève pour cette ultime étape du débat parlementaire tendant à la
reconnaissance de la traite et de l'esclavage, tels qu'ils ont été perpétrés à
partir du xve siècle aux Amériques et aux Caraïbes ainsi qu'en Europe contre
les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes.
Je salue la décision de la commission des lois qui nous propose aujourd'hui,
fort heureusement, une adoption conforme du texte de l'Assemblée.
Je me permettrai cependant quelques remarques de forme et de fond.
Du point de vue de la forme d'abord, je souhaite déplorer les reports
successifs de la deuxième lecture de ce texte devant la Haute Assemblée, texte
trois fois inscrit à l'ordre du jour depuis le mois de mai 2000, trois fois
déprogrammé. Ces reports successifs laissent un sentiment quelque peu
désagréable ; comme si cette proposition de loi semblait négligeable, voire non
prioritaire, pour les pouvoirs publics.
Je le regrette d'autant plus qu'il s'agit d'un texte très attendu par des
populations qui y voient, enfin, le signe d'une reconnaissance du lourd tribut
payé par des sociétés victimes de ce crime contre l'humanité, et qui en portent
encore les séquelles siècle après siècle !
Pourtant, la première lecture avait souligné combien nous nous rejoignions
pour réaffirmer notre attachement aux valeurs qui sont le fondement de notre
République : la liberté, l'égalité et la fraternité.
Je souhaite que ce fait n'hypothèque nullement l'implication de tous et que la
preuve nous en sera donnée au moment de l'application pratique du texte. Nous
serons vigilants pour qu'il ne se réduise pas à un simple affichage
politique.
Ces remarques m'amènent plus directement au fond. La reconnaissance de la
traite négrière et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité permet à
la France, par un regard courageux sur son passé, de mieux se projeter dans
l'avenir.
Comment, en effet, espérer éradiquer les nouvelles formes d'esclavage si nous
ne sommes pas capables de faire cet acte fondamental de vérité et de repentance
à l'égard d'un passé qui a largement construit notre présent ?
Le récent rapport du Conseil de l'Europe sur l'égalité des hommes et des
femmes, qui fait état du fléau que constitue l'esclavage domestique nous montre
d'ailleurs combien les pays occidentaux sont lents à se doter des instruments
juridiques adéquats.
C'est pourquoi cet acte de reconnaissance, nous le devons non seulement à nos
ancêtres, mais également à nous-mêmes ainsi qu'à nos descendants : quelles
valeurs pensons-nous transmettre aux générations futures si nous laissons
éternellement dans l'ombre les pages sombres de notre histoire ? Un jour ou
l'autre, nos enfants nous en demanderont des comptes, et c'est normal et juste.
On sait ce qu'il en est de notre passé colonial proche, de la guerre d'Algérie
et de la torture, qui exigent le devoir de mémoire.
Je regrette d'autant que des réserves aient été de nouveau exprimées par M. le
rapporteur quant au recours à la loi pour mettre en oeuvre ce devoir de
mémoire.
Je l'ai déjà dit en première lecture, je le redis aujourd'hui : parce que le
droit a eu un rôle décisif d'institutionnalisation de l'esclavage, en
particulier avec le code noir, il est absolument nécessaire que la loi défasse
ce que la loi a fait.
Le recours à la loi est également indispensable pour nous assurer que les
dispositions votées seront suivies d'effet ; celles-ci sont pour moi le gage de
la volonté de se prémunir contre la tentation d'une reconnaissance de simple «
bonne conscience ».
Il en est ainsi de l'article 2, qui impose aux manuels scolaires et aux
programmes de recherche en histoire et en sciences humaines d'accorder à la
traite négrière et à l'esclavage la part qui leur revient. Cet article, rejeté
par le Sénat en première lecture, a de nouveau suscité les réserves de M. le
rapporteur au motif de sa nature réglementaire.
Au-delà du fait que le Sénat n'est pas toujours aussi sourcilleux sur le
respect du domaine réglementaire, je pense tout à fait utile d'ériger en
obligation législative l'enseignement et la recherche de la réalité de la
traite négrière et de l'esclavage. Mon collègue Paul Vergès rappelait, en
première lecture, combien l'histoire de cette période, pourtant longue de trois
siècles et qui comptabilise des dizaines de milliers de victimes, était peu
étudiée par les historiens occidentaux, alors même qu'elle renouait avec des
pratiques éradiquées depuis plusieurs siècles.
Je pense également à la valeur pédagogique d'une telle reconnaissance en
direction des jeunes générations, qu'il convient, comme vous le disiez,
monsieur le secrétaire d'Etat, devant l'Assemblée nationale, « d'éduquer dans
le rejet des pratiques racistes, esclavagistes et contraires à la dignité ».
Au-delà de cette réticence, je remercie M. le rapporteur d'avoir insisté sur
le fait que cette réserve n'emportait « aucun véritable désaccord » de fond
entre les deux assemblées.
Il eût été certainement opportun d'aller plus loin dans les effets pratiques
de cette reconnaissance et très directement d'aborder la question de la
réparation, comme nous l'avait proposé notre collègue Othily en première
lecture.
Si nous n'avons pas voulu aborder cette question de front avec le présent
texte, il est certain que nous devrons un jour ou l'autre en débattre. Mon ami
Jacques Brunhes a suggéré de donner un premier signe fort en ce sens en
décidant l'effacement de la dette des pays du Sud, et je reprends entièrement à
mon compte cette idée.
En attendant, j'exprime à nouveau le profond soutien du groupe des sénateurs
communistes républicains et citoyens au texte qui nous est présenté. Nous le
voterons une seconde fois avec la même conviction de notre devoir de
reconnaissance de la dignité de tous les êtres humains.
(Applaudissements.)
M. le président.
Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.
Je rappelle qu'au terme de l'article 42, alinéa 10, du règlement, à partir de
la deuxième lecture au Sénat des projets ou propositions de loi, la discussion
des articles est limitée à ceux pour lesquels les deux chambres du Parlement
n'ont pas encore adopté un texte identique.
Article 2