MOYENS DE LA JUSTICE
DISCUSSION D'UNE QUESTION ORALE AVEC DÉBAT
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion de la question orale avec débat n° 9.
M. Pierre Fauchon interroge M. le garde des sceaux, ministre de la justice,
sur les moyens qui lui paraissent propres à réduire l'asphyxie des juridictions
dont témoignent le taux excessif des affaires classées sans suite au pénal et
les trop longs délais de procédure au civil. Il lui demande si, indépendamment
d'un redéploiement véritable des moyens de la justice en fonction d'une carte
judiciaire fondée sur les réalités actuelles, il ne lui apparaît pas urgent de
rechercher les modalités d'un traitement spécifique des contentieux de
masse.
La parole est à M. Fauchon, auteur de la question.
M. Pierre Fauchon.
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le
caractère quelque peu confidentiel de cette séance ne doit pas nous affliger
outre mesure, puisqu'il s'agit d'évoquer des secrets d'Etat !
Que les auteurs identifiés de délits aient une chance sur deux de n'être pas
poursuivis ni même inquiétés, c'est un secret d'Etat ! Et, quand je dis « une
chance sur deux », c'est une moyenne, cela peut être plutôt une chance sur
quatre, ici ou là, par exemple à Strasbourg, où nous ne nous attendions pas, en
vérité, à constater une telle carence.
Que tant d'affaires civiles ne trouvent leur solution qu'au terme de délais
insupportables, c'est un secret d'Etat ! Ce sont, ici, des couples en
difficulté qui ne peuvent trouver d'arbitre au moment où ils en ont le plus
pressant besoin ; ce sont, là, des mineurs délinquants qui ne bénéficieront pas
en temps utile de mesures protectrices ; ce sont encore des salariés
abusivement licenciés qui ne recevront qu'après de nombreuses années la
réparation qui leur est due et dont ils ont besoin maintenant, et non pas dans
deux ou trois ans.
Et que dire de la justice administrative...
On croit avoir fait bien des progrès juridiques, techniques et politiques
depuis la création des Etats modernes, du moins , on s'en persuade. Pourtant,
si le Prince de Danemark, ou son fantôme, revenait parmi nous, il n'aurait
aucune raison d'ôter de sa plainte les « lenteurs de la loi » -
the delay of
the law,
si vous le permettez, monsieur le ministre - que Shakespeare lui
fait citer au nombre des maux qui rendent l'existence insupportable.
M. Jacques Toubon,
garde des sceaux, ministre de la justice.
Je suis d'accord pour l'anglais
de Shakespeare ; c'est celui de McDonald's qui me gêne !
(Sourires.)
M. Pierre Fauchon.
Alors, nous sommes d'accord, y compris, je l'espère, pour dénoncer les «
délais de la loi » !
La commission des lois s'est inquiétée de cette situation. A la demande de son
président, une mission s'est attachée à inventorier les éléments de cette crise
de la justice, qui est d'abord, et indépendamment de tel ou tel épisode
judiciaire - Dieu sait que nous n'en manquons pas - la crise de ses moyens.
Ne suffit-il pas, pour en prendre conscience, de constater avec notre éminent
collègue Christian Bonnet, qui vous a interrogé sur ce point, que le nombre de
magistrats n'a guère changé tout au long du siècle ? Et pourtant !
Est-il concevable que l'on ait pu laisser le budget de la justice à un niveau
aussi insuffisant, que l'on ait pu préférer depuis tant et tant d'années
engloutir l'argent public dans des gouffres monstrueux où il n'avait que faire,
en ignorant à ce point les besoins de la mission de justice qui est, avec la
sécurité, au tout premier rang des raisons d'être essentielles de l'Etat ?
Telle est pourtant la situation. Vous ne l'ignorez pas, monsieur le garde des
sceaux, puisque vous l'avez évoquée à plusieurs reprises, annonçant même une
embolie pour le début du siècle prochain.
Mais, comme nous le savons tous, au début du prochain siècle, nous y sommes
presque ! Et, compte tenu du taux de classement sans suite et du nombre
d'affaires jugées avec des retards insupportables, il nous faut diagnostiquer
dès maintenant, au sens strict du terme, une véritable hémiplégie de la
justice. Laissons aux historiens le soin d'en rechercher les responsabilités,
qui s'étendent sur plusieurs décennies, si bien que nous pouvons parler de cela
en toute sécurité, et cherchons plutôt ce que la mission a voulu faire.
Elle a d'abord souhaité mieux connaître la situation pour mieux discerner,
parmi les remèdes concevables, ceux qui seraient les plus satisfaisants.
Ceux dont on parle le plus volontiers ne sont pas nécessairement ceux que la
mission a retenus comme les plus capables de concilier le souci d'efficacité
avec les principes d'une bonne justice.
Dans cette catégorie, je citerai, globalement, la tentation du repli de la
justice.
Renonçant à adapter le service à sa mission, il conviendrait, selon certains,
de réduire celle-ci, puisque l'on ne peut pas augmenter le service, sous divers
prétextes. C'est la démarche de dépénalisation ou de déjudiciarisation qui
pourrait permettre, ici ou là, de donner quelques satisfactions à des courants
de pensée dont le souci du bien public n'est peut-être pas toujours la
principale inspiration.
Nous ne croyons pas qu'il soit digne d'un Etat de droit de faire échapper à la
sanction pénale des comportements qui portent atteinte au bien public.
Nous ne croyons pas non plus qu'il soit sain d'attribuer le pouvoir de
sanction à des autorités publiques qui n'offrent pas nécessairement les
garanties du système judiciaire, en particulier les garanties de la défense.
Nous ne croyons pas en général qu'il existe des « petits litiges » qui
seraient indignes de la justice et d'autres, plus graves, qui mériteraient
mieux de retenir son attention, parce que la justice est un service public fait
pour l'accueil et la satisfaction de tous les justiciables, et non pour le
confort du service lui-même.
Nous croyons, en revanche, que chaque catégorie de litige appelle, ou devrait
appeler, un mode de traitement judiciaire approprié et que les contentieux de
masse, dont la mission a clairement vu que leur envahissement était la cause
essentielle du mal actuel, appelaient un mode de traitement approprié,
différent de celui des procédures classiques. C'est la principale question dont
je souhaite vous entretenir.
Nous croyons aussi qu'il conviendrait avant tout de s'interroger sur le point
de savoir si les moyens de la justice, tels qu'ils sont et dans leur limite,
sont correctement répartis en fonction de la demande, de telle sorte que soit
réalisé entre ces deux termes le minimum de proportionnalité qui devrait
s'imposer. C'est la question de la carte judiciaire, question plus immédiate
par laquelle je commencerai.
Monsieur le ministre, nous n'ignorons pas vos réserves sur le principe même
d'une révision de la carte judiciaire, sur son opportunité, sur la valeur des
critiques formulées à son encontre et sur le profit que l'on peut attendre
d'une telle démarche.
Mais vous ne pouvez, de votre côté, ignorer que la distorsion entre la carte
judiciaire actuelle, héritée, avouons-le, de l'Ancien Régime, et la carte de
l'activité judiciaire réelle, plus précisément de la demande de justice,
atteint une ampleur proprement scandaleuse. Elle fait apparaître des variations
de charge par magistrat allant du simple au double pour les cours d'appel, du
simple au triple pour les tribunaux de grande instance et du simple au
quintuple pour les tribunaux d'instance.
Est-il concevable de laisser une telle situation perdurer ? Nous ne le croyons
pas. Est-il concevable de maintenir indéfiniment des juridictions en état de
sous-emploi alors que d'autres sont débordées ? Nous ne le croyons pas
davantage.
Notre propos n'est pas, en cet instant, de vous demander de procéder
brutalement et radicalement à la modernisation de la carte judiciaire. Nous
concevons parfaitement que ce passage pose bien des problèmes et ne peut être
que progressif.
Il est plus simplement souhaitable que la carte idéale - disons la carte
théorique - soit établie afin que chacun puisse la voir et que, la voyant, les
responsables de tous ordres prennent conscience des écarts et de l'importance
des inégalités.
Nous croyons en la vertu démonstrative et pédagogique d'un tel exercice pour
vous-même, monsieur le garde des sceaux, pour vos services comme pour les élus
locaux que nous sommes et qui se sentent très concernés parce que nous croyons
qu'en ce domaine, comme dans presque tous les domaines où des réformes sont
souhaitables, la première et la plus salutaire des démarches est de voir la
vérité en face, et non d'entretenir des clairs-obscurs à la faveur desquels
prospèrent tant de routines.
Ma seconde question, qui touche au fond du problème, concerne la possibilité
d'instituer, au sein du système judiciaire et non pas à l'extérieur de ce
dernier, une procédure spécifique de traitement des contentieux de masse fondée
sur les expériences de médiation poursuivies depuis assez longtemps pour qu'il
soit possible d'en apprécier les mérites.
Nous nous situons ici dans le droit-fil de l'excellent et illustre rapport de
nos collègues Jean Arthuis et Hubert Haenel, dont je salue l'un des auteurs,
dans le droit-fil des réflexions de la conférence des premiers présidents de
cours d'appel, dans le droit-fil des expériences des maisons de justice, dont
nous avons apprécié le climat et les résultats, dans le droit-fil de bien
d'autres réflexions.
Nous nous trouvons en correspondance avec les expériences poursuivies à
l'étranger, en particulier dans les pays anglo-saxons sous la dénomination
alternative dispute resolution.
Il s'agit de constater, avec les premiers présidents des cours d'appel, qui
sont peu suspects d'esprit réformiste abusif, que « tous les conflits...
n'appellent pas nécessairement une réponse judiciaire, voire juridique... Les
"médecines douces" que sont la conciliation, la médiation ou
l'arbitrage méritent d'être placées au premier rang des modes de règlement des
litiges. »
Les conflits visés ici sont évidemment ceux qui relèvent de ce contentieux
juridiquement sommaire et peu différencié que l'on appelle « contentieux de
masse » - faute d'avoir trouvé une meilleure formule - qui, quantitativement,
envahit les prétoires, créant « l'embolie » dont vous avez parlé.
Au pénal, c'est la petite délinquance - celle qui est classée sans suite -
comme nombre d'infractions quasi administratives, au civil, ce sont les litiges
familiaux relevant du consentement mutuel, comme la plupart des litiges
locatifs ou des litiges relatifs à la consommation.
C'est à l'égard de ces contentieux qu'il convient d'instituer une procédure
spécifique qui leur soit qualitativement et quantitativement mieux adaptée, une
procédure dans laquelle la conciliation serait privilégiée, étant entendu - et
cette condition nous paraît essentielle pour l'efficacité du système - que le «
conciliateur » aurait pour mission de trancher au fond le litige en cas d'échec
de la conciliation.
En effet, le système qui consiste à tenter une conciliation et à renvoyer
ensuite devant une autre juridiction ne nous paraît guère porteur
d'économies.
Est-il nécessaire, est-il concevable de créer ou de multiplier de nouvelles
instances extérieures au système judiciaire pour satisfaire cette orientation
?
Considérant le risque de compliquer encore notre système judiciaire, donc d'en
alourdir inévitablement le coût et d'en aggraver l'opacité pour le justiciable,
considérant plus encore le danger de voir les petits litiges échapper aux
garanties que seul un système judiciaire cohérent peut apporter et dont le plus
modeste des plaideurs ne saurait être privé, la mission ne croit pas qu'il soit
possible d'aller dans cette voie très au-delà des expériences actuelles.
Le rôle précurseur très positif de celles-ci mérite d'être clamé et reconnu.
Il ne suffit pas à justifier leur systématisation.
N'est-il pas plus simple et plus sûr de constater que les actuels tribunaux
d'instance - ou du moins, monsieur le garde des sceaux, ce qu'il en reste,
après bien des réformes qui en ont, nous semble-t-il, méconnu l'intérêt et
l'importance ! - sont le point de convergence naturel de ces préoccupations et
d'en déduire qu'une profonde réforme de ces juridictions pourrait fournir la
meilleure réponse aux problèmes spécifiques des contentieux de masse ? On
redécouvrirait ainsi les raisons originelles de ce que furent, jusqu'au milieu
de notre siècle, les justices de paix, instituées précisément pour résoudre les
petits conflits du xixe siècle.
Il n'est pas douteux qu'un important recrutement de magistrats et de greffiers
s'imposerait. En ce qui concerne les magistrats, c'est évidemment là que les
magistrats à titre temporaire institués par la loi de 1995 - dont le décret
d'application est, je crois, en cours d'élaboration - trouveraient leur
meilleure raison d'être, qui correspond d'ailleurs très exactement à l'ancienne
tradition des juges de paix.
D'ores et déjà, sous des formes et des appellations diverses, nombre d'anciens
magistrats ou de professionnels du domaine juridique - nous en avons rencontré
plusieurs - jouent un rôle précieux d'auxiliaires, apportant à leur tâche non
seulement leur compétence juridique, mais, en outre et peut-être surtout, une
expérience des choses de la vie et une disponibilité en temps qui sont les
premières qualités attendues de ces nouvelles fonctions. Les magistrats
professionnels pourraient et devraient conserver leur fonction et jouer dans
ces tribunaux rénovés un rôle directeur.
Cette profonde réforme pourrait s'appliquer au civil comme au pénal, suivant
des modalités adaptées à ces deux domaines, prolongeant donc, en les
redéfinissant, les compétences et les procédures des actuels tribunaux
d'instance et des tribunaux de police.
Nous n'ignorons évidemment pas que la mise au point d'un tel projet pose
nombre de problèmes, qui doivent être étudiés, et ce, nous semble-t-il, en
coopération avec vos services. Nous sommes disponibles pour une telle
démarche.
Aujourd'hui, nous souhaitons savoir si vous pensez, comme nous, qu'une telle
réforme peut apporter à la crise de notre justice la réponse d'ensemble qu'elle
appelle ou si d'autres mesures de la même ampleur vous semblent préférables,
étant entendu qu'en tout cas la continuation des mesures ponctuelles, qui
correspond au cours actuel des choses, reviendrait en fait à l'acceptation
d'une situation que nous croyons inacceptable.
(Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des
Républicains et Indépendants.)
M. le président.
J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation de la discussion décidée
par la conférence des présidents, en application du deuxième alinéa du 1 de
l'article 82 du règlement, les temps de parole dont disposent les groupes sont
les suivants :
Groupe du Rassemblement pour la République, 30 minutes ;
Groupe socialiste, 25 minutes ;
Groupe de l'Union centriste, 21 minutes ;
Groupe des Républicains et Indépendants, 17 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 9 minutes.
La parole est à M. René-Georges Laurin.
M. René-Georges Laurin.
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je
voudrais tout d'abord féliciter la mission d'information constituée au sein de
la commission des lois, sous la présidence de M. Jolibois, que je salue ici, en
vue d'évaluer les moyens de la justice, et dont le rapporteur, M. Fauchon,
vient de nous présenter les principales conclusions.
Les sénateurs du groupe du RPR ont apporté leur contribution à ces travaux.
Dressant le constat d'une justice civile et pénale asphyxiée par l'afflux des
demandes, l'inégale répartition des effectifs et l'inadaptation des procédures
au traitement des contentieux de masse, la mission partage le diagnostic
inquiétant que vous avez vous-même établi, monsieur le garde des sceaux, en
évoquant la perspective d'une « embolie » - ce mot est de vous - de la justice
à l'aube du troisième millénaire.
Bon nombre des propositions élaborées par la mission afin de remédier à cette
véritable asphyxie rejoignent certaines actions déjà engagées par la
Chancellerie sous votre impulsion, ou certaines préoccupations que vous avez
récemment exprimées.
Même si - et peut-être parce que - elle n'a pu prendre un recul prospectif par
rapport à l'action immédiate, la mission propose d'approfondir un peu la
réflexion sur certains points. Ainsi en est-il notamment des propositions de la
mission qui tendent à rechercher une répartition des moyens plus adaptée à la
réalité des flux de contentieux.
Au nombre de ces propositions, je citerai : les redéploiements des effectifs
et l'accroissement du nombre des magistrats et des greffiers « volants » ;
l'encouragement à la mobilité des magistrats dans le respect du principe
constitutionnel de leur inamovibilité ; enfin, la diversification du
recrutement et l'évolution vers une spécialisation plus poussée des
juridictions.
Au-delà des indispensables recrutements et redéploiements, la mission s'est
beaucoup interrogée sur l'actuelle carte judiciaire.
En effet, comme cela a été souligné, cette dernière ne correspond pas toujours
à la réalité démographique ou économique de notre pays.
Ainsi que la mission a pu le constater, certains tribunaux de grande instance
sont surchargés alors que d'autres ne traitent pas plus de deux cents affaires
par an.
Sans bouleverser la carte judiciaire actuelle, il serait opportun de procéder
à des ajustements.
Ainsi, ouvrir des guichets uniques, créer des audiences foraines font partie
du plan de modernisation que vous avez vous-même proposé, monsieur le ministre,
au même titre que la création de maisons de la justice et du droit, dont on
apprécie l'utilité.
En effet, selon le rapport Vignoble, 80 % des affaires traitées par les
maisons de la justice et du droit auraient été, à défaut, classées sans suite,
d'où, me semble-t-il, la nécessité de multiplier leur création.
De même, une meilleure articulation entre le tribunal de grande instance et le
tribunal d'instance s'impose ; elle permettrait un meilleur rééquilibrage de la
charge de travail entre ces deux tribunaux.
En ce qui concerne l'amélioration des méthodes de travail et le développement
de l'assistance aux magistrats, les propositions de la mission rejoignent là
encore, sur bien des points, vos projets, monsieur le garde des sceaux :
poursuite du renforcement des effectifs des greffes, développement du
télétravail, accroissement substantiel du nombre des assistants de police.
Il en est de même de certaines propositions qui tendent à renforcer
l'efficacité des procédures comme la généralisation du traitement en temps réel
des infractions pénales, laquelle contribue à une réaction plus rapide de
l'institution judiciaire face à la délinquance.
Enfin, la principale proposition adoptée par la mission, relative à
l'élaboration d'un mode de traitement spécifique des contentieux de masse,
répond elle-même à un souci de développer les formules qualifiées de «
troisième voie », c'est-à-dire ni classement, ni renvoi devant un tribunal,
mais recours à la conciliation, à la médiation, éventuellement à
l'admonestation, suivant les modalités s'inspirant notamment de la pratique
actuelle des maisons de justice.
Dans le cadre d'une réforme des tribunaux d'instance, il s'agit en effet, pour
la mission d'information, de parvenir à une généralisation et à une
valorisation des tentatives de conciliation, au civil comme au pénal, pour
lesquelles il serait largement fait appel, comme l'a suggéré tout à l'heure M.
Fauchon, aux magistrats à titre temporaire créés par le législateur en 1995.
En conclusion, je souhaite que les propositions formulées par la mission
d'information de la commission des lois puissent vous aider, monsieur le garde
des sceaux, à obtenir, dans des circonstances budgétaires difficiles, le
renforcement des moyens indispensables au bon fonctionnement de la justice,
sans lequel aucune nouvelle réforme ne pourra être envisagée.
Je voudrais enfin dire un mot d'une question connexe qui ne relève pas des
attributions de la mission d'information, mais qui a souvent été évoquée dans
la presse ces jours-ci, à savoir le statut de la police judiciaire.
En effet, une modification de ce statut, comme certains l'envisagent, n'est
pas à l'ordre du jour et le groupe du RPR n'est pas favorable à un rattachement
de la police judiciaire au ministère de la justice car il considère que la
situation actuelle correspond à un équilibre satisfaisant.
Un tel rattachement ne pourrait d'ailleurs être envisagé sans qu'un statut
analogue soit prévu pour la gendarmerie, qui apporte, elle aussi, son concours
à la justice, ce qui apparaît, à l'évidence, difficilement praticable.
Monsieur le garde des sceaux, vous rappeliez que « l'on peut beaucoup attendre
et surtout que l'on doit beaucoup exiger de cette institution qui s'appelle la
justice ».
C'est la raison de notre débat d'aujourd'hui, et c'est pourquoi nous
souhaitons que la justice, grâce à votre ténacité, dispose des moyens qui
permettent à tous les Français de se sentir égaux devant elle.
Le groupe du RPR vous fait confiance.
(Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et
de l'Union centriste.)
M. le président.
La parole est à M. Authié.
M. Germain Authié.
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, en
1991, une étude du CREDOC, le centre de recherche pour l'étude et l'observation
des conditions de vie, faisait apparaître que 71 % des Français estimaient que
la justice fonctionnait mal, voire très mal. Ce pourcentage ne semble pas avoir
diminué depuis. Le sentiment commun est que la justice est trop lente, trop
chère, opaque et inégalitaire.
Ce constat est également fait, à des degrés divers, par différentes
organisations syndicales ou professionnelles d'avocats, de magistrats, et par
de nombreuses personnes concernées par la justice.
Dans un passé récent, deux éminents magistrats ont qualifié successivement le
justiciable français d'« aventurier du monde moderne » et de « conquérant de
l'inutile ».
Ce diagnostic, on le retrouve encore tous les jours au niveau des prisons, qui
sont surchargées, des services de la justice, qui sont saturés, des magistrats,
qui ne peuvent traiter l'ensemble des dossiers faute de moyens humains et
matériels.
Tristes constats pour un Etat qui se veut de droit !
La demande de justice a explosé, en France comme ailleurs, et l'augmentation,
pourtant réelle, de la productivité et des moyens matériels des juridictions
reste loin de compenser les retards accumulés. La justice française a besoin
d'être dotée de moyens supplémentaires et de voir moderniser son
fonctionnement.
En 1991, la commission de contrôle du Sénat dont j'étais membre, commission
bientôt dite « Haenel-Arthuis », du nom de son président et de celui de son
rapporteur, réfléchissait sur les modalités d'organisation et les conditions de
fonctionnement des services relevant de l'autorité judiciaire.
Son rapport partait d'un implacable constat, celui de deux enquêtes effectuées
auprès des Français et des magistrats.
Il apparaissait, premièrement, que, pour la majorité des Français, la justice
était lente, difficile d'accès, trop coûteuse, souvent inéquitable et parfois
insuffisamment indépendante. Autrement dit, nos concitoyens considéraient que
l'institution judiciaire était à réformer en priorité.
Il ressortait, deuxièmement, que, pour les magistrats, c'était la misère de
l'institution judiciaire qui en constituait la principale infirmité.
Aujourd'hui encore, la question du niveau, de la répartition et de la gestion
des moyens humains et matériels des juridictions demeure à la source des
difficultés de fonctionnement de l'institution judiciaire.
Après l'analyse des causes de cette situation, le rapport Haenel-Arthuis
invitait à un recentrage de la justice sur la mission régalienne dont elle a la
charge et préconisait une réorganisation de l'appareil judiciaire, appuyée sur
une magistrature renforcée et confortée.
Il faut bien reconnaître que, depuis cette date, certaines améliorations ont
pu être apportées, mais il n'y a eu ni changements structurels significatifs,
ni continuité suffisante dans la mise en oeuvre de l'effort budgétaire
nécessaire pour mener à bien une entreprise de redressement que tout un chacun
s'accorde pourtant à considérer comme indispensable.
Tous les praticiens du droit et les praticiens de la justice affirment qu'il
est urgent d'inventer un véritable « plan de justice » moderne, ambitieux, en
réponse à la crise de confiance que connaît ce service public.
Trouver des solutions passe nécessairement par la préoccupation de savoir à
quels besoins la justice doit répondre, quelle doit être sa place dans la
France de l'an 2000 et de quels moyens humains et matériels elle doit
disposer.
C'est pour répondre à cette interrogation que la commission des lois a
souhaité relancer une dynamique nouvelle en étudiant concrètement, sur le
terrain, les voies et moyens de ce redressement. C'est pourquoi elle a
constitué une mission d'information dont notre collègue M. Pierre Fauchon, qui
en fut le rapporteur toujours dynamique, incisif et inventif, vient de rappeler
les principales conclusions et les propositions.
Je n'y reviendrai donc pas dans le détail et me contenterai, monsieur le garde
des sceaux, d'attirer plus particulièrement votre attention sur certains
aspects de cette crise de l'institution judiciaire que chacun peut constater et
sur la nécessité de pousuivre, d'amplifier et surtout de réorienter les efforts
entrepris depuis 1981 et relancés, je le rappelais à l'instant, par
l'initiative de l'un de vos prédécesseurs, dans le cadre du plan pluriannuel
pour la justice.
Ce que l'on appelle communément la crise de la justice, c'est bien, d'abord et
avant tout, un problème de moyens.
Notre collègue M. Pierre Fauchon a très justement parlé d'asphyxie, et il a eu
raison. « L'embolie menace », avez-vous écrit récemment, monsieur le garde des
sceaux. Certaines des juridictions que nous avons visitées connaissent, il est
vrai, des délais de jugement d'une longueur inacceptable.
En matière pénale - cela a déjà été dit - le classement sans suite des
affaires élucidées est trop souvent devenu un moyen de gestion de la carence.
Il en résulte tout à la fois un certain découragement de nos concitoyens et de
la police, mais surtout une inégalité de traitement inadmissible suivant les
juridictions compétentes pour traiter des faits à juger : cela est uniquement
dû au manque de moyens dont celles-ci disposent.
Les moyens sont insuffisants, disions-nous, même s'ils se sont accrus depuis
1980 puisque, dépassant alors à peine 1 % du budget de l'Etat, ils atteignent
aujourd'hui 1,5 % de celui-ci, le montant global du budget général ayant
lui-même sensiblement progressé dans le même temps.
Il reste que 23 milliards de francs, c'est bien peu, d'autant qu'il faut
encore en retrancher les crédits de l'administration pénitentiaire, dont le
poids relatif n'a cessé d'augmenter, ainsi que les dépenses d'aide
juridictionnelle, dont la part croît de manière exponentielle, de même que les
frais de justice ; j'aurai d'ailleurs l'occasion d'en reparler lors du débat
budgétaire.
L'effort financier consenti en faveur des juridictions a été relancé, même si
la mesure était limitée, par le plan pluriannuel pour la justice. Ce dernier a,
en outre, conforté les magistrats en poursuivant l'amélioration de leur
situation indemnitaire et s'est accompagné d'une revalorisation protocolaire,
vivement souhaitée par les intéressés.
Certaines autres mesures simples et sans doute peu coûteuses pourraient être
prises à leur intention - cela nous a été dit - notamment pour faciliter
matériellement la mobilité géographique. Cette obligation, fondée à de nombreux
égards, cesserait alors de susciter les récriminations qu'elle soulève
actuellement.
La mise en oeuvre de ce plan a, certes, permis d'engager la réfection, la
modernisation ou l'agrandissement d'un certain nombre de juridictions.
Néanmoins, le mauvais état initial du parc immobilier et le coût des réfections
nécessaires dans des bâtiments souvent vétustes, mais dont l'intérêt
architectural et historique impose le respect, ralentissent les travaux. A cet
égard, l'allongement d'une année de l'exécution du plan pluriannuel est donc
particulièrement regrettable.
Grâce au programme pluriannuel pour la justice, des engagements ont été pris
quant à l'évolution des effectifs des magistrats et des fonctionnaires. Ils
constituent un strict minimum, qu'il serait souhaitable de rehausser. En tout
état de cause, les effectifs qui pourraient être requis à la suite de nouvelles
réformes ne sauraient être prélevés sur cet apport supplémentaire de
magistrats.
Là encore, l'effort de planification et sa mise en oeuvre sur les deux
premiers exercices doivent être salués, mais l'impulsion initiale, dont on
pouvait pourtant douter qu'elle fût suffisante, se trouvera fortement ralentie
en 1997. Et je n'aurai garde d'oublier l'insuffisance des recrutements dans les
greffes, qui demeure, alors qu'un projet de loi est annoncé qui devrait
poursuivre les transferts de compétences en direction des greffiers.
S'agissant des fonctionnaires d'exécution de catégorie C, il est absolument
nécessaire d'augmenter leur nombre par rapport à ce qui était prévu dans le
plan quinquennal, afin de rendre l'institution judiciaire plus humaine et plus
accessible.
Devant l'insuffisance des moyens, tels qu'ils sont envisagés, la proposition
de notre collègue Pierre Fauchon tendant à redéployer les effectifs en fonction
des besoins objectivement constatés prend tout son sens. Toutefois, la mise en
oeuvre de cette proposition doit être précédée d'une évaluation précise des
flux dans chaque juridiction et accompagnée de mesures incitatives à la
mobilité.
Par ailleurs, l'effort de redéploiement des effectifs de magistrats doit
s'accompagner d'une amélioration de l'aide qui leur est apportée dans
l'accomplissement de leurs tâches : c'était l'esprit des lois votées en
1994.
Ces lois avaient prévu la constitution, autour du juge, d'équipes placées sous
son autorité, comprenant des assistants de justice, des conciliateurs et
médiateurs, ainsi que des magistrats recrutés à titre temporaire.
J'observe toutefois avec regret que, si certaines de ces innovations ont été
effectivement mises en oeuvre, tel le recrutement d'assistants de justice,
d'autres, en revanche, sont restées lettre morte, du moins jusqu'à présent,
alors que les crédits correspondants avaient été inscrits aux budgets pour 1995
et 1996. Je fais bien entendu allusion ici aux conseillers de cour d'appel en
service extraordinaire et aux magistrats à titre temporaire.
Monsieur le garde des sceaux, il est vital de renforcer considérablement le
nombre des assistants de justice. L'avenir est à une magistrature appuyée sur
de jeunes juristes compétents et susceptibles à leur tour d'intégrer le corps
des magistrats. Les assistants, nous avons pu le vérifier, apportent une aide
efficace et précieuse aux magistrats en les déchargeant, par exemple, des
travaux de recherche de jurisprudence, de préparation et de mise en forme des
décisions, d'où un gain de temps très intéressant pour les juges.
L'amélioration de la productivité des magistrats passe aussi par la
modernisation des méthodes de travail. L'informatisation des juridictions doit
être poursuivie et les moyens documentaires méritent d'être renforcés.
Je signale par ailleurs que, si certains transferts de compétence ont été
effectués au profit des greffiers, allégeant ainsi la charge des juges de
missions ne relevant pas véritablement de la fonction juridictionnelle, les
missions administratives ou de justice gracieuse incombant aux magistrats sont
encore trop nombreuses, sans compter les effets, qu'on pourrait qualifier
d'explosifs, de réformes dont les conséquences sur l'évolution du contentieux
n'ont pas été évaluées préalablement à leur mise en oeuvre ; je veux bien sûr
parler ici du JEX, le juge de l'exécution, et de la procédure de traitement du
surendettement des particuliers.
Nous ne pouvons qu'être favorables au développement de tout ce qui, en amont
de la justice, est susceptible de résoudre ou de prévenir les conflits. En
effet, la carence des médiations sociales traditionnelles - familiales,
administratives, syndicales ou politiques - fait trop souvent apparaître le
juge comme le premier recours, alors qu'il devrait être le dernier recours.
Pour remédier à cela, il faut développer la conciliation, l'arbitrage et la
médiation. A tous les niveaux de la société, et tout particulièrement au sein
du tissu associatif, au sens le plus large du terme, il est essentiel
d'installer des modes de résolution des conflits. A défaut, compte tenu de
l'inflation législative et de la complexité croissante des textes, la France
gardera une justice structurellement saturée.
Avant de conclure, je me permets de vous demander, monsieur le garde des
sceaux, premièrement, si la volonté du Gouvernement est bien d'assurer la
pleine exécution, dans les meilleurs délais, du plan pluriannuel.
Le Gouvernement a-t-il, deuxièmement, l'intention de poursuivre le recentrage
du juge sur ses missions ?
Troisièmement, est-il prêt à assortir toute nouvelle réforme de procédure
d'une réflexion préalable sur ses conséquences en termes de volume de
contentieux, de moyens humains, voire de locaux. Car enfin, où trouvera-t-on,
par exemple, les magistrats que vous entendez faire siéger dans les tribunaux
criminels départementaux et dans quelles salles d'audience ces nouvelles
juridictions se réuniront-elles ?
Quatrièmement, le Gouvernement va-t-il engager une véritable démarche en vue
de revitaliser les juridictions d'instance et de diversifier les modes de
règlement des litiges, sous leur autorité, en plaçant auprès des magistrats
professionnels des personnes compétentes, susceptibles de favoriser la
conciliation ou de traiter le petit contentieux dit « de masse », qui ne
soulève pas de véritables difficultés juridiques mais qui encombre très souvent
les juridictions ?
Cinquièmement, le Gouvernement compte-t-il restructurer l'appareil judiciaire
dans son ensemble, afin d'adapter la répartition des juridictions sur le
territoire - notamment en termes de moyens humains et matériels - à une France
dont la population, on le sait, est devenue très majoritairement urbaine et
dont les comportements sociaux et familiaux ont sensiblement évolué ?
Cette adaptation de l'appareil judiciaire passe par un renforcement de la
formation des magistrats et par la création de filières spécialisées, notamment
en matière économique et financière. Mais elle passe surtout par la mise à
disposition rapide des moyens financiers et humains nécessaires.
Notre collègue Pierre Fauchon évoque à plusieurs reprises dans son rapport une
justice asphyxiée, débordée, paralysée, une justice hémiplégique. Nous sommes
totalement d'accord avec ce diagnostic.
Vous-même, monsieur le garde des sceaux, prévoyez une embolie pure et simple
de la justice au début du troisième millénaire si le problème n'est pas traité
en urgence. Vous avez malheureusement raison.
Pour ma part, avec mes amis du groupe socialiste, je dirai que, pour être
sauvée, la justice a besoin d'un traitement de choc, allant bien au-delà des
médecines douces appliquées jusqu'à maintenant. Elle a besoin d'une transfusion
massive de crédits et de moyens humains.
Une justice rapide et efficace est une garantie de cohésion sociale, chacun se
plaît à le dire et à le répéter. C'est pourquoi la justice française doit être
mise d'urgence en mesure de remplir pleinement sa mission vis-à-vis de nos
concitoyens : dire le droit dans un délai raisonnable.
Monsieur le ministre, j'espère que notre appel sera entendu et que, très
prochainement, vous serez en mesure de nous soumettre un plan d'ensemble,
accompagné des mesures financières appropriées, qui rompra définitivement avec
la politique à courte vue et attentiste menée jusqu'à ce jour. D'avance, je
vous en remercie.
(Applaudissements.)
M. le président.
La parole est à Mme Borvo.
Mme Nicole Borvo.
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues,
après la publication des conclusions de la mission d'information de la
commission des lois chargée d'évaluer les moyens de la justice, constituée en
mars dernier et placée sous la présidence de M. Jolibois, la Haute Assemblée
dispose de deux heures pour débattre sur le thème : « Quels moyens pour quelle
justice ? ». C'est évidemment peu de temps pour un si vaste et complexe sujet.
Notre groupe ne disposant, quant à lui, que de neuf minutes pour exposer notre
conception de la justice et notre analyse des trente-six propositions de la
mission, la tâche qui m'incombe en cet instant est particulièrement ardue.
Permettez-moi, pour commencer, de saluer la qualité et l'importance du travail
réalisé par la mission, qui confirme, s'il en était besoin, le constat
particulièrement dramatique que le groupe communiste républicain et citoyen
dresse depuis des années sur l'état de notre justice et qui nous conduit,
chaque année, à rejeter un budget insusceptible de doter tant l'institution
judiciaire que l'administration pénitentiaire des moyens permettant de remédier
à cette situation.
Car il ne suffit pas de déplorer l'état de délabrement de notre justice ;
encore convient-il de tirer les conclusions qui s'imposent et de prendre ses
responsabilités.
Si nous approuvons le bilan établi par la mission d'une justice sinistrée,
asphyxiée, d'une « justice débordée et paralysée », préfigurant « une embolie »
- votre mot a fait mouche, monsieur le garde des sceaux - nous ne saurions nous
satisfaire des principales propositions présentées par M. Fauchon pour mettre
un terme aux carences constatées.
Que nous dit-on, en effet ?
Il s'agirait, d'après le rapport de M. Fauchon, de recentrer le juge sur ses
missions essentielles, de le décharger d'un certain nombre de charges indues
et, surtout, de promouvoir des réformes s'attachant à respecter l'impératif de
réduction des déficits publics dans le cadre du respect des critères de
Maastricht et du passage à la monnaie unique. Le décor est planté !
M. Pierre Fauchon.
Vous n'avez pas lu le rapport !
Mme Nicole Borvo.
Cette façon d'engager les débats a toujours entraîné, sous prétexte de «
recentrer le juge sur sa fonction essentielle, celle de dire le droit », la
déjudiciarisation d'un certain nombre de contentieux, la déprofessionnalisation
de la fonction de magistrat et, de fait, sa précarisation.
Elle a également justifié une stagnation des moyens alloués à la justice ou
leur progression trop faible pour répondre aux besoins et aux attentes des
justiciables.
Le projet de budget pour 1997 poursuit dans la même voie : les crédits
n'augmentent que de 1,78 % par rapport à la loi de finances initiale pour 1996.
L'inflation se situant aux alentours de 1,5 %, les sommes allouées à la justice
sont en fait à peine maintenues et les engagements pris lors de la loi de
programmation ne sont pas tenus.
A l'Assemblée nationale, le 22 octobre dernier, mon ami André Gérin se
demandait si les chiffres de l'an dernier avaient été à ce point pléthoriques,
avec la création de cinquante-huit postes de magistrats et de quatre cent
quatre-vingt-dix postes de fonctionnaires, qu'il faudrait aujourd'hui se
contenter de trente postes de magistrats, au lieu des soixante prévus par le
programme pluriannuel, et de soixante-six postes pour les services judiciaires,
au lieu des deux cent quarante prévus ?
Je ne reviendrai pas sur la promesse électorale du candidat Jacques Chirac de
porter à 2,5 % la part du budget de la justice dans le budget total de la
nation. Avec la progression actuelle, de 415 millions de francs, il faudrait
trente-trois ans pour atteindre cet objectif...
Ces propositions sont pourtant toujours présentées en rappelant le rôle
essentiel que doit jouer la justice dans notre pays, à la fois comme garant et
comme socle de la démocratie, mais aussi comme élément indispensable pour
assurer la confiance et l'adhésion de chacun de nos concitoyens à une société
juste, égalitaire, garantissant ses droits, quelle que soit sa situation.
Ainsi vous a-t-on entendu préciser, monsieur le garde des sceaux, lors de
votre audition devant la mission, que « l'exercice consistant à penser que
c'est la demande de justice qu'il faut réduire pour permettre au système de
bien fonctionner » vous paraissait « socialement injuste et totalement vain ».
C'est pourtant ce que vous faites.
M. Jacques Toubon,
garde des sceaux.
C'est faux !
Mme Nicole Borvo.
L'une des propositions essentielles de la mission d'information consiste à
réformer les tribunaux d'instance et les tribunaux de police, « en vue de les
adapter aux "contentieux de masse" suivant des modalités s'inspirant
de la conception originelle des juges de paix, de l'expérience des actuelles
"maisons de justice" et des spécificités de ces contentieux ».
Aussi est-il proposé de recourir plus largement aux magistrats à titre
temporaire, ou aux magistrats placés, de généraliser et de valoriser les
tentatives de conciliation et, enfin, de redéfinir les compétences à partir du
« petit contentieux ».
Nous ne sommes pas fermés, pour notre part, à l'idée de développer la
médiation ou la conciliation qui, indéniablement, peuvent favoriser les
règlements à l'amiable et éviter de recourir à des procédures coûteuses et
longues. Cela étant, nous insistons sur le fait que ces procédures doivent être
le produit d'un libre consentement des parties et s'effectuer sous le contrôle
de l'autorité judiciaire.
En outre, ce dont nos concitoyens ont besoin, ce n'est pas d'une justice
précarisée, mal rendue, duale et arbitraire, rendue par des juges non
professionnels, précarisés, par des juges formés en quatre mois ou des
conseillers de cour d'appel en service extraordinaire choisis parmi des
personnes dites « compétentes » qui pourront être juges de décisions rendues
par des professionnels de la justice !
Ce n'est pas non plus du développement de juges de paix, dont la création a
été dénoncée comme étant la mise en place de « sous-juges » pour une justice de
« deuxième classe » à l'intention d'une couche sociale de citoyens dévalués à
qui, en outre, on souhaite limiter la possibilité de faire appel en encadrant
strictement cette possibilité, en rendant les citoyens passibles d'amende dans
l'hypothèse où cet appel serait considéré comme abusif et en filtrant
soigneusement les possibilités de recours devant la Cour de cassation.
Ce dont l'institution judiciaire a besoin, c'est de personnels formés,
justement rémunérés, en quantité suffisante, disposant, comme il est proposé à
juste titre par la mission, des moyens modernes de communication dont chacun
sait qu'ils sont onéreux !
Dans le même esprit que les dispositions précédemment évoquées, il est
question d'accroître la limitation du droit d'accès à la justice, sous prétexte
que les contentieux connaissent une croissance exponentielle, en restreignant
l'aide juridictionnelle alors qu'il conviendrait au contraire de la développer.
Dans les pays où l'aide juridictionnelle dispose de moyens suffisants pour
s'appliquer, je rappelle que les recours à la justice sont relativement moins
importants que dans notre pays.
Monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, quand les problèmes liés à
l'exercice d'une mission essentielle pour un Etat de droit, celui de rendre
justice, seront-ils étudiés en fonction des besoins et des attentes de la
population, et non en fonction de l'obsession de la productivité ? Quand
accepterez-vous de substituer à une logique entrepreneuriale une logique
d'efficacité sociale ?
M. Fauchon, dans son rapport, déplore les irrégularités de certaines demandes
de justiciables qui contribuent à l'engorgement des tribunaux mais, dans le
même temps, il se prononce en faveur d'une précarité accrue et d'un recours
plus systématique à des non-professionnels, sous prétexte d'économie
budgétaire.
Avouez qu'il y a là une contradiction majeure qui mérite d'être soulignée,
tout comme celle qui consiste à dresser un bilan particulièrement négatif de
l'état de la justice en France, en acceptant pourtant l'idée qu'il n'existe pas
d'autre solution que de poursuivre dans la gestion de la pénurie, dans la voie
d'une politique étriquée où il n'y aurait pas d'autre solution pour
l'institution judiciaire n'aurait d'autre alternative que de contribuer à la
sacro-sainte lutte contre les déficits.
Le juge doit, par ailleurs, nous semble-t-il, être impliqué dans le tissu
local et social. Il ne doit pas être confiné dans une tour d'ivoire où sa seule
fonction serait de dire le droit, en rupture totale avec la société dont il
est, qu'il le veuille ou non, un acteur et un interprète. Comment rendre la
justice dans une société sans comprendre ses principales mutations ? Refuser
cette évidence, c'est défendre l'idée d'une justice immuable et sacrée.
Telle est la raison pour laquelle nous émettons de sérieuses réserves quant à
la proposition de limiter la présence du juge dans certaines commissions
extrajuridictionnelles.
Il est par ailleurs proposé d'envisager une réforme de la carte judiciaire, de
fixer une durée maximale d'affectation pour les magistrats, de développer leur
mobilité et de procéder à des redéploiements d'effectifs ce qui, confirme le
rapport, pose la question du principe de l'inamovibilité des magistrats du
siège et donc de leur indépendance vis-à-vis de la chancellerie.
M. Jacques Toubon,
garde des sceaux.
Indépendance, tout court !
Mme Nicole Borvo.
Sur cette question, se satisfaire de la seule référence au rôle que pourrait
jouer le Conseil supérieur de la magistrature dans ce domaine laisse perplexe.
Les récentes nominations effectuées au mois de juillet dans la haute
magistrature confirment nos craintes.
Si la charge de travail apparaît effectivement diverse selon les juridictions
considérées et justifie d'engager une réflexion dans ce sens, nous sommes
particulièrement inquiets, dans une situation de stagnation des crédits alloués
à la justice, du risque qu'une telle approche ne manquera pas d'engendrer, à
savoir la mutation d'un certain nombre de magistrats et de personnels des
services judiciaires d'une juridiction où la justice est rendue de manière
satisfaisante, dans des délais raisonnables, vers une juridiction surchargée. A
terme, le résultat risque fort de se traduire par deux juridictions qui
fonctionnent de manière insatisfaisante.
Quant aux redéploiements d'effectifs appelés de ses voeux par la mission, nous
mettons en garde contre un dispositif qui risque de combler certains manques
criants en ponctionnant des effectifs là où leur présence se révèle pourtant
nécessaire. Là encore, le seul moyen de résoudre ces inégalités serait de
procéder à un recrutement important de magistrats et de greffiers.
En conclusion, je souhaite insister sur le fait que, dans une société où la
justice est mal rendue, les droits de l'homme sont bafoués, et que dans un pays
où la justice est sinistrée, la démocratie est en péril. Permettez-moi de citer
Jules Michelet pour demander que nous entreprenions une réflexion plus
approfondie que ne le permettent les deux heures de débat d'aujourd'hui, afin
d'affirmer que la priorité doit être donnée à « une justice digne de ce nom,
non payée, non achetée, sortie du peuple et pour le peuple ».
M. le président.
La parole est à M. Jolibois.
M. Charles Jolibois.
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la
question orale posée par notre collègue Pierre Fauchon vient à propos. Elle va
me permettre très rapidement d'insister sur les points les plus importants de
nos travaux.
La mission d'évaluation des moyens de la justice a été formée sur l'initiative
du président de notre commission des lois, M. Jacques Larché, pour étudier un
problème fondamental qui revient constamment dans nos discussions, celui des
moyens des juridictions. Ce problème était si vaste que nous avons décidé
d'exclure, dès le début, l'examen de la question des juridictions
administratives et de nous concentrer sur les juridictions civiles et
pénales.
Pour mener à bien nos travaux, il fallait, avant tout, une méthode susceptible
de donner des résultats fiables pour nous permettre d'établir un constat fiable
lui aussi afin que les propositions aient un fondement sûr.
La méthode utilisée a été simple : elle a consisté à beaucoup écouter, à
beaucoup nous déplacer et, surtout, à adresser un questionnaire sur lequel
j'avoue avoir eu moi-même, au début, quelques hésitations, mais qui a connu un
réel succès puisque 81 p. 100 des cours d'appel et 62 p. 100 des tribunaux de
grande instance nous ont répondu, ces réponses provenant de l'ensemble du
territoire français. Sans être un grand polytechnicien statisticien, je peux
dire que ce questionnaire, parfaitement analysé, constitue une base de travail
exceptionnelle pour tirer des conclusions.
Nous avons donc dressé un constat qui n'est pas bon pour la justice : moyens
mal répartis, délais trop longs et très inégaux. Or, on le sait bien, puisque
c'est déjà dit dans l'ancien droit, de trop longs délais conduisent au déni de
justice.
Autre élément de ce constat : le nombre des classements sans suite d'affaires
pourtant élucidées. Nous avons été attentifs : c'est bien de la proportion des
affaires élucidées qui ne donnent pas lieu à poursuites que les magistrats
interrogés ont parlé.
Sur la base de ce constat, la mission a fait, dans son rapport, des
suggestions ; elle n'a pas tenté de trouver un remède miracle, parce qu'il n'y
en a pas, mais elle a ciblé un faisceau d'interventions qui pourraient remédier
à l'engorgement qui, nous en sommes tous sûrs, peut entraîner, à plus ou moins
brève échéance, l'asphyxie du service public de la justice, dont le rôle - tous
les membres de la mission en sont convaincus - constitue pourtant l'un des
fondements de la démocratie.
Nous avons constaté, et c'est très important, l'accord des magistrats et des
barreaux. Dans le rapport, nous avons cité la conférence des bâtonniers, mais
aussi la conférence nationale des premiers présidents de cours d'appel.
Je citerai quelques chiffres, très rapidement : les affaires civiles devant
les tribunaux de grande instance, en vingt ans, ont augmenté de 163 % et les
affaires en cours de 71 % ; devant les cours d'appel, en neuf ans,
l'augmentation a été de 212 %.
Une phrase du rapport des premiers présidents contient tout, comme certaines
phrases de Tacite : « Une analyse même sommaire permet de constater que notre
organisation, nos moyens humains et matériels, nos règles de procédure, notre
formation n'ont pas été conçus pour maîtriser une demande aussi forte. »
Nous avons retenu, monsieur le garde des sceaux, premièrement, qu'il était
urgent d'intervenir et d'appliquer des remèdes. Un constat comme celui-là exige
des remèdes immédiats ; aussi le rapport contient-il une liste de propositions
qui sont compatibles avec la rigueur budgétaire.
Deuxièmement, la justice a besoin de pouvoir donner une réponse au
développement du contentieux et à la demande de justice dans des conditions
satisfaisantes. Il s'agit d'une priorité évidente : le rapport préconise des
solutions qui nous ont parus, à tous, être à notre portée.
Troisièmement, il semble difficile d'envisager d'autres nouvelles réformes que
cette urgente adaptation sans en tout cas conduire les études préalables à ces
nouvelles réformes et sans l'attribution des moyens supplémentaires nécessaires
à chacune d'elles, faute de quoi elles n'auraient pas de portée.
Nous savons, monsieur le garde des sceaux, à quel point vous avez pris
conscience de la situation réelle de la justice, situation dont vous aviez
d'ailleurs la prémonition avant d'assumer la responsabilité de ce grand
ministère, comme le prouvent tout particulièrement vos récentes
déclarations.
Ce rapport ne devrait pas être un rapport de plus. Il a été réalisé dans la
continuité de ceux qui ont déjà été rédigés ; il résulte de la réflexion en
profondeur qu'ont menée les membres de la mission, au premier rang desquels se
place M. Fauchon, le rapporteur, que je remercie de son beau et lucide
travail.
Par ailleurs, nous avons tous été passionnés de constater l'amour de leur
métier dont font preuve les magistrats, les avocats et les auxiliaires de
justice que nous avons auditionnés.
Je suis sûr que rapidement, monsieur le garde des sceaux, le dévouement et la
conscience professionnelle des si nombreux acteurs de justice de notre pays
nous encourageront à trouver les moyens de parvenir à une administration de la
justice qui réponde aux besoins d'une grande démocratie comme la nôtre.
(Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et
de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président.
La parole est à M. Lambert.
M. Alain Lambert.
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je
prends la parole, au nom du groupe de l'Union centriste, puisque son meilleur
porte-parole dans le domaine de la justice, M. Pierre Fauchon, est aujourd'hui
consigné dans son rôle d'auteur d'une question orale avec débat et de
rapporteur de la mission d'information sur les moyens de la justice.
Je reprends donc un peu de service et je le fais avec d'autant plus de plaisir
que j'ai été pendant trois ans rapporteur spécial du budget du ministère de la
justice et que j'ai eu la joie d'être rapporteur pour avis de la loi de
programme relative à la justice, dont M. Fauchon fut le rapporteur. M. le
président de la commission des lois, que je salue, s'en souvient sans doute.
En tant que sénateur, juriste de surcroît, je suis naturellement tenté
d'accroître les moyens de la justice. Mais en tant que rapporteur général, j'ai
la responsabilité de contenir les déficits. Je vais donc essayer de surmonter
cette contradiction. Il n'en demeure pas moins que j'ai gardé la certitude que
les problèmes de justice doivent toujours rester au coeur des préoccupations de
la représentation nationale puisqu'ils sont au coeur de celles de la nation.
En effet, qu'attendent nos concitoyens de l'Etat ? Ils souhaitent qu'il assure
la sécurité intérieure et extérieure du pays et que la justice soit rendue au
nom de la République française et du peuple français.
Cette dernière mission a-t-elle été remplie dans des conditions satisfaisantes
? A l'évidence, non, ont dit les orateurs qui m'ont précédé et ceux qui
interviendront après moi apporteront sans doute la même réponse. Depuis de
nombreuses années, le Parlement, notamment la Haute Assemblée, n'a pas manqué
de mettre en lumière les dysfonctionnements d'un système qui ne parvient ni à
rendre des décisions dans des délais satisfaisants ni à assurer véritablement
la recherche, la poursuite et la répression des crimes et des délits.
Les causes de cette situation sont maintenant bien connues, grâce au
remarquable rapport de notre collègue Pierre Fauchon, qui a le mérite d'en
discerner toutes les composantes dans la France de 1996.
Il ne s'agit pas de contester la qualité, la compétence et la conscience
professionnelle de nos juges. Il s'agit bien, et ce depuis longtemps, d'un
problème de moyens matériels que les gouvernements et les majorités successifs
n'ont jamais su mettre à la disposition de notre justice. A cet égard, nous
portons tous une part de responsabilité.
On a pu constater jusqu'à présent, en dépit de pétitions de principe ou de
promesses qui n'ont pas toujours été tenues, une certaine indifférence ou une
certaine inattention à l'égard d'une institution dont on imaginait sans doute
qu'elle finirait bien par maîtriser l'évolution de la situation.
Or on a enregistré depuis quelques années, tant au regard du contentieux qu'au
regard de la délinquance, de véritables bouleversements auxquels notre
effectif, quasi inchangé depuis 1910, de 6 000 juges, ainsi que l'a rappelé
notre collègue M. Christian Bonnet, n'est plus en mesure de faire face.
Comme M. Pierre Fauchon l'a bien souligné, ce mal est spécifiquement français
; il existe bien 14 000 magistrats dans l'ex-République fédérale d'Allemagne et
8 000 en Italie.
Le contexte budgétaire actuel, nous le savons bien, ne permet pas la mise en
place d'une sorte de plan Marshall pour la justice, qui serait pourtant seul de
nature à juguler l'asphyxie progressive de nos juridictions.
Pour M. Pierre Fauchon - et je partage son analyse - seule une revalorisation
du budget de la justice de l'ordre de 50 % pourrait garantir les recrutements,
les formations, les aménagements et les équipements indispensables au
désengorgement de notre système judiciaire.
Je suis en même temps obligé de reconnaître l'impossibilité d'engager
aujourd'hui des moyens de cette ampleur. Cependant, les principes rappelés par
la mission d'information et les mesures qu'elle préconise me paraissent très
judicieux.
Oui, il convient désormais qu'aucune réforme se traduisant par une
augmentation des tâches judiciaires ne soit envisagée sans la création des
moyens correspondants.
Je me demande, monsieur le garde des sceaux, si le Gouvernement ne pourrait
pas s'appliquer à lui-même une sorte d'article 40 lorsqu'il propose au
Parlement d'instituer une réforme qui nécessite des magistrats
supplémentaires.
M. Hubert Haenel.
Très bien !
M. Alain Lambert.
De nombreux exemples ont été donnés ou le seront. Je n'insisterai donc pas.
Oui, il est aujourd'hui urgent de traiter d'une manière spécifique des
contentieux de masse qui ne requièrent pas du magistrat les qualités d'analyse
et de jugement pour lesquelles il a été préparé.
Sans jamais altérer les conditions d'égalité que nos concitoyens attendent de
l'institution judiciaire pour tous les types de contentieux, il apparaît
actuellement que de nombreuses solutions pourraient économiser le temps de nos
juges ; elles vont d'un recours accru au juge unique à l'attribution, dans de
nombreux cas, de fonctions de juges de paix à des greffiers en chef ou même à
des personnes bénévoles compétentes dans le domaine juridique.
A cet égard, le rapport de la commission « justice de proximité » de notre
excellent collègue Hubert Haenel, qui est d'ailleurs devenu rapporteur spécial
du budget du ministère de la justice, et de notre ancien collègue Jean Arthuis
a dégagé en 1994 des pistes de réflexion fort intéressantes.
Je souhaite, pour ma part, mes chers collègues, donner « deux coups de
projecteur » qui seront de modestes mises en perspectives empruntées à
l'approche budgétaire à laquelle je suis actuellement consigné.
Mon premier « coup de projecteur » concerne l'évolution du budget de la
justice dans celui de l'Etat depuis quinze ans. Nous constatons une progression
régulière, ne le cachons pas, mais extrêmement lente. Le budget de la justice
représentait 1,05 % du budget de l'Etat en 1981, 1,1 % en 1984, 1,27 % en 1987,
1,38 % en 1990 et près de 1,49 % en 1993.
Le projet de budget pour 1997 prévoit pour la justice une dotation de quelque
24 milliards de francs, soit 1,51 % du budget de l'Etat, ce qui représente une
progression de 1,77 % par rapport à 1996 après, soulignons-le, une augmentation
de près de 6 % l'année dernière.
En quinze ans, en dépit des rapports alarmants que j'ai cités tout à l'heure,
l'effort de l'Etat en faveur de la justice est passé de 1 % à 1,5 % du budget
de l'Etat, soit une augmentation de 50 %. Mais est-ce suffisant ? Non !
J'ai souhaité établir une comparaison - ce sera mon second « coup de
projecteur » - avec d'autres budgets appartenant au domaine régalien de
l'Etat.
Je ne citerai qu'un exemple : avec 75,7 milliards de francs, le budget de
l'intérieur et de la décentralisation représentera 5,8 % du budget civil de
l'Etat. Sur ce montant, la partie « administration territoriale, sécurité
civile et police nationale » représente les deux tiers, soit 50,56 milliards de
francs.
Depuis un certain nombre d'années, le budget de l'intérieur a bénéficié d'une
progression régulière de quelque 3 % par an. La Cour des comptes a d'ailleurs
reconnu que cette administration faisait l'objet d'un traitement qu'elle a
qualifié de « privilégié ».
Pour nos concitoyens, le couple police-justice est indissociable. Il
constitue, d'une certaine manière, la chaîne d'un processus aux différentes
étapes. Ne faudrait-il pas, dès lors, considérer que ces deux grandes
institutions devraient, sur la durée, faire l'objet du même traitement
privilégié ?
La progression apparente depuis quinze ans des moyens mis au service de notre
justice ne doit pas faire illusion. D'abord, les taux d'augmentation ont
toujours été très insuffisants. Ensuite, la base de départ, à savoir 1 % du
budget de l'Etat, était faible. C'est le fameux 1 % dont il est tant question
pour le budget de la culture.
A cet égard, je ne puis m'empêcher de regretter que, lors des années fastes de
la période récente, nous n'ayons pas su mettre à profit les moyens
supplémentaires dont l'Etat disposait pour augmenter les crédits de la
justice.
M. Jacques Toubon,
garde des sceaux.
Ça, c'est vrai !
M. Alain Lambert.
Le reste aussi l'était, monsieur le garde des sceaux.
M. Jacques Toubon,
garde des sceaux.
Il faut le dire à M. Rocard !
M. Alain Lambert.
Nous avons connu, entre 1988 et 1991, une période de forte croissance qui
s'est démarquée des années précédentes mais aussi, hélas ! des années
suivantes.
M. Jacques Toubon,
garde des sceaux.
C'est M. Jospin qui a tout pris, alors !
M. Alain Lambert.
Les ressources fiscales supplémentaires générées par cette croissance, soit
une augmentation de 6,5 % en 1988, de 6,7 % en 1989 et de 5,6 % en 1990,
auraient pu être consacrées à la « remise à flot » de notre justice.
M. Jacques Toubon,
garde des sceaux.
C'est une très bonne analyse.
M. Alain Lambert.
Il n'en a rien été. Les statistiques du ministère de la justice le démontrent
: en 1988 et en 1989, le budget de la justice représentait 1,37 % du budget de
l'Etat alors que les recettes fiscales augmentaient. En 1990, il s'établissait
à 1,38 %. Le budget de la justice ne progressait donc pas. Que de temps perdu,
mes chers collègues !
(M. le ministre approuve.)
En conséquence, même si, comme je l'indiquais au début de mon propos,
nous portons tous une part de responsabilité dans la situation de notre
justice, dans le contexte présent, la majorité actuelle n'a pas à rougir de
l'effort qu'elle a décidé de fournir.
Je pense au programme pluriannuel pour la justice, présenté par M. Pierre
Méhaignerie, que j'ai eu l'honneur de rapporter l'année dernière. Même s'il
apparaît malheureusement inévitable de devoir l'étaler sur six ans au lieu des
cinq années prévues, ce programme, qui devrait renforcer de 300 magistrats et
de 835 greffiers l'effectif de nos juridictions, constituera un net progrès.
Monsieur le garde des sceaux, je crois savoir que vous nous adresserez dans
les prochaines semaines un rapport sur l'exécution du programme pluriannuel. Ce
rapport, sachez-le, suscite l'intérêt de la commission des finances et, j'en
suis certain, de la commission des lois, et nous l'attendons avec
impatience.
Je pense aussi au traitement relativement privilégié qui sera celui de la
justice en 1997, puisque des cinq ministères « régaliens », il sera le seul
dont les effectifs budgétaires progresseront.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, tel est le
modeste témoignage que j'ai cru pouvoir apporter dans ce débat, au nom du
groupe de l'Union centriste.
Permettez-moi de vous livrer, en conclusion, mon sentiment personnel.
La justice est un exemple significatif des réformes que notre pays doit
engager pour recentrer l'Etat sur ses missions régaliennes.
M. Hubert Haenel.
Absolument !
M. Alain Lambert.
A partir des années quatre-vingt, l'Etat a cru pouvoir ou savoir tout faire :
il pouvait fabriquer des téléviseurs, exercer le métier de banquier, perdre 10
milliards de francs ici, en perdre 50 voire 100 milliards là.
S'agissant du budget pour 1997 que nous allons adopter, je serai contraint,
mes chers collègues, de vous proposer d'inscrire, au titre des dotations en
capital de nos entreprises publiques, 27 milliards de francs alors que seuls 24
milliards de francs sont inscrits pour la justice.
Nos concitoyens seront rassurés de voir l'Etat cesser de fabriquer des
téléviseurs et de faire le banquier à perte. Ils seraient heureux si nous
pouvions dégager tous les moyens possibles pour permettre à l'Etat de retrouver
la plénitude de l'une de ses plus nobles missions : rendre la justice.
(Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des
Républicains et Indépendants.)
M. le président.
La parole est à M. Haenel.
M. Hubert Haenel.
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je
tiens tout particulièrement à remercier la commission des lois, notamment son
président, M. Larché, et son rapporteur, M. Fauchon, ainsi que le président de
la mission d'information, M. Jolibois, d'avoir pris l'initiative d'utiliser les
nouvelles possibilités offertes par l'article 48-3 de la Constitution pour
organiser un débat sur un rapport d'information.
Il importe en effet que le Sénat sache valoriser ses travaux et faire
apprécier l'une de ses qualités essentielles, qui est la continuité de ses
préoccupations, voire sa ténacité, mais aussi la sérénité. Le rapport de nos
collègues de la commission des lois, nous l'avons vu, s'inscrit dans une
continuité sénatoriale ; il est très important de lui donner une résonnance
politique par un débat auquel puisse participer chacun des groupes de notre
assemblée.
Le Sénat aurait d'ailleurs intérêt, me semble-t-il, à systématiser le recours
à une question orale avec débat, non seulement au moment du dépôt du rapport,
mais aussi quelque temps après ce dépôt.
En effet, au moment du dépôt du rapport, cette procédure permettrait de
démontrer qu'une conférence de presse ne remplacera jamais un débat
parlementaire. Quelque temps après le dépôt du rapport, elle serait l'occasion
de mieux faire ressortir la spécificité du Sénat. Une question orale
permettrait alors de réaliser, en quelque sorte, le suivi des propositions
sénatoriales et de demander au ministre en exercice s'il entend donner suite à
nos propositions et s'il ne le veut pas, de nous en expliquer les raisons.
Il importe, en effet, que les initiatives que nous sommes amenés à prendre ou
les votes que nous sommes conduits à émettre ne soient pas des actes sans
lendemain. Il y va du respect que nous devons à nos mandants qui, souvent,
regrettent les effets d'annonce, et qui attendent très longtemps avant de
pouvoir constater, sur le terrain, les effets d'une décision. C'est un aspect
auquel je sais M. le président du Sénat très attaché.
J'ai moi-même déposé, au début de cette année, une proposition de résolution
tendant à réformer le règlement du Sénat, afin d'assurer le suivi des travaux
de contrôle de notre assemblée.
Cette proposition avait un double objet : d'une part, conférer explicitement
aux commissions permanentes la charge de suivre les suggestions de réforme
qu'elles ont été amenées à présenter à l'occasion de leurs travaux de contrôle
; d'autre part, instituer une séance spéciale de questions au Gouvernement un
an après le dépôt du rapport d'une commission d'enquête. Dans les deux cas, je
proposais d'utiliser la procédure de la question orale avec débat dans le cadre
des nouvelles dispositions de l'article 48, dernier alinéa, de la Constitution
issu de la révision constitutionnelle de 1955.
J'en arrive aux moyens de notre justice. Il s'agit, à mes yeux, non seulement
des moyens humains et matériels, mais aussi des procédures, des méthodes et des
implantations.
Sur la base des conclusions du rapport d'information, notre collègue M.
Fauchon s'interroge, indépendamment du problème de la carte judiciaire, sur les
modalités d'un traitement d'un certain nombre de contentieux.
Les conclusions des travaux de la mission d'information s'inscrivent
normalement dans le prolongement des travaux et propositions issus de notre
Haute Assemblée.
Les précisions, développements et éléments nouveaux apportés par la mission
d'information m'apparaissent très précieux.
J'ai particulièrement apprécié que soient mises en relief les conséquences de
l'invasion du contentieux dit « de masse » sur l'asphyxie progressive de nos
juridictions. Personnellement, je suis convaincu de la nécessité d'un
traitement particulier pour un type de contentieux dans lequel - comme le
rappelle excellement notre collègue M. Fauchon - « les enjeux juridiques sont
peu différenciés et ne devraient pas nécessiter la capacité d'analyse et de
jugement propres à la mission du juge ».
Sur ce sujet, il n'est certainement pas inutile, en effet, d'explorer les
pistes de réflexion ouvertes par la conférence des premiers présidents des
cours d'appels - comme vient de le faire M. Jolibois - en particulier celles
qui se fondent sur les expériences menées dans les maisons de justice ou au
travers de médiateurs ou de délégués des procureurs.
L'essentiel est d'intégrer au sein des juridictions, dans tous les domaines
possibles, une conciliation préalable obligatoire menée par un juge bien
identifié, de manière que, en cas d'échec de la conciliation, ce juge puisse
rendre lui-même le jugement. Les constats opérés par la mission d'information
de la commission des lois confirment le bien-fondé des préoccupations que la
Haute Assemblée exprime d'année en année.
Hélas ! monsieur le garde des sceaux, le diagnostic « justice sinistrée :
démocratie en danger » reste très largement d'actualité, même si nombre des
propositions formulées par le Sénat au fil du temps sont passées dans les
textes et dans les faits au cours des dernières années.
Parmi elles, je me permettrai de signaler celles qui ont donné lieu à la
profonde réorganisation du Conseil supérieur de la magistrature.
Je rappellerai également que, en juin 1992, les conclusions de la deuxième
commission de contrôle sénatoriale chargée d'examiner les modalités
d'organisation et les conditions de fonctionnement des juridictions de l'ordre
administratif se sont traduites, elles aussi, dans les textes et les faits, en
particulier à l'occasion du programme pluriannuel pour la justice prévu par la
loi de programme du 6 janvier 1995 relative à la justice.
Enfin, un grand nombre des idées qui furent formulées en février 1994 par la
commission sur la justice de proximité furent reprises dans la loi organique du
19 janvier 1995 relative au statut de la magistrature, dans la loi de programme
du 6 janvier 1995 relative à la justice et dans la loi du 8 février 1995
relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et
administrative.
Parmi les innovations préconisées et qui furent suivies d'effets, je citerai :
l'institution de magistrats exerçant à titre temporaire ; le recrutement de
conseiller de cour d'appel en service extraordinaire ; le développement des
maisons de justice ; l'évolution de la conciliation et de la médiation civiles
; l'assouplissement des conditions d'affectation des magistrats « placés »
auprès des chefs de cour d'appel ; le recrutement d'assistants de justice, afin
de permettre aux magistrats de bénéficier d'une aide à la décision de justice ;
enfin, la possibilité pour les juges du tribunal de grande instance de procéder
à des audiences foraines dans les tribunaux d'instance, afin de rapprocher la
justice du justiciable.
Ces rappels ont tout simplement pour objet de montrer que le Sénat apporte une
contribution essentielle - il le prouve encore aujourd'hui ! - à la réflexion
sur le fonctionnement de la justice. Le ministre de la justice s'inspire
souvent des solutions proposées par la Haute Assemblée !
Cependant, il faut relever ici que, près de deux ans après la promulgation de
la loi organique du 19 janvier 1995, les dispositions relatives au recrutement
de magistrats exerçant à titre temporaire et celles qui concernent les
conseillers de cour d'appel en service extraordinaire n'ont, à ma connaissance,
fait l'objet d'aucune application.
En revanche, comme le souligne notre collègue M. Fauchon, le recrutement
d'assistants de justice prévu par la loi du 8 février 1995 fait actuellement
l'objet d'expérimentations qui, selon les informations qui nous sont fournies,
répondent tout à fait à l'attente des magistrats. Il nous paraît donc
nécessaire, monsieur le ministre, d'étendre et de développer ce recrutement.
Par ailleurs, il faut noter avec regret que trois propositions fondamentales
du Sénat n'ont, à ce jour, pas eu de suite. Nous aimerions en connaître les
raisons.
La première proposition concerne la création d'un juge de paix s'inspirant à
la fois de l'exemple du juge du livre foncier qui existe en Alsace-Moselle et
de celui du
magistrate
anglais.
La deuxième proposition a trait à la transformation du tribunal d'instance en
juridiction de droit commun à laquelle seraient dévolus d'importants « blocs de
compétence » qui relèvent aujourd'hui du tribunal de grande instance - ils
peuvent d'ailleurs varier avec le temps. Nous avions, en effet, estimé que le
tribunal d'instance pourrait ainsi assurer le contentieux des affaires
familiales, celui des baux, des élections politiques, celui mettant en cause
les organismes sociaux, les troubles de voisinage, la tutelle des majeurs,
enfin, bien sûr, celui des contraventions.
Monsieur le garde des sceaux, même sans aller jusque-là, envisagez-vous de
faire des tribunaux d'instance les points forts - en quelque sorte, les points
d'appui - de la présence du dispositif judiciaire sur l'ensemble du territoire
national ? Il s'agit non pas de supprimer les tribunaux d'instance, mais, au
contraire, de les renforcer là où ils existent et d'en créer dans les zones
urbaines et suburbaines où ils font défaut.
La troisième proposition du Sénat tend à remédier à ce véritable « déni de
justice » - j'y insiste - que constitue la pratique des classements sans suite
dans le domaine pénal : le taux moyen de ces classements sans suite représente
aujourd'hui - on l'a rappelé tout à l'heure - la moitié des affaires dont
l'auteur est néanmoins identifié.
La commission sénatoriale sur la justice de proximité avait préconisé la
généralisation du traitement en temps réel des dossiers. Dans notre esprit,
pour les affaires pénales simples, il convenait que le procureur, informé par
les policiers ou les gendarmes, prît sa décision alors que le délinquant se
trouvait encore dans les locaux de police. Pour les affaires pénales plus
complexes, le parquet devrait assurer le suivi et accélérer le déroulement des
investigations par l'intermédiaire d'un bureau d'enquête. Ces nouvelles
pratiques impliquaient évidemment des moyens nouveaux, tant en créations de
postes qu'en matériel informatique.
Si de nombreux progrès sont constatés ici et là, il n'apparaît pas encore que
le traitement des dossiers en temps réel au pénal soit aujourd'hui systématisé.
Est-ce exact, monsieur le ministre ? Il me semble cependant que les réflexions
du Sénat devraient se poursuivre dans deux domaines.
Certes, mon collègue René-Georges Laurin l'a dit tout à l'heure, le
rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice n'est pas à
l'ordre du jour, et il ne le sera sans doute jamais. Mais pour que reste
constant l'intérêt soutenu que le Sénat porte aux difficultés rencontrées par
la justice pour exercer pleinement ses missions, il y aura lieu, monsieur le
ministre, dans la sérénité mais sans tarder, de clarifier les choses sur un
sujet que, curieusement, il est parfois difficile d'aborder publiquement :
celui des moyens de la justice. En effet, qu'il s'agisse des parquets ou des
juges d'instruction, les officiers de police judiciaire sont bien des moyens
attribués à la justice pour remplir l'ensemble de ses missions dans le domaine
pénal.
Il faut dire que les observations que nous avons formulées dans notre rapport
sur la justice judiciaire n'ont donné lieu, concrètement, qu'à des
balbutiements de réponse. Au point où nous en sommes aujourd'hui, il faut nous
répondre franchement : soit on estime que ces propositions ne valent rien,
auquel cas je m'abstiendrai d'y revenir avant longtemps soit on nous précise
les mesures qui peuvent être envisagées dans les années à venir. C'est la
commission d'enquête sénatoriale elle-même, et à l'unanimité, qui a émis ce
voeu de clarification.
Enfin, j'apporterai une nuance à l'affirmation selon laquelle le remède à la
situation d'asphyxie de notre justice passe nécessairement par la modification
en profondeur de la carte judiciaire.
Je pense, pour ma part, qu'il s'agit là d'un faux problème et que la
suppression de cent juridictions, comme le préconisait le rapport Carrez,
n'aurait aucun effet sur « l'embolie » annoncée par vous-même, monsieur le
garde des sceaux, pour dans quelques années, puisque vous l'envisagez pour le
début du troisième millénaire. Au contraire, il faut tout faire pour renforcer
la justice de proximité, en particulier dans les banlieues et les quartiers
difficiles où la « présence judiciaire » est souvent tout à fait
insuffisante.
Au demeurant, ma conviction semble rejoindre la vôtre, monsieur le garde des
sceaux, puisque, lors de votre audition par la mission d'information, le 1er
octobre dernier, vous vous déclariez en opposition avec les thèses selon
lequelles on ne peut rien faire pour moderniser la justice si on ne supprime
pas une centaine de juridictions.
Le sujet qui me paraît mériter un examen sans doute approfondi dans les temps
à venir est celui du classement sans suite.
Les statistiques dont nous disposons actuellement montrent que près de la
moitié des infractions pénales dont l'auteur est connu font l'objet d'un
classement sans suite ; certains tribunaux enregistrent même un taux de près de
80 %.
Le traitement direct des affaires, auquel je faisais référence voilà quelques
instants, concerne environ 40 % des affaires soumises au tribunal
correctionnel. Il explique sans doute la légère baisse du taux de classement
sans suite observé en 1995.
Les disparités entre juridictions néanmoins constatées, en particulier par la
mission d'information, méritent, selon moi, une analyse plus fine pour en faire
ressortir les véritables causes.
S'agit-il seulement des moyens qui ne seraient pas donnés à la justice ou bien
est-ce autre chose ?
Cette question fondamentale, qui met en cause la crédibilité de l'Etat dans sa
fonction régalienne consistant à poursuivre et à punir les auteurs de crimes et
de délits, justifie à elle seule une étude particulière. Avec votre concours,
du moins je le souhaite, monsieur le ministre, nous allons nous y employer.
Comme vous le voyez - mais vous le saviez - l'exercice des missions de justice
pose de graves problèmes de moyens et de fond, dont je vous donnerai quelques
exemples.
Ainsi, le fondement même de la légitimité du juge est discutée, parfois par
les magistrats eux-mêmes. Pour vous avoir entendu récemment sur une radio
périphérique, monsieur le ministre, je crois savoir que vous envisagez de
rappeler solennellement quel est ce fondement ; ce ne peut être que la loi,
avec un « L » majuscule.
La justice apparaît trop souvent comme mal aimée - mais peut-il en être
autrement ? - comme maltraitée aussi, dans la mesure où les moyens qui lui sont
octroyés demeurent insuffisants. Mais la justice apparaît aussi beaucoup trop
souvent, parce qu'elle est révélatrice, comme chacun le sait, de tous les
dysfonctionnements et de tous les maux de notre société, comme le bouc
émissaire des maux dont souffrent l'Etat, l'ordre républicain et la vie
communautaire.
Pouvons-nous laisser la situation se dégrader ? Le risque est grand que
s'effrite peu à peu l'un des piliers de notre démocratie et de l'ordre
républicain.
C'est pourquoi, monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers
collègues, nous devons tous ensemble nous atteler, dans le cadre du pacte
républicain, qui doit transcender la politique politicienne, à la grande tâche
que constitue la réforme de la justice.
(Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et
de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président.
La parole est à M. Bonnet.
M. Christian Bonnet.
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues,
l'insuffisance des moyens dont dispose la justice en France a été excellemment
mise en lumière par le rapport de la mission d'information.
Je souhaite apporter, à mon tour, chiffres à l'appui, un éclairage sur le
délaissement coupable dont fait preuve l'Etat à l'égard du département
ministériel dont vous assumez la charge, monsieur le ministre.
Si vous avez réussi à arracher, pour le budget de 1997, un traitement plus
favorable que la plupart de vos collègues, il n'en reste pas moins que l'on
recrute aujourd'hui moitié moins de magistrats chaque année qu'il y a vingt
ans.
Le nombre de magistrats de l'ordre judiciaire s'élevait à 5 802 en 1910. Il
était de 6 029 en 1994, année où pour chaque magistrat recruté trente nouveaux
avocats ont prêté serment, ratio qui, dix ans auparavant, en 1984, n'était pas
de un à trente, mais seulement de un à dix-huit.
Nous ne sommes plus en 1910. La France compte vingt millions de personnes
physiques de plus et combien de personnes morales de plus en plus procédurières
! Nous sommes entrés dans une société de contentieux, et ceux qui sont de
nature économique et fiscale deviennent de plus en plus complexes.
Le plan quinquennal est étalé sur une année supplémenaire et, dans le même
temps, si l'on projette la progression des affaires civiles, le nombre des
dossiers nouveaux, après avoir triplé au cours des vingt dernières années,
pourrait augmenter de 40 % d'ici à l'an 2000.
Le budget de votre ministère pour 1997 va s'élever à 24 milliards de francs,
soit 3 milliards de moins que les dotations prévues - je dis bien « prévues » -
pour recapitaliser les entreprises publiques dont l'Etat s'est révélé être un
détestable gestionnaire.
Cette situation déplorable n'est, hélas ! que l'un des aspects de la
paupérisation d'un Etat touche-à-tout dans ses attributs régaliens - comme
vient de le souligner, avec le talent que chacun lui connaît, M. Lambert - et
ce n'est certainement pas M. Giacobbi que me démentira sur ce point !
Cet Etat, aujourd'hui, mesure chichement son soutien aux instruments qui
constituent le fondement même de la République ...
M. Hubert Haenel.
Très bien !
M. Christian Bonnet.
... alors qu'il fait preuve, dans le même temps, d'une générosité trop souvent
inconséquente dans le domaine des interventions économiques et sociales, où,
comme M. Edmond Maire - qui ne saurait, j'imagine, être considéré comme
antisocial - le précisait dans un article remarqué d'un journal du soir en date
du 2 novembre dernier, « l'efficacité restait à démontrer ».
J'ai entre les mains un document émanant du Secrétariat général du
Gouvernement. Il permet de constater avec stupéfaction que si - et ce n'est là
que justice, c'est bien le cas de le dire ! - vous figurez, monsieur le garde
des sceaux, dans la hiérarchie des excellences immédiatement après le Premier
ministre...
M. Jacques Toubon,
garde des sceaux.
Certes !
M. Christian Bonnet.
... les affaires étrangères se retrouvent au cinquième rang, derrière
l'équipement, et l'intérieur au septième rang, derrière le travail.
M. Jacques Toubon,
garde des sceaux.
C'est la vie moderne !
M. Christian Bonnet.
Très proche collaborateur, et de longue date, de M. le Président de la
République, fort de la confiance dont vous bénéficiez de sa part, et de la
place éminente qui est la vôtre dans les conseils du Gouvernement, il vous
appartient, monsieur le garde des sceaux, de faire en sorte que, « les carottes
étant cuites », pour 1997, le projet de budget pour 1998, qui ne va pas tarder
à être mis en chantier, traduise l'indispensable recentrage des actions de
l'Etat, qu'il ne fasse pas du budget de la justice et du budget de l'intérieur
- s'agissant de ce dernier, j'aurai une petite explication amicale avec M. le
rapporteur général - des terres de mission.
(Applaudissements sur les
travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union
centriste.)
M. Hubert Haenel.
Très bien !
M. le président.
La parole est à M. Balarello.
M. Hubert Haenel.
La cour d'appel de Nice !
M. José Balarello.
Cela fait un siècle que nous l'attendons ! M. le garde des sceaux en est
d'ailleurs conscient, puisqu'il est niçois.
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, ne
disposant que de quelques minutes, je limiterai mon propos.
Le rapport dont nous discutons, reprenant certains termes du rapport Carrez,
nous rappelle que la carte judiciaire française est le produit d'une
stratification historique, reflet de réalités démographiques, économiques et
sociales aujourd'hui disparues, la densité géographique des juridictions
provenant traditionnellement de l'héritage de l'Ancien Régime et du premier
Empire.
Le résultat est le suivant : certaines juridictions ou cours d'appel sont en
dessous du seuil d'activité critique nécessaire à un fonctionnement efficace et
d'autres croulent sous les affaires.
Les inégalités en matière de charge de travail par magistrat vont - comme le
rappelle le rapport de notre commission - de un à deux pour les cours d'appel,
de un à trois entre les tribunaux de grande instance et de un à cinq entre les
juges d'instance.
MM. Pierre Fauchon et Charles Jolibois, qui, je me plais à le souligner, ont
fait un travail remarquable, précisent dans leur rapport que « ces
déséquilibres atteignent des records dans les ressorts des cours d'appel
d'Aix-en-Provence et Douai avec des niveaux de charges de travail extrêmement
élevés ». Vous l'avez compris, monsieur le garde des sceaux, je vais vous
parler des cours d'appel qui sont à créer dans les Alpes-Maritimes et la région
Provence-Alpes-Côte d'Azur, qui est aujourd'hui l'une des régions les plus
peuplées de France et qui n'a qu'une seule cour d'appel.
Interrogé par mes soins - car je me préoccupe de cette question depuis de
nombreuses années - l'un de vos prédécesseurs M. Albin Chalandon, m'avait
répondu, le 26 novembre 1986, qu'il attendait de disposer d'un effectif de
magistrats suffisant pour installer à Nice les chambres nécessaires sans mettre
pour autant en cause ce qui existe actuellement à Aix-en-Provence. Il me
demandait alors d'avoir de la patience en me précisant, comme cela figure dans
le compte rendu des débats du Sénat publié au
Journal officiel
: « il
faut savoir attendre un peu ». Dans un mois, dix années se seront écoulées.
J'étais également intervenu auprès d'un de vos prédécesseurs, M. Henri Nallet,
en 1991 et en 1992.
Le 7 décembre 1994 au Sénat, M. Pierre Méhaignerie, alors garde des sceaux,
m'avait répondu : « M. Balarello a souhaité la création d'une cour d'appel dans
les Alpes-Maritimes, j'étudie pour commencer l'implantation de chambres
détachées de la cour d'appel d'Aix-en-Provence. »
Le 27 novembre 1995, interrogé par mes soins lors du vote du projet de loi de
finances, vous m'avez indiqué - c'était après le dépôt du rapport Carrez qui
préconise la création d'une cour dans les Alpes-Maritimes - que cette question
faisait l'objet d'une étude approfondie tant sur le plan du principe que sur
celui de ses modalités de mise en oeuvre et que deux solutions étaient proposés
: la création d'une cour d'appel ou le détachement de chambres de la cour
d'appel d'Aix-en-Provence dans le département des Alpes-Maritimes.
Dernièrement, recevant les bâtonniers de Nice et de Grasse - qui se sont mis
d'accord et vous connaissez le problème, monsieur le garde des sceaux - vous
leur avez précisé, sauf erreur de ma part, que vous étiez d'accord pour la mise
en place dans les Alpes-Maritimes de deux ou trois chambres détachées de la
cour d'appel d'Aix-en-Provence car, pour des raisons financières, il vous était
impossible de faire plus.
Dans une lettre récente que vous avez adressée au maire de Nice, qui est
également avocat, vous confirmez cette option.
Aussi, il me serait agréable, monsieur le garde des sceaux, que, profitant de
ce débat et du fait que la mission d'information du Sénat conclut, comme
d'ailleurs le rapport Carrez, à l'urgente nécessité « de créer des chambres et
des juridictions nouvelles, là où les besoins sont évidents », vous me
précisiez si vous avez décidé la création dans les Alpes-Maritimes d'au moins
trois chambres détachées de la cour d'appel d'Aix-en-Provence. Dans
l'affirmative, à quelle date cette création interviendra-t-elle et quelles
seront les matières traitées par ces chambres ? Je vous rappelle à cette
occasion que les délais de traitement de la chambre sociale, qui juge notamment
les affaires prud'homales, sont de trois années ou plus devant la cour
d'Aix-en-Provence, ce qui, vous en conviendrez, est difficilement admissible
pour des salariés.
Le temps dont je dispose ne me permet pas, monsieur le garde des sceaux,
d'aborder les problèmes de fond, qui ont été très bien traités par nos
collègues MM. Fauchon et Jolibois. Aussi, je terminerai en évoquant un autre
problème.
Devant le flux montant des affaires civiles et compte tenu du besoin de
justice de proximité formulé par nos concitoyens, recréez l'esprit, sinon
l'appellation, des justices de paix - ces juridictions réglaient en
conciliation la moitié des litiges, alors qu'actuellement cela n'est plus le
cas - étendez la compétence des tribunaux d'instance, chargez-les notamment de
constater l'accord des parties dans les divorces par consentement mutuel. Je
suis en effet réticent, comme M. Fauchon, à l'idée émise par certains et selon
laquelle il convient de confier cette tâche aux officiers de l'état civil.
La commission Haenel-Arthuis, aux travaux de laquelle j'ai participé,
encourageait, en 1994, la consécration des tribunaux d'instance comme
juridiction de droit commun. Le rapport de MM. Fauchon et Jolibois va dans le
même sens. C'est même sa « principale proposition pour traiter le contentieux
dit de masse ». Cela fait longtemps que j'émets un tel point de vue, et M.
Fauchon le sait fort bien.
Nous souhaitons, monsieur le garde des sceaux, que ce rapport contribue, dès
que les finances du pays seront rétablies, à augmenter très significativement
les moyens du ministère de la justice. Nous sommes certains que vous y
parviendrez, comme vous avez pu le faire dans le budget de 1996.
(Applaudissements sur les travées du RPR, de l'Union centriste et des
Républicains et Indépendants, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président.
La parole est à M. Jacques Larché.
M. Jacques Larché.
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le
travail accompli par la mission d'information présidée par M. Charles Jolibois,
dont M. Pierre Fauchon était le rapporteur et à laquelle nombre de nos
collègues sont associés, peut être considéré comme un modèle de travail
sénatorial. J'en veux d'ailleurs pour preuve l'intérêt que suscite, dès sa
parution, le rapport qu'ils ont élaboré.
Celui-ci comporte, d'abord, une partie « investigation », qui est un modèle,
puis un constat, qui est aussi un modèle car il est totalement objectif, et,
enfin, des propositions, qui, étalées dans le temps, peuvent être réalisables
et raisonnables. Ce rapport, vous le savez, monsieur le garde des sceaux, est
la marque de l'intérêt que le Sénat tout entier porte à l'institution
judiciaire et à l'action que vous menez à la tête de la chancellerie.
Que pouvons-nous dire ?
Dans une société en crise, la justice est en déshérence. Je pense qu'il y a
entre ces deux propositions un lien de cause à effet. On pourrait pousser plus
loin le raisonnement, quelque peu simpliste, en affirmant qu'améliorer la
justice permettrait de contribuer à redresser notre société.
Que faut-il faire ?
Ne nous le dissimulons pas, toute réforme est coûteuse. Nous vivons dans un
Etat où la situation est absurde sur le plan financier. En effet, 250 milliards
de francs vont être consacrés au redressement d'un certain nombre de sociétés
qui ont été mal gérées. Or ces 250 milliards de francs représentent dix fois le
budget de la justice ! Il est clair que tant que nous serons confrontés à une
telle absurdité, à un tel obstacle, ce meilleur accomplissement des fonctions
régaliennes de l'Etat, que chacun appelle de ses voeux, sera difficilement
obtenu.
Monsieur le garde des sceaux, vous nourrissez tout naturellement et
légitimement de grandes ambitions pour la réforme de la justice. Toutefois, ce
que je vous demanderai, en cet instant, c'est de donner la priorité à ce que
nos concitoyens et les juges considèrent comme essentiel.
Les juges, qui font bien leur métier, réclament une égalité de traitement,
afin que certains d'entre eux ne soient pas surchargés de travail. Nous sommes
en effet en présence d'une sorte de lointain héritage d'un stakhanovisme qui
pourrait paraître dépassé. Il s'ensuit bien évidemment quelques malfaçons dans
les décisions de justice rendues. Dans le même temps, disons-le très
clairement, d'autres magistrats ont une conception parfaitement honorable de
leurs loisirs puisqu'elle correspond à la tâche judiciaire qui leur est confiée
et qu'ils peuvent accomplir sans grande difficulté, c'est le moins que l'on
puisse dire.
Les citoyens voudraient ne pas être obligés d'attendre la décision judiciaire
qui les concerne dans des conditions telles que nous courons de plus en plus le
risque de voir la Cour européenne des droits de l'homme de reprocher à la
France de ne pas rendre les décisions de justice dans des délais
raisonnables.
Le justiciable, enfin, ne voudrait pas être obligé d'attendre la preuve
matérielle de la décision prise, afin de ne pas devoir parfois se livrer à de
véritables acrobaties pour respecter les délais de recours.
M. François Giacobbi.
Eh oui !
M. Jacques Larché.
Monsieur le garde des sceaux, je terminerai en formant un voeu très amical. Un
jour, le bilan de votre action sera dressé par vous-même ou par d'autres.
Aussi, je voudrais que, sur tous les points que je viens de signaler
rapidement, qui sont sans doute modestes mais dont l'addition permettrait de
parvenir à cette amélioration de la justice que nous souhaitons tous, vous
laissiez le souvenir de celui qui, se consacrant à cette amélioration de la
justice au quotidien, aura finalement rendu, non seulement à la justice, mais
aussi à la société tout entière, le service que nous attendons de lui.
(Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR,
de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. Jacques Toubon,
garde des sceaux.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Jacques Toubon,
garde des sceaux.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les
sénateurs, permettez-moi tout d'abord d'exprimer à mon tour, comme l'ont fait
de nombreux d'orateurs, ma gratitude au Sénat tout entier, à sa commission des
lois et à la mission d'information « Jolibois-Fauchon » pour le travail
accompli en peu de mois : tout cela a en effet commencé en février dernier, au
moment où nous discutions, à Versailles, de la révision constitutionnelle.
Je suis heureux que vous me donniez l'occasion de parler du fonctionnement des
juridictions autrement que par le tableau rapide et partiel que l'on en fait
généralement à l'occasion du débat budgétaire. Celui que nous aurons dans
quelques semaines ne dérogera pas à cette règle, que je qualifierai de
frustrante.
Je voudrais souligner, comme vient de le faire M. Jacques Larché, président de
la commission des lois, que la séance de cet après-midi, pour brève qu'elle
soit, marque une étape importante et constitue un exemple de l'excellence du
travail du Sénat, en particulier dans le domaine de la justice qu'il a beaucoup
exploré depuis plusieurs années.
Avant de répondre aux différentes questions et suggestions, je porterai une
appréciation générale sur le rapport de la mission, en indiquant l'action que,
pour ma part, je mène dans mon ministère à cet égard.
Tout d'abord, je souligne que je suis en accord complet avec le constat fait
par le rapport, qui est, pour l'essentiel, le constat de l'encombrement des
juridictions. Je citerai un seul nombre significatif à cet égard : il existe,
en moyenne, plus d'un an de stock d'affaires, les cours d'appel connaissant -
il faut le dire - la situation la plus critique. A tous les niveaux,
l'augmentation des flux d'affaires nouvelles se poursuit. Je vous renvoie
naturellement au rapport pour les chiffres détaillés, puisque nos sources sont
identiques.
Il est vrai que j'ai eu l'occasion d'employer, voilà quelques mois, un mot que
vous avez souvent cité ici : j'avais en effet dit que, si nous ne prenions pas
aujourd'hui des mesures, nous serions confrontés, dans quelques années, à une «
embolie » ; le rapport évoque, quant à lui, une « asphyxie », une « paralysie »
ou une « hémiplégie ». Ce sont de toute façon, comme chacun le sait, des
accidents graves ! Par conséquent, quel que soit le vocabulaire, nous devons
faire aujourd'hui un effort pour prévenir leur survenue.
Par ailleurs, le constat qui est fait, et que je partage, n'est pas nouveau.
En effet, c'est à partir de ce constat, fait notamment par le Sénat en 1992 et
en 1994, que des initiatives ont été prises par le Gouvernement. La plus connue
d'entre elles est naturellement le programme pluriannuel pour la justice que
vous avez adopté au début de l'année 1995 sur la proposition de M. Méhaignerie,
mon prédécesseur à la Chancellerie. C'était une réponse essentiellement
quantitative - certains s'en sont plaints, d'ailleurs - mais elle demeure tout
à fait indispensable, la France n'ayant pas, jusqu'à présent, accompli en
faveur de sa justice - c'est le moins qu'on puisse dire - des efforts
démesurés. Je partage tout à fait sur ce point les critiques exprimées en
termes excellents et véhéments par M. Bonnet.
J'ai poursuivi pour ma part l'effort entrepris par M. Méhaignerie en vue de
redresser les moyens de la justice, et je voudrais, à cet égard, citer
simplement quelques caractéristiques du budget de 1996 et du projet de budget
pour 1997.
En 1996, les 60 créations d'emploi de magistrat ont été localisées par
priorité dans les cours d'appel, mais aussi dans les tribunaux pour enfants et
dans les services de l'application des peines, où de grands besoins se font
sentir.
Parallèlement, 190 emplois de fonctionnaire des greffes ont été créés au titre
du programme pluriannuel pour la justice ; mais, au-delà de ce programme, pour
venir spécialement en aide aux juridictions les plus en difficulté, 300 emplois
d'agent de catégorie C ont été créés. Le recrutement de ces agents est
quasiment terminé par voie de concours régionalisés et permettra aux
juridictions de disposer, par exemple, des dactylos nécessaires à la frappe des
jugements, dont le déficit a été relevé par la mission sénatoriale, comme elle
l'avait été antérieurement, notamment par la mission Haenel-Arthuis.
Dans le projet de loi de finances pour 1997, cet effort de création d'emplois
est maintenu, bien qu'à un rythme moins soutenu en raison d'un contexte
budgétaire rigide que M. le rapporteur général a très bien rappelé, voilà
quelques instants.
Ainsi est prévue la création de 30 emplois de magistrat, qui permettront de
poursuivre la politique de renforcement des cours d'appel et des tribunaux pour
enfants. En outre, 147 emplois de fonctionnaire de catégorie C renforceront la
capacité d'exécution des greffes.
Par ailleurs, le budget de 1996 et le projet de loi de finances pour 1997 ont
permis de maintenir à hauteur d'environ un milliard de francs chaque année le
montant des investissements immobiliers et de doter ainsi l'institution
judiciaire d'un patrimoine moderne, facilitant la mise en oeuvre des réformes
judiciaires, tout en améliorant les conditions de travail des personnels de
justice et d'accueil des auxiliaires de justice et des justiciables.
Mais l'augmentation des flux contentieux est si massive, si continue depuis
des années, et semble relever de causes si profondes qu'on ne peut que
s'interroger, comme vous l'avez fait tout au long de cet après-midi, mesdames,
messieurs les sénateurs, sur la capacité financière de l'Etat à répondre, sur
le long terme, par une augmentation parallèle des moyens.
Le mérite du rapport de la mission d'information de la commission des lois est
précisément de s'interroger sur les évolutions structurelles qui pourraient
permettre de faire face plus efficacement, c'est-à-dire, comme l'a indiqué M.
Jacques Larché, avec des moyens raisonnables, aux besoins qui se font jour en
matière de justice.
Cette approche est évidemment excellente, et je l'ai adoptée, pour ma part,
dès mon arrivée place Vendôme, en faisant préparer un plan de modernisation des
juridictions, qui a été rendu public au mois de juin dernier. J'en ai
d'ailleurs entretenu la mission d'information lorsqu'elle a bien voulu
m'auditionner.
Ce plan, je le rappelle, comporte trois objectifs.
Le premier concerne l'amélioration de la gestion des juridictions.
Par les deux circulaires des 9 octobre 1995 et 8 juillet 1996 ont été créés
auprès des chefs de cour les services d'administration régionale et les
coordonnateurs de ces services. L'un des objectifs poursuivis est de doter les
juridictions de services de gestion composés de gestionnaires compétents, pour
assister les chefs de cour dans le domaine de l'administration des juridictions
et pour permettre aux magistrats de se recentrer sur leurs fonctions
juridictionnelles. Cela correspond à la proposition n° 19 du rapport.
Le deuxième objectif du plan de modernisation est une meilleure utilisation
des moyens.
Ainsi est en cours un projet de déploiement des effectifs de magistrats et de
fonctionnaires pour tenter de répartir la charge de travail des juridictions de
manière plus équitable. Il s'agit de la proposition n° 5 de la mission
d'information.
De même, un effort accru de gestion doit permettre de rationaliser l'outil
informatique : ce sont les propositions n°s 20, 21 et 22 figurant dans le
rapport.
Au pénal, il conviendra tout particulièrement de valider le logiciel
permettant de prendre en compte la phase de l'exécution des peines. Ce logiciel
a été validé par les juridictions. Restent à régler les modalités de son
acquisition et de sa diffusion. Il s'agit d'une forte demande des juridictions,
au demeurant justifiée, que la mission sénatoriale a reprise à son compte.
Cette diffusion pourrait être effective dès 1997.
Au civil, il convient de rationaliser la gestion des divers logiciels
permettant d'assurer les différentes fonctions de la chaîne civile.
L'objectif est d'obtenir que l'informatique civile ne soit pas en quelque
sorte accaparée par de trop petites sociétés de service informatique, fragiles
sur les plans technique et financier, et de doter les juridictions de contrats
de maintenance les protégeant efficacement.
Par ailleurs, il est indispensable de développer une informatique permettant
de communiquer avec les professionnels du droit, principalement les avocats,
les avoués et les huissiers.
Enfin, le troisième objectif du plan de modernisation pour la justice est de
favoriser l'évolution des mentalités et des méthodes de travail, en anticipant
sur tous ces points les recommandations de la mission sénatoriale.
Par exemple, nous élaborons actuellement des contrats de juridiction entre
l'administration centrale et certaines juridictions, par lesquels sont fixés
des objectifs en termes notamment de durée moyenne des procédures et de moyens
mis en oeuvre de manière concertée pour y parvenir.
De la même façon, conformément aux propositions n°s 6, 7 et 9 de la mission
d'information, je prépare un projet de modification du statut de la
magistrature, qui instaure notamment une durée maximale des fonctions de
certains chefs de juridiction et qui prévoit de nouvelles obligations en
matière de mobilité. Je souligne que nous avons déjà, depuis 1993, rationalisé
le recrutement de l'Ecole nationale de la magistrature : désormais, le nombre
des recrutements à l'ENM est fixé non plus à partir des départs en retraite
mais, comme vous le demandez, à partir de la situation réelle, c'est-à-dire les
vacances d'emplois et la situation des juridictions.
Après cette appréciation globale du rapport, en comparaison, si j'ose dire, de
l'action de modernisation que j'ai engagée, je voudrais distinguer dans votre
propos, monsieur le rapporteur, deux points essentiels, qui sont d'ailleurs
ceux sur lesquels vous avez voulu insister : la carte judiciaire et le
contentieux de masse.
Sur la carte judiciaire, bien entendu, je ne puis qu'approuver l'esprit et les
termes de la proposition qui est placée en tête de votre rapport et qui vise à
voir les besoins pris en compte pour la répartition des juridictions. Je suis
d'autant plus sensible à cette proposition que le Sénat en général et la
mission d'information en particulier se gardent - vous y avez tous insisté cet
après-midi - d'une approche technocratique consistant à décider d'ouvrir ou de
fermer des juridictions sur la base de critères purement mathématiques. Au
contraire, vous préconisez - c'est votre proposition n° 3 - une approche
prudente et réfléchie, qui est aussi la mienne.
Le Sénat mieux que toute autre institution sait en effet combien les
considérations d'aménagement du territoire, de proximité géographique, de
survie d'activités dans les zones rurales doivent être prises en compte dans un
tel domaine.
A partir du moment où nous nous gardons de toute approche
a priori,
ma
position sur ce sujet serait donc la suivante : comme certains l'ont rappelé
cet après-midi, j'ai déjà dit que je ne voulais pas mettre en oeuvre les
propositions du rapport Carrez visant à la suppression de cent juridictions,
pour un profit extrêmement réduit sur le plan budgétaire, à savoir quelques
petites dizaines de millions de francs par an.
Je crois donc qu'il faut envisager cette question non pas d'en haut, d'une
manière mathématique, mais d'en bas, en fonction des besoins. C'est pourquoi,
en accord avec mon collègue M. Dominique Perben, ministre de la fonction
publique, de la réforme d'Etat et de la décentralisation, j'ai l'intention de
proposer à M. le Premier ministre de lancer une consultation nationale tendant
à la définition consensuelle de cette carte judiciaire idéale que vous appelez
de vos voeux, monsieur le rapporteur.
Lorsque cette étape de définition consensuelle par le bas aura été franchie,
nous verrons, au fil des années, comment nous pourrons mettre en oeuvre la
réforme.
Naturellement, s'agissant de l'implantation des juridictions, d'autres voies
sont possibles, et nous avons commencé à les emprunter. En particulier, je
pense utile d'explorer l'idée de juridiction de première instance unique, qui
pourrait, dans certains cas, conserver plusieurs implantations, comme celles
des actuels tribunaux de grande instance et d'instance, mais éventuellement
spécialisées.
J'ai reçu, il y a quelques jours, l'association nationale des magistrats
d'instance. Nous avons envisagé, à cet égard, un travail en commun avec
spécialisation d'un certain nombre de tribunaux d'instance dans le même
ressort. Il en résulterait une plus grande souplesse et une plus grande
efficacité dans chaque juridiction. Cela va tout à fait dans le sens de la
proposition n° 2 du rapport.
Par ailleurs, vous le savez, je fais étudier, comme vous le souhaitez, l'idée
d'un guichet unique de greffe qui pourrait traiter l'ensemble des contentieux,
même si les affaires ne sont pas jugées sur le lieu où se trouve physiquement
implanté ce guichet unique.
Je viens, à cet égard, de créer un groupe de travail, présidé par le premier
président de la cour d'appel d'Orléans, M. Casorla, à qui j'ai laissé le soin
de me faire prochainement des propositions.
En tout cas, je veux dès à présent rappeler que je veille à ce que, par des
créations nettes d'emplois ou par redéploiement, les effectifs de magistrats
soient mis en harmonie avec les besoins.
En outre, comme le suggère le rapport, je fais également procéder à des
expériences de télétravail, notamment au sein de la cour d'appel de Rouen ;
cela correspond à la proposition n° 8.
J'ai par ailleurs adressé aujourd'hui même une circulaire, signée par le
directeur des services judiciaires, aux chefs de cour concernant la mise en
place des audiences foraines, conformément à la loi de programme.
M. Hubert Haenel.
Très bien !
M. Jacques Toubon,
garde des sceaux.
En ce qui concerne la proposition n° 36 du rapport, qui
consiste, en fait, à réorganiser beaucoup plus profondément les tribunaux
d'instance - dans l'esprit de M. Fauchon, que je sais amoureux des choses de la
Grande-Bretagne, cela me paraît ressembler fort à ce que l'on appelle, de
l'autre côté du Channel, les
Magistrates'Courts
-, je dirai que, bien
entendu, dans l'idéal, si les Français étaient des Anglais, nous pourrions la
faire nôtre. Mais, comme chacun sait, si les Français étaient des Anglais, il y
a beaucoup de choses qui seraient différentes dans notre pays !
(Sourires.)
Trêve de plaisanterie, la juridiction de base me paraît être un élément
de notre culture nationale judiciaire. C'est donc avec beaucoup de prudence
qu'il faudra envisager une quelconque réforme.
J'ai dit tout à l'heure combien j'étais ouvert à l'idée d'un regroupement,
d'un travail en commun des juridictions à la base.
Dans le même esprit, malgré bien des difficultés d'ordre juridique dont vous
avez peut-être eu quelque écho, je suis en train de mettre en application les
dispositions de la loi de programme concernant les magistrats à titre
temporaire et les conseillers de cour d'appel en service extraordinaire. Douze
postes ont d'ailleurs été budgétisés.
Le décret afférent est soumis au Conseil d'Etat. L'affaire est juridiquement
très difficile. Nous aboutirons sans doute dans quelques semaines. Ainsi, tous
ceux qui en ont parlé cet après-midi auront satisfaction.
J'y insiste, monsieur Fauchon, le travail en commun, la spécialisation des
juridictions de base, c'est vraisemblablement l'une des voies qui peut
permettre d'aboutir à ce que vous souhaitez, à savoir plus de proximité, des
juridictions capables de régler l'essentiel du contentieux quotidien, si j'ose
dire, mais, encore une fois, sans bouleverser nos structures. C'est en tout cas
une voie sur laquelle il faut s'engager.
Terminant mon propos sur la carte judiciaire, je dirai à M. Balarello que,
pour ce qui est de la cour d'appel de Nice, les choses sont très simples.
J'ai pris ce dossier au début de l'année, avec, bien entendu, toute la bonne
foi nécessaire, car je connais le problème, je connais la revendication.
La situation de la cour d'appel d'Aix n'est pas bonne, je le sais. J'ai donc
fait procéder à une étude approfondie, probablement la plus exhaustive.
Réalisée par l'inspection générale des services judiciaires, elle a permis de
voir et d'entendre tout le monde, et de mesurer de manière extrêmement précise
les avantages et les inconvénients de chaque solution.
A la suite de cette inspection, vous l'avez dit vous-même, j'ai décidé de ne
pas engager la création d'une cour d'appel à Nice. Mais j'ai également indiqué
que, conformément à la loi, nous nous devions d'étudier d'autres manières de
rapprocher la justice des justiciables des Alpes-Maritimes. A cette fin, mes
services étudient actuellement comment et avec quels moyens nous pourrions
mettre en place la formule des chambres détachées dans ce département.
Quant aux contentieux de masse, monsieur Fauchon - j'en ai déjà parlé, à
propos de la carte judiciaire, pour les tribunaux d'instance - vous avez tout à
fait raison de vouloir « pointer » ce problème, encore que des distinctions
doivent être faites dans cette notion.
Ainsi, on ne peut pas assimiler contentieux de masse et longs délais. Bien des
contentieux de masse se règlent très vite. Ce n'est pas pour autant que la
question que vous posez - ne faut-il pas les traiter autrement ? - n'est pas
pertinente.
Quand on parle des contentieux de masse, on a l'impression que c'est cela qui
embouteille. En réalité, bien souvent, on le constate, les retards dans
certaines cours d'appel ne résultent pas, sauf pour les chambres sociales, du
contentieux de masse. Pourtant, il faut parfois attendre quatre ou cinq ans
pour parvenir à l'arrêt en cour d'appel.
Si donc il convient de ne pas confondre contentieux de masse et longs délais,
votre réflexion, monsieur Fauchon, demeure tout à fait pertinente.
C'est vrai, l'informatique est indiscutablement l'un des moyens de faire face
à ces contentieux répétitifs que l'on trouve, par exemple, dans les tribunaux
de police, et qui sont les types mêmes du contentieux de masse. De ce point de
vue, nous avons beaucoup avancé.
Nous nous sommes engagés dans le développement de la conciliation et de la
médiation sans d'ailleurs prendre de position doctrinale sur le point de savoir
ce qui est préjudiciaire ou judiciaire et à quel niveau on doit ouvrir ou
fermer la porte.
A cet égard, les nouveaux décrets portant application de la loi de 1995 ont
été publiés en juillet dernier et très prochainement paraîtra le texte relatif
au statut des conciliateurs. Par conséquent, nous avons d'ores et déjà
considérablement élargi le champ de la conciliation et de la médiation. Cette
dernière sera désormais possible alors même que le juge est saisi. La
principale application se fera en matière de juridiction des loyers, qui est
typiquement un contentieux de masse, vous l'avez dit, monsieur Fauchon.
En ce qui concerne la procédure civile, je rappelle que, d'ici à quelques
semaines, le président Jean-Marie Coulon, qui vient d'être nommé président du
tribunal de grande instance de Paris, me remettra son rapport et que 1997 sera
l'année d'une réforme, pour l'essentiel réglementaire, que je souhaite
importante.
Cette réforme, je la mènerai, naturellement, en concertation avec tous les
intéressés - magistrats, auxiliaires de justice, fonctionnaires - mais, bien
qu'il s'agisse de textes de nature réglementaire, je consulterai également les
parlementaires les plus compétents et les plus intéressés, car il m'apparaît
qu'ils ont leur mot à dire.
Si c'est au niveau des cours d'appel que l'on trouve aujourd'hui le goulet
d'étranglement le plus inquiétant, notre souci ne doit pas être seulement celui
de la longueur des délais, de l'encombrement de la juridiction. Nous devons
avant tout maintenir à ce second degré de juridiction, qui peut, pour
l'essentiel, être le degré définitif, une qualité juridique et donc refuser ce
que j'appellerai un traitement trop industriel des contentieux. D'où le
nécessaire recours aux réformes de procédure, à l'augmentation des moyens, mais
aussi - plusieurs d'entre nous l'ont évoqué - au recentrage de la justice sur
l'essentiel de ses missions.
Il ne saurait être question, sous prétexte que la demande de justice est trop
forte pour les moyens de la justice, de réduire cette demande de justice. Ce
serait d'ailleurs socialement, je dirai même sociologiquement, tout à fait
impossible. Simplement, il faut convenir que, depuis trente ans, la justice
s'est mise à faire, à la demande d'ailleurs des gouvernements et du
législateur, beaucoup de choses, beaucoup trop de choses, qui, à mon avis, ne
relèvent pas de sa compétence.
J'ai confié d'abord, voilà quelques mois, à Alain Lancelot, avant qu'il soit
nommé au Conseil constitutionnel, et, aujourd'hui, au professeur Jean-Claude
Casanova la mission d'établir un rapport visant à mieux délimiter, dans une
société comme la nôtre, le périmètre du droit, le périmètre de la justice et le
périmètre du juge, car chacun sait que la justice a, outre des tâches
juridictionnelles, des tâches de nature administrative. Ce rapport, qui me sera
remis au début de l'année prochaine, donnera lieu ensuite, bien évidemment, à
débat public.
Voilà les observations que je voulais faire sur la carte judiciaire et le
contentieux de masse.
Vous le voyez, monsieur Fauchon, mes réponses comme mon action se rapprochent
beaucoup, dans leur esprit, et de votre intervention et du travail de la
mission que vous avez rapporté.
Je veux remercier M. Laurin du soutien qu'il apporte à l'action de
modernisation que je viens de décrire, mais aussi de ses propos sur la
stabilité des relations entre la police judiciaire et le ministère de la
justice.
J'ai déjà eu l'occasion de le dire, ce n'est pas, à mon sens, au travers d'une
réforme administrative que l'on pourra régler les problèmes. Il s'agit bien
souvent de problèmes de vie quotidienne qui relèvent des relations entre les
hommes, et il est tout à fait clair qu'aucune loi, qu'aucun décret n'y pourra
rien changer.
Quant aux problèmes qui relèvent du code de procédure pénale - j'ai déjà eu
l'occasion de le dire également - je dirai que le code de procédure pénale est
fait pour être appliqué par tous ceux qui y sont soumis.
Monsieur Bonnet, vous vous êtes inquiété de ce que j'appellerai la
paupérisation des fonctions régaliennes de l'Etat. Vous avez parfaitement
montré que, en matière de justice, c'est devenu une sorte de tradition
nationale.
Quels que soient les chiffres que vous avez cités, notamment ceux qui
témoignent de la disproportion entre les concours de l'Etat aux entreprises
publiques et le budget de la justice, il faut tout de même reconnaître que,
depuis quelques années - en gros, 1993 - un effort a été fait. En témoignent le
programme pluriannuel de M. Méhaignerie, la loi de finances pour 1996, mais
aussi celle pour 1997, à propos de laquelle vous avez bien voulu noter que la
justice était dans une situation moins défavorisée que les autres
administrations publiques du fait des restrictions budgétaires.
Si mon département ministériel doit, en effet, prendre sa part dans la
politique d'assainissement des finances publiques, l'idée de M. le Président de
la République et de M. le Premier ministre est bien d'assurer, au fil des
années, aux fonctions régaliennes que vous avez justement décrites les
ressources qui leur sont nécessaires.
D'ailleurs, toute la politique que nous menons, et qui consiste notamment à
privatiser un certain nombre d'entreprises publiques, a précisément pour objet
- M. le rapporteur général l'a dit dans son intervention - de faire en sorte
que l'Etat puisse consacrer ses moyens et ses forces, c'est-à-dire nos impôts
et les ressources qu'il tire de l'activité économique, à ce qui est le coeur de
ses missions, et non pas à des activités que d'autres peuvent exercer de
manière bien plus rentable que lui...
M. Christian Bonnet.
Exactement !
M. Jacques Toubon,
garde des sceaux.
... et qu'en tout cas le citoyen français moyen ne lui
demande pas d'abord d'exercer. De ce point de vue, je fais miens les propos
qu'ont tenus MM. Jacques Larché, Christian Bonnet et Alain Lambert.
Je remercie M. Charles Jolibois d'avoir rappelé la méthode qui a présidé aux
travaux de cette mission. Elle est excellente, en tout cas à en juger par le
résultat, tout comme est excellent l'esprit dans lequel la mission a oeuvré. Je
le sais pour avoir moi-même été entendu par elle. Je le remercie également
d'avoir, à l'occasion de ce débat, apporté une nouvelle fois son soutien
précieux à la politique du Gouvernement.
Je crois, monsieur Bonnet, que ce travail peut jouer comme un levier pour que
les efforts engagés par M. le Président de la République et par le Gouvernement
soient encore davantage accompagnés aussi bien par la représentation nationale
que par l'opinion publique qui, comme vous le savez par ailleurs, se pose
beaucoup de questions sur la justice.
Monsieur Lambert, vous avez peut-être fait preuve d'un scepticisme excessif
quand vous avez relevé une sorte d'impossibilité qu'il y aurait à augmenter le
budget de la justice. Je pense, moi, que nous pouvons parfaitement, dans les
années qui viennent, à force de volonté, y parvenir. Je citerai deux
exemples.
Si l'on totalise les sommes inscrites aux budgets de 1995 et de 1996 ainsi que
dans le projet de loi de finances pour 1997, ce sont 2,6 milliards de francs de
plus qui sont mis à la disposition de la justice. Par les temps qui courent,
2,6 milliards de francs, ce n'est pas peu, même si ce n'est pas, comme certains
l'ont souligné, à l'échelle des contributions qui sont apportées pour
recapitaliser telle ou telle entreprise publique, c'est vrai. Mais, tout de
même, 2 600 millions de francs de plus entre le début de l'année 1995 et
1997...
De même, monsieur le rapporteur général, et vous y serez sensible, malgré la
régulation budgétaire de 1996 qui a frappé l'ensemble des administrations - il
le fallait bien, pour tenir les objectifs du budget en regard, notamment, de
notre déficit budgétaire - nous avons été traités favorablement par le
Gouvernement. Ainsi, alors que le taux de gel est généralement de 15 % sur les
dépenses de fonctionnement, nous avons réussi à obtenir du Premier ministre
qu'il ne soit, pour ce qui nous concerne, que de 10 %. De la même façon, sur
les dépenses d'équipement, nous avons réussi à faire passer le taux de gel ou
d'annulation, en général de 25 %, à 3 % pour les crédits de paiement et à 8 %
pour les autorisations de programme.
Ainsi, dans un cadre très contraignant - ce n'est pas M. le rapporteur général
qui me contredira - nous pouvons concrètement faire triompher la volonté
politique au service de la justice.
Monsieur Haenel, j'ai bien noté vos remarques inspirées, notamment, par les
travaux de la fameuse mission que vous avez menée voilà quelques années au côté
de M. Arthuis.
En ce qui concerne le pénal, le traitement en temps réel comme la troisième
voie, c'est-à-dire les alternatives, sont vraiment aujourd'hui bien plus que
des expériences. A l'heure actuelle, dans la quasi-totalité des juridictions,
elles sont des pratiques courantes, sinon générales. D'ailleurs, j'ai déjà par
deux fois donné des instructions aux procureurs généraux pour que la gestion en
temps réel des affaires pénales soit généralisée. C'est ce qui se fait
désormais.
Je voudrais rassurer, si je le puis, M. Authié, l'orateur du groupe
socialiste. Le taux de classement sans suite des procédures pénales reçu par
les parquets, comme vous l'avez tous souligné, est important et le sujet
méritera, il est vrai, examen. Cela étant, il ne faudrait pas donner à ce taux
une signification qu'il n'a pas. La majorité des classements concerne, en
effet, des infractions dont les auteurs n'ont pas pu être identifiés par les
services de police ou de gendarmerie ; un certain nombre d'autres classements
concernent des faits qui ne sont pas apparus constitutifs d'une infraction. Je
rappelle que tout fait considéré par une victime comme une infraction ne l'est
pas nécessairement car, dans le silence du code pénal ou des différents textes
qui prévoient des incriminations, on ne peut pas, à propos de tel ou tel fait
et pour les besoins de la cause, inventer une infraction susceptible de s'y
appliquer. Voilà comment s'explique l'essentiel des classements.
Le taux de classement ne reflète donc pas, comme on a trop tendance à le dire,
le seul exercice par le parquet de son pouvoir d'appréciation de l'opportunité
des poursuites. La statistique tendrait à faire croire que, dans 85 % des cas,
le parquet décide de ne pas poursuivre. Cela ne correspond pas du tout à la
réalité.
Autre exemple, ces classements sans suite « auteur connu », qui étaient très
majoritaires il y a quelques années, sont aujourd'hui descendus à un niveau
beaucoup plus faible. Pourquoi ? Tout simplement parce que les alternatives aux
poursuites, ce que l'on appelle la troisième voie, ont explosé, puisqu'elles
ont augmenté de 114 % entre 1992 et 1995. C'est donc bien qu'en réalité il y a
une réponse judiciaire. Il est vrai que cette réponse judiciaire n'est pas
toujours la poursuite pénale. Nous aurons, d'ailleurs, l'occasion de travailler
sur le sujet.
Au surplus, que signifient les statistiques ? M. Authié a beaucoup insisté sur
cet aspect du problème, mais je crois qu'il convient d'être plus nuancé et plus
près de la réalité des choses. Bien sûr, le taux de classement est encore trop
élevé, mais la situation n'est pas en voie de dégradation. Depuis trois ou
quatre ans, la justice, singulièrement les parquets eux-mêmes, répondent mieux,
plus vite et davantage à la délinquance, en particulier à la petite
délinquance. Le texte que vous avez voté concernant le droit pénal des mineurs,
et qui est entré en application au mois de septembre, sera de nature, dans ce
domaine si particulier et si important, à nous donner des résultats plus
satisfaisants.
Je précise que le projet de statut que je suis en train de préparer,
actuellement soumis aux organisations de magistrats, prévoira, comme M. Authié
le souhaite, une meilleure mobilité géographique des magistrats.
Monsieur le rapporteur général, puisque vous m'avez posé directement la
question, j'aurai l'occasion dans quelques semaines de déposer sur le bureau du
Parlement le rapport d'application du programme prévisionnel pour la justice.
Vous verrez que ce rapport aboutit
grosso modo
à une exécution sur
1995-1996 tout à fait satisfaisante. Naturellement, nous allons poursuivre dans
le même sens, étant entendu que, en application du plan de réduction des
dépenses budgétaires décidé par le Gouvernement, le programme prévisionnel pour
la justice, comme le programme militaire, le programme de la police ou du
patrimoine et d'autres, est étalé sur une année de plus. C'est là notre
contribution à l'effort d'assainissement des finances publiques, qui est
indispensable si l'on veut que notre économie reparte sur de bonnes bases.
Nous aurons donc l'occasion, d'ici à quelques semaines, de le vérifier mais,
je vous le dis par avance, la situation est assez satisfaisante. Il nous faudra
maintenant nous battre pour que, dans la suite de l'application du programme
prévisionnel pour la justice, elle le reste.
Madame Borvo, ne le prenez pas en mauvaise part, mais j'ai été un peu étonné
du ton assez polémique de vos propos, alors que j'avais précisément constaté
cet après-midi que, sur toutes les travées, il y avait eu convergence de vues
tant sur l'analyse que sur les propositions.
Je passe sur la forme que vous avez voulu donner à votre intervention. Sur le
fond, je ne vois aucune mesure, ou alors je voudrais que vous m'en donniez des
exemples, qui, contrairement à ce que vous avez affirmé, limite l'accès des
justiciables à la justice. Bien au contraire ! Je vous assure d'ailleurs que,
si la demande de justice était entravée dans son expression, cela se saurait.
Je me permets donc de mettre les choses au point, puisqu'une bonne partie de
votre propos était consacrée à ce thème.
Je me tourne enfin vers M. Jacques Larché. Il est vrai que, dans le rapport ou
au cours du débat, certaines juridictions, pourtant fort importantes, n'ont pas
été évoquées ; je veux parler des juridictions non professionnelles que sont
les tribunaux de commerce, les conseils de prud'hommes - Dieu sait s'ils jouent
un rôle important - et les tribunaux paritaires des baux ruraux. M. Jolibois
s'en est expliqué, la mission s'est intéressée aux seules juridictions
judiciaires et non pas aux juridictions administratives. Par ailleurs, elle ne
s'est pas penchée sur les autres missions de la justice, qu'il s'agisse de la
protection judiciaire de la jeunesse, qui a fait l'objet d'un rapport de M.
Rufin, ou de l'administration pénitentiaire. Au sein des juridictions
judiciaires, on ne s'est préoccupé que des juridictions professionnelles. Il y
a donc encore de beaux jours pour les missions du Sénat !
(Sourires.)
La justice, pour nos concitoyens ou pour les entreprises, c'est aussi, outre
les tribunaux de droit commun composés de magistrats professionnels, tout un
monde de juridictions dans lesquelles siègent des magistrats non
professionnels, qui ont beaucoup de mérite de le faire et qui rendent une
justice dont la qualité, à mon avis, n'est pas toujours reconnue comme elle
devrait l'être.
J'ai donc apprécié les propos qu'a tenus M. Jacques Larché et j'ai
particulièrement approuvé la fin de son intervention : j'aimerais, en effet,
être jugé sur mon bilan. Il faudra voir, en effet, si la justice fonctionne
mieux quand je quitterai mes fonctions qu'elle ne fonctionnait lorsque je les
ai prises. Monsieur Larché, c'est exactement mon propos. Je ne cesse d'ailleurs
de le répéter. Demain, par exemple, je visiterai la cour d'appel de Metz ; aux
magistrats et aux fonctionnaires réunis, je dirai précisément que, quelle que
soit la médiatisation dont font l'objet tous les autres dossiers, qui sont les
seuls dont on parle, c'est celui dont on ne parle pas, c'est-à-dire le
fonctionnement interne des juridictions, sujet qui concerne des millions de
justiciables trois cent soixante-cinq jours par an, qui constitue pour moi la
priorité en matière de justice.
Je vous l'ai d'ailleurs dit quand je suis venu devant les membres de la
mission, il y a quelques semaines, le plan de modernisation que je vous ai
remis est, pour moi, plus important que beaucoup de grands textes, de grandes
réformes ou de questions qui font la première ou la dernière page des journaux,
du soir ou du matin. Je remercie donc M. Larché de m'avoir soutenu dans ce sens
et, au-delà, je remercie le Sénat d'être, comme moi, attaché à cette
priorité.
Cependant, pour ce qui est de la justice en particulier et du droit en
général, il est des progrès qui n'ont pas de prix et dont il ne faut pas
mesurer le coût, je veux parler des droits de l'homme et des libertés
individuelles.
C'est la raison pour laquelle, tout en m'attachant, en priorité, au
fonctionnement de la justice, j'ai voulu engager la réforme de la procédure
criminelle. A cet égard, la création du deuxième degré de juridiction en
matière criminelle me paraît être, en cette fin du xxe siècle, soit deux cent
six ans après la création des cours d'assises, un progrès indispensable tant
pour la justice de notre pays que pour sa dignité. J'ai fait adopter ce texte
par le conseil des ministres ; il sera examiné par le Parlement au début de
l'année prochaine, d'abord par l'Assemblée nationale, à condition qu'il soit
accompagné d'un engagement formel de M. le Premier ministre d'inscrire au
budget de 1998, puisque la réforme entrerait en vigueur à partir du 1er octobre
1998, outre les sommes indispensables au fonctionnement des juridictions, les
crédits nécessaires pour la mise en oeuvre de cette réforme en termes de
magistrats, de fonctionnaires, de locaux, de salles d'audiences et
d'aménagements divers.
En tout cas, ma conception - par là, je rejoins d'ailleurs bien des orateurs
qui se sont exprimés cet après-midi - est que nous ne devons pas nous lancer
dans une réforme sans avoir les moyens de la mettre en oeuvre. Toutefois, sur
certains sujets qui sont essentiels, au sens propre du mot, nous devons pouvoir
en même temps mener une action visant à l'amélioration du fonctionnement de la
justice et marquer quelques points décisifs en faveur de l'Etat de droit, de la
garantie des libertés individuelles et des droits de l'homme.
Avant de terminer, je vous prierai, mesdames, messieurs les sénateurs, de bien
vouloir excuser la longueur de ma réponse. Nous pourrions parler encore bien
plus longuement de tels sujets. J'ai tenté de répondre de la manière la plus
exhaustive possible à chacun d'entre vous.
En fait, nous faisons exactement le même constat et, à peu de choses près,
nous en tirons la même analyse. Les solutions que vous proposez, mesdames,
messieurs les sénateurs, sont très proches de celles qui sont déjà mises en
oeuvre à travers le programme prévisionnel de la justice ou qui le seront à
travers le plan de modernisation que j'ai lancé au mois de juin dernier.
Il s'agit maintenant, après ce même constat, cette même analyse, ces mêmes
propositions, d'avoir la même volonté de faire entrer ces dernières dans la
réalité. Je crois que nous avons les uns et les autres cette volonté.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens à vous dire dès maintenant ma
reconnaissance pour le travail qui a été accompli et pour le soutien que le
Sénat a apporté en tout temps à l'institution judidiciaire.
Je terminerai par un voeu : que, grâce à vous et à nous tous, le budget de la
justice, dans cinq ans, dépasse 2 % du budget de l'Etat. Je pense que nous
pouvons y parvenir.
(Applaudissements sur les travées du RPR, des
Républicains et Indépendants, de l'Union centriste, ainsi que sur certaines
travées du RDSE.)
M. le président.
Je constate que le débat est clos.
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