B. LES TENTATIVES FRANÇAISES POUR ORGANISER UNE RÉGULATION DE L'INTERNET
Depuis 1994, les pouvoirs publics mènent en France une
réflexion sur les conséquences socio-économiques
résultant de la révolution technologique induite par
l'avènement des autoroutes de l'information (Rapport Théry remis
au Premier ministre, rapport du Commissariat général au Plan).
Plus récemment, les autorités étatiques françaises
se sont saisies des problèmes posés par le développement
de l'Internet au regard de l'ordre public.
Un groupe de travail interministériel ayant pour mission de proposer des
mesures concrètes "
permettant, dans le strict respect de la
liberté de communication
", d'assurer "
un niveau
satisfaisant de garantie de l'ordre public
" a ainsi été
créé au printemps 1996 à la demande conjointe du ministre
de la Culture et du ministre délégué à la Poste,
aux Télécommunications et à l'Espace. Ce groupe de
travail, présidé par Mme Isabelle Falque-Pierrotin, a remis ses
conclusions au mois de juin 1996.
A cette même période et à la suite de la mise en examen de
deux fournisseurs d'accès à l'Internet pour diffusion d'images
pédophiles, le Gouvernement, au cours de l'examen par le Sénat du
projet de loi de réglementation des télécommunications,
faisait adopter un amendement instaurant un dispositif de régulation et
limitant la responsabilité pénale des professionnels
susvisés. Mais certaines de ces dispositions se sont heurtées
à la censure du Conseil constitutionnel, ce qui a conduit le
Gouvernement à rechercher des solutions alternatives.
Dans cette perspective, deux nouvelles missions de réflexion ont
été confiées, l'une à M. Antoine Beaussant,
Président du GESTE (Groupement des éditeurs de services
télématique), en octobre 1996, par le ministre
délégué à la Poste, aux
Télécommunications et à l'Espace, l'autre à
M. Patrice Martin-Lalande, député du Loir-et-Cher, en
novembre 1996, par le Premier ministre.
Le groupe de travail présidé par M. Antoine Beaussant a
abouti à l'élaboration d'un code de bonne conduite
intitulé " Charte de l'Internet ", tandis que le rapport
établi par M. Patrice Martin-Lalande formule cent trente quatre
propositions pour le développement de l'utilisation des nouvelles
technologies de l'information et la clarification du régime juridique
qui leur est applicable.
1. L'échec du dispositif législatif proposé par la loi du 26 juillet 1986
A la suite de deux actions judiciaires mettant en cause la
responsabilité pénale de fournisseurs d'accès à
l'Internet qui ont suscité un vif émoi par ces professionnels, le
Gouvernement a saisi l'occasion de l'examen par le Parlement du projet de loi
sur la réglementation des télécommunications pour faire
adopter, par voie d'amendement, le 18 juin 1996, un dispositif tendant à
organiser la régulation de ce réseau.
Ce dispositif comportait plusieurs volets, l'article 15 de la loi
insérant trois nouveaux articles dans la loi n° 80-1067 du
30 septembre 1986 relative à la liberté de
communication, dont deux ont été déclarés non
conformes à la Constitution.
L'article 43-1, seul entré en vigueur, impose à toute personne
dont l'activité est d'offrir un service de connexion "
de
proposer à ses clients un moyen technique leur permettant de restreindre
l'accès à certains services ou de les
sélectionner
". Ce filtre a en particulier pour objet de
permettre l'exercice d'un contrôle parental et d'éviter que les
enfants n'accèdent à des informations susceptibles de heurter
leur sensibilité.
L'article 43-2 instituait, sous l'autorité du CSA (Conseil
supérieur de l'audiovisuel) un nouveau comité, le Comité
Supérieur de la Télématique (CST). Placé
auprès du CSA, il était chargé d'élaborer des
recommandations qu'il appartenait au CSA d'adopter et destinées à
assurer le respect des règles déontologiques par les services de
communication audiovisuelle.
Etait créée au sein du Comité Supérieur de la
Télématique une instance compétente pour émettre un
avis sur le respect par ces services desdites recommandations, l'avis
étant publié au JORF en cas de non respect. Le comité
pouvait être saisi de réclamations émanant de tout
utilisateur, opérateur, fournisseur de services ou de toute organisation
professionnelle ou association d'usagers. Le président du CSA, sur
proposition du comité, devait saisir le procureur de la
République lorsqu'il avait connaissance, à l'occasion de
réclamations ou de demandes d'avis, de faits passibles de poursuites
pénales.
Le comité était par ailleurs chargé d'une mission
d'information à l'égard des services de
télécommunication pour le développement desquels il devait
proposer des mesures. Il était en outre investi d'une mission de
coopération internationale en participant à l'élaboration
de règles déontologiques communes.
La détermination précise de sa composition et de ses
modalités de fonctionnement était renvoyée à un
décret pris après avis du CSA. L'article 43-2 indiquait
toutefois qu'il devait être constitué pour moitié de
professionnels représentant les fournisseurs d'accès, les
éditeurs de services et de presse, et pour l'autre moitié de
représentants des utilisateurs et de personnalités
qualifiées nommées par les ministres chargés des
télécommunications et de la communication, son président
étant désigné par le CSA parmi les personnalités
qualifiées.
L'article 43-3 visait à exonérer de leur responsabilité
pénale les offreurs d'accès à l'Internet dès lors
qu'ils auraient proposé à leurs clients un logiciel de filtrage
(article 43-1) et qu'ils n'auraient pas laissé en libre accès des
services ayant fait l'objet d'un avis défavorable du comité,
à moins d'avoir, "
en connaissance de cause, personnellement
commis l'infraction ou participé à sa commission
".
Par sa décision n° 96-378 DC du 23 juillet 1996, le
Conseil constitutionnel a estimé que le pouvoir de formuler des
recommandations, dévolu par l'article 43-2 au Comité
Supérieur de la Télématique, n'était pas assez
précisément encadré alors que les avis rendus en
considération de ces recommandations étaient susceptibles d'avoir
des incidences pénales. Il a considéré que le
législateur avait méconnu les dispositions de l'article 34 de la
Constitution lui imposant d'assurer la sauvegarde des droits et des
libertés de valeur constitutionnelle en déterminant
lui-même la nature des garanties nécessaires. Les articles 43-2 et
43-3 ont ainsi été déclarés non conformes à
la Constitution.
Le dispositif censuré avait suscité des réactions
mitigées parmi les professionnels de l'Internet : Ils avaient en
particulier émis des réserves sur le fait que la
régulation du secteur soit confiée à des
spécialistes de la télématique ou de l'audiovisuel et non
à des experts de l'Internet, estimant que chacun de ces mondes
appartenaient à des cultures différentes.
A la suite de cet échec, le ministre délégué
à la Poste, aux Télécommunications et à l'Espace a
décidé de confier aux professionnels de l'Internet le soin
d'élaborer un code de bonne conduite et de réfléchir aux
modalités de son application. M. Antoine Beaussant, Président du
GESTE, a été désigné pour organiser une large
concertation devant aboutir à l'élaboration de cette charte.
2. Les conclusions de la mission Beaussant
Cette mission, lancée à la fin du mois d'octobre
1996, a rendu ses conclusions le 5 mars 1997.
Afin de dégager des orientations recueillant le consensus, les
responsables de la mission ont fait appel à la fois à des
personnalités qualifiées, à des représentants des
fournisseurs d'accès, des fournisseurs de services en ligne et des
éditeurs de contenus, à des juristes d'entreprise, à des
avocats spécialisés, à des représentants
d'organisations d'utilisateurs... soit plus de cent-quarante personnes.
Hormis les très nombreuses auditions qui se sont parfois
déroulées dans le cadre de groupes de travail thématiques,
un site Web a été ouvert pour faciliter le débat entre les
participants. Pour enrichir la réflexion et s'inspirer des
expérimentations étrangères, ce site a
répertorié tous les serveurs sur l'Internet contenant des
documents relatifs à la régulation. Des réunions
plénières ont en outre été
régulièrement organisées pour acter au fur et à
mesure les points de convergence.
C'est ainsi que fut élaborée la Charte de l'Internet. Celle-ci
définit ainsi son objet : "
Pour favoriser le
développement harmonieux de l'Internet, l'objet de la Charte est de
préciser, dans le cadre des lois et traités, les règles et
usages des acteurs de l'Internet et d'en faciliter la mise en oeuvre par un
outil simple et pragmatique d'autorégulation, le Conseil de
l'Internet
".
Rappelant les principes applicables en matière de respect de la
dignité humaine, des libertés et des droits fondamentaux, de
protection des droits de propriété intellectuelle et des droits
des consommateurs, la Charte prévoit que les adhérants s'engagent
à respecter ces règles de bonne conduite et à promouvoir
son usage.
Par souci de transparence, elle exige que tout acteur mettant un contenu
à la disposition du public fournisse une adresse électronique
permettant son identification et sa localisation.
Concernant les contenus sensibles, les acteurs s'engagent à promouvoir
des mécanismes offrant aux utilisateurs la possibilité
d'opérer une sélection des informations.
La Charte préconise la création d'un Conseil de l'Internet,
organisme d'autorégulation composé de représentants des
différentes catégories d'acteurs (fournisseurs de contenus des
secteurs marchand et non marchand, fournisseurs d'infrastructures, fournisseurs
d'accès et fournisseurs d'hébergement) et présidé
par une personnalité indépendante élue par le Conseil. Est
en outre institué auprès du conseil d'administration un
comité constitué de représentants de la
société civile et de personnalités qualifiées.
Les missions assignées au Conseil de l'Internet sont diverses :
information des acteurs et des utilisateurs ; délivrance d'avis sur le
caractère illicite d'un contenu lorsqu'il est saisi d'une
réclamation ou sur autosaisine ; si une illicéité
manifeste est constatée, pouvoir d'adresser des recommandations au
responsable du site pour modification ou suppression du contenu concerné
; si la recommandation reste lettre morte, émission d'un avis
recommandant aux prestataires techniques de bloquer l'accès, cet avis
restant confidentiel. Les avis et recommandations ont vocation à
acquérir une valeur de référence pour l'autorité
judiciaire.
Le Conseil est également investi d'une mission de conciliation entre les
acteurs de l'Internet qui doivent s'efforcer de régler leurs
différends à l'amiable.
Il est ainsi conçu comme l'"
organisme indépendant et
unique d'autorégulation et de médiation
", organisme
privé dont les acteurs de la Charte souhaitent que l'Etat contribue au
financement de son fonctionnement dans la mesure où "
sa mission
revêt un intérêt public
".
Il participe enfin au développement de la coopération
internationale en concertation avec les organismes homologues des autres Etats.
Bien que résultant d'un long processus de concertation, le projet de
charte n'a pas recueilli un assentiment unanime.
Les représentants de l'AUI (Association des utilisateurs de l'Internet),
souhaitant marquer leur opposition aux solutions préconisées et
considérant que "
le Conseil de l'Internet demeurait un
organisme de censure
", ont décidé, dès le 28
janvier, de ne plus siéger au sein de la commission
présidée par M. Antoine Beaussant.
L'Internet Society (ISOC), approuvant le principe de l'autorégulation, a
estimé que le projet de Charte constituait une bonne base de discussion,
susceptible d'améliorations.
L'AFPI (Association française des professionnels de l'Internet) a en
revanche considéré que "
la démarche
d'autorégulation était inadéquate
" et qu'un
"
Conseil de l'Internet devait être nommé par l'Etat et
pourvu de compétences réglementaires
". Elle s'est
déclarée "
en désaccord avec l'idée d'un
code de déontologie autogéré
" et a
regretté l'incapacité du Gouvernement "
à
créer des règles claires qui auraient force de loi
".
Afin de prendre en considération ces réactions, un nouveau groupe
de travail réunissant une soixante de personnes a été
créé sous la présidence de M. Michel Vivant, professeur de
droit et expert auprès de la Commission européenne.
S'inspirant des travaux effectués par la mission Beaussant, ce groupe de
travail devrait prochainement produire un rapport innovant sur plusieurs points
: la Charte serait commuée en un simple manifeste "
court et
consensuel
" se limitant à définir les grands principes,
"
texte fondateur
" qui devrait recueillir
l'approbation
unanime des participants. Le Conseil de l'Internet serait transformé en
un organisme plus léger d'autorégulation géré
conjointement par les utilisateurs et les professionnels. Doté d'un
rôle de médiation, il serait chargé d'animer un
observatoire des pratiques des Français sur le réseau et pourrait
créer une hot line. Le point de savoir s'il doit être doté
du pouvoir de recommander la fermeture de sites illicites et de délivrer
des informations à l'autorité judiciaire demeure en discussion et
fait l'objet d'appréciations divergentes.
L'ensemble des travaux menés par les acteurs de l'Internet met en
évidence leur attachement au principe de liberté qui régit
le fonctionnement du réseau depuis sa création mas
également leur souhait de clarifier les règles applicables
fondant leur responsabilité. Organiser une régulation de
l'Internet apparaît donc comme une nécessité faisant
l'objet d'une reconnaissance quasiment unanime, la difficulté consistant
à définir des modalités consensuelles. Si la
préférence des acteurs de l'Internet va à un
système d'autorégulation, nombreux sont ceux qui soulignent la
nécessité pour les pouvoirs publics de ne pas abdiquer leur part
de responsabilité.