" La mesure du temps n'est pas chose arbitraire
et
conventionnelle. Elle répond, au contraire, à des besoins
précis et obéit à des règles séculaires
éminemment respectables. "
Ch. Lallemand
Revue scientifique - 13-20 mai 1915
INTRODUCTION
D'inspiration britannique, l'idée d'avancer l'heure
légale durant l'été a été instituée
une première fois en France en 1916, au prix de débats
passionnés entre les partisans
" du devoir impérieux de
ne négliger aucune source d'économie "
en temps de
guerre et les réfractaires à l'édiction
" d'une
mesure aussi grave qui jetterait un trouble général dans la vie
nationale... pour un bénéfice reposant sur des données
assez incertaines "
(1(
*
))
.
Disparu après la seconde guerre mondiale - pour rompre avec "l'heure de
Berlin " imposée pendant l'occupation allemande -, le principe
d'une heure légale variant au cours de l'année a
été réinstauré en France par le décret
n° 75-866 du 19 septembre 1975. Sa justification
économique reposait cette fois encore sur la recherche
d'économies d'énergie, imposées par le premier choc
pétrolier de 1973 : il fut d'ailleurs inspiré par
M. Jean Syrota, alors directeur de l'Agence française pour les
économies d'énergie.
Depuis lors, la modification, chaque semestre, de l'heure légale a
continué de s'appliquer, impliquant d'avancer l'heure de
soixante minutes au printemps, puis de revenir à l'heure initiale
six mois plus tard.
Au fil des ans, d'autres pays de l'Union européenne
(2(
*
))
avaient également adopté ce
principe : en 1980, une
première directive européenne
a commencé d'harmoniser les dates et heures de début et de fin de
la période d'été afin de faciliter l'activité dans
le domaine des transports et des communications particulièrement
sensible aux distorsions horaires entre les Etats.
La
deuxième directive
du Conseil, du 10 juin 1982, retenait une
date commune de début de période - le dernier dimanche de mars -
mais deux dates différentes de fin : pour l'Europe continentale, le
dernier dimanche de septembre, et pour le Royaume-Uni et l'Irlande, le
quatrième dimanche d'octobre. Cette situation dérogatoire a
perduré, dans les directives successives, jusqu'à fin 1995.
La
septième directive
94/21/CE du Parlement européen et du
Conseil du 30 mai 1994 concernant les dispositions relatives à
l'heure d'été
(3(
*
))
actuellement en vigueur, s'applique à la période 1995-1997 en
arguant de l'importance "
pour le fonctionnement du marché
intérieur, de fixer une date et une heure communes pour le début
et la fin de la période de l'heure d'été valables dans
l'espace communautaire
".
Pour la première fois, elle
harmonise intégralement, à compter de 1996, les dates des
modifications horaires sur l'ensemble du territoire de l'Union
en optant
pour le choix britannique des derniers dimanches de mars et d'octobre.
Le projet de
huitième directive
, dont l'examen est en cours,
propose le maintien du même système pour les années
1998-2001 et fixe les dates de changement horaire qui seront applicables dans
tous les Etats membres durant cette période.
Ce moment transitoire entre deux directives semble bien choisi pour se poser la
question de l'opportunité de prolonger, dans l'avenir, l'organisation
actuelle du changement d'heure légale.
Depuis plusieurs années, en effet, de plus en plus de voix
s'élèvent, dans l'opinion publique, contre ce dispositif.
Plusieurs pays ont abandonné le système de l'heure
d'été après l'avoir pratiqué (la Chine, le Maroc,
l'Islande, le Queensland en Australie...). Au Parlement, deux rapports
(4(
*
))
ont estimé que le débat
méritait d'être ouvert. Plus récemment encore,
M. Alain Juppé,
(5(
*
))
Premier ministre, s'est déclaré hostile au changement d'heure qui
venait d'être effectué.
Sur la base de ces déclarations, le Sénat a souhaité
pouvoir être saisi, sur le fondement de l'article 88-4 de la
Constitution, du projet de huitième directive portant sur l'heure
d'été présenté peu après. Certes, ce texte
avait été considéré par le Conseil d'Etat comme de
nature réglementaire -ce qui n'est pas contestable sur un strict plan
juridique-, mais il est toujours loisible au Gouvernement de soumettre un texte
aux Assemblées dès lors qu'il comporte une importance politique
réelle.
Le Gouvernement avait ainsi usé de cette faculté à deux
reprises, à la demande du Président de l'Assemblée
nationale, d'abord en avril 1995 pour la proposition de réglement
portant réforme de l'organisation commune du marché
viti-vinicole, puis plus récemment, en mars 1996, pour la proposition de
réglement portant organisation commune des marchés dans le
secteur des fruits et légumes.
En dépit de l'importance du sujet de l'heure légale et de
l'intérêt qu'il suscite dans l'opinion publique, le Gouvernement
n'a pas jugé bon de satisfaire à la requête du
Président du Sénat. Ne sera donc pas soumis aux Assemblées
le projet de huitième directive concernant les dispositions relatives
à l'heure d'été, sur le motif que "
cette
matière, quelle que soit son importance politique, ne relève pas
du domaine législatif mais rentre dans le champ réglementaire si
bien que le Gouvernement ne ... paraît pas pouvoir constitutionnellement
transmettre au Parlement... une telle proposition d'acte communautaire (6(
*
))
".
La délégation du Sénat pour l'Union européenne ne
dispose donc, pour traiter de cette question controversée, que de la
possibilité d'en étudier les différents aspects par la
voie d'un rapport d'information dont elle souhaite qu'il puisse inspirer la
position de la France -et convaincre ses partenaires- lors de la réunion
du Conseil des ministres des transports consacré prochainement à
l'examen de la huitième directive sur l'heure d'été.
Elle se félicite, toutefois, que le Gouvernement ait par la suite voulu
associer le Parlement à la réflexion conduite en la
matière en confiant à M. François-Michel Gonnot,
Président de la Commission de Production et des Echanges de
l'Assemblée nationale, une mission d'étude et de proposition sur
ce thème. Sa mission est toutefois très encadrée puisque
le principe de la suppression du changement d'heure y est
considéré comme acquis, le débat portant uniquement sur le
choix de l'heure unique à retenir et les modalités de mise en
oeuvre du nouveau dispositif.
Il est heureux que le Parlement - qui n'avait pas été
associé à la décision initiale de 1976 - puisse contribuer
à l'évolution de ce dossier horaire, d'une manière que
l'on espère efficace si l'on rappelle que le rapport de Mme
Ségolène Royal, rendu public en mars 1990, est resté sans
effet et que la proposition de loi votée au Sénat la même
année n'a jamais été inscrite à l'ordre du jour de
l'Assemblée nationale depuis lors.
I. L'INTERET ECONOMIQUE DU SYSTEME DE L'HEURE D'ETE RESTE A DEMONTRER
Lors de l'adoption de la septième directive, plusieurs
voix s'étant élevées pour contester le bien-fondé
du principe de changement horaire, la Commission s'était engagée
devant le Parlement européen et le Conseil à présenter un
rapport rendant compte de l'état de la question. Deux autres
études avaient déjà été conduites en
décembre 1989 et février 1991 par la Commission, dont les
conclusions restaient réservées quant à
l'efficacité économique du changement d'heure en
été
(7(
*
))
.
Publié le 25 avril 1996, ce nouveau rapport s'est fondé, d'une
part, sur les conclusions d'une étude réalisée en 1995 par
un cabinet de consultants britannique
(8(
*
)),
d'autre part, sur les contributions des
différents secteurs économiques les plus concernés par
l'heure d'été ainsi que des associations favorables ou hostiles
à celle-ci.
Cette évaluation s'est attachée à apprécier les
effets de l'heure d'été et du changement horaire semestriel sur :
- la consommation d'énergie
- la santé publique
- les conditions de travail et les modes de vie
- l'agriculture
- la protection de l'environnement
- la sécurité routière
- les industries du tourisme et des loisirs.
Curieusement, cette étude récente opère un revirement
d'appréciation, notamment en matière d'économies
d'énergie et présente une estimation favorable à
l'intérêt de la poursuite du dispositif actuel.
La conclusion retenue par la Commission est que
" les secteurs
consultés s'accordent unanimement sur la nécessité de
poursuivre l'harmonisation complète et de continuer l'application du
calendrier de la période de l'heure d'été ".
Ce
faisant, elle ne répond pas directement à la question de
l'opportunité même d'une heure variable au cours de
l'année, en se bornant à retenir la nécessité d'une
harmonisation des périodes d'heure d'été.
Or, à l'évidence, aucun agent économique ne peut souhaiter
le retour à un calendrier anarchique des dates de changement horaire par
les Etats membres favorables à la poursuite de ce dispositif. En
revanche, on peut légitimement s'interroger sur l'intérêt
même d'élaborer un calendrier commun dès lors que l'analyse
sectorielle des effets de l'heure d'été montre que ces avantages
sont discutables et ses inconvénients certains.
A. DES AVANTAGES CONTESTABLES
1. L'économie d'énergie : mythe ou réalité ?
a) Les chiffres annoncés
Institué à une époque traumatisée
par l'augmentation du prix du pétrole, le système du changement
d'heure l'été avait pour justification d'économiser les
dépenses d'éclairage en profitant de soixante minutes
supplémentaires de jour le soir.
Selon les statistiques avancées dès l'origine par EDF, l'heure
d'été permettait d'économiser chaque année un
milliard de kilowatts-heure, soit environ 250 000 à
300 000 tonnes d'équivalent pétrole (TEP), chiffres
confirmés en 1991.
En mars 1996, le ministère de l'industrie a demandé
l'actualisation de l'étude menée en 1991 sur les économies
d'électricité découlant du changement d'heure
légale.
Il résulte de cette réflexion commune entre le ministère
de l'industrie, EDF et l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de
l'énergie (ADEME) que
l'économie de consommation
électrique est estimée à 1,2 milliard de
kilowatts-heure
(9(
*
)),
soit la
consommation annuelle d'une ville comme Bordeaux,
stricto sensu.
La provenance de cette consommation - qui équivaut à 267.000 TEP,
bien qu'une telle comparaison ne soit plus d'actualité aujourd'hui - est
à répartir entre le charbon (75 %), le fuel (20 %) et le
nucléaire (5 %).
L'avantage attendu de la prolongation de la période d'heure
d'été de septembre à octobre 1996 porte sur une majoration
de 10 % des économies.
La méthode de calcul retenue pour cette mesure n'a pas fait l'objet de
modification par rapport aux années précédentes
considérant qu'
" il semble difficile d'affiner davantage la
méthodologie d'estimation des gains d'électricité retenue
en 1991 ".
Elle s'appuie sur la comparaison de courbes de
consommation
journalières de la semaine qui précède et de celle qui
suit les dates de changement d'heure, rapportée aux gains journaliers
constatés en 1976 lors de l'instauration du dispositif.
b) La réalité des chiffres
Cette observation chiffrée appelle trois remarques : la
première est qu'aujourd'hui, la fourniture d'électricité
est en grande majorité -75 % environ- d'origine nucléaire, donc
non soumise à fluctuation de cours ou dépendante de fournisseurs
étrangers, et non stockable. La question de la dépendance
énergétique de la France n'est donc plus en cause.
La deuxième est que 1,2 milliard de kilowatts-heure ne représente
qu'une fraction minime de la consommation française, de l'ordre de 0,5
%, à relativiser encore compte tenu de la méthode d'estimation
utilisée par EDF, qui ne peut être d'une fiabilité absolue.
La troisième, enfin, est que ces économies pourraient être
illusoires car l'heure d'éclairage artificiel gagnée le soir
serait largement compensée par les dépenses
énergétiques
(10(
*
))
supplémentaires induites le matin, en avril et septembre, pour
l'éclairage et le chauffage, et plus encore, probablement, à
partir de 1996, avec l'allongement de la période d'été
jusqu'à la fin du mois d'octobre. De plus, la promotion de la nouvelle
technologie des lampes fluorescentes à basse consommation
d'électricité, en remplacement des actuelles ampoules à
incandescence, réduirait encore l'écart de consommation. Si le
rapport d'étude de la Commission conclut, à l'inverse, que les
économies l'emporteraient sur les dépenses supplémentaires
induites, elle n'avance aucune estimation chiffrée à l'appui de
cette thèse :
" étant donné ces influences
compensatoires, il est possible de conclure que l'heure d'été
apporte un certain bénéfice par rapport au bilan total de la
consommation d'énergie ".
L'argument avancé par l'Agence de l'environnement et de la
maîtrise de l'énergie (ADEME) selon lequel le renoncement à
l'heure d'été afficherait un désintérêt
national pour l'économie d'énergie ne paraît pas d'un
caractère totalement convaincant si l'on observe que les autres mesures
arrêtées à la même époque que l'heure
d'été ont, depuis, été abandonnées sans
qu'on y voit cet aspect " psychologiquement néfaste "
(extinction des vitrines la nuit, maintien de la température
intérieure à 19°...).