D. MCKINSEY N'A PAS PAYÉ D'IMPÔT SUR LES SOCIÉTÉS EN FRANCE DEPUIS AU MOINS 10 ANS
Au cours de ses travaux, la commission d'enquête a souhaité vérifier les déclarations du directeur associé de McKinsey concernant la situation fiscale du cabinet en France .
Ces propos ont été tenus sous serment lors de l'audition du 18 janvier 2022 .
Les déclarations du directeur associé de McKinsey
Tout en précisant qu'il n'intervenait « qu'en tant que responsable du pôle “secteur public”, et non pas en tant que directeur général » de McKinsey, M. Karim Tadjeddine a déclaré :
- « Le cabinet emploie ses salariés en contrat de travail de droit français, est immatriculé au registre du commerce et des sociétés (RCS) et respecte l'ensemble des règles fiscales et sociales françaises applicables aux sociétés - c'est d'ailleurs un préalable pour répondre aux appels d'offres public s » ;
- « Nous sommes organisés en succursale rapportant à l'entité mère basée au Delaware mais l'ensemble de nos activités, dans les secteurs publics et privés, et l'ensemble des contrats de travail sont portés par cette société de droit français » ;
- « Je le dis très nettement : nous payons l'impôt sur les sociétés en France et l'ensemble des salaires sont dans une société de droit français qui paie ses impôts en France ».
Dans le cadre de ces investigations, deux contrôles sur pièces et sur place ont été menés au ministère de l'économie et des finances.
Ces contrôles ont permis de consulter les documents de service correspondants , en application de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 354 ( * ) .
Relatifs aux années 2011 à 2020 , les documents portaient sur les deux principales entités de McKinsey enregistrées en France : McKinsey & Company Inc. France et McKinsey & Company SAS.
Le constat est clair : le cabinet McKinsey est bien assujetti à l'impôt sur les sociétés (IS) en France mais ses versements s'établissent à zéro euro depuis au moins 10 ans, alors que son chiffre d'affaires sur le territoire national atteint 329 millions d'euros en 2020, dont environ 5 % dans le secteur public, et qu'il y emploie environ 600 salariés 355 ( * ) .
Cette situation interroge d'autant plus que McKinsey est un acteur majeur du consulting , qui est intervenu sur des réflexions stratégiques pour notre pays , par exemple lors de la crise sanitaire (pour un montant estimé à 12,33 millions d'euros) 356 ( * ) ou lors de l'organisation pro bono du sommet Tech for Good pour la Présidence de la République en 2018 et 2019.
Il semble qu'il s'agisse d' un exemple caricatural d'optimisation fiscale , comme l'attestent les documents consultés lors des contrôles sur pièces et sur place : les entités françaises de McKinsey - qui sont des « établissements stables » au sens fiscal 357 ( * ) - versent des « prix de transfert » 358 ( * ) à la société mère - basée au Delaware - pour compenser des dépenses mutualisées au sein du groupe : frais d'administration générale, usage de la marque, assistance interne au sein du réseau, mise à disposition de personnels, etc .
Or, ces « prix de transfert » ne sont pas neutres pour le calcul de l'impôt sur les sociétés en France : ils constituent une charge pour les entreprises, qui conduit à minorer leur résultat fiscal et, par suite, le montant de leur imposition .
En l'espèce, les « prix de transfert » que les entités françaises de McKinsey versent à la société américaine sont d'un montant tel qu'ils participent à rendre le résultat fiscal en France nul ou négatif, depuis au moins 10 ans .
Conséquences du versement d'un prix de transfert
sur le calcul du résultat imposable en France
(schéma
d'illustration)
Source : commission d'enquête
Les déclarations de M. Karim Tadjeddine lors de son audition sous serment du 18 janvier 2022 - et en particulier la suivante : « Je le dis très nettement : nous payons l'impôt sur les sociétés en France » - sont susceptibles de constituer un faux témoignage devant une commission d'enquête .
Elles impliquent de signaler les faits au Procureur de la République, en application du second alinéa l'article 40 du code de procédure pénale .
En l'absence de redressement fiscal, McKinsey peut toujours répondre à des appels d'offres publics, en application de l'article L. 2141-2 du code de la commande publique. Le cabinet dispose à ce titre de l'attestation de régularité fiscale prévue à l'article R. 2143-7 du même code et ne fait l'objet, à la connaissance de la commission d'enquête, d'aucune poursuite pénale.
Pour l'administration fiscale, tout l'enjeu est de vérifier que McKinsey a évalué ces « prix de transfert » à leur juste valeur afin de s'assurer que la réglementation n'a pas été contournée .
L'évaluation des « prix de transfert » : le principe de pleine concurrence
Les « prix de transfert » doivent respecter le principe de pleine concurrence, ce qui signifie que le prix pratiqué entre des entreprises dépendantes (en l'espèce, les entités de McKinsey installées en France et la maison mère basée au Delaware) « doit être le même que celui qui aurait été pratiqué sur le marché entre deux entreprises indépendantes » 359 ( * ) .
En d'autres termes, des « prix de transfert » surévalués représenteraient une irrégularité fiscale, car ils permettraient de minorer artificiellement le résultat d'une entreprise et donc les versements d'impôts sur les sociétés .
Le bulletin officiel de la DGFiP confirme : « les États vérifient que les entreprises implantées sur leur territoire et qui commercent avec d'autres entreprises liées et implantées à l'étranger sont correctement rémunérées pour les opérations réalisées et déclarent la juste part du résultat devant leur revenir eu égard aux activités déployées ».
* 354 Ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.
* 355 Le chiffre d'affaires de McKinsey a été communiqué par écrit par le cabinet, en réponse au questionnaire de la commission d'enquête. La part du secteur public et le nombre de salariés ont été mentionnés par M. Karim Tadjeddine lors de son audition du 18 janvier 2022.
* 356 Voir l'étude de cas sur la crise sanitaire pour plus de précisions sur le rôle de McKinsey.
* 357 Les établissements stables d'une succursale étrangère étant assujettis au régime fiscal français. Si les critères d'identification de l'établissement stable sont généralement définis par les conventions fiscales entre les États, certains sont d'ordre général comme l'existence d'une installation d'affaires (bureaux) et le caractère non temporaire de ces installations, ce qui est le cas en l'espèce.
* 358 L'OCDE définit les « prix de transfert » comme « les prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels ou rend des services à des entreprises associées ». En France, le régime applicable est défini par l'article 57 du code général des impôts (CGI).
* 359 Source : Bulletin officiel des finances publiques, « BIC - Base d'imposition - Transfert indirect de bénéfices entre entreprises dépendantes - Définition et principes de détermination des prix de transfert », février 2014.