B. LE « PARTAGE DU FARDEAU », UNE NÉCESSITÉ POUR LES EUROPÉENS
1. Le rôle historique des États-Unis en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale
Depuis 1945, l'Europe se trouve dans une situation inédite depuis la chute de l'Empire romain : elle est largement dessaisie de la responsabilité d'assurer sa défense. A l'est de l'Europe, les pays ont subi entre 1945 et la fin des années 1980, la domination soviétique qui les a privés pendant un demi-siècle de la possibilité de déterminer eux-mêmes leur politique de défense. A l'ouest, dans le contexte de la Guerre froide, les pays européens s'en sont, pour l'essentiel, remis à la protection américaine, dans le cadre de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), créée par le traité de Washington du 4 avril 1949.
Seuls deux pays ont fait le choix de maintenir une capacité autonome de défendre leurs intérêts vitaux, en se dotant rapidement de l'arme atomique : le Royaume-Uni (doté depuis 1952) et la France (dotée depuis 1960).
Aujourd'hui encore, les Etats-Unis assument environ les deux-tiers de l'effort de l'OTAN. Mais le fait nouveau est que, confrontés à la contestation croissante de leur statut d'hyper-puissance par la Chine, les Etats-Unis ont indiqué clairement à leurs alliés européens qu'ils n'entendent plus prendre une part aussi importante dans la défense de l'Europe. C'est le sens de la revendication américaine régulièrement réitérée d'un « partage du fardeau ». Dès le sommet de Riga de 2006, les alliés avaient convenu de relever leurs dépenses nationales à un minimum de 2% du PIB. C'est dans ce cadre que le sommet de l'OTAN de Newport de 2014 a concrétisé cette perspective en en faisant un engagement concret que les alliés se fixaient comme objectif d'atteindre dans les 10 ans 29 ( * ) . Un deuxième objectif consistait à ce qu'au moins 20 % de ces budgets de défense soient consacrés à l'achat d'équipements.
De fait, la fin de la Guerre froide avait amené les Etats européens à considérer qu'ils pouvaient « toucher les dividendes de la paix », en réduisant de façon continue leur effort de défense.
L'élément important de ce contexte nouveau est que deux évolutions qui sont sans lien direct entre elles se sont rencontrées et ont convergé :
- d'une part les Etats-Unis, confrontés à un défi à l'échelle mondiale sans précédent depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, ont ressenti avec plus d'acuité le poids de leur engagement pour assurer la défense européenne ;
- D'autre part les Etats européens ont repris conscience de l'existence de menaces, en particulier suite à l'annexion de la Crimée par la Russie. Celle-ci a constitué un choc symbolique, car elle a matérialisé de façon spectaculaire la volonté et la capacité de la Russie à contester les frontières internationalement reconnues, y compris par elle-même jusqu'alors.
Source : OTAN
Le graphique ci-dessus montre la progression de la part des dépenses de défense dans le PIB pour la plupart des pays européens, entre 2014 et 2019. Les dépenses ont augmenté pour la quatrième année consécutive. Toutefois, pour l'heure, une majorité de pays européens membres de l'OTAN se situent encore sous le critère des 2% du PIB 30 ( * ) . C'est en particulier le cas de l'Allemagne, avec 1,36 % ; l'Italie, avec 1,22 % et de l'Espagne, avec 0,92 % du PIB.
Ici, les perspectives américaine et européenne divergent. Très clairement, pour les Etats-Unis, les deux défis ne peuvent être comparés. La Chine est pour les Etats-Unis un compétiteur global qui conteste la suprématie américaine dans tous les domaines : économique d'abord, financier ensuite, culturel, diplomatique et stratégique. La dimension militaire n'est pas première dans cet affrontement, même si elle existe.
La Russie présente un profil inverse : il s'agit d'un pays doté d'une économie faible, son PIB le situant entre l'Espagne et l'Italie, alors même qu'il s'agit du pays le plus étendu du monde et doté de ressources naturelles considérables. En outre, la démographie russe est en net déclin. Si la politique interventionniste et parfois provocatrice de la Russie constitue donc une menace claire et immédiate pour les pays européens, et plus pressante évidemment pour ceux qui en sont les plus proches, elle ne constitue pas une menace pour la prééminence américaine sur le monde. C'est tout l'enjeu de l'architecture de maîtrise des armements en Europe, qui revêt une dimension essentielle pour les Européens. De ce point de vue, la mort programmée du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), prévue pour le mois d'août prochain, est extrêmement préoccupante. De façon significative, ce sujet fait l'objet d'un très large consensus en Europe.
C'est là le ressort profond du réveil de l'esprit de défense européen : nos intérêts fondamentaux de sécurité et de défense ont divergé de ceux des Etats-Unis. Naturellement, cette divergence n'est pas une opposition.
Des liens extrêmement forts unissent les pays européens aux Etats-Unis. Ils sont multiples et couvrent tous les champs économiques et sociaux, mais pour résumer on peut considérer que ces liens sont essentiellement de deux ordres fondamentaux :
- Ce sont des liens de sang, tissés par des engagements militaires communs contre des ennemis communs. Si ces liens sont particulièrement anciens dans le cas de la France, on peut dire qu'ils concernent tous les Européens pour ce qui est de la libération de l'Europe occidentale en 1944-1945. En ces jours de commémoration du 75 e anniversaire du Débarquement en Normandie, vos rapporteurs souhaitent saluer ici la mémoire des milliers de soldats américains qui ont donné leur vie lors de la campagne de France. Leur sacrifice ne peut être oublié et ne le sera jamais, et il forme un lien éternel entre nos deux peuples ;
- Ce sont des liens de nature politiques. Les Etats-Unis sont un régime démocratique reposant, dans la même tradition philosophique et idéologique que les pays européens, sur l'affirmation que tout individu a des droits inaliénables, et que les droits et devoirs de tous les membres de la société sont définis et protégés par un Etat de droit. Il s'agit là d'une différence fondamentale et irréductible entre les Etats-Unis et d'autres puissances comme la Chine ou la Russie.
Par conséquent, l'expression de « partage du fardeau », concernant la défense européenne, paraît appropriée. On voit mal, sur le fond, ce qui pourrait justifier durablement, dans le contexte actuel, que les Européens continuent à sous-dimensionner leur effort de défense.
2. La stabilisation n'est pas encore un réarmement
L'analyse des comparaisons chiffrées de l'institut suédois SIPRI conduit à remettre en perspective les efforts européens en matière de défense. L'analyse des comparaisons de moyen terme (sur une dizaine d'années) réserve quelques surprises. Entre 2008 et 2017, le SIPRI distingue quatre groupes de pays 31 ( * ) :
- Ceux dont les budgets de défense ont cru fortement, d'au moins 30 % : la Chine, la Turquie, l'Inde, la Russie, l'Arabie saoudite et l'Australie ;
- Ceux dont les budgets de défense ont crû entre 10% et 30 % : la Corée du Sud, le Brésil et le Canada ;
- Ceux dont les budgets ont crû de moins de 10 % : l'Allemagne, la France et le Japon ;
- Et ceux dont les budgets de défense ont baissé : l'Italie, le Royaume-Uni et, surtout, les Etats-Unis.
Il convient de s'attarder sur les Etats-Unis et les principaux pays européens. Sur cette période, le budget de défense des Etats-Unis a diminué de 14 %, et de 22 % si on compare 2017 au pic de 2010, correspondant à un effort accru en Afghanistan et en Irak. Cette baisse relative ne peut masquer l'importance considérable du budget militaire américain, qui était de 610 milliards de dollars en 2017, soit 2,7 fois plus que celui de la Chine, deuxième pays au monde pour les dépenses militaires.
Cette même année 2017, les pays européens (Russie comprise, conformément aux classifications du SIPRI) ont dépensé 342 milliards de dollars, soit 56 % de l'effort américain. Sans surprise, les plus gros budgets de défense au sein de l'Union européenne concernent les plus grands pays, dans l'ordre suivant : France (6 ème rang mondial), Royaume-Uni (7 ème ), Allemagne (9 ème ) et Italie (12 ème ).
Comme le souligne le rapport SIPRI, sur les dix dernières années, le poids relatif de ces quatre grands pays européen dans les dépenses militaires mondiales a diminué d'un tiers. Ils représentaient en effet 15 % des dépenses militaires en 2008, mais plus que 10 % en 2017.
Il est particulièrement significatif de constater le basculement du centre de gravité militaire du monde. En 2008, ces quatre pays européens dépensaient, ensemble, 2,6 fois plus que la Chine. Dix ans plus tard, leurs dépenses sont inférieures d'un quart à celles de la Chine (78 %) 32 ( * ) .
Il est également intéressant de comparer le niveau des dépenses des quatre pays à celui de la Russie. D'après le SIPRI, la Russie a dépensé, en 2017, 66,3 milliards de dollars, soit 15 % de plus que la France. Si l'on additionne les dépenses des quatre plus grands pays de l'Union, les dépenses militaires de la Russie représentent un gros tiers de cet ensemble (37 %). À plusieurs reprises pendant leurs auditions, vos rapporteurs ont posé la question de ce paradoxe russe, pays perçu comme une grande puissance militaire alors que ses dépenses le situeraient derrière l'Arabie saoudite et dans un ordre de grandeur proche des principales armées européennes. Des explications de plusieurs ordres leur ont été proposées :
- Tout d'abord, les chiffres connus ne représenteraient qu'une partie de l'effort militaire réel. Cet argument peut s'entendre. Toutefois, il est difficile d'imaginer que l'ordre de grandeur entre les chiffres officiels soit du simple au double. Et quand bien même l'effort militaire russe serait le double de celui estimé par le SIPRI, il serait encore très sensiblement inférieur à celui des pays européens ;
- Un second ordre d'explication, sans doute plus pertinent, explique que l'effort russe est proportionnellement concentré sur quelques domaines d'excellence traditionnels de haut du spectre : l'aéronautique (aviation de chasse et missiles 33 ( * ) ) ; l'espace ; la sous-marinade ; et, naturellement, la puissance nucléaire, qui reste considérable. Il convient sans doute d'y ajouter le développement plus récent de l'arme cyber, dont on peut considérer qu'elle est une déclinaison moderne des mathématiques, qui sont de longue date un domaine d'excellence russe ;
- Il faut également considérer que les rémunérations des militaires russes sont inférieures à celles qui ont cours dans les armées européennes, et qui représentent une part importante de l'effort de défense ;
- Enfin, la Russie bénéficie, par rapport aux autres pays européens, d'un avantage considérable mais non chiffrable : l'unité de commandement. L'armée russe n'a qu'un seul chef, une seule hiérarchie, une seule langue, une seule gamme de matériel. Il est évident que, sur le plan opérationnel, ce sont là des atouts très importants.
3. L'Europe n'est qu'au début de sa remontée en puissance militaire
La défense du territoire et du peuple qui y vit a toujours été la mission première des Etats. Si l'on se place dans une perspective historique, la faiblesse de l'effort de défense des pays européens ne peut paraître que comme une parenthèse qui était nécessairement appelée à se refermer. A l'issue des auditions et des déplacements en Europe qu'ils ont menés, vos rapporteurs sont convaincus que nos partenaires européens ont, pour l'essentiel, conscience de cette réalité.
Il est donc essentiel de présenter le débat entre atlantistes et défenseurs d'une Europe entièrement indépendante des Etats-Unis -dont il importe de rappeler qu'ils sont aujourd'hui très peu nombreux en Europe- pour ce qu'il est, c'est-à-dire un faux débat assez artificiel mus par des enjeux politiciens plus que politiques.
Les réalités s'imposent en effet dans un enchaînement logique :
- La défense européenne repose aujourd'hui sur les Etats-Unis ;
- Les Etats-Unis réclament avec insistance la fin de cette situation, essentiellement parce qu'ils veulent pouvoir consacrer leurs forces à leur rivalité avec la Chine, et en second lieu parce qu'il leur semble que les pays européens ont profité de la présence américaine pour faire de larges économies sur leurs budgets de défense ;
- En outre, les Etats-Unis et donc l'OTAN considèrent qu'une partie des défis sécuritaires de l'Europe ne relève pas de leur responsabilité : c'est par exemple le cas pour les crises migratoires ou pour les opérations de stabilisation et de maintien de la paix dans le voisinage européen. Comme l'a déclaré une personne auditionnée par vos rapporteurs « La Méditerranée, l'Afrique et le Moyen-Orient seront des enjeux majeurs pour la sécurité de l'Europe dans les décennies qui viennent. Or l'OTAN ne s'y intéresse pas, car elle n'a pas été conçue pour ça » ;
- Les pays européens sont donc contraints d'augmenter leur effort de défense ;
- Mais ce « partage du fardeau » ne pourra se faire que progressivement, et de façon concertée entre les pays européens et les Etats-Unis, pour ne pas fragiliser la défense du territoire européen.
On voit donc que, loin d'être concurrents, les efforts réalisés dans le cadre de l'OTAN et ceux réalisés dans le cadre européen convergent pour assurer la sécurité et la défense de l'Europe. Il y a en fait une sorte de partage des rôles implicite, qui gagnerait à être explicité pour dissiper les craintes de nos partenaires :
o À l'OTAN la défense du territoire européen et la gestion des menaces de haut du spectre ;
o À l'Union européenne et aux Etats européens dans des cadres intergouvernementaux la « défense de l'avant », c'est-à-dire les interventions hors d'Europe et les missions de sécurité, comme le contrôle des mouvements migratoires ou la lutte contre les trafics. Il est utile de noter que cette idée que la défense de l'Europe passe par une capacité à se projeter hors d'Europe n'est pas toujours bien comprise de certains de nos partenaires européens. Il n'est pourtant que de regarder l'action déterminée de la Russie au Proche-Orient pour percevoir comment les fronts est et sud, loin d'être disjoints, sont en réalité souvent liés. Il en va de même en Afrique, devenue un terrain de concurrence exacerbée des puissances.
Enfin, la complémentarité de l'OTAN et de l'UE tient aussi aux différences de leur composition. La plus notable est la participation de la Turquie à l'OTAN, qui bloque par exemple l'adhésion de Chypre, pays membre de l'Union européenne, à l'Alliance.
Les propositions de vos rapporteurs :
- Préserver l'application de la LPM votée par le Parlement, notamment en ce qu'elle prévoit une remontée des crédits de la défense à 2 % en 2025. La première étape de la participation française à la défense européenne est de confirmer l'engagement de notre pays en faveur de la défense ;
- Dépasser l'opposition stérile entre l'OTAN et l'Union européenne, qui sont en réalité complémentaires et non concurrentes.
* 29 Cf. le rapport du Sénat n° 562 (2016-2017) de MM. Jean-Pierre RAFFARIN et Daniel REINER : 2% du PIB pour la défense, p. 13 et s.
* 30 Seuls 7 pays atteignent ou dépassent les 2 % : la Grèce, l'Estonie, le Royaume-Uni, la Roumanie, la Pologne, la Lettonie et la Lituanie (1,98 % exactement dans ce dernier cas).
* 31 Les données suivantes sont extraites du rapport 2018 du Stockholm international peace research initiative (SIPRI), p. 157 et s.
* 32 SIPRI 2018, p. 166.
* 33 On pense en particulier aux systèmes de missiles sol-air type S400, et, de façon moins claire, aux travaux russes sur l'hypervélocité.