6. L'appréciation de la méthode des scenarii pour le sujet
Même si les scenarii littéraires de l'exercice de l'APEC ont le mérite d'attirer l'attention sur les nouvelles menaces des maladies infectieuses émergentes, il n'en reste pas moins que l'examen des exercices menés jusqu'à présent, en France comme à l'étranger, conduit à penser que la méthode des scenarios est inadaptée pour traiter le sujet des maladies infectieuses émergentes .
L'explication réside avant tout dans le fait que les maladies infectieuses émergentes sont très nombreuses (plusieurs centaines recensées à l'heure actuelle), que les mécanismes d'émergence sont extrêmement variés selon les combinaisons intervenant dans l'apparition d'un virus , que les situations sanitaires sont très hétérogènes selon les zones climatiques , les mécanismes sociaux ou institutionnels des pays , que les conditions de diffusion épidémiques des maladies diffèrent très nettement les unes des autres avec des temps d'incubation spécifiques allant de quelques heures à plusieurs années, que les modes de transmission sont eux-mêmes multiples, etc...
Aucune matrice ne pourrait rendre compte de cette multiplicité des possibles et il faut reconnaître avec humilité notre impuissance et notre ignorance comme nous invite d'ailleurs le professeur Didier Raoult. Les paroles de Charles Nicolle résonnent toujours à nos oreilles : « Il y aura donc des maladies nouvelles. C'est un fait fatal. Un autre fait, aussi fatal, est que nous ne saurons jamais les dépister dès leur origine. Lorsque nous aurons notion de ces maladies, elles seront déjà toutes formées, adultes pourrait-on dire. Elles apparaîtront comme Athéna parut, sortant toute armée du cerveau de Zeus. Comment les reconnaîtrons-nous, ces maladies nouvelles, comment soupçonnerions-nous leur existence avant qu'elles n'aient revêtu leurs costumes de symptômes ? Il faut bien se résigner à l'ignorance des premiers cas évidents. Ils seront méconnus, confondus avec des maladies déjà existantes et ce n'est qu'après une longue période de tâtonnements que l'on dégagera le nouveau type pathologique du tableau des affections déjà classées . » 15 ( * )
Source : HCSP d'après Plowright et al 2008
En revanche, il est certain aussi que le fatalisme n'est pas la bonne réponse à ce constat de notre ignorance .
L'homme et la société, les savants et les politiques peuvent agir sur les facteurs que nous connaissons comme étant des variables de la mécanique d'apparition et de diffusion des maladies émergentes. Ces facteurs sont stables, connus ; leur évolution en tendance est parfaitement décrite par les spécialistes des disciplines concernées . C'est donc sur ces facteurs qu'il est possible d'intervenir pour anticiper des évènements dont le déroulement nous échappe maintenant et qui se manifesteront nécessairement un jour ou l'autre sans prévenir. Il sera alors trop tard pour faire ce qui aurait pu être fait avant.
Le tableau ci-après résume quatre évolutions potentielles des principaux facteurs impliqués dans l'émergence des maladies infectieuses ; évolution volontariste, évolution satisfaisante, évolution tendancielle, évolution négative . C'est donc dans le cadre de chacun des facteurs qu'il est envisageable d'intervenir avec des leviers d'action à définir pour orienter l'évolution de manière à limiter le rôle de chaque facteur dans le déclenchement d'une pandémie.
EVOLUTIONS POTENTIELLES DES PRINCIPAUX FACTEURS
IMPLIQUÉS
DANS L'ÉMERGENCE DES MALADIES
INFECTIEUSES
Facteurs |
Evolution volontariste |
Evolution satisfaisante |
Evolution tendantielle |
Evolution négative |
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Démographie et urbanisation |
Adaptation continue des stratégies vaccinales en parallèle du mouvement d'urbanisation (adaptation des logements, approvisionnement en eau de qualité), stratégie capable d'intégrer l'hétérogénéité des villes. |
Urbanisation rapide qui se traduirait par un contrôle des maladies infectieuses urbaines. Stratégie dont l'efficacité serait toutefois limitée par une insuffisante prise en compte du caractère « ouvert » des villes |
Urbanisation très rapide, les autorités sanitaires sont débordées. Contrôle insuffisant qui se concentrerait sur les maladies chroniques et dégénératives, et négligerait les MIE. Fortes densités de population. |
Urbanisation très rapide, absence de politique d'aménagement, fortes concentrations de populations rassemblées de façon anarchique, absence de contrôle sanitaire, aucune prise en compte de l'hétérogénéité intra-urbaine. |
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Précarité des conditions sanitaires |
Politique du logement et de réhabilitation volontariste encourageant à la destruction des logements insalubres et améliorant le parc immobilier existant (notamment les logements sociaux). |
Politique de réhabilitation ciblée de certaines zones d'habitation, persistance de quelques endroits à risque. |
Politique de réhabilitation insuffisante, efforts ponctuels mais trop espacés dans le temps pour conduire à une amélioration tangible des conditions sanitaires (réémergence de tuberculose) |
Absence de politique de réhabilitation, existence et accroissement de zones de relégation, phénomènes de ségrégation sanitaire. |
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Evolution des agents pathogènes |
Développement conjoint de pathogènes dont le mode de transmission peut être simple ou complexe, moyens de prévention et de traitement adaptés à ces deux types de pathogènes. Mise en place de politique de contrôle de l'usage des antibiotiques. |
Développement conjoint de pathogènes dont le mode de transmission peut être simple ou complexe, moyens de prévention et de traitement satisfaisants pour un seul type de pathogène au détriment de l'autre. |
Développement de virus hautement contagieux, incubation longue, virulence modérée, moyens de prévention et de traitement développés |
Développement de virus hautement contagieux , incubation courte, virulent (létalité élevée), moyens de prévention et de traitement limités |
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Voyages et échanges intercontinen-taux |
Renforcement des contrôles sanitaires dans les lieux d'échange (services médicaux des aéroports, les ports, les gares, les autoroutes...), Développement d'un réseau international de coopération sanitaire entre aériens Information claire et efficace des voyageurs en matière de vaccinations. |
Renforcement des contrôles sanitaires dans certains lieux d'échanges stratégiques mais subsistance de « trous noirs » (ex : réseaux routiers intra-UE) |
Développement sporadique t des contrôles sanitaires à la suite de crises puis relâchement progressif dans certains secteurs |
Sous-contrôle sanitaire des migrations de population et surveillance minimale ou inexistante de la santé des voyageurs. |
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Interactions santé animale santé humaine |
Rapprochement des spécialistes en santé humaine et en santé animale (création de formations communes) inspiré par l'idée d'une santé unique (one health) |
La communauté internationale parvient à trouver des réponses scientifiques et des régulations efficaces, mais la France est à la traîne (absence d'articulation entre recherche et base de données sur les risques) |
Pas de coopération entre les Etats, réponses curatives et limitées à certains pays ou à certaines zones, réponse génératrice de tensions entre Etats |
Risques élevés de maladies à fort impact, impuissance de la recherche, absence de coopération internationale |
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Organisation du système sanitaire |
organisation efficace et efficient du système de santé, pleine et entière intégration des professionnels de santé, par exemple, les médecins généralistes (valorisation de leur rôle dans la veille sanitaire) Efforts constants de coordination entre les acteurs (professions médicales, patients, industrie..) |
Une organisation du système de santé globalement satisfaisante, mais des tensions ponctuelles viennent en réduire la portée (tensions entre l'Etat et les médecins) |
Des acteurs performants mais souvent isolés (notamment les hôpitaux), peu de coordination, absence d'une base épidémiologique unique alimentée et consultée par les différents acteurs. |
Persistance voire creusement de failles dans le système sanitaire, gestion inefficace de l'organisation des soins et de l'approvisionnement en produits de santé, suivi lacunaire des informations épidémiologiques. |
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Recherche |
Orientation dans le cadre d'une gouvernance mondiale de la recherche vers la mise au point de vaccin pour les maladies les plus répandues et non pas en fonction de la solvabilité des populations |
Recherche décidée oar les grands laboratoires en fonction de la rentabilité des médicaments, mais avec un souci de soin aux populations insolvables |
Priorité aux recherches débouchant sur des médicaments à fort profit |
Incapacité des laboratoires privés à produire de nouveaux médicaments ou vaccins en fonction des nouvelles maladies émergentes |
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Usage des sols |
Développer des investissements agricoles «responsables » respectueux de l'environnement et des droits des populations Mise en place de politiques publiques d' « intensification écologique » (gestion de l'eau dans l'ensemble d'un écosystème, utilisation de la biodiversité...) Sanctuarisation de certains espaces naturels |
Basculement technologique de l'agriculture sous l'effet du changement climatique mais l'essor de la demande alimentaire a accéléré la convergence d'espaces naturels (perte de biodiversité, réduction de la capacité de stockage de carbone) |
Nourrir la planète en privilégiant la croissance économique mondiale (intensification de l'agriculture, disparition des petites exploitations au profit d'exploitations mécanisées et industrielles) Prédominance de firmes multinationales |
Absence de politique foncière conduisant à un pilotage des terres agricoles disponibles insuffisant, ce qui se traduit par une aggravation des crises alimentaires, politiques et sociales dans les pays en développement. Convergence des régimes alimentaires vers le modèle occidental. |
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Changement climatique |
Transition « post-carbone », inflexion radicale des modèles de développement (consommation, aménagement du territoire, technologies) Développement continu des énergies renouvelables, essor des bâtiments à basse consommation énergétique |
Prise de conscience d'un « tournant climatique », engagements multilatéraux sur les émissions de GES (450 ppm de CO²) Mais conduite discontinue d'une politique climatique qui déçoit les ambitions affichées. |
Augmentation du changement climatique et de la fréquence des événements climatiques extrêmes (désertification/fonte des glaces/inondations/ déforestation) Risques accrus de non-soutenabilité Inflexions marginales des modèles de développement |
Non-maîtrise voire augmentation des émissions des gaz à effets de serre, franchissement d'un tipping poin t (un point de basculement climatique irréversible) Doublement de la consommation d'énergie et d'émissions à l'horizon 2050 |
Pour autant, il ne faut pas exclure de prendre en compte quelques cygnes noirs qui, venant d'un coin de la planète tel l'un des quatre cavaliers de l'Apocalypse, faucheraient une grande partie de l'humanité. D'ailleurs, Le bioterrorisme est l'élément moteur, tant en Amérique du nord qu'en Europe de l'intérêt grandissant pour le scenario planning depuis 2002-2003.
Quel pourrait être ce scénario catastrophe 16 ( * ) qu'il faut toujours garder présent à l'esprit parce qu'il est loin d'être impossible ? Par exemple un acte de bioterrorisme 17 ( * ) associant dans un tryptique infernal le SRAS et la grippe pandémique ? Ce même tryptique est d'ailleurs souvent à la base de tous les développements, plus ou moins bien fondés, des scénarios "catastrophe".
Sommes-nous bien préparés à ce scénario catastrophe ?
Hélas non comme l'a souligné dès 2003 le Professeur Didier Raoult dans son rapport au ministre de la Santé : « Notre préparation face à ces événements chaotiques est faible ; ceci pour plusieurs raisons. Tout d'abord, parce que l'époque ne prête pas à la prévision d'événements catastrophistes (Cassandre est toujours ridicule !). Les besoins sociaux relayés par la presse sont des besoins immédiats ; ils répondent à des peurs spontanées qui sont rapidement chassées par d'autres peurs ou inquiétudes . Dans ces conditions, mettre en place un système qui permette d'éviter les conséquences dramatiques d'événements improbables et à long terme est extrêmement difficile . Il est même vraisemblable que cela soulèverait dans la presse des commentaires extrêmement négatifs dénonçant le catastrophisme, la paranoïa, voire le gaspillage. Pourtant, le coût des réactions en urgence est bien supérieur à celui de la prévention ».
* 15 Charles Nicolle : Le destin des Maladies Infectieuses Paris 1926 et 1935
* 16 Voir notamment Cass Sunstein, "Worst-Case Scenarios" (2008) et le rapport du Professeur Didier Raoult sur le Bioterrorisme 2003
* 17 Voir aussi : Andremont. SRAS et bioterrorisme : au risque de la mondialisation. In: Politique étrangère N°3-4 - 2003 - 68e année pp. 679-688