Rapport d'information n° 207 (2011-2012) de M. Jean-Louis CARRÈRE , Mme Leila AÏCHI , MM. Jean-Marie BOCKEL , Didier BOULAUD , Jean-Pierre CHEVÈNEMENT , Raymond COUDERC , Mme Michelle DEMESSINE , M. André DULAIT , Mme Josette DURRIEU , M. Jacques GAUTIER , Mme Nathalie GOULET , MM. Jeanny LORGEOUX , Rachel MAZUIR , Philippe PAUL , Yves POZZO di BORGO et Daniel REINER , fait au nom de la commission des affaires étrangères et de la défense, déposé le 16 décembre 2011

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N° 207

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2011-2012

Enregistré à la Présidence du Sénat le 16 décembre 2011

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur la révision du livre blanc sur la défense et la sécurité nationale : Quelles évolutions du contexte stratégique depuis 2008 ?,

Par M. Jean-Louis CARRÈRE, Mme Leila AÏCHI, MM. Jean-Marie BOCKEL, Didier BOULAUD, Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, Raymond COUDERC, Mme Michelle DEMESSINE, M. André DULAIT, Mme Josette DURRIEU, M. Jacques GAUTIER, Mme Nathalie GOULET, MM. Jeanny LORGEOUX, Rachel MAZUIR, Philippe PAUL, Yves POZZO di BORGO et Daniel REINER,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Louis Carrère , président ; MM. Didier Boulaud, Christian Cambon, Jean-Pierre Chevènement, Robert del Picchia, Mme Josette Durrieu, MM. Jacques Gautier, Robert Hue, Xavier Pintat, Yves Pozzo di Borgo, Daniel Reiner , vice-présidents ; Mmes Leila Aïchi, Hélène Conway Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, MM. Gilbert Roger, André Trillard , secrétaires ; MM. Pierre André, Bertrand Auban, Jean-Michel Baylet, René Beaumont, Pierre Bernard-Reymond, Jacques Berthou, Jean Besson, Michel Billout, Jean-Marie Bockel, Michel Boutant, Jean-Pierre Cantegrit, Pierre Charon, Marcel-Pierre Cléach, Raymond Couderc, Robert del Picchia, Jean-Pierre Demerliat, Mme Michelle Demessine, MM. André Dulait, Hubert Falco, Jean-Paul Fournier, Pierre Frogier, Jacques Gillot, Mme Nathalie Goulet, MM. Alain Gournac, Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Gérard Larcher, Robert Laufoaulu, Jeanny Lorgeoux, Rachel Mazuir, Christian Namy, Alain Néri, Jean-Marc Pastor, Philippe Paul, Jean-Claude Peyronnet, Bernard Piras, Christian Poncelet, Roland Povinelli, Jean-Pierre Raffarin, Jean-Claude Requier, Yves Rome, Richard Tuheiava.

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

Le Livre blanc de 2008, sur lequel s'est appuyée la loi de programmation militaire, avait prévu sa réactualisation à mi-parcours, soit avant la fin de l'année 2012. Le laps de temps qui s'est déroulé depuis son adoption a en effet connu d'importants événements qui, sans en bouleverser totalement l'analyse, doivent nous conduire à une revue importante de son contenu.

Le 29 juillet 2011, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale a reçu mandat du Président de la République d'actualiser l'analyse stratégique du Livre blanc de manière à préparer cette revue « dans des conditions satisfaisantes au second semestre de 2012, après les élections présidentielles ». La lettre de mission donne pour objectif la production d'un document interministériel d'orientation stratégique qui sera présenté aux commissions compétentes du Parlement avant d'être examiné lors d'une réunion du Conseil de défense et de sécurité nationale qui se tiendra à la fin de l'année 2011.

Le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, M. Francis Delon, est venu présenter ses orientations devant notre commission le 14 décembre dernier. (Compte rendu de l'audition en annexe).

Il s'agit donc d'un travail préparatoire, qui structurera aussi largement que possible l'analyse stratégique qui sera présentée dans la prochaine édition du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Ce Livre blanc constituera la base à partir de laquelle le Parlement aura à examiner une loi de programmation militaire qui couvrira les années 2013 à 2018.

Lors des universités d'été de la défense, qui se sont tenues à Rennes au mois de septembre dernier, le SGDSN nous avait présenté la méthodologie de la réflexion interministérielle menée sous son autorité.

L'exercice a associé à la réflexion tous les ministères concernés. Il s'agit donc d'un exercice interministériel. De plus, des experts extérieurs à l'administration, français et étrangers, ont été consultés pour élargir la réflexion et un séminaire a été organisé à cet effet à Paris le 26 octobre.

La réflexion a été menée au sein de quatre groupes de travail traitant chacun un des thèmes suivants :

• les recompositions géostratégiques en cours (montée en puissance des pays émergents, espace en crise etc.) ;

• les architectures de sécurité collective et les outils de gestion de crise (évolution du système de sécurité internationale, sécurité euro-atlantique, recomposition des alliances bilatérales, poids des nations etc.) ;

• les risques et les menaces transversales (prolifération conventionnelle et NRBC, terrorisme, cybermenaces, criminalité organisée, piraterie, risques naturels, technologiques et risques sanitaires etc.) ;

• les enjeux économiques et sociétaux (la crise financière et ses conséquences, accès aux ressources, aide au développement, acceptation sociale des enjeux de sécurité et de défense, rayonnement et influence etc.).

Constituée le 6 octobre dernier, notre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a souhaité contribuer à la réflexion de l'exécutif de manière à lui faire part de ses observations et de ses recommandations.

Afin de pouvoir exprimer nos propres analyses de manière utile, nous avons mis en place, le 28 octobre 2011, des groupes de réflexion dont le mandat est d'identifier, non pas tous les changements intervenus de manière exhaustive, mais les principales lignes de fracture ou les principaux mouvements de la « tectonique » des pouvoirs afin de faire part au SGDSN des recommandations de la représentation sénatoriale.

Nous avons ainsi souhaité nous concentrer sur :

- les conséquences des printemps arabes ;

- l'OTAN, Union européenne et « alliances » en général ;

- les menaces transverses ;

- les conséquences des crises économiques et financières.

Mmes Michelle Demessine et Josette Durrieu, MM. André Dulait et Yves Pozzo di Borgo ont participé au premier groupe, traitant des conséquences du printemps arabe ; Mme Leila Aïchi , MM. Jean-Marie Bockel, Didier Boulaud, et Jacques Gautier ont participé au deuxième groupe sur le thème OTAN, Union européenne et alliances  en général ; MM. Jeanny Lorgeoux, Philippe Paul et Daniel Reiner, pour participer au troisième groupe, relatif aux menaces transverses et MM. Jean-Pierre Chevènement, et Raymond Couderc, Mme Nathalie Goulet et M. Rachel Mazuir ont constitué le quatrième groupe traitant des conséquences des crises économiques et financières.

Ces groupes de réflexion ont procédé à des auditions dont la liste est jointe en annexe. De plus, quatre auditions ont été organisées qui ont permis à notre commission d'entendre les analyses de MM. Michel Miraillet, directeur des affaires stratégiques du ministère de la défense, Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, Michel Foucher, directeur de la formation, des études et de la recherche de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes. Les comptes rendus de ces auditions sont joints en annexe.

Nos principales observations sont présentées ci-après. Le présent rapport d'information constitue une étape dans notre réflexion. Dès le mois de janvier 2012, nous mettrons en place des groupes de travail qui, à partir de l'analyse modifiée du contexte stratégique à laquelle il est procédé, identifieront et suivront les principaux changements auxquels notre pays et nos forces armées devront faire face. Je pense notamment à notre dissuasion et à la question du format de nos armées. Notre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées entend ainsi apporter sa pleine contribution à la réactualisation du Livre blanc et à la préparation de la loi de programmation militaire 2013-2018.

OBSERVATIONS DE LA COMMISSION

En préalable à la présentation des observations de notre commission, les travaux que nous avons menés montrent la pertinence globale des analyses du Livre blanc de 2008. Si les principales tendances ont été confirmées, il est évident que la crise économique et financière a constitué un facteur d'accélération des évolutions. Avec la « surprise stratégique » des printemps arabes, la crise porte profondément des risques accrus de déstabilisation. C'est l'un des points principaux qu'il nous faudra approfondir dans les mois à venir.

Cette tendance à l'accélération est particulièrement évidente en matière d'armement ou de réarmement. Lors de son audition budgétaire devant notre commission, l'amiral Guillaud, chef d'état-major des armées, avait débuté son exposé en présentant deux chiffres :

« 1 er chiffre : entre 2001 et 2010, l'augmentation des dépenses militaires mondiales est de + 50 % : + 80 % pour les Etats-Unis d'Amérique, mais le Canada a également accru ses dépenses, à 2 % de son PIB, + 70 % pour l'Asie de l'Est, principalement tirée par la Chine, mais seulement + 4 % pour l'Europe de l'Ouest.

2 ème chiffre : sur la même période, la part des dépenses militaires de l'Europe de l'Ouest est passée en 2001 de 29 % des dépenses mondiales à 20 % en 2011.

L'Europe désarme, le monde réarme ! Ce n'est pas une nouveauté. Cette tendance, si elle devait se confirmer, serait lourde de conséquences pour l'avenir de l'Europe en termes de puissance globale, capable de peser dans les affaires du monde.

La leçon que je tire (...) est que l'outil de défense ne peut pas se concevoir comme un potentiel en devenir. Il est ou il n'est pas. On peut l'engager ou non. Le maintien des capacités opérationnelles adaptées aux menaces est une exigence permanente. »

Accords franco britannique

La mise en oeuvre des traités de Lancaster House doit être la priorité de notre politique de défense.

Cette coopération pragmatique est précisément décrite dans la feuille de route qui accompagne les traités. C'est celle-ci qu'il convient de mettre en oeuvre avec volontarisme.

L'accord franco-britannique s'inscrit dans le temps long. Il suppose donc une volonté politique sans faille.

Cette coopération n'est pas exclusive de la participation d'autres partenaires européens aux projets décidés en commun, dès lors qu'ils partagent les objectifs définis par les deux pays.

L'effort de défense des deux pays constitue le socle indispensable de la défense de l'Europe . Il est le garant d'une contribution européenne significative dans l'OTAN.

La contribution franco-britannique à la défense de l'Europe n'exclut pas d'autres partenariats pour la France dans le cadre de l'Europe de la défense.

Afrique

La France a entrepris de renouveler les accords de défense qu'elle avait avec un certain nombre de pays africains, comme l'engagement en avait été pris par le Président de la République dans son discours du Cap, le 28 février 2008. Ces accords ont quasiment tous été renouvelés et leur ratification autorisée par le Parlement.

L'Afrique demeure un continent d'intérêt majeur pour la France, en termes de diplomatie, de sécurité et de développement.

S'agissant de nos rapports avec l'Afrique subsaharienne, l'analyse montre que, depuis 1990, c'est la continuité qui l'emporte. Depuis 30 ans, du discours de La Baule au discours du Cap, la politique diplomatique et de défense de la France en Afrique évolue sans rupture majeure, mais en suivant l'évolution des grands bouleversements mondiaux et en s'y adaptant.

Elle a été ainsi marquée par deux inflexions majeures dues, pour la première, à la chute du mur de Berlin en 1989 et à l'effondrement du monde bipolaire qui a entraîné une « démocratisation » du continent, et, pour la seconde, aux effets de la mondialisation qui conduit inévitablement à l'internationalisation des politiques et au multilatéralisme.

Entre ces deux adaptations majeures, nous avons procédé à de très importants changements de structure de la coopération française qui tirent les conséquences de ces bouleversements et permettent d'accompagner les politiques.

La commission a publié un rapport d'information en février 2011 : La politique africaine de la France - n° 324 (2010-2011).

Par rapport à 2008, il confirme la pertinence de la réorganisation de notre dispositif prépositionné autour des deux « hubs » du Gabon et de Djibouti. Dans le contexte actuel des printemps arabes, mais aussi de l'insécurité dans le golfe de Guinée et dans l'océan Indien, et en Somalie, les interrogations que l'on peut avoir au Soudan, l'allégement de notre dispositif militaire devrait sans doute être repensé.

Afghanistan-Pakistan

Le retrait militaire de la coalition sera achevé en 2014 conformément aux décisions prises à la conférence de Lisbonne de l'OTAN. Le désengagement français s'inscrit dans ce schéma global. Le principal message de la conférence de Bonn (5 décembre 2012) a été de souligner l'engagement dans la durée des occidentaux au profit de l'Afghanistan. Aux dix années d'engagement militaire va succéder une « décennie de la transformation » (2015-2024). Un traité d'amitié et de coopération sera signé entre nos deux pays.

Les analyses faites par notre commission en juin 2011 (communication du 29 juin) sur le processus de transition demeurent valables : faisabilité confirmée du passage de relais aux ANSF dont la montée en puissance est satisfaisante, persistance d'un manque global, voire d'une absence de progrès en matière de gouvernance, panne de la réconciliation. La conférence de Bonn a confirmé en tout point ces analyses.

La guerre contre les talibans n'a pas été gagnée en 10 ans de présence militaire. Il est très vraisemblable qu'elle ne le sera pas plus dans les trois années à venir, surtout en raison du rôle du Pakistan, qui soutient l'insurrection et qui s'oppose au processus de réconciliation (possibles implications dans l'assassinat du président Rabbani et les attentats contre les chiites). Si les réformes en matière de gouvernance, de lutte contre la corruption, de développement économique ne sont pas réalisées, un transfert réussi en matière militaire aux ANSF ne pourra déboucher que sur une impasse à terme. L'équilibre pourra-t-il être maintenu par une présence résiduelle de la coalition, sachant l'intérêt du Pakistan pour contrôler le pays, via leurs alliés talibans, afin de contrebalancer l'influence de l'Inde et éviter ce qu'ils considèrent comme un encerclement ?

Algérie

L'Algérie constitue sur la rive Sud de la Méditerranée jusqu'au Sahel une puissance régionale majeure disposant d'une armée structurée et de ressources d'hydrocarbures stratégiques pour l'approvisionnement de l'Europe. L'apaisement des relations avec le Maroc et le règlement de la question du Sahara occidental, l'approfondissement du processus de Bamako avec les pays du Sahel, sont autant d'enjeux pour la stabilité du Maghreb et la sécurisation du Sahel. Dans ce contexte, compte tenu des liens historiques qui nous unissent, de l'importance des intérêts français en Algérie, de la diaspora algérienne en France et du rôle de premier plan que joue l'Algérie dans la région, le renforcement du partenariat franco-algérien constitue un objectif prioritaire.

Alliances

1 - PSDC et Europe de la défense

Le Livre blanc de 2008 place l'ambition européenne au premier plan de la stratégie de défense, avec la volonté de faire de l'Union européenne un acteur majeur de la gestion des crises et de la sécurité internationale.

Force est de constater que, en très large partie en raison de la crise économique et financière et de ses conséquences sur les budgets de défense, l'Europe de la défense est en état d'hibernation profonde.

Ce constat sévère mais réaliste ne signifie nullement qu'il faille abandonner toute ambition en matière de défense européenne. En parallèle avec d'autres initiatives (les parallèles se rejoignent à l'infini) la France doit continuer d'oeuvrer en faveur d'une politique de sécurité et de défense de l'Union européenne crédible et autonome, en particulier par la mise en oeuvre des orientations du groupe de Weimar :

• renforcement des capacités européennes de planification et de conduite des opérations ;

• renforcement des moyens de l'Agence européenne de défense ;

• mutualisation des capacités (pooling and sharing) afin de préserver la base industrielle de défense ;

• poursuite des opérations extérieures de l'Union européenne et lancement éventuel de nouvelles opérations.

En dépit de l'échec actuel de la réforme du mécanisme Athéna, des discussions doivent se poursuivre pour l'utilisation des « Battle groups », notamment pour la génération de forces, pour les opérations extérieures de l'Union européenne et également dans le cadre des OMP de l'ONU, en particulier sur le continent africain, zone prioritaire des intérêts européens.

La « panne » de l'Europe de la défense s'explique fondamentalement par les divergences politiques entre Etats membres. Pour tenter de les résoudre il convient d'élaborer une analyse commune des menaces, des objectifs et des besoins européens. L'élaboration d'un Livre blanc de l'Union européenne sur la défense et la sécurité doit être relancée à partir du document « Solana ». Cette négociation devrait permettre une expression claire des politiques de chaque pays et nous permettra d'en tirer les conséquences.

2 - ONU

L'ONU est la seule organisation permettant l'usage internationalement légitime de la force (chapitre VII de la Charte) hors autodéfense. Le développement de la diplomatie préventive, des actions de prévention des conflits, des opérations de stabilisation et de maintien de la paix revêtent une importance de plus en plus grande.

3 - OTAN

En dépit d'une dynamique de renforcement réciproque, la réintégration pleine et entière de la France au sein des structures de l'Alliance atlantique ne s'est pas traduite par des avancées sur l'Europe de la défense.

Elle a néanmoins permis de renforcer la place de la France et son influence au sein de l'Alliance atlantique, elle a permis la coopération franco-britannique dans le cadre des traités de Lancaster House et le leadership des deux pays lors de l'opération Harmattan.

Le retrait relatif des Etats-Unis, les restrictions budgétaires auxquelles ils doivent faire face et leur réorientation vers l'Asie permettent l'émergence d'un pôle européen au sein de l'Alliance atlantique. La France doit poursuivre ses efforts pour favoriser l'émergence d'un pôle européen au sein de l'OTAN, en encourageant notamment le développement de la coopération entre l'OTAN et l'Union européenne, afin de rééquilibrer l'Alliance atlantique et renforcer le poids politique des Européens face aux Etats-Unis au sein de l'organisation.

Bien que la pertinence de l'OTAN reste entière pour les Etats-Unis, la question du « partage du fardeau » va se poser avec de plus en plus d'acuité. De plus, la baisse du budget militaire des Etats-Unis va entraîner une concurrence considérablement accrue entre industriels américains et européens. Le refus ou l'incapacité de certains Européens à assumer un effort de défense significatif et les projets de « smart defense », de DAMB ou d'AGS ne doivent pas conduire à une harmonisation forcée des marchés d'équipement au profit de l'industrie américaine.

Anticipation

Le Livre blanc de 2008 avait mis l'accent sur une nouvelle fonction stratégique de connaissances et d'anticipation. Il avait notamment préconisé une réforme du renseignement qui a été menée à bien. La commission a constaté que la réflexion en matière d'anticipation n'avait pas été menée à son terme. Du reste, l'ensemble des responsables politiques n'a pu que constater la « myopie » de notre appareil d'anticipation.

Un certain nombre de propositions concrètes ont été faites dans le rapport d'information fait au nom de la commission par M. Robert del Picchia. (La fonction « anticipation stratégique » : quel renforcement depuis le Livre blanc - n° 585 (2010-2011) - 8 juin 2011) pour renforcer, coordonner et rendre audible l'expertise française en la matière, au service de la décision.

Approvisionnements

Le Livre blanc évoque la « croissance économique des nouvelles puissances [qui] va de pair avec celle de la consommation d'énergie, ainsi qu'un besoin accru en ressources naturelles et en matières premières stratégiques ». La question des approvisionnements stratégiques de notre pays constitue une préoccupation importante qui doit être mieux prise en compte au niveau national comme au niveau européen.

La commission s'est penchée sur cette question (rapport d'information n° 349 (2010-2011) du 10 mars 2011) afin de déterminer les matières premières stratégiques nécessaires à notre défense, et, plus largement, à la continuité de nos activités économiques, ainsi que les dispositions déjà prises ou restant à prendre pour prévenir d'éventuelles ruptures d'approvisionnement, en France et dans l'Union européenne. L'approvisionnement des économies développées en métaux de tous ordres, allant du fer aux « terres rares », est un domaine majeur de vulnérabilité potentielle et de dépendance, notamment vis-à-vis de la Chine.

Asie-Océanie

La France -qui est une puissance régionale- et l'Europe ne peuvent se désintéresser de la région asiatique. Si le basculement du centre de gravité mondial vers l'Asie-Océanie n'est pas une nouveauté, la montée en puissance des émergents, en particulier de la Chine et de l'Inde, mais aussi du Vietnam, de l'Indonésie, de la Malaisie ou de la Thaïlande, justifient que cette zone soit au coeur de la réflexion.

Quatre puissances nucléaires bordent les rives du Pacifique. Des conflits territoriaux nombreux caractérisent la zone (mer de Chine, Chine-Inde, Inde-Pakistan, Japon-Russie....). C'est, par ailleurs, elle-même une zone de conflits ouverts (Afghanistan ...) ou d'instabilité et de tensions (notamment les détroits).

Entre notre volonté de ne pas laisser la Chine devenir la puissance hégémonique de la zone et le risque d'éviction, du fait du fort investissement américain, la voie est étroite pour la France comme pour l'Europe. Le Livre blanc devrait mieux prendre en compte ces intérêts et contribuer à définir une politique active de notre pays et de l'Europe en Asie-Océanie.

Arc de crise

Le Livre blanc définissait un arc de crise allant de la Mauritanie au Pakistan. La pertinence de ce concept géographique demeure : cette zone constitue un espace de risque stratégique et de fragilité structurelle autour duquel la réflexion en matière de défense et de sécurité doit continuer à se positionner.

La notion d'arc de crise, aussi pratique soit-elle, intellectuellement parlant, recoupe naturellement des situations extrêmement diverses et il est évident que cette zone ne doit pas s'appréhender selon une clé de lecture arabo-musulmane.

Afin de tenir compte de cette diversité, on a pu, sémantiquement parlant, proposer le concept « d' aire d'investissements stratégiques majeurs ».

Ce changement sémantique permet d'infléchir et de prolonger l'arc de crise vers l'Est en passant par les détroits de Malacca, jusqu'à la mer de Chine. Il permet également d'inclure les nouveaux territoires de communication, comme le passage par l'Arctique.

Crise économique et financière

Avec les printemps arabes c'est la véritable rupture stratégique intervenue depuis 2008.

Elle se traduit, en premier lieu, par les restrictions des budgets de défense qui viennent accentuer une tendance lourde de nombreux pays européens à délaisser tout esprit de défense et à s'en remettre aux Etats-Unis et à l'OTAN. Dans la mesure où cette baisse des budgets de défense touche aussi les Etats-Unis (on estime entre 500 à 1000 milliards de dollars la baisse des dépenses militaires américaines sur la période 2012-2020), ceux-ci font pression pour que les Européens prennent à leur charge une partie du fardeau, alors même que la quasi-totalité de ces pays n'en ont ni la volonté, ni les moyens. Cette situation ne manquera pas d'avoir des répercussions importantes sur les alliances, en particulier l'OTAN mais aussi l'Europe. La principale répercussion sera sans doute de structurer autour de la France et du Royaume-Uni à la fois la défense de l'Europe, faute de progrès de l'Europe de la défense, et l'identité européenne au sein de l'OTAN.

Dans ce contexte la coopération franco-britannique - qui doit rester ouverte et qui n'est pas exclusive - doit constituer pour la France une priorité.

La crise et la réduction du budget américain de la défense auront également une conséquence grave en termes de concurrence industrielle. Les industriels américains confrontés à une baisse des commandes publiques d'armement vont se porter de manière extrêmement agressive sur les marchés export. La préservation de la BITD européenne et française passe par une politique résolue de défense de nos intérêts. De ce point de vue, les programmes de « smart defense », de DAMB ou d'AGS de l'OTAN ne doivent pas être des chevaux de Troie de l'industrie américaine en matière d'équipement mais aussi de recherche.

Enfin, au niveau national, il faut poser le principe que la défense ne saurait être une variable d'ajustement alors que les menaces et les dangers sont plus présents que jamais.

Cyber-défense

Le Livre blanc de 2008 a permis de donner une impulsion à la politique française en matière de cyber-défense.

Depuis, la France s'est dotée d'une stratégie en matière de cyber-défense et d'une agence, l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), qui en assure la responsabilité.

Pour autant, beaucoup reste à faire dans ce domaine.

Ainsi, les moyens et les effectifs de l'ANSSI restent assez  limités, même s'ils ont été renforcés, par rapport aux moyens dont disposent nos partenaires britannique ou allemand sans parler évidemment des Etats-Unis ou de la Chine. Les axes prioritaires devraient être notamment  :

• la poursuite du renforcement des moyens et des effectifs de l'ANSSI ;

• le renforcement de la coopération internationale et une implication de l'OTAN et de l'Union européenne dans ce domaine ;

• le soutien à une base industrielle et technologique en la matière ;

• le renforcement de la sensibilisation des entreprises et des infrastructures vitales.

Enfin, en présentant de Livre blanc de 2008, le Président de la République a indiqué que notre pays devait être doté de capacités offensives, tant dans les services spécialisés que dans les armées. Il paraît difficile de concevoir une politique défensive sans connaître les méthodes et les moyens d'attaque. L'acquisition de ces moyens offensifs doit être une priorité de notre défense.

Dissuasion-DAMB

L'extension de la défense anti-missile balistique à l'ensemble des territoires de l'Alliance atlantique met notre pays devant un dilemme. Fondamentalement, la France ne partage pas la même analyse du risque que les Etats-Unis qui imposent leur vision du monde et des menaces à l'OTAN.

Après la décision de principe prise à Lisbonne, le sommet de Chicago va constituer une étape décisive qui se traduira par des engagements financiers de 200 millions d'euros au prorata de la contribution de chacun (11 % pour la France).

Le déploiement de la défense anti-missile balistique américaine constitue un défi stratégique de premier plan pour notre pays. Il remet en cause notre autonomie stratégique, c'est-à-dire notre capacité à apprécier de façon autonome une situation et à décider de la riposte, qui le sera par une chaîne de décisions dans laquelle la France n'aura pas son mot à dire. Elle risque d'écarter nos industriels de la capacité d'acquérir des technologies de rupture qui seront utilisées dans les technologies critiques de la prochaine génération d'armes (radars, rétines infrarouges, etc...).

De plus, même si l'idée de la substitution de la DAMB à la dissuasion a été écartée au sommet de Lisbonne, il est évident qu'un certain nombre des partenaires de l'OTAN n'ont pas renoncé à un objectif - que nous pouvons partager à terme - d'un monde sans armes nucléaires. Enfin, la relance des négociations sur les armes tactiques en Europe pourrait inciter certains à vouloir inclure la dissuasion française, pourtant purement stratégique, dans un deal global.

Des décisions permettant de préserver notre autonomie stratégique et la crédibilité de notre dissuasion doivent donc être prises.

Emergents

Les évolutions du contexte stratégiques intervenues depuis 2008 ne doivent pas faire perdre de vue et masquer que la véritable rupture stratégique du monde est intervenue en 1989 et se poursuit aujourd'hui encore et pour de nombreuses années. Le principal enjeu, pour la France, est de s'adapter à cette nouvelle donne internationale globale, d'y préserver notre place, en tant que Nation et en tant que membre de l'Europe et du monde occidental, et d'y défendre nos intérêts.

« Nous sommes entrés, avec la mondialisation, dans un processus de redistribution des cartes où les pays occidentaux occupent toujours une place importante et disposent encore de nombreux atouts, mais où ils n'ont plus le monopole de la conduite des relations internationales, et où leur rôle est de plus en plus contesté par des puissances émergentes, comme la Chine, des puissances réémergentes, comme la Russie, mais aussi une quarantaine d'autres pays. » (Hubert Védrine)

« Le principal changement par rapport au contexte intellectuel et stratégique de 2007/2008 est la fermeture de la parenthèse occidentale de l'unipolarité qui débuta avec l'effondrement de l'URSS et culmina avec l'intervention en Irak. » (Michel Foucher)

Environnement

Le risque le plus important est sans doute celui du réchauffement climatique, qui engendre des bouleversements météorologiques, et la fonte des sols arctiques. Les risques environnementaux ont été correctement pris en compte dans le Livre blanc de 2008, mais les difficultés que rencontrent les négociations internationales montrent que les solutions proposées sont étalées dans le temps, ce qui en renchérira le coût, et insuffisantes.

Cette constatation doit conduire à mieux prendre en compte les conséquences environnementales sur les risques de conflits et de tensions ainsi que sur la question des migrations. Il est vraisemblable que nous connaitrons un certain nombre de conflits armées qui résulteront des changements de l'environnement et, en particulier, du climat (conflits pour l'eau, réfugiés climatiques etc...).

Dans ce contexte, la question de la prévention et de l'action de la France au sein des organisations internationales devrait faire l'objet d'une plus grande attention et de plus de moyens.

Iran

L'Iran a connu un triple effet des événements depuis 2008.

Il a, en premier lieu, procédé à un passage définitif vers la dictature, en truquant les résultats électoraux et en réprimant violemment sa propre population depuis deux ans. Cette confirmation du caractère dictatorial et répressif du régime a conduit, non seulement à le séparer encore davantage de sa jeunesse, mais lui a fait perdre l'image positive d'opposant à l'Occident qu'il avait vis-à-vis des opinions arabes. Il s'agit d'un système vétuste qui n'est plus en phase avec les réalités de son environnement et dont les faiblesses et les incertitudes sont révélées en permanence par les médias et par internet.

En second lieu, les cartes dont ce pays disposait lui échappent de plus en plus. Cela sera particulièrement évident si la Syrie, plate-forme de son influence au Proche-Orient, venait à basculer. De son rôle éventuel de partenaire dans la négociation internationale en Afghanistan, en Irak ou au Liban, il ne reste qu'un pouvoir de nuisance.

Enfin, les printemps arabes, dont il s'était initialement félicité, se font sans lui. Les acteurs du changement et de son suivi sont à rechercher en Turquie ou en Arabie Saoudite, voire en Egypte, plus qu'en Iran. Les succès électoraux de la mouvance des Frères musulmans ne lui doivent rien et sont bien évidemment des victoires du sunnisme.

Face à ces changements l'Iran ne paraît pas avoir de stratégie. Ses velléités de puissance régionale ne s'appuient que sur le développement d'une force nucléaire militaire qui est une menace pour ses voisins, plus que pour l'Occident. Cette constatation ne signifie évidemment pas qu'il faille relâcher la pression pour que l'Iran se conforme aux dispositions du TNP et de son protocole additionnel dont il est signataire, afin d'empêcher une prolifération qui risquerait de faire tache d'huile chez les autres puissances de la région.

« Maritimisation »

La France a adopté un Livre bleu fin 2008. Les analyses et propositions de ce document fondateur de notre politique de la mer pourraient être mieux prises en compte dans la revue du Livre blanc d'autant qu'il est évident que le caractère stratégique de la mer s'est accentué encore depuis cette date. Les grands pays émergents ne s'y sont pas trompés dont les Livres blancs mettent la mer au centre de la défense de leurs intérêts. Comme nous le rappelait le secrétaire général de la mer, la maritimisation se trouve à la croisée de trois idées :

1 - l'intuition que se trouve en mer l'espace de manoeuvre qui manque à l'humanité, la mer étant l'avenir de la terre ;

2 - la mer est un milieu unique qui doit être appréhendé globalement. Les approches sectorielles sont vouées à l'échec ; la spécificité du milieu marin nécessite donc une politique intégrée ;

3 - la mer représente pour la France un atout considérable mais aussi une responsabilité particulière.

L'une des particularités de la France est son implantation ultramarine et son immense zone économique exclusive qu'il convient de contrôler et de protéger avant de l'exploiter dans l'avenir. De ce point de vue, la réflexion sur le format de notre marine et la place de la fonction garde-côtes concerne de nombreuses administrations : la marine nationale et la gendarmerie maritime, les affaires maritimes, les douanes, mais aussi la gendarmerie nationale, la police aux frontières, la sécurité civile, etc.

Menaces

Le Livre blanc de 2008 énumérait huit menaces et risques transverses et définissait des paramètres de sécurité permettant d'en tracer la cartographie : terrorisme, menace balistique, attaques contre les systèmes d'information, espionnage et stratégie d'influence, grands trafics criminels, nouveaux risques naturels et sanitaires, risques technologiques, exposition des ressortissants à l'étranger. Parmi ces menaces, deux méritent d'être nuancées en 2012 :


• la menace terroriste (voir entrée terrorisme) ;


• la menace balistique (voir entrée Dissuasion-DAMB)

Une menace n'a pas été prise en compte par le Livre blanc de 2008 : celle des risques de déstabilisation issus de la crise économique et financière ainsi que ses conséquences en termes de souveraineté (voir entrée crise économique et financière).

Piraterie

La piraterie connaît depuis quelques années une forte résurgence, notamment dans certaines zones, comme le golfe d'Aden, le détroit de Malacca ou le golfe de Guinée. Cette montée en puissance du phénomène, conjuguée à un manque de moyens militaires pour y faire face, du fait de la crise économique et financière, et au recours à des sociétés privées de protection, doit être mieux prise en compte dans l'actualisation du Livre blanc.

Malgré les moyens mis en oeuvre par l'Union européenne avec l'opération Atalanta, l'action de l'OTAN et d'autres pays qui jouent un rôle dissuasif et qui ont pu déjouer certaines attaques, la menace semble toujours aussi importante et paraît même s'étendre vers l'Est et vers le Sud, pour toucher l'océan Indien et Madagascar.

Malgré le prolongement de son mandat, l'opération Atalanta peine à assurer sa mission et doit faire face à un manque de navires et de moyens maritimes et aériens mis à sa disposition par les Etats membres, notamment en raison d'autres interventions (Libye, Afghanistan) et de difficultés budgétaires.

De plus en plus, les armateurs font appel à des sociétés militaires privées pour protéger leurs navires, ce qui risque d'entraîner une spirale de la violence.

Comme le montre l'exemple de la Somalie, c'est essentiellement à terre que l'on pourra trouver des solutions à ce phénomène. Cela passe par le soutien à la formation des soldats et des gardes-côtes somaliens dans les pays de la région, et, plus généralement, par une stabilisation de ce pays et le règlement de la situation politique et humanitaire.

Printemps arabes

Les printemps arabes constituent l'une des principales ruptures stratégiques à laquelle a été confrontée la France depuis 2008. Si, sur le long terme, l'instauration de régimes politiques démocratiques pluralistes, respectueux des droits de l'Homme, s'interdisant de recourir à la force, peut constituer pour la France, un facteur de stabilité, voire de coprospérité, à court terme, l'incertitude quant à l'évolution des régimes politiques en formation, la fragilité des Etats issus des révoltes arabes et la restructuration de leur service de sécurité augmentent les risques d'instabilité à nos frontières.

Trois menaces sont particulièrement perceptibles :

- la mise en place de gouvernements islamistes rigoureux et militants adoptant une posture hostile à l'occident ;

- une intensification du clivage entre les acteurs chiites (l'Iran, l'Irak, le Hezbollah, le régime syrien alaouite, la minorité chiites du Bahreïn) et les acteurs sunnites tels que les pays du Golfe, la Turquie et la Palestine, avec un risque de déstabilisation de l'ensemble du Moyen-Orient ;

- le développement des trafics d'armes et du terrorisme au Sahel à la suite de la guerre en Libye et de la déstabilisation des services de sécurité dans l'ensemble de la Zone.

Ces risques doivent être appréhendés dans le cadre d'une approche globale incluant les dimensions stratégique, militaire, économique et politique adaptées aux différentes zones concernées : le Maghreb, le Moyen-Orient et le Golfe. Le dimensionnement de notre outil de défense doit prendre en compte cette nouvelle réalité, ainsi que la possibilité d'un relatif désinvestissement des Américains dans la zone Méditerranée. Au Maghreb, il convient d'assurer les nouveaux régimes de notre disponibilité et de notre soutien pour les aider à répondre aux défis économiques auxquels ils doivent faire face et favoriser l'instauration de régimes politiques pluralistes. La France s'inscrira dans une stratégie globale d'aide au développement économique et de coopération pour la gouvernance articulant les outils multilatéraux, européens et bilatéraux. L'enracinement de la démocratie, l'intensification du dialogue euro méditerranéen et le renforcement de la cohésion régionale au Maghreb doivent être recherchés dans l'ensemble des forums et enceintes internationaux concernés en prenant notamment en compte la dimension interparlementaire.

Sahel

Les risques liés au développement dans le Sahel des trafics illicites en direction de l'Europe et des groupes armés plus au moins liés à Al-Qaïda ont été bien identifiés par le Livre blanc de 2008. Depuis, le phénomène a pris de l'ampleur sans que les Etats concernés n'apportent de réponses adaptées. Les évolutions en cours imposent une intensification de la coopération avec ces pays dans le domaine de la sécurité, du renseignement et du développement. La France doit conforter les États en question dans l'exercice de leurs missions régaliennes et dans le rétablissement des services essentiels aux populations du Sahel. Une solution uniquement militaire n'est pas adaptée et pourrait se révéler contre-productive si elle n'est pas accompagnée d'un volet économique qui permette de lutter contre le sous-développement de la région. L'implication de l'Europe au travers du « plan Sahel » est particulièrement importante. La dimension « sécurité » de la coopération doit être accentuée.

Terrorisme

Le Livre blanc de 2008 donne une place centrale au phénomène du terrorisme international qu'il soit celui de groupes comme Al Qaïda, ou qu'il soit un terrorisme d'Etat. Rédigé dans le contexte de l'après 11 septembre et de l'intervention en Afghanistan et en Irak, cette place a été fortement influencée par les analyses de l'administration républicaine des Etats-Unis d'Amérique. L'idéologie du primat de la « guerre contre le terrorisme » a occulté un certain nombre de lignes de fractures sans doute plus fondamentales. Il a, par ailleurs, offert à ces organisations une place médiatique qui est une arme qui s'est retournée contre nos pays.

Si la lutte contre le terrorisme doit être menée avec la même détermination implacable, elle doit se dérouler dans une discrétion plus grande et être ramenée à sa juste place dans le Livre blanc de 2012.

Trafic d'armes

Si le risque de prolifération d'armes en provenance des dépôts militaires libyens a fait parfois l'objet d'estimations exagérées, son impact sur le trafic d'armes et la criminalité organisée et sur le développement des activités terroristes doit être pris en compte. Des politiques faisant l'objet d'une coopération régionale et internationale devront être mises en place après l'évaluation en cours du volume et de la qualité des armes disséminées.

COMPTES RENDUS DES GROUPES DE RÉFLEXION SUR L'ÉVOLUTION DU CONTEXTE STRATÉGIQUE DEPUIS 2008

Place et rôle de la France au sein de l'OTAN
et au regard de l'Europe de la défense

Communication de Mme Leila Aïchi, MM. Jean-Marie Bockel,
Didier Boulaud et Jacques Gautier

(7 décembre 2011)

Mme Leila Aïchi , membre du groupe de réflexion . - Nous allons vous présenter les conclusions du groupe de travail de notre commission consacré aux alliances, qui a concentré ses réflexions sur la place de la France dans l'OTAN et l'Europe de la défense. Sur l'ONU, je vous renvoie au compte rendu de nos collègues MM. Robert del Picchia, Robert Hue, Jean-Marc Pastor et Gilbert Roger, devant la commission le 16 novembre dernier, de la 66 e session de l'assemblée générale des Nations unies.

Le 15 novembre dernier, nous avons rencontré à Bruxelles les principaux responsables chargés des questions de sécurité et de défense au sein de l'Union européenne et de l'OTAN : M. Pierre Vimont, Secrétaire général du Service européen pour l'action extérieure, M. Jean-Louis Falconi, représentant permanent de la France auprès du comité politique et de sécurité de l'Union européenne, Mme Claude-France Arnould, directeur exécutif de l'Agence européenne de défense (AED), et le général Yves de Kermabon, ancien commandant de la KFOR et d'Eulex au Kosovo, chargé d'une réflexion sur la gestion civile des crises au sein du Service européen pour l'action extérieur. Au siège de l'OTAN, nous avons entendu M. Philippe Errera, représentant permanent de la France auprès de l'OTAN, M. Claudio Bisognerio, secrétaire général adjoint, Mme Leslie Mariot, représentant permanent du Royaume-Uni et M. Ivo Daalder, représentant permanent des États-Unis. Enfin, le 28 novembre, nous avons auditionné au Sénat l'Amiral Xavier Païtard, chef de la mission militaire de la France auprès de l'Union européenne et de l'OTAN.

Quels sont les principaux enseignements qui ressortent de ces entretiens ?

Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, qui consacre de longs développements à l'Europe de la défense et à l'Alliance atlantique, prônait la réintégration pleine et entière de la France au sein des structures intégrées de l'OTAN. En août 2007, Nicolas Sarkozy déclarait souhaiter « avancer de front vers le renforcement de l'Europe de la défense et vers la rénovation de l'OTAN et donc de sa relation avec la France. Les deux vont ensemble. Une Europe de la défense indépendante et une organisation atlantique où nous prendrions toute notre place ».

Si le Livre blanc de 2008 met l'ambition européenne au premier plan, il préconise parallèlement une « rénovation atlantique » : redéfinition des missions de l'Alliance et meilleur partage des responsabilités entre Américains et Européens. C'est dans ce contexte que Nicolas Sarkozy a soutenu une présence française accrue dans les structures de commandement, l'engagement de la France dans l'OTAN, n'ayant « pas de limites a priori , dès lors que seront sauvegardées l'indépendance de nos forces nucléaires, la liberté d'appréciation de nos autorités et la liberté de décision sur l'engagement de nos forces ».

La réintégration pleine et entière de la France au sein des organes de l'OTAN, contestée par la gauche, a été annoncée par le Président de la République lors du Sommet de Strasbourg-Kehl en avril 2009. Concrètement, le nombre d'officiers français au sein des structures de l'Alliance atlantique a fortement augmenté, pour atteindre 900 aujourd'hui. Aux dires du Président de la République, ce retour était censé permettre et s'accompagner d'une relance de l'Europe de la défense. Force est de constater que tel n'a pas été le cas.

M. Didier Boulaud , membre du groupe de réflexion . - Le Livre blanc de 2008 a fait de l'Europe de la défense l'une de ses priorités. Depuis le sommet franco-britannique de Saint-Malo en 1998, la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) a connu certains progrès : mise en place de nouvelles structures, comme le comité politique et de sécurité, l'état-major européen et le comité militaire européen, création de l'Agence européenne de défense (AED), lancement de plusieurs opérations, comme l'opération Atalanta contre la piraterie maritime dans le Golfe d'Aden. Le traité de Lisbonne a créé le poste de Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, confié à Mme Catherine Ashton, et le Service européen pour l'action extérieure, dont la mise en place s'avère toutefois laborieuse, introduit une clause de défense mutuelle, permis les coopérations renforcées ou la coopération structurée permanente.

Le retour plein et entier de la France au sein des structures de commandement de l'OTAN visait surtout à lever les réticences de nos partenaires, européens et américains, qui nous soupçonnaient de vouloir construire l'Europe de la défense contre l'OTAN. Il devait également favoriser l'émergence de l'Europe de la défense. Or, comme l'a souligné le chef d'État-major des armées, l'Europe de la défense est aujourd'hui « en hibernation ». Vue optimiste, qui suppose qu'elle se réveillera un jour...

L'Union européenne a été totalement absente d'un conflit à sa proximité immédiate, en Libye, exactement comme elle l'avait été quinze ans plus tôt dans les Balkans. Ses États membres sont apparus profondément divisés : d'un côté, la France et le Royaume-Uni, favorables à une intervention ; de l'autre, l'Allemagne, hostile. Ni le Haut représentant, ni le Service extérieur, ne sont parvenus à aplanir les divergences. L'Union n'a même pas été capable de lancer une opération pour la surveillance de l'embargo maritime sur les armes, le Royaume-Uni, bien que favorable à l'intervention en Libye, étant fortement opposé à une opération de l'Union européenne.

La Pologne ayant érigé l'Europe de la défense en priorité de sa présidence de l'Union européenne au deuxième semestre 2011, la France a fait, avec l'Allemagne et la Pologne, dans le cadre du triangle de Weimar, des propositions concrètes en décembre 2010, soutenues par l'Espagne et l'Italie. Aucune n'a débouché sur de véritables avancées. Le Royaume-Uni oppose son véto au renforcement des capacités européennes de planification et de conduite des opérations, pourtant indispensable pour lancer rapidement une opération, comme on a pu le voir lors de l'intervention au Tchad, considérant qu'un quartier général européen permanent dupliquerait celui de l'OTAN.

Je vous renvoie au compte rendu du dernier Conseil des ministres de la défense de l'Union européenne, qui s'est tenu les 30 novembre et 1 er décembre derniers à Bruxelles. Après de longues discussions, les partisans d'un quartier général permanent, à savoir l'Allemagne, la France, la Pologne, rejoints par l'Italie et l'Espagne, ont finalement obtenu un lot de consolation. Le Royaume-Uni a accepté, à condition qu'il ne soit ni systématique, ni permanent, l'activation à partir du mois de janvier du centre d'opération de Bruxelles, localisé au même endroit que l'état-major de l'Union européenne, chargé de la pré-planification des opérations. On est loin toutefois d'un quartier général permanent. Si certains diplomates y voient une première étape, j'y vois plutôt un point final à la discussion : circulez, il n'y a rien à voir...

De même, la Grande-Bretagne refuse toute augmentation du budget de l'Agence européenne de la défense, qui n'est pourtant que de 30 millions pour 27 Etats membres, à comparer aux 300 millions de l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (OCCAr), qui ne compte pourtant que six membres.

Difficile de lancer de nouveaux programmes d'équipements quand la plupart de nos partenaires européens diminuent leur budget défense. Les résultats de l'initiative de partage et de mutualisation des capacités pilotée par l'AED déçoivent. Faute de financement, les mutualisations portent davantage sur le soutien ou la formation, comme par exemple le soutien médical ou la formation des pilotes d'hélicoptères, que sur les équipements. Les expériences des coopérations européennes, à l'instar de l'A400M, ne sont guère encourageantes.

L'amélioration des relations entre l'Union européenne et l'OTAN se heurte toujours au blocage de la Turquie et de la Grèce sur Chypre.

Les groupements tactiques n'ont à ce jour jamais été utilisés.

Enfin, l'Union européenne peine à prolonger le mandat de ses opérations ou à en lancer de nouvelles. L'opération Atalanta manque de navires et les armateurs font de plus en plus appel à des sociétés militaires privées. Le lancement d'opérations dans la Corne de l'Afrique, au Sud Soudan, en Libye ou au Sahel, zone pourtant stratégique pour notre sécurité, est au point mort. Enfin, il ne faut pas sous-estimer la lassitude des opinions publiques, notamment à l'égard de l'intervention en Afghanistan et la remise en cause, dans de nombreuses sociétés européennes, de l'idée même du recours à la force. Les responsables européens mettent désormais davantage l'accent sur la gestion civile des crises, abandonnant l'action militaire à l'OTAN.

En définitive, le retour plein et entier de la France au sein de l'OTAN ne s'est pas traduit par des avancées de la PSDC. Au contraire, conjugué aux accords franco-britanniques, il a été perçu, notamment par les Allemands et les Italiens, comme un renoncement de la France au projet d'une Europe de la défense crédible et autonome. Le Royaume-Uni continue de s'opposer à tout progrès de la PSDC. Son veto tient à l'hostilité des conservateurs britanniques à toute idée de défense européenne, et à leur attachement viscéral à l'Alliance atlantique. Le programme du parti conservateur prévoyait même la sortie de l'AED : « good idea, wrong place » avait dit l'ancien ministre de la défense, M. Liam Fox. Les libéraux démocrates s'y sont heureusement opposés.

Il manque aujourd'hui à l'Union un moteur et une volonté politique pour progresser sur ces questions. La crise budgétaire renforce l'inhibition. Or, la détermination de notre pays pour entraîner nos partenaires me semble plus faible qu'auparavant.

M. Jacques Gautier , membre du groupe de réflexion . - Notre collègue M. Didier Boulaud vous a présenté le verre à moitié vide ; je le vois, moi, à moitié plein. C'est principalement la crise économique et financière, avec ses implications budgétaires, qui explique, à mon sens, la panne actuelle de l'Europe de la défense. Comme « on fait de la peinture avec des peintres », force est de reconnaître qu'on ne fera pas une défense européenne sans la France et le Royaume-Uni, d'où l'importance des accords franco-britanniques.

La réintégration pleine et entière de la France a renforcé notre influence au sein de l'Alliance atlantique, comme nous l'ont confirmé tous nos interlocuteurs au siège de l'OTAN. L'Amiral Di Paola, ancien président du comité militaire de l'OTAN et actuel ministre de la défense italien, que nous avions reçu au Sénat, a estimé que la voix de la France en a été renforcée à tous les niveaux. Notre pays a ainsi influé sur la définition du nouveau concept stratégique de l'Alliance atlantique, adopté en novembre 2010 lors du sommet de Lisbonne. La France avait fait inscrire dans les conclusions que la défense anti-missiles de l'OTAN était un complément et non un substitut à la dissuasion nucléaire, et qu'elle devrait se faire en coopération avec la Russie. La France a également obtenu le commandement allié chargé de la transformation (ACT), confié au général Abrial, qui est au premier plan dans la mutualisation des capacités. C'est une source d'économies importantes. Nous jouons un rôle majeur dans la réforme de l'organisation de l'OTAN : l'expérience libyenne en a montré toute la pertinence.

Surtout, sans cette réintégration, la France et le Royaume-Uni n'auraient pas pu jouer le rôle majeur qui a été le leur lors de l'intervention de l'OTAN en Libye. La présence d'officiers français au sein des états-majors nous a permis d'exercer une forte influence, tant politique qu'opérationnelle. L'opération a été un succès, avec la chute du régime de Kadhafi, aucune perte militaire et des dégâts collatéraux très limités. Surtout, elle marque l'émergence d'un pôle européen au sein de l'OTAN, idée que la France défend depuis soixante ans. Pour la première fois, les Etats-Unis sont restés en retrait, laissant les pays européens en première ligne, même s'ils ont apporté un soutien indispensable. L'opération libyenne a mis en lumière les lacunes capacitaires des pays européens en matière de ravitaillement en vol, de moyens de surveillance, de renseignement, de drones - sujet sur lequel nous avons adopté un amendement lors du débat budgétaire.

Longtemps, les États-Unis ont été réticents à l'émergence d'une identité européenne au sein de l'Alliance atlantique. « Non duplication, non discrimination, non découplage », telle était la position américaine, résumée par Mme Albright. Aujourd'hui, l'ancien secrétaire d'Etat américain à la défense, Robert Gates et son successeur Leon Panetta, appellent les Européens à prendre leurs responsabilités pour assurer leur propre sécurité. Les Etats-Unis se concentrent sur le Pacifique et la montée en puissance de la Chine, et reconsidèrent leur présence militaire en Europe. La perspective d'une forte diminution du budget de la défense des Etats-Unis - de 500 à 1 000 milliards de dollars sur les dix prochaines années - aura également des conséquences pour l'Europe.

Face à cette situation, loin de se doter des capacités nécessaires, la plupart de nos partenaires européens réduisent drastiquement leur budget de défense. Seuls la France, le Royaume-Uni et la Grèce consacrent 2 % ou plus de leur PIB à la défense ; dix-sept pays y consacrent moins de 1,5 %. L'Allemagne, qui est à 1,4 %, s'est lancée dans une profonde réforme de son outil de défense : elle compte faire en trois ans ce que nous avons fait en quinze ! L'effort de défense va encore y diminuer de 15 %. Aux Pays-Bas ou en République tchèque, la baisse est telle que l'on s'interroge sur l'avenir même de leur défense.

Dès lors, on comprend la réticence de nos partenaires à lancer en commun de nouveaux programmes capacitaires, et leur choix de privilégier l'achat « sur étagère » d'équipements américains. La mutualisation des capacités, prônée par le Secrétaire général de l'OTAN dans le cadre de son concept de Smart defense , se résume souvent à un partage des coûts de maintien en condition opérationnelle des équipements américains. Le programme Alliance Ground Surveillance (AGS) reviendrait ainsi à faire supporter par les 28 pays de l'Alliance les coûts de maintenance des drones HALE de haute altitude américains, les Global Hawk , acquis par 13 pays de l'OTAN mais pas par la France, qui contribuerait toutefois à hauteur de 214 millions... Lors du Sommet de Chicago, en mai, les Etats-Unis appelleront les Européens à maintenir leur effort de défense. Attention à ce que cet appel ne se traduise pas par des financements communs, voire par une spécialisation des pays européens évoquée par certains think tanks, qui nous rendrait encore plus dépendants des américains.

Enfin, lors du Sommet de Lisbonne, il a été décidé d'engager l'OTAN dans une défense anti-missile. L'Europe aura-t-elle la volonté d'assurer elle-même la protection de son territoire et de ses populations ou souhaitera-t-elle s'en remettre aux États-Unis ? L'architecture du futur système de commandement et de contrôle sera centrale : qui appuiera sur le bouton, et dans quelles circonstances ? Étant donné l'absence de moyens des Européens, on peut avoir quelques inquiétudes sur leur place au sein du futur système.

M. Jean-Marie Bockel , membre du groupe de réflexion. - Le 2 novembre 2010, plus de dix ans après le sommet de Saint-Malo, ont été signés à Londres deux accords historiques entre la France et le Royaume-Uni : un traité bilatéral d'amitié et de coopération en matière de défense et de sécurité et un accord en matière nucléaire. Il a été question de coopération opérationnelle, de partage ou de mutualisation d'équipements et d'actions de formation ou de soutien, de coopération en matière de recherche et d'armement, de rapprochements dans l'industrie.

Comme toujours avec nos amis britanniques, c'est un mariage de raison plus que d'amour, mais, après tout, il y en a beaucoup d'heureux. Entre la France et Royaume-Uni, les facteurs de convergence sont nombreux. Leur effort de défense, le volume de leurs forces, la gamme de leurs capacités opérationnelles et industrielles en font les deux plus importantes puissances militaires en Europe. Membres permanents du Conseil de sécurité, ils sont les seuls en Europe à disposer de l'arme nucléaire et entendent maintenir un outil de défense à la mesure de leurs responsabilités internationales.

Il s'agit, avec pragmatisme, d'optimiser les investissements et les capacités de défense, dans le respect de la souveraineté et des intérêts nationaux de chaque partenaire. Cette démarche entend également servir d'exemple à l'échelle européenne, à l'heure où l'effort de défense fléchit en Europe.

Le Royaume-Uni réduira de 8 % son budget de défense d'ici 2015, avec pour conséquences le retrait de son porte-avions et un trou capacitaire sur l'aviation embarquée jusqu'en 2020, la renonciation à l'aviation de patrouille maritime, la réduction de format de la flotte de surface, de l'aviation et des forces terrestres.

Les objectifs de coopération identifiés portent sur un nombre limité de domaines d'intérêt majeur pour l'un et l'autre pays : la dissuasion nucléaire, les systèmes de combat sous-marins, les satellites de télécommunications et les drones d'observation et de combat.

British Aerospace et Dassault ont déjà établi une proposition commune pour un drone d'observation franco-britannique à l'horizon 2020. Ce rapprochement est indispensable si l'on veut un appareil européen dans la prochaine génération d'avions de combat. La consolidation entre les entités française et britannique de MBDA est également déterminante pour pérenniser une présence européenne dans le domaine très concurrentiel des missiles.

L'impulsion politique devra être maintenue dans la durée. C'est pourquoi le traité de coopération a prévu une structure de pilotage au plus haut niveau, avec le chef d'état-major particulier et le conseiller diplomatique du Président de la République et le conseiller à la sécurité nationale du Premier ministre britannique. À l'échelon inférieur : le groupe de travail de haut niveau, avec le DGA et le secrétaire d'Etat à l'équipement britannique, et, pour les aspects opérationnels, la réunion des deux chefs d'état-major des armées. Le président de Rohan avait souhaité un suivi parlementaire franco-britannique, sous la forme d'un groupe de travail qui doit tenir sa prochaine réunion le 13 décembre.

Certains ont opposé ce renforcement de la coopération bilatérale et l'avenir de l'Europe de la défense.

Premièrement, la France et le Royaume-Uni sont les seuls pays européens à disposer de toute la gamme des capacités militaires. Leur statut international, les relations qu'ils entretiennent sur tous les continents les amènent à jouer un rôle de premier plan en matière de sécurité internationale, on l'a vu en Libye. Il est évident qu'un effritement des capacités militaires françaises et britanniques nuirait à la défense européenne dans son ensemble. En cherchant à optimiser leurs moyens et à préserver leurs capacités, les deux pays obéissent à leurs intérêts nationaux, mais ils contribuent aussi à maintenir une contribution européenne significative dans l'OTAN et une base solide pour les opérations de la PSDC. On a trop souvent regretté que le Royaume-Uni ne se tourne pas suffisamment vers l'Europe pour lui reprocher aujourd'hui une coopération renforcée avec la France.

Deuxièmement, la coopération franco-britannique n'interdit pas la participation d'autres pays européens aux projets dédiés en commun, dès lors qu'ils partagent les mêmes objectifs. Elle n'exclut pas non plus d'autres domaines de coopérations potentielles. Ainsi, dans le domaine spatial, la coopération porte sur les satellites de télécommunications, mais le Royaume-Uni n'est pas impliqué dans les satellites d'observation, qui font l'objet d'une coopération avec d'autres pays. Idem pour la lutte sous-marine contre les mines, domaine d'expertise des Allemands.

Cette coopération réaliste, montrée en exemple par plusieurs responsables étrangers, témoigne que des partages de capacités ou des dépendances mutuelles sont envisageables. Il serait souhaitable que d'autres groupes de pays s'engagent sur la même voie. Je pense à l'Italie, l'Espagne, la Suède ou la Pologne. Dans le contexte actuel, il est crucial de maintenir une base industrielle de défense européenne. C'est pourquoi cette coopération, bien que bilatérale, me paraît incontestablement utile pour l'Europe de la défense, à condition qu'elle reste ouverte aux pays européens, et en particulier à l'Allemagne. Le monde bouge très vite : ne fermons pas la porte à des évolutions.

Mme Leila Aïchi , membre du groupe de réflexion . - Je conclurai avec nos quatre principales recommandations.

- À la lumière de l'opération en Libye et de la nouvelle attitude des États-Unis, notre pays devrait poursuivre ses efforts pour favoriser l'émergence d'un pôle européen au sein de l'OTAN, en encourageant notamment le développement de la coopération entre l'OTAN et l'Union européenne, afin de rééquilibrer l'Alliance atlantique et renforcer le poids politique des Européens face aux Etats-Unis au sein de l'organisation.

- Si la poursuite du renforcement de la coopération bilatérale avec le Royaume-Uni en matière de défense apparaît indispensable, il est important que cette coopération ne soit pas être exclusive de la participation d'autres partenaires européens aux projets décidés en commun, dès lors qu'ils partagent les mêmes objectifs;

- La France devrait continuer d'oeuvrer en faveur d'une politique de sécurité et de défense de l'Union européenne crédible et autonome, par le renforcement des capacités européennes de planification et de conduite des opérations, l'augmentation des moyens de l'Agence européenne de défense, le partage et la mutualisation des capacités pour préserver la base industrielle de défense européenne, la poursuite des opérations de l'Union européenne et le lancement de nouvelles, par exemple au Sahel. Ce sont les orientations du groupe de Weimar. Les deux démarches sont complémentaires et non exclusives l'une de l'autre.

- Enfin, la France pourrait proposer l'élaboration d'un Libre blanc de l'Union européenne sur la défense et la sécurité, afin de définir en commun nos zones d'intérêts et nos besoins capacitaires. Dans un contexte de forte diminution des budgets militaires et compte tenu du désengagement progressif des États-Unis, il est indispensable de renforcer la coopération et l'intégration européenne sur les questions de défense et de sécurité, afin que l'Europe reste un acteur crédible sur la scène internationale.

M. Jean-Louis Carrère , président . - Nous entendrons mardi et mercredi prochains les rapports des autres ateliers. C'est une bonne méthode. La révision du Livre blanc entraînera celle de la loi de programmation ; l'outil de défense doit être sanctuarisé, même en période de crise, d'autant qu'il concourt à résoudre en partie notre endettement.

M. Didier Boulaud . -Nous étions récemment à Washington, dans le cadre du Forum transatlantique de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN. Le discours des Américains est clair : à l'Europe de désormais supporter le fardeau.

Nous avons été frappés, avec M. Xavier Pintat et Mme Nathalie Goulet, par l'exposé de M. Robert S. Litwak, grand spécialiste américain de l'Iran. À l'évidence, les Américains sont en train de réactualiser leur position sur l'Iran, estimant que le danger vient surtout de Corée du Nord et du Pakistan. Il nous faudra en tenir compte dans notre réflexion sur la défense anti-missile. Il serait utile d'inviter ce conférencier à évoquer ce sujet devant notre commission.

M. Jean-Louis Carrère, président . - Je réponds : oui.

M. Jean Besson . - Le triangle de Weimar, soutenu par l'Espagne et l'Italie, est un moyen de créer un noyau dur avec l'Allemagne et la Pologne. Cette dernière, après cinquante ans de dictature soviétique et à la suite de notre attitude en 1939, est très attachée à l'alliance américaine. Nous devons mieux associer ce pays, qui possède une armée non négligeable.

Mme Hélène Conway Mouret . - Je félicite les rapporteurs pour leur travail.

Quel rôle jouera l'Alliance atlantique en Libye après la fin de l'intervention ?

Mme Madeleine Albright a présidé un groupe d'experts sur le nouveau concept stratégique de l'OTAN, qui a conclu que les menaces les plus probables seraient de nature non conventionnelle. Une réflexion similaire est-elle menée au niveau européen ? Si oui, quelles en sont les conclusions ? Envisage-t-on un partenariat entre l'Union européenne et l'OTAN sur ce type de menaces ?

M. Didier Boulaud . - Le groupe de travail présidé par Mme Madeleine Albright, auquel participait M. Bruno Racine pour la France, était informel. Il était chargé de réfléchir en amont à l'évolution du concept stratégique de l'Alliance à la veille du sommet de Lisbonne. M. Rasmussen, le secrétaire général de l'OTAN, n'était pas lié par ses conclusions. À ma connaissance, aucune réflexion de ce type n'est menée au niveau européen. Peut-être est-ce une suggestion à faire à Mme Ashton ?

- Présidence de M. Didier Boulaud, vice-président -

M. Jacques Gautier . - L'OTAN prépare la transition en Afghanistan en 2014, mais ne prévoit aucun suivi en Libye après la fin des opérations militaires. Une réflexion est en cours au sein de l'Union européenne sur la sécurisation des frontières, la formation et l'accompagnement des forces de sécurité, qui doit toutefois être validée par les Nations unies et le Conseil national de transition libyen (CNT).

M. Joël Guerriau . - Installée durablement à Chypre, l'OTAN assure la paix dans un pays coupé en deux, victime de l'exode rural. Pourrait-on imaginer un rapprochement entre l'Union européenne et l'OTAN pour négocier avec la Turquie et sortir de cette situation ?

M. Didier Boulaud , président . - Ce n'est pas l'OTAN mais l'ONU qui assure la sécurité entre les deux parties du territoire. Chypre est membre de l'Union européenne mais pas de l'OTAN ; la Turquie, membre de l'OTAN mais pas de l'Union, d'où des blocages réciproques. C'est, si j'ose dire, le talon d'Achille de la construction européenne. Attention à ne pas reproduire ce type de situation au sein de l'Union, par exemple en intégrant la Serbie et le Kosovo alors que leur conflit n'est pas réglé...

Je ne sais pas comment la situation va évoluer à Chypre. Je précise enfin que les Britanniques y possèdent toujours deux bases militaires souveraines.

M. Michel Boutant . - Depuis 1998, nous entendons parler d'un nouveau sommet franco-britannique sur les questions de défense, mais nous ne voyons rien venir. En savez-vous plus ?

M. Jean-Marie Bockel . - La réunion prévue le 2 décembre a été reportée pour cause de crise de l'euro. Ce n'est sans doute que partie remise : il faudrait en effet un temps fort de ce type pour relancer la dynamique.

M. Jacques Gautier . - Hier, M. Gérard Longuet a annoncé à M. Daniel Reiner et à moi-même qu'il rencontrerait son homologue britannique en février. Sur la question du drone MALE, les Britanniques ont confirmé au ministre que malgré la coopération entre Dassault et BAE Systems, ils procèderaient le moment venu à une mise en concurrence internationale, ouverte aux Américains, et achèteraient le meilleur produit au meilleur prix.

M. Jean Besson . - Mieux vaut le triangle de Weimar que la perfide Albion !

M. Jacques Gautier . - Weimar n'a pas d'argent...

M. Didier Boulaud , président . - Nous sommes pris au piège de la situation financière. Les divergences avec les Britanniques sur l'euro ne facilitent pas les discussions, d'autant que l'euroscepticisme prospère dans le camp de David Cameron.

M. Daniel Reiner . - Nous participons activement à la réflexion confiée par le Président de la République au Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale.

Nous sommes tous d'accord avec les conclusions présentées par Mme Aïchi, qui sont largement inspirées par celles du Livre blanc de 2008. Depuis, nous avons vu ce qui marchait bien, et moins bien. Rien ne sert de sauter comme le cabri historique en invoquant l'Europe de la défense quand le budget de l'AED atteint péniblement 30 millions !

Comment réorganiser la base industrielle de défense européenne s'il n'y a pas d'équipements ? Il faut lui fournir de la matière, des programmes, pour espérer voir les entreprises se regrouper. Il faudrait dresser une liste des programmes sur lesquels une action européenne serait possible : le drone franco-britannique, auquel les Allemands souhaiteraient paraît-il se rallier...

M. Jacques Gautier . - Ce n'est plus ce que l'on me disait ce midi...

M. Daniel Reiner . - Mettons donc le sujet clairement à l'ordre du jour. Idem pour le ravitaillement en vol.

Il faut s'appuyer sur les coopérations réussies pour créer un effet d'entraînement. L'obligation de faire des économies dans les budgets nationaux pousse à la mutualisation. Il ne faut s'appuyer que sur les succès. Les opérations lourdes, comme l'A400, qui a vu délais et coûts exploser, ou l'hélicoptère de combat, n'en sont pas.

Afin de contribuer de façon tangible à la réflexion sur l'Europe de la défense, nous envisageons d'énumérer dans le prochain Livre blanc, d'une part des objectifs opérationnels qui pourraient fixés en matière d'organisation de troupes dans les prolongement de ce qui existe déjà par exemple au travers des battle groups et, d'autre part, des projets concrets en matière d'équipements.

M. Didier Boulaud , président. - L'un des intérêts de notre rapport est de présenter au pouvoir exécutif, auquel il revient de prendre des décisions, des propositions claires et classées selon un ordre de priorité.

Si ce rapport fait largement référence à l'accord franco-britannique, c'est que ce dernier présente le grand mérite d'exister, et que l'une des misions de la France doit être de le renforcer et associer d'autres partenaires à ce type de démarche. Je pense en particulier qu'il nous revient d'éviter que l'Allemagne ne s'éloigne par trop, étant donné que ce pays se trouve dans une situation très singulière devant réaliser en trois ans les réformes que nous avons mis quinze ans à accomplir.

J'observe d'ailleurs que les Allemands reviennent dans les réunions de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN ou du forum transatlantique dans lesquels ils étaient moins présents au cours de la période récente, notamment du fait que certains parlementaires intéressés par le sujet tel que Markus Meckel n'étaient plus en activité.

Je me félicite de ce regain d'intérêt, notant qu'une réunion parlementaire franco-allemande consacrée aux questions de défense se tiendra très prochainement à Paris faisant suite à la réunion de Berlin.

La France a incontestablement un rôle moteur à jouer dans la construction de cette Europe de la défense, en priorité ave les Britanniques et les Allemands, voire avec les Polonais, même s'ils n'ont pas le même niveau de réflexion stratégique.

M. Daniel Reiner . - En tous cas, ils sont volontaires.

M. Jacques Gautier . - Je voudrais attirer votre attention sur le message qui nous a été passé à Londres, selon lequel nos partenaires britanniques sont moins à l'aise avec l'expression « Europe de la défense » qu'avec celle de « défense de l'Europe », perspective dans laquelle ils se situent plus naturellement, du fait notamment du désengagement américain. C'est une précision de langage qui peut être utile.

13 décembre 2011

Conséquences des printemps arabes

Communications de Mme Michelle Demessine, M. André Dulait,
Mme Josette Durrieu et M. Yves Pozzo di Borgo

M. André Dulait, membre du groupe de réflexion, en remplacement de Mme Michelle Demessine - Notre collègue Michelle Demessine aurait souhaité être parmi nous. Elle a un empêchement de dernière minute. C'est pourquoi je me permettrai de lire le texte qu'elle avait l'intention de vous présenter.

«Apprécier aujourd'hui les conséquences des printemps arabes sur l'environnement géostratégique de la France relève de la gageure.

Je ne parle pas des délais qui nous ont été imposés par le calendrier fixé par le Président de la République. Le Secrétaire général du SGDSN vient nous présenter sa copie demain et la rendra au Président dans quelques jours. Nous avons donc eu trois semaines, en plein débat budgétaire, pour auditionner et réfléchir à ce qui apparaît comme un événement historique majeur. Il faut espérer que la consultation du Parlement sur la deuxième partie du Livre blanc sera plus conforme à l'idée que nous nous faisons de notre rôle.

C'est une gageure parce que ces révolutions sont en cours, au milieu du gué, sans que l'on sache précisément à quoi ressemble l'autre rive. Imaginez qu'on ait porté une appréciation sur les conséquences de la Révolution française en décembre 1789. Comme l'a souligné Hubert Védrine devant la Commission « Nous ne sommes qu'au début d'un processus incertain et aléatoire ». Tout ce que nous pouvons dire aujourd'hui pourra être contredit demain. La tentation est forte de penser qu'il y a un sens à l'Histoire. C'était finalement cela la théorie de Francis Fukuyama après la chute du mur de Berlin : le chemin est celui de la victoire progressive, continue, inéluctable de la démocratie. Il est sans doute prudent de résister à cette tentation. Je ne sais pas s'il y a un sens à l'Histoire, je doute que nous vivions une « fin de l'Histoire », ces révolutions témoignent du contraire, mais je crois qu'il n'y a ni un seul chemin, ni un seul modèle.

Dans le temps qui nous a été donné, nous avons procédé, en plus des auditions en commission, à deux auditions de spécialistes de la région. Eux-mêmes soulignent le caractère très précaire des conclusions que l'on peut tirer des mutations en cours.

Cela étant dit, avant d'aborder les conséquences de ces changements sur le diagnostic posé par le Livre blanc, quelques mots sur les Printemps arabes eux-mêmes.

Je serai brève, car vous avez tous en tête la chronologie des faits. Il y a un an, nous avions, d'un bout à l'autre du monde arabe, des sociétés bloquées, travaillées par les islamistes et souffrant des mêmes maux : des régimes établis depuis des décennies devenus des prédateurs économiques ; des régimes reposant sur la prééminence des appareils sécuritaires, générant injustice et corruption ; des populations jeunes composées à 65 % de moins de 30 ans, un chômage important malgré des économies dynamiques. En face, les pays occidentaux, la France au premier chef avait l'impression qu'un choix cynique et binaire s'imposait aux populations arabes : la dictature ou le fondamentalisme. Nous aurions préféré la démocratie, mais nous nous accommodions bien de dictatures, qui nous assuraient la stabilité de la rive droite de la Méditerranée.

Dans ce contexte, l'immolation de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, a été, si je puis m'exprimer ainsi, l'événement qui a mis le feu aux poudres. Si, contrairement à ce qui a été dit, nos ambassades avaient établi des diagnostics pertinents sur le caractère sclérosé de ces régimes, personne n'aurait pu penser qu'un tel événement déclencherait une révolution. À cet effet de surprise, s'est ajouté un effet tache d'huile. Le vent de contestation qui s'est levé en Tunisie a soufflé partout dans le monde arabe, même si les situations diffèrent très nettement d'un pays à l'autre. Ils portaient partout une forte aspiration à la justice sociale, une forte aspiration à la liberté.

En Tunisie et en Egypte, un processus relativement pacifique a débouché sur des élections libres. En Libye, il a fallu l'intervention armée que l'on sait et que, par ailleurs, avec mon groupe, j'avais désapprouvée. Au Maroc et en Jordanie, des réformes parfois profondes ont été entreprises. En Syrie et en Iran, dans un contexte il est vrai différent, la répression se poursuit. Au Yémen, on est en suspens ; une solution est proposée, mais elle ne vient pas. Au Bahreïn, des troubles ont débuté sur fond de tensions entre chiites et sunnites. Un soutien financier massif, l'intervention des forces armées des dynasties du Golfe et des promesses de réformes ont mis fin aux émeutes, dans un contexte qui reste tendu. Ailleurs, on ignore le printemps arabe, mais il est dans tous les esprits. Je veux parler de l'Algérie, de l'Arabie saoudite et de l'ensemble des monarchies du Golfe. Au total, 16 des 22 États membres de la Ligue arabe ont été confrontés, au cours de l'année 2011, à divers types d'instabilité politique. Partout, le facteur principal est l'écart considérable qui s'est creusé entre des élites dirigeantes corrompues et une population jeune. »

Mme Josette Durrieu, membre du groupe de réflexion - Les « Printemps arabes » sont un mouvement profond et marquent une « rupture ». Ils n'avaient pas été prévus dans le « Livre blanc » de 2008.

« L'Arc de crise » est en pleine évolution. Et ces mouvements sont sûrement appelés à durer. Les révolutions ont renversé des régimes, installés après la période coloniale et avérés être des gestionnaires prédateurs. Pendant des décennies, au nom de la stabilité, nous avons accepté et soutenu ces régimes considérés comme des remparts contre l'islamisme. En échange de la protection de nos intérêts politiques ou économiques, nous n'avons pas été très regardants en matière de démocratie et de droits de l'Homme, même si, notamment, le Conseil de l'Europe avait attiré l'attention sur la situation en Tunisie, au Maroc, en Algérie et ailleurs. A l'évidence les peuples de ces pays ne se reconnaissaient pas dans ces logiques. La rébellion est clairement jeune, laïque, démocratique et économique. Elle est imprégnée de nos civilisations et de nos valeurs. Cet esprit initial et cette force devraient prévaloir dans la durée.

Cette complaisance à l'égard des dictatures a imposé à la France une révision brutale de sa politique étrangère. On l'a noté en Tunisie et illustré par l'intervention contre les forces du Colonel Kadhafi, qui avait pourtant été reçu à Paris avec tous les honneurs, il y a moins de 5 ans.

Comme l'a souligné M. Miraillet, directeur des affaires stratégiques au ministère de la défense, lors de son audition : « Les printemps arabes constituent l'une des principales ruptures stratégiques à laquelle a été confrontée la France depuis 2008 ».

Quelles en sont les conséquences pour notre diplomatie et notre politique de défense ?

Sur le long terme, les incertitudes sont trop importantes pour qu'on puisse y voir clair. L'évolution de la Tunisie et de l'Egypte, celle de la Libye et, encore plus, de la Syrie est encore très incertaine. L'avenir de cette dynamique de révolte va dépendre des réponses apportées à la question des inégalités socio-économiques et aux modalités de la transition politique. Le facteur économique est essentiel. Il était l'une des causes du soulèvement. Il le reste d'autant plus que les économies de la région se sont effondrées (tourisme en Tunisie et en Egypte) laissant sans emplois des millions de jeunes et de familles.

Là où la démocratie semble s'imposer, les incertitudes politiques restent et portent sur deux points essentiels : la place du religieux par rapport au politique et le poids des militaires dans les systèmes politiques futurs.

La place de la religion dans l'État... Les rapports entre la loi démocratique et la loi divine, la charia, sont des questions essentielles qui s'inscrivent dans l'histoire multiséculaire des pays arabes. Il faut admettre que nous allons sûrement vers l'installation d'un « Islam politique » et légitimé par les urnes. Ce ne doit pas être un problème, selon M. Jean-Pierre Cousseran, (secrétaire général de l'Académie diplomatique internationale), mais une « réalité politique ». Ces peuples reconnus pour ce qu'ils sont et ce que sont leurs civilisations construiront « autre chose » qui s'inspirera de leur proximité et de leur identité. Cette « autre chose » qui les représentera mieux.

L'armée, on connaît son rôle dans le régime Kémaliste en Turquie, pour la mise en place et le suivi de la laïcité ; en Algérie contre le FIS dans les années 90 ; et aujourd'hui peut-être en Égypte.

Comment politique, religion, armée trouveront-ils leur place et leur équilibre ?

Pour la France, on peut essayer d'apprécier les conséquences de ce processus à travers deux prismes : celui de la sécurité et celui de notre influence.

Au regard des impératifs de sécurité et de stabilité, l'instauration, sur la rive sud de la Méditerranée, de régimes politiques démocratiques et peut-être pluralistes, pourrait constituer un facteur de stabilité, voire de prospérité.

Un Maghreb sur la voie de la démocratie et du développement serait une formidable opportunité pour l'Europe, au moment où, le centre de gravité bascule vers l'Asie. Par ailleurs, des régimes dictatoriaux et corrompus comme celui du Président Kadhafi constituaient une menace et une source d'instabilité.

À court terme, cependant, le sentiment qui prévaut est l'incertitude.

La fragilité des régimes, momentanément, issus des printemps arabes crée l'instabilité à nos frontières et, d'une certaine façon, il y a un rapprochement géographique des risques. Nous avons désormais un « voisinage », un « étranger proche », une rive sud de la Méditerranée, en situation de « grande instabilité ». L'Islam s'installe. Faut-il se protéger de l'Islam et des régimes islamistes ?

Trois menaces sont particulièrement perceptibles :

- la mise en place de gouvernements islamistes rigoureux et militants, avec les répercussions que cela pourrait avoir en termes de confrontation idéologique et géopolitique. Nous pensons au conflit israélo-arabe mais aussi aux flux migratoires que cela pourrait engendrer.

Mais il ne faut pas qu'après le vent d'euphorie suscité par ces printemps, nous sombrions à l'automne, dans un excès de pessimisme. La possibilité de formation d'un « front vert », prenant le contre-pied des anciens régimes politiques alliés de l'occident, existe. Ce « choc des civilisations » est-il pour autant le scénario le plus probable ? Les intervenants que nous avons entendus ont souligné que l'exercice du pouvoir conduira, naturellement, les partis islamistes à modérer leur programme. Comme l'a indiqué le directeur de la prospective du Quai d'Orsay, le vote islamiste exprime tout autant le rejet de l'occident et d'une modernité arrogante que la promotion par la petite bourgeoisie de valeurs d'ordre et de justice, de valeurs authentiques et « indigènes » qui expriment une identité et une voie arabo-musulmane.

Beaucoup font le pari d'une intégration possible des partis islamistes dans le jeu politique avec l'apprentissage du compromis et d'une culture de gouvernement, à l'image d'AKP en Turquie. Même si le modèle turc est en vérité très spécifique, cette hypothèse est, sans doute probable.

La question qui se pose, selon M. Cousseran, est celle de la « représentation ». Les peuples ne se reconnaissaient pas dans la logique des régimes renversés.

Mais aujourd'hui : où est le pouvoir maintenant ? Qui est souverain ? Quelle est la place et le contenu de la loi ? Et la place de Dieu ?

C'est au Maroc que la situation est la plus éclairée avec un Roi assez habile qui est aussi le « commandeur des croyants ». Il est dans l'identité nationale.

En Egypte, les frères musulmans, créés en 1928, représentent un système ordonné et social, la « cité islamique » la Libye, clanique et médiévale reste très instable.

D'autres intervenants soulignent la division des mouvements islamistes eux-mêmes et l'existence d'une frange islamiste extrémiste, salafiste ou autre, plus ou moins financée par les pays du Golfe qui auront une influence importante et déstabilisante sur le reste de l'échiquier politique. Comme l'a affirmé devant nous M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères, la question centrale sera celle du respect du pluralisme.

L'enjeu n'est pas seulement le premier scrutin, mais bien la possibilité qu'il y en ait un deuxième dans quelques années. Quoiqu'il en soit, il faut s'attendre à avoir, dans la prochaine décennie, des interlocuteurs différents, plus difficiles, plus exigeants et moins dociles qu'auparavant ;

- la deuxième menace concerne le Moyen-Orient et les risques de déstabilisation d'équilibres déjà précaires dans cette région, avec la perspective d'une guerre civile en Syrie. L'audition de l'ambassadeur de France en Syrie a confirmé que l'avenir de ce pays constituait l'incertitude majeure. La Syrie est un élément stratégique important dans cette zone. Une guerre civile et l'effondrement du régime se répercutera sur l'ensemble de la région tant les imbrications politiques, religieuses et stratégiques sont nombreuses. Se pose la question du Liban, d'Israël, des Kurdes, de l'Iran, voire du Hamas et du Hezbollah. Aujourd'hui ce risque géostratégique est majeur ;

- la troisième menace concerne le Sahel et le développement des trafics d'armes et du terrorisme. Cette situation préexistait aux printemps arabes. Elle prend une autre dimension avec la dissémination de nombreux armements lors de la guerre en Libye et la restructuration en cours des appareils d'État et des forces de sécurité dans l'ensemble des pays du Maghreb, sans doute moins policiers et moins structurés. Cette zone devient incertaine et à hauts risques. Raison de plus pour considérer que le Sahel doit être une zone d'investissement majeur. La solution ne saurait être uniquement militaire, mais passe par un effort renforcé en faveur du développement.

« L'Arc de crise » s'inscrit dans une évolution et même une recomposition du monde, marquée aussi par la réémergence de la Chine, l'Inde, la Turquie... et de la Russie. Et peut-être par une crise du modèle institutionnel. Les faits nous obligent à prendre en considération une « ère arabo-mulsumane » nouvelle et une crise structurelle qui sera longue et imprévisible.

Il y a une obligation urgente d'organisation de tous les partenaires et de toutes les politiques : méditerranéenne, européenne, bilatérale et mondiale, bien-sûr.

M. Yves Pozzo di Borgo, membre du groupe de réflexion - Si on considère la question en termes d'influence, la France avait naturellement, du fait de son histoire et de sa géographie, une proximité forte avec l'ensemble des pays concernés et une importante diaspora maghrébine. C'est particulièrement vrai de la Tunisie et du Maroc avec lesquels la France a une véritable intimité. Les résultats des élections dans ces deux pays, l'émergence d'une majorité politique fondée sur les partis se réclamant de l'islam devraient conduire à une certaine émancipation à l'égard de l'Occident, en général, et de l'ancienne puissance coloniale qu'est la France, en particulier, ne serait-ce que pour prendre le contre-pied des régimes précédents.

Le retournement de la diplomatie française et l'intervention en Libye ont sans doute permis de préserver une partie de la position de la France dans cette région. Comme l'a dit le géographe Michel Foucher devant la commission : « Le clivage Europe/monde musulman a été brisé par l'intervention en Libye ».

On observe, néanmoins, dans l'ensemble des pays concernés, une montée en puissance de nouveaux partenaires tels que les pays du Golfe qui sont extrêmement actifs financièrement, la Turquie, qui fait figure de modèle, ou la Chine qui apparaît comme un allié stratégique nouveau. Il faut sans doute intégrer l'idée que nos positions dans ces pays sont fragilisées et adapter notre politique étrangère pour maintenir notre influence.

J'en viens au diagnostic du Livre blanc, mais avant quelques mots sur les conséquences des printemps arabes sur les équilibres régionaux.

Au-delà des incertitudes, quelques tendances peuvent être relevées.

On observe, d'une part, un renforcement du Conseil de coopération du Golfe, qui a fait preuve d'un interventionnisme inhabituel. Il s'est agi, tout à la fois, d'assurer la sauvegarde des régimes dynastiques du Golfe et de renforcer leur influence sur les pays du Maghreb. Le Conseil de coopération du Golfe a ainsi proposé de s'élargir aux monarchies jordanienne et marocaine. Nous savons, par ailleurs, que le Qatar, très présent en Libye, finance différentes forces islamistes. De leur côté, les Saoudiens semblent soutenir plus exclusivement les Frères musulmans. Les dynasties du Golfe cherchent ainsi à préserver leur influence et leur régime dans ce qui ressemble à un donnant-donnant : on vous finance, mais vous ne vous attaquez pas à nos régimes.

Cet activisme des pays du Golfe, la présence de l'Aqmi au Sahel, la résurgence d'identités régionales ou tribales dans la zone sahélienne pourraient, par ailleurs, conduire à un renforcement des liens entre les pays du Maghreb, qui étaient jusqu'alors assez divisés. La grande inconnue reste l'attitude et l'évolution de l'Algérie. On connaît l'antagonisme avec le Maroc. Mais on ne peut pas exclure qu'un Maghreb plus uni sorte des révolutions arabes.

Le printemps arabe devrait enfin se traduire par un affaiblissement du Moyen-Orient et une crispation croissante entre les Sunnites et les Chiites. Cette crispation est revenue au centre de la vie politique en Irak et au Liban. Elle devient un élément majeur de la situation en Syrie. Au Moyen-Orient, le clivage entre les acteurs chiites, l'Iran, l'Irak, le Hezbollah, le régime syrien alaouite et les acteurs sunnites tels que les pays du Golfe, la Turquie et la Palestine, devient de plus en plus structurant et constitue un facteur de risque stratégique majeur.

On observe par ailleurs un isolement croissant des Israéliens dont les relations privilégiées avec la Turquie et l'Égypte sont remises en cause. Israël n'est plus la seule démocratie de la région, elle a perdu, dans ce processus, en Égypte comme en Syrie, des interlocuteurs dont les objectifs étaient connus et les réactions prévisibles. Reste à savoir si cet isolement conduira les Israéliens à poursuivre dans le refus de tout compromis, ou si la situation est de nature à changer la donne.

Il y a, enfin, une problématique particulière du Golfe en raison des enjeux géostratégiques et de la question iranienne. Il faut avoir à l'esprit la situation stratégique de l'Arabie Saoudite, première réserve de pétrole du Monde, confrontée à la question de la succession du roi Abdallah, mais aussi à une course aux armements avec l'Iran, je vous rappelle que le roi d'Arabie saoudite a affirmé à deux reprises que son pays se doterait d'armes nucléaires si l'Iran en possédait.

Quand on parle des printemps arabes, il faut donc bien avoir le réflexe de distinguer ces trois zones : Maghreb, Moyen-Orient, pays du Golfe.

Dans ce contexte, en quoi ces événements modifient-ils le diagnostic établi par le Livre blanc en 2008 ?

Inutile de dire que le Livre blanc n'avait pas prévu les printemps arabes. Il y avait un diagnostic sur les tensions socio-économiques qui traversaient ces pays qui n'a pas perdu de sa pertinence. On pouvait lire dans l'encart sur le Maghreb : « Les scénarios fondés sur la poursuite des tendances négatives actuelles conduiraient en 2025 à des situations de tensions et d'instabilités préoccupantes pour l'Europe et la France ».

D'un point de vue stratégique, d'autres analyses établies à l'époque se trouvent confirmées. Je voudrais en citer quelques-unes.

Le Livre blanc de 2008 a souligné que l'incertitude et les ruptures stratégiques constituaient des éléments structurants du contexte géopolitique actuel. Les révoltes arabes ne peuvent que confirmer ce diagnostic puisqu'il constitue un parfait exemple de ce que peut être une surprise stratégique. Le Livre blanc soulignait la généralisation des interactions et des interdépendances. Au prisme des événements du printemps arabe, l'effet tache d'huile est incontestable. Le Livre blanc mettait en valeur le rôle croissant des acteurs non étatiques et, en particulier, des médias : le rôle de la chaîne satellitaire Al Jazeera en est une illustration. Dans le même esprit, le Livre blanc soulignait le rôle croissant d'Internet. On l'a vu, les réseaux sociaux ont joué un rôle essentiel dans la mobilisation, à tel point qu'on a pu parler de révolution 2.0.

Le Livre blanc prévoyait également le développement de sociétés militaires privées et la privatisation de la violence armée. Le rôle des mercenaires en Libye et les risques liés à la dissémination des armements au Sahel en constituent une illustration.

Plus fondamentalement, le Livre blanc décrivait un déplacement du centre de gravité géostratégique vers l'Asie. À l'aune des révoltes arabes, le lâchage du président Moubarak par l'allié américain, comme le lâchage de Kadhafi par la France, et le doute stratégique que cela a instillé pourraient conduire les pays arabes modérés à se tourner davantage vers l'Asie, et en particulier vers d'autres puissances régionales : la Turquie qui propose un modèle politique qui conjugue l'islamisme et la laïcité ou la Chine, puissance mondiale émergente.

M. André Dulait, membre du groupe de réflexion - Si ces éléments de diagnostic se trouvent confirmés, d'autres éléments peuvent susciter des interrogations.

La première interrogation porte sur l'opportunité de continuer à parler d'un arc de crise.

Je vous rappelle que le Livre blanc établissait un arc de crise de l'Afrique du Nord à l'Afghanistan, qui constituait une zone de menace et de risque stratégique par rapport à laquelle l'effort de défense et de sécurité devait se positionner. Alors même qu'une portion de l'arc est désormais engagée sur la voie de la transition démocratique, doit-on maintenir le Maghreb dans l'arc de crise ? La zone demeure une zone d'incertitude, mais il faut avoir à l'esprit que le Livre blanc n'expose pas seulement notre stratégie nationale de sécurité, il constitue également un exercice de diplomatie publique. Certains partenaires du Golfe ont été émus de découvrir qu'à nos yeux ils étaient considérés comme les éléments d'un arc de crise, qui peut apparaître comme une version polie de l'axe du mal américain. M. Foucher a également indiqué que « les démocrates tunisiens demandent que l'on arrête de parler de péril vert ». Il a rappelé à la commission que « l'arc de crise a été assimilé au monde arabo-musulman ». M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères, nous a dit qu'il faudrait plutôt parler « d'ère d'investissements stratégiques majeurs ». Peut-on à la fois considérer, dans le cadre du partenariat de Deauville, que le printemps arabe est « la seule bonne nouvelle de ce début du XXIè siècle », comme l'a affirmé le Président de la République, et continuer d'utiliser une rhétorique qui désigne ces pays comme une menace ? Ce qui est sûr c'est que cette zone doit être une priorité. De notre point de vue, il conviendrait mieux de parler d'une zone en mutation et cesser d'utiliser un concept aussi englobant que celui d'arc de crise, qui met sur le même plan des zones -Maghreb, Moyen-Orient, Sahel, Corne de l'Afrique, Golfe persique et Afghanistan- dont les problématiques sont très différentes. Il faut sans doute mieux rendre compte de la complexité du monde.

La deuxième interrogation porte sur le réexamen préconisé par le Livre blanc de 2008 du dispositif prépositionné sur le continent africain et dans le Golfe. Le moins qu'on puisse dire c'est que l'intensité des risques n'a pas diminué. La persistance de l'impasse au Proche-Orient, les inquiétudes suscitées dans le golfe persique et en Arabie Saoudite par la montée en puissance iranienne, la crise syrienne, la fragilité de la zone tchado-soudanaise, le développement de la piraterie et des trafics dans l'océan Indien et le golfe de Guinée continuent de justifier la disponibilité de nos principaux points d'appui dans la région. Les nouvelles priorités asiatiques de la politique américaine imposent, en outre, une plus grande implication des Européens en général et des Français en particulier. Reste à savoir quel est le bon calibrage. Rester à Djibouti, sûrement, au Tchad, sans doute, intensifier notre coopération militaire avec les organisations régionales assurément, renforcer nos efforts en Afrique : la question se pose ? Nous allons rester en Côte d'Ivoire et il nous faudra maintenir une capacité d'action dans le Sahel qui a toujours été une zone de contrebande, mais qui est aujourd'hui une zone de non-droit absolue. Cette zone doit faire l'objet d'un investissement qui ne peut pas être uniquement militaire, mais doit être économique et politique. De ce point de vue, il manque à la France un véritable partenariat avec l'Algérie et cela dépasse évidemment la question du Sahel.

La troisième interrogation porte sur le terrorisme. Par comparaison à 2001, Al Qaïda offre aujourd'hui le visage d'une nébuleuse éclatée. Les idées djihadistes continuent de prospérer, mais la menace d'un Djihad global mené à l'échelle planétaire contre l'Occident semble avoir perdu de sa pertinence. Le printemps arabe et le renversement pacifique des régimes arabes corrompus ont pris Al Qaïda au dépourvu. Ils ont invalidé un certain nombre de ses leviers et une part de sa doctrine en faveur de la lutte armée. La mutation des mouvements salafistes en parti politique intégré aux jeux politiques nationaux constitue également un défi pour la mouvance. Il reste que ce constat mérite cependant d'être nuancé par deux facteurs : d'une part, l'instabilité engendrée par les printemps arabes offre la possibilité à Al Qaïda de s'implanter dans des pays où elle était quasi absente et, d'autre part, la dissémination de nouveaux armements dans la bande sahélienne pourrait renforcer son arsenal. Il n'en reste pas moins que l'on peut s'interroger, comme l'a fait devant la commission M. Miraillet, directeur des affaires stratégiques du ministère de la défense, sur le caractère central, dans le Livre Blanc, du terrorisme comme menace de niveau stratégique.

La quatrième interrogation porte sur l'attitude qu'il convient d'adopter à l'égard des pays arabes en transition, au regard des résultats des élections en cours et à venir qui semblent conduire à des majorités islamistes plus ou moins modérées. Il est clair qu'il est dans notre intérêt que ces transitions réussissent. Notre devoir, nos intérêts nous commandent d'accompagner les sociétés arabes dans la voie de la modernité politique, sans arrogance, ni ingérence, mais en les assurant de notre disponibilité et de notre soutien.

Plus que jamais, une approche globale s'impose, avec une dimension économique, politique et militaire. Le partenariat de Deauville, qui résulte de l'inscription par la France du printemps arabe à l'agenda du G8, constitue un élément stratégique afin de favoriser la croissance économique et la création d'emplois dans ces pays. D'après le FMI, compte tenu de la croissance démographique dans la région, les pays du printemps arabes doivent créer d'ici 2020, 50 millions d'emplois nouveaux, ne serait-ce que pour absorber les nouveaux entrants sur le marché du travail, c'est-à-dire sans pour autant diminuer le chômage actuel qui est en moyenne de 25 % pour les jeunes. La question de la transition économique constitue donc un défi majeur. L'effort financier annoncé à Deauville est conséquent : 40 Milliards de dollars. Il faut savoir à titre de comparaison que l'Arabie Saoudite a dépensé, cette année, pour assurer la paix sociale dans son royaume 145 milliards de dollars. Nous n'en avons pas les moyens. Mais ce partenariat devra être suivi d'effets et s'inscrire dans une stratégie globale articulant une coopération multilatérale et européenne avec une aide bilatérale notamment française.

Au-delà des aspects économiques, il nous faudra trouver un instrument diplomatique qui puisse, autant faire que se peut, favoriser l'instauration de régimes réellement pluralistes, respectueux des droits de l'Homme et notamment de l'égalité entre les hommes et les femmes. Nous n'avons rien à dicter à des pays qui ont pris leur destin en main, tracé leur histoire et fait leur révolution. Comme l'a dit M. Foucher, directeur de la formation, des études et de la recherche de l'Institut des hautes études de défense nationale, devant notre commission, il faut laisser ces pays inventer leur loi de 1905 et les aider à la transformation des islamistes en parti de gouvernement. Il faut d'ailleurs, sur ce point comme sur d'autres, ne pas présumer de notre influence. Quels sont les mécanismes et les enceintes diplomatiques qui peuvent renforcer les liens régionaux et favoriser une évolution continue vers des régimes pluralistes ? Peut-on imaginer l'équivalent de ce que le Conseil de l'Europe a été pour les pays européens issus du bloc soviétique ? Est-ce que l'Union pour la Méditerranée, le processus de Barcelone ou le dialogue 5+5 sont les instruments pertinents ? Ce n'est pas lieu de choisir, mais il nous semble qu'il y a une opportunité pour une organisation intergouvernementale régionale avec une valorisation d'un volet parlementaire qui puisse accompagner l'enracinement de la démocratie, l'unité du Maghreb et le dialogue euro-méditerranéen.

En conclusion, je voudrais simplement souligner l'extrême volatilité de la situation et la nécessité d'accroître nos moyens de connaissance et d'anticipation de l'évolution de la situation dans cette zone. Nous avons une intimité profonde avec ces pays, nous avons des instituts de recherche, des coopérations bilatérales, des universitaires, des administrations chargés de la prospective et du renseignement. Il faut que l'ensemble de ces moyens soient mis à contribution d'une meilleure compréhension des processus en cours et servent une politique qui a ici véritablement rendez-vous avec l'Histoire.

M. Didier Boulaud - Je vous remercie de ce rapport très complet. Je partage le sentiment de M. Dulait sur l'arc de crise qui lors de l'élaboration du Livre blanc de 2008, nous dérangeait déjà beaucoup. Les enjeux géopolitiques le long de cet arc de crise qui va de l'Atlantique à Peshawar n'ont pas grand-chose en commun. Il faudrait peut-être mieux évoquer des arcs de crise de nature différente. Dans le contexte financier actuel, il faut par ailleurs se rendre à l'évidence que la France ne peut plus intervenir sur tous ces théâtres d'opérations. Il nous faut faire des choix en fonction des priorités stratégiques de la France. De ce point de vue, l'Afrique constitue une priorité. On observe une multiplication des foyers de tension de la Mauritanie à l'Ethiopie et une montée particulièrement préoccupante du terrorisme dans le Sahel.

M. Jean-Louis Carrère, président - Je crois effectivement qu'on ne peut pas réduire l'ensemble des problématiques qui se posent de l'Atlantique à l'Afghanistan à travers le seul concept de l'arc de crise. Je crois, par ailleurs, qu'il ne faut pas réduire le Sahel à une question militaire. Il ne faut pas considérer le Sahel comme notre prochain théâtre d'opérations, cela serait un piège. Cette question mérite un traitement à la fois sécuritaire mais également économique et politique. Il existe, par ailleurs, d'autres priorités qui doivent retenir notre attention.

M. Didier Boulaud - C'est tout à fait vrai mais, en même temps, je voudrais souligner que nombre de responsables d'Al-Qaïda ont quitté le Pakistan pour rejoindre le Sahel afin de structurer les mouvements terroristes liés à l'Aqmi. Cela constitue donc une menace importante pour notre sécurité.

M. Jean-Louis Carrère, président - Je crois qu'il serait utile de substituer à la notion d'arc de crise celle d'« aire d'investissement stratégique majeure ».

M. Joël Guerriau - Est-ce que vous pourriez m'indiquer dans quels contextes et pour quels objectifs ce Livre blanc est rédigé ? Par ailleurs vous avez évoqué la notion d'islam politique. J'ai l'impression qu'il y a là un pléonasme tant les questions de religion et de politique sont liées dans l'esprit du Coran.

M. Jean-Louis Carrère, président - Le Livre blanc a pour fonction de décrire l'environnement géostratégique de la France, les menaces auxquelles nous devrons faire face et de définir les moyens à mettre en oeuvre pour assurer la défense et la sécurité de notre pays et de ses intérêts dans le monde. La description de ce contexte et de nos objectifs permet ainsi de préparer les lois de programmation.

M. Didier Boulaud - Le dernier Livre blanc a été voulu par le Président de la République, M. Nicolas Sarkozy, dès son élection, afin d'établir une analyse géostratégique d'où découlerait la définition de nos objectifs et des moyens nécessaires pour les atteindre. La mise à jour du Livre blanc en 2012 nous permettra de faire le point sur l'évolution du contexte géopolitique et de mesurer si nos moyens sont encore adaptés aux menaces auxquelles nous devons faire face. Le dernier Livre blanc avait par exemple mis en lumière la nécessité d'accroître notre capacité d'anticipation et de renseignement. Des moyens importants y ont été consacrés. Au-delà de la description d'évolution du contexte géostratégique, cette mise à jour nous permettra de mesurer si les efforts dans ce domaine ont porté leurs fruits et s'ils sont suffisants.

M. Jean-Louis Carrère, président - Pour préparer la mise à jour de ce Livre blanc et la loi de programmation qui s'ensuivra, la commission s'est dotée de plusieurs groupes de travail dont celui sur les printemps arabes ou celui sur l'évolution de la crise financière, deux événements qui constituent des ruptures stratégiques par rapport à 2008.

Mme Josette Durrieu, membre du groupe de réflexion - La notion d'islam politique constitue effectivement, pour une majorité de musulmans, un pléonasme. L'un des enjeux de la situation actuelle dans les pays arabes sera bien de définir la place de la loi civile par rapport à la loi divine. On a souvent sous-estimé le rôle social de l'islam dans ces pays sans bien comprendre que les mouvements islamistes ont été parfois les seules structures à offrir des services sociaux à des populations qui avaient été largement délaissées par les Etats en place.

M. Jean-Louis Carrère, président - Les relations entre la religion et l'Etat sont variables, même en Occident. Ainsi, le Président des Etats-Unis prête serment sur la Bible.

M. Gilbert Roger - Je partage le constat et les observations qui ont été faites et je mesure combien il est difficile d'anticiper sur ce que deviendront les régimes politiques naissants issus du printemps arabe. Je n'ai pas entendu en revanche de commentaire sur la façon dont nos démocraties ont parfois joué avec le feu en soutenant, quand ça les arrangeait, l'essor de mouvements extrémistes islamistes.

M. Jacques Berthou - Je voudrais souligner le rôle important de la situation en Algérie par rapport aux printemps arabes. Ce pays a des atouts considérables et maîtrise une partie de ce qui se passe dans la zone sahélienne. Est-ce que la situation actuelle ne devrait pas nous conduire à reconsidérer notre relation avec l'Algérie et à essayer de renforcer notre partenariat ?

M. Jean-Pierre Chevènement - Vous avez tout à fait raison, l'Algérie est une pièce essentielle de l'équilibre des pays du Maghreb. C'est un grand pays de 55 millions d'habitants disposant de ressources d'hydrocarbures nécessaires à l'approvisionnement de l'Europe. L'importance de ce pays et des liens qui nous lient à lui m'a conduit à présider l'association France-Algérie fondée il y a 50 ans à l'Indépendance. Cette association organise d'ailleurs samedi 17 décembre un colloque intitulé « l'Algérie et la France au 21ème siècle ». Il faut se rappeler que l'Algérie a tenté une expérience démocratique en 1988, dans un contexte économique très défavorable qui a conduit à une guerre civile traumatisante pour la population algérienne avec 100 à 200 000 morts. Le régime algérien est aujourd'hui un régime complexe avec de nombreux pouvoirs concurrents au sein même de l'armée, un véritable pluralisme politique et de très nombreux partis, une véritable liberté de la presse dont l'impertinence est connue de tous. L'Algérie n'a cependant pas envie de sombrer de nouveau dans une guerre civile. Vous avez raison de souligner qu'il nous faut accroître notre partenariat avec ce pays avec lequel nous avons de très nombreux accords de coopération notamment universitaires et qui constitue notre 3ème client hors pays de l'OCDE. C'est sans doute un objectif ambitieux mais essentiel.

M. Jeanny Lorgeoux - S'agissant du Sahel, vous avez raison de souligner que la coopération avec l'Algérie est essentielle pour stabiliser la situation au Sahel. Mais il faut avoir conscience du comportement ambigu des autorités algériennes dans ce domaine. La coopération de nos services avec les organismes chargés de la sécurité nationale est très satisfaisante mais nous savons tous que d'autres services ont instrumentalisé les mouvements terroristes qui sévissent dans le Sahel. Si bien que le problème est moins technique que politique. Il nous faut obtenir des autorités algériennes une action concertée pour traiter le sujet de la sécurité au Sahel.

M. Jean-Louis Carrère, président - Je veux dire à M. Gilbert Roger que certains auteurs et notamment M. Chouet dans son Livre : « Au coeur des services spéciaux » avaient évoqué, il y a longtemps, l'utilisation des djihadistes par les services secrets occidentaux pour lutter contre les Russes en Afghanistan. Madame, Messieurs les rapporteurs, je vous remercie pour cet excellent rapport qui éclaire notre réflexion sur la mise à jour du Livre blanc.

Risques et menaces transverses

Communication de MM. Jeanny Lorgeoux,
Philippe Paul et Daniel Reiner

13 décembre 2011

M. Philippe Paul, membre du groupe de réflexion - Avec mes collègues Jeanny Lorgeoux et Daniel Reiner, nous avons été chargés de porter une appréciation sur les évolutions constatées depuis 2008 sur les risques et menaces transverses.

Il me revient, en premier lieu, de rappeler l'analyse stratégique du Livre blanc. Puis mon collègue Jeanny Lorgeoux présentera les principales évolutions des menaces et des risques et, enfin, mon collègue Daniel Reiner présentera, en conclusion, la révision des concepts et surtout ce qui pourrait être une nouvelle carte des risques et menaces.

Le Livre blanc énumérait huit menaces et risques transverses et tentait de les mettre en relation à travers quatre concepts novateurs dénommés « nouveaux paramètres de la sécurité », qui permettent de tracer une carte des menaces.

S'agissant des menaces et des risques, le terrorisme était placé en tête de la liste comme étant « l'une des principales menaces physiques dirigées contre l'Europe et ses ressortissants dans le monde ». Les actions terroristes d'origine étatique étaient placées au même niveau que celles des groupes d'inspiration djihadiste.

Venait ensuite la menace balistique. Le Livre blanc considérait que, d'ici 2025, la France et plusieurs pays européens se trouveront à portée de nouvelles capacités balistiques. Cette exposition directe, quelles que soient les intentions des gouvernements qui se dotent de ces capacités, constitue une donnée nouvelle à laquelle la France et l'Europe doivent être préparées.

Les attaques majeures contre les systèmes d'information étaient identifiées comme devant faire l'objet d'une attention nouvelle, aussi bien pour le renforcement des défenses que pour les capacités de rétorsion.

Etaient également identifiés :

- l'espionnage et les stratégies d'influence,

- les grands trafics criminels,

- les nouveaux risques naturels et sanitaires,

- les risques technologiques,

- l'exposition des ressortissants à l'étranger.

Par ailleurs, le Livre blanc mettait en exergue quatre concepts novateurs :

1. L'interconnexion croissante des menaces et des risques ;

2. La continuité entre sécurité intérieure et sécurité extérieure ;

3. La possibilité de ruptures stratégiques brutales ;

4. Les modifications qui affectent les opérations militaires.

La commission du Livre blanc a hiérarchisé les risques et les menaces en fonction de deux paramètres : la probabilité, qui peut être « faible », « moyenne » ou « forte » et l'ampleur qui peut être « faible », « moyenne », « forte » ou « sévère ».

Sur ces bases, la carte des risques et menaces dessinée en 2008 était la suivante : venait en tête la menace d'attentats terroristes : simultanés et/ou majeurs dont la probabilité était estimée forte et l'ampleur moyenne à sévère ; le risque NRBC lié à de tels attentats était estimé réel. Venait, en seconde position, les attaques informatiques dont la probabilité était estimée forte et l'intensité faible à forte.

La probabilité d'occurrence de la menace balistique émanant des nouvelles puissances dotées était estimée faible à moyenne, alors que l'intensité était estimée potentiellement sévère, c'est-à-dire au plus haut niveau de risque.

Les pandémies se voyaient affectées d'une probabilité d'occurrences moyenne et d'une intensité moyenne à sévère.

Les catastrophes naturelles, notamment les inondations en métropole, étaient considérées d'une probabilité moyenne à forte et d'une intensité susceptible de varier de moyenne à sévère.

La criminalité organisée, qu'il s'agisse des trafics de drogue, des contrefaçons, du trafic d'armes, du blanchiment, était considérée comme affectée d'une probabilité élevée.

Enfin, des risques spécifiques étaient identifiés, pour les DOM-COM, essentiellement des séismes et cyclones, avec une probabilité forte dans la zone Caraïbes et faible en Guyane et dans la zone Océanie.

Je passe maintenant la parole à mon collègue Jeanny Lorgeoux qui va vous dire si et dans quelle mesure nous estimons qu'il y a lieu de réviser l'évaluation de ces risques et menaces.

M. Jeanny Lorgeoux, membre du groupe de réflexion - Le plus simple est de considérer successivement les risques et menaces qui se confirment, ceux qui méritent d'être nuancés, et ceux qui n'ont pas été suffisamment, voire pas du tout pris en compte.

La première menace confirmée est celle des attaques majeures contre les systèmes d'information. Il ne se passe pas une semaine sans que l'on signale, en France ou ailleurs, des attaques ciblées, émanant de cyber-pirates ou de services étatiques, contre les réseaux de gouvernements ou de grands organismes publics ou privés et d'entreprises. Notre commission entend examiner cette question dans le détail puisque, dans le prolongement des travaux de notre ancien collègue, Roger Romani, le président de notre commission a confié une mission d'information au sénateur Jean-Marie Bockel.

Deuxième menace confirmée : l'espionnage et les stratégies d'influence. La Russie et la Chine ont des services d'espionnage particulièrement actifs en Occident. Leurs objectifs sont essentiellement économiques et ces services mènent des opérations qualifiées par les experts de "MOOTW" (Military Operations Other Than War).

Troisième menace : les risques sanitaires et naturels -inondations, grippe H1N1, tremblements de terre. Le risque le plus important est sans doute celui du réchauffement climatique qui engendre des bouleversements météorologiques considérables et la fonte des sols arctiques. Dans notre pays, les inondations sont l'aléa climatique le plus probable.

Ont également été confirmés les risques technologiques et l'exposition des ressortissants français à l'étranger. Nous avons en permanence une dizaine de Français otages de groupes criminels ou terroristes dans le monde. Même s'il s'agit, la plupart du temps, d'actes de banditismes qui se drapent abusivement dans des revendications politiques, ces enlèvements contraignent l'action diplomatique de l'Etat et l'obligent à déployer des moyens militaires significatifs. Enfin, les grands trafics criminels se sont très probablement développés. Tout le monde connaît l'histoire des Etats-Unis, de l'Italie, l'importance des sociétés mafieuses dans ces deux pays. A New York, les cinq grandes familles de Cosa Nostra ont la main sur toute une série d'activités économiques. Au Mexique, dans tous les Etats, l'importance des gangs mafieux menace l'Etat central. En Afrique, la Guinée-Bissau est devenue la plaque tournante de tous les trafics. Il n'y a plus d'Etat. L'ancien Président de la République a été férocement massacré. A Dakar, les trafics en tous genres se sont développés. En Turquie, heureusement, le Premier ministre a mis de l'ordre et stoppé le développement des mafias. Je ne parle même pas de la Birmanie. On a tendance aujourd'hui, du fait du terrorisme, à minimiser l'importance des corporations mafieuses et leur action de déstabilisation des Etats. On parle également d'immenses sommes d'argent qui se baladent d'un continent à l'autre et qui déstabilisent les Etats.

Au total, six menaces sur huit sont confirmées, ce qui, par déduction, implique que deux menaces méritent, selon nous, d'être nuancées.

La première est la menace terroriste. Certes, il semble prématuré d'affirmer que la mort d'Oussama Ben Laden marquera la fin de la Qaïda. En revanche, la distance historique qui nous sépare des événements du 11 septembre 2001 permet de penser que l'importance d'une organisation djihadiste mondialisée en guerre avec l'Occident a été surestimée, alors que l'implication de Saoudiens dans le financement des réseaux terroristes a été sous-estimée. L'analyse d'Alain Chouet, ancien responsable du renseignement de sécurité de la DGSE, mérite d'être prise en compte. Son livre est lumineux et a du reste éclairé nos travaux. Si « complot » il y a, c'est moins du côté de la Qaïda qu'il faut le chercher, dont le potentiel terroriste s'est consommé quasi intégralement dans les attentats du 11 septembre, que du côté des Frères musulmans. Or, cette organisation vise moins « l'ennemi lointain » -les puissances occidentales- que « l'ennemi proche », les régimes « corrompus » et « vassalisés », qui sont ou étaient leurs alliés -Moubarak, Ben Ali, Mohamed Ali Saleh etc. Les changements de régimes, intervenus dans le cadre des différents printemps arabes pourraient marquer l'arrivée au pouvoir de cette mouvance islamiste.

Dans ce contexte, le terrorisme de type djihadiste semble avoir atteint un étiage et il nous semblerait excessif de maintenir cette menace en tête de liste. Certes, des répliques sont possibles et même probables en Afrique du Nord et au Maghreb. Certaines ont déjà eu lieu telles que l'attentat de Marrakech en avril 2011. On ne peut exclure que ce soit les dernières.

Si la menace terroriste reste encore importante, c'est peut-être davantage du côté étatique qu'il faut la redouter. Deux Etats ont, par le passé, mené des actions terroristes contre notre pays : la Syrie et l'Iran. On ne peut exclure que les gouvernements de ces Etats, confrontés à de grandes difficultés intérieures, considèrent à nouveau l'action terroriste comme un « mode de communication » avec l'Occident. L'Ambassade britannique à Bahreïn vient de faire l'objet d'un attentat et l'Ambassade de ce même pays à Téhéran a été mise à sac.

La menace balistique : de façon curieuse, le Livre blanc dissociait la capacité - le fait d'avoir des missiles balistiques -avec des charges nucléaires- de l'intention -le fait de vouloir s'en servir contre nous- pour caractériser la menace balistique, dont tout laissait accroire qu'il s'agissait de l'Iran, même si ce pays n'était pas nommément cité à l'époque. Or, sans intention, une capacité ne constitue pas une menace. La Russie, les Etats-Unis ont la capacité de frapper notre territoire national avec des missiles balistiques. Le fait de savoir si cela constitue une menace dépend de l'intention qu'on leur prête à notre égard. A supposer que l'Iran ait l'arme nucléaire, il semble peu probable qu'il envisage d'utiliser cette arme de façon offensive contre un pays européen, a fortiori la France, puissance nucléaire, capable de lui infliger des représailles massives. La menace balistique, réelle pour certains pays du Moyen-Orient ou de l'Asie, est faible pour notre pays.

Enfin, dernière catégorie, les menaces qui n'ont pas été suffisamment prises en compte.

Les risques de déstabilisation monétaire et financière : les crises monétaires et financières n'ont pas été assimilées à des menaces par la commission du Livre blanc. Pourtant, ces crises déstabilisent les Etats aussi sûrement que des séismes naturels et remettent en cause leur souveraineté en favorisant l'entrée dans le capital de grandes entreprises, voire de grandes infrastructures stratégiques d'investisseurs extra-européens. On peut donner comme exemple l'achat du port du Pirée par des investisseurs chinois. Moi qui ait habité l'Afrique noire pendant longtemps, j'ai vu progresser la sinisation.

La « guerre monétaire » entre le dollar, le yuan et l'euro est une réalité. Seul le dollar bénéficie du privilège d'être une monnaie de réserve internationale, ce qui autorise le Trésor américain à s'endetter sans limites. La fin de l'euro serait la plus grande surprise stratégique de ce début de décennie et assurément la plus grande source de déstabilisation de l'Europe entière. Entreprises de marchés financiers, fonds spéculatifs, agences de notations, médias financiers constituent dans ce domaine autant de leviers dont notre pays, et, plus généralement l'Europe continentale, sont cruellement dépourvus.

En second lieu, il nous semble important d'évoquer les menaces stratégiques. Ce sont celles qui résultent d'actions d'influences ou d'évolutions combinées - par exemple le désarmement européen et le réarmement des émergents - qui peuvent aboutir à placer nos décideurs politiques dans des situations de non-choix, à déclasser nos outils militaires ou à affaiblir notre base de défense et de technologie.

Le financement du chasseur bombardier américain JSF (joint strike fighter) constitue un bon exemple d'assèchement des budgets de recherche européens dans l'aéronautique de combat. La défense anti-missile balistique mise en place par les Etats-Unis constitue également un défi stratégique pour l'Europe en général, et notre pays en particulier. Son déploiement remet en cause notre autonomie stratégique, c'est-à-dire notre capacité à apprécier de façon autonome une situation, par exemple un départ de missile balistique de l'Iran, et à décider d'une riposte incluse dans une chaîne de décision dans laquelle nous n'aurons pas notre mot à dire.

Plus généralement, le fait que l'ensemble des puissances et en particulier les BRICS s'arment ou se réarment alors que l'Europe désarme constitue une menace stratégique pour nous. Cette modification des rapports de force a été abondamment mise en évidence dans l'analyse de MM. Camille Grand (FRS) et Etienne de Durand. Elle est également prise en compte par l'ambassadeur Benoît d'Aboville, ancien membre de la Commission du Livre blanc pour qui : « l'élément le plus déterminant demeure le nombre grandissant de pays susceptibles d'accéder à des technologies militaires de pointe et donc de dénier ou de rendre plus difficiles et dangereuses des interventions militaires occidentales. Il en découle des risques croissants de contestation de la liberté de circulation sur les grandes routes maritimes essentielles à l'économie mondialisée. (...) Cette évolution s'accompagne de la désanctuarisation d'espaces internationaux considérés jusqu'ici comme communs : l'Espace, l'Arctique, le cyberespace ».

D'autres exemples d'affrontement stratégiques peuvent être donnés avec les problèmes de « classement » des universités - la lutte pour la définition des « normes comptables et financières », les médias d'influence (CNN - Al-Jazeera - France 24), l'importance des centres complexes de recherche (Iter à Cadarache - LHC à Genève) des programmes stratégiques communs (Lanceurs Ariane - constellation Galileo) et des centres de mutualisation des capacités de calcul intensif. D'où l'importance de structures telles que le Genci - groupement national pour le calcul intensif, dont nous avons auditionné avec profit la présidente, Mme Catherine Rivière accompagné d'une poignée de scientifiques de haut niveau.

La piraterie n'a pas suffisamment été prise en compte. Elle affecte aujourd'hui la Corne de l'Afrique, mais pourrait demain affecter d'autres zones critiques où transitent les flux commerciaux.

Les conflits armés de haute intensité n'avaient pas été pris en compte dans le Livre blanc. Pour autant, le cas de la Libye a montré que des guerres non plus « asymétriques » - c'est-à-dire face à un ennemi ne disposant pas d'un arsenal militaire significatif - mais « dissymétriques » avec un ennemi disposant d'un potentiel militaire non nul - défense anti-missile - avions de combat, hélicoptères, chars de combat - étaient possibles.

Enfin, l'action de certaines ONG peut être déstabilisatrice pour l'Etat. Par exemple, l'action de Greenpeace d'intrusion dans les centrales nucléaires afin de prouver la faible sécurité des centrales nucléaires françaises. Les intérêts véritables de ces ONG, leurs financements et leurs structurations mériteraient davantage d'études et de prise en considération par nos services.

Au total, cela fait cinq risques et menaces supplémentaires qui méritent à notre avis d'être pris en compte et intégrés dans l'analyse stratégique.

Je passe la parole à mon collègue Daniel Reiner.

M. Daniel Reiner, membre du groupe de réflexion - J'en viens donc maintenant au questionnement que nous sommes en droit de porter sur les concepts utilisés dans l'analyse du Livre blanc et qui, appliqués à la liste des risques et des menaces, permettent de dessiner une carte un peu hiérarchisée et, à partir de cette carte, de dessiner le format d'armées nécessaire à la protection de la sécurité nationale ainsi que les contrats opérationnels.

S'agissant donc, tout d'abord, des concepts, le premier d'entre eux était l'interconnexion croissante des menaces et des risques. Ce concept demeure pertinent. Dans le printemps arabe, par exemple, où sont les causes ? Il y a les tensions sociales et politiques bien sûr. Mais il y a aussi les nouveaux moyens de communication. Et c'est ce mélange explosif qui conduit à la révolution. On peut également trouver une application de ce concept dans la catastrophe de Fukushima, exemple d'interconnexion entre un risque technologique la centrale nucléaire- et un risque naturel - tsunami. Dans ces cas, ce qui est intéressant, c'est de voir que c'est la combinaison de risques et de menaces qui, seuls, n'auraient pas prospéré, qui a abouti à une modification spectaculaire de l'environnement, une « surprise stratégique ».

Le deuxième concept, celui de continuité entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, avait fait débat lors de l'élaboration du Livre blanc et, rappelons-le, occasionné le départ des parlementaires socialistes de la commission. La crainte de ces parlementaires était qu'au nom d'une analyse intellectuelle, très inspirée des analyses américaines républicaines, on mette dans le même sac, la lutte intérieure et extérieure et on porte atteinte aux libertés publiques. Objectivement, ce risque nous semble moins latent aujourd'hui, même si nous sommes toujours en désaccord avec la politique sécuritaire menée par ce gouvernement. Sur le plan du concept, ce continuum intérieur-extérieur n'est peut-être qu'une des manifestations du passage de ce que l'on pourrait appeler un monde « plat », celui des cartes, où les Etats, acteurs exclusifs des relations internationales, occupaient des territoires définis par des frontières à un monde « en relief » formé de flux, de lignes : population - marchandises - informations - produits monétaires et financiers - ressources énergétiques, reliant entre eux les différents archipels du village planétaire en faisant fi des frontières.

L'explosion des flux matériels et immatériels est un des faits marquants de la mondialisation qui structure le nouveau contexte stratégique. Dans ce nouveau contexte, la maîtrise des espaces continue à compter, mais moins que celle des flux. D'autant que de nombreux territoires deviennent des « trous noirs stratégiques » où l'extrême faiblesse, voire l'absence de structure étatique, permet le développement de tous les trafics : zones nord du Pakistan, Yémen, corne de l'Afrique etc...

Troisième concept, la possibilité de ruptures stratégiques brutales : la chute du mur de Berlin, l'effondrement du bloc soviétique, le printemps arabe, la crise monétaire, ont en commun de ne pas avoir été anticipés. Ces événements constituent des « surprises stratégiques ». A vrai dire, de telles « surprises » ont toujours existé dans l'histoire de l'humanité, même si le nom que l'on donne à la réalité qu'elles recouvrent a varié. La question est de savoir si notre époque serait plus propice aux surprises stratégiques que les précédentes et si oui comment s'y préparer ?

On ne peut certes pas tout prévoir. Néanmoins, on peut se donner les instruments permettant de prévoir. Il peut s'agir de concepts intellectuels - comme la théorie du « chaos » en mathématique - mais aussi de capacités de calcul. Il n'est pas impossible d'essayer de modéliser la stratégie, comme on le fait de la météorologie ou de l'évolution des marchés financiers. Longtemps on a pensé qu'on ne pouvait pas prévoir le temps qu'il ferait demain. Aujourd'hui on le fait, avec de plus en plus de précision, grâce à des outils sophistiqués et des moyens de calcul intensif. C'est pourquoi il est important d'avoir des chercheurs de haut niveau et des infrastructures de calcul appropriées. C'est ce que nous avons retenu de notre audition de la présidente du GENCI, Mme Catherine Rivière, accompagnée d'une poignée de chercheurs de haut niveau, de son conseil scientifique, du CEA, de Météo France et nous avons été confondus par le travail extraordinaire qu'ils peuvent faire avec les faibles moyens dont ils disposent.

M. Jeanny Lorgeoux, membre du groupe de réflexion - Il leur manquera du reste cinq millions d'euros pour l'année prochaine.

M. Daniel Reiner, membre du groupe de réflexion - On y songera. Le fait est qu'ils travaillent avec très peu d'argent une trentaine de millions d'euros- et que ces dépenses sont pourtant hautement stratégiques. D'autant qu'ils doivent se tenir à jour constamment et que la puissance des machines est multipliée par dix tous les deux ans ou tous les trois ans et soit on suit, soit on laisse faire les autres : les Américains, les Chinois. Ces machines font des millions de milliards d'opérations à la seconde. Ces méthodes de calcul permettent de dresser des cartes potentielles de risques et de menaces. On utilise du reste ces calculateurs dans la simulation nucléaire.

Enfin, dernier concept, l'importance accordée aux opérations civilo-militaires. Sans doute inspirée par l'échec relatif des forces de la coalition en Afghanistan, la Commission du Livre blanc semblait souligner la faiblesse intrinsèque des interventions militaires. Cette considération trouvait ses fondements idéologiques dans la théorie du « soft power » de Joseph Nye, prônant la nécessité de combiner dans une même action, les différentes dimensions militaires, diplomatiques, commerciales, civiles etc... L'intervention en Libye a montré, au contraire, l'importance d'un outil militaire qualitativement cohérent et quantitativement significatif.

La puissance militaire croissante de la Chine, ses interventions militaires de plus en plus fréquentes au large de ses côtes, le retour d'une Russie autoritaire, n'hésitant pas à recourir à l'usage de la force, montrent que la probabilité de conflits de haute intensité n'est pas nulle. C'est la raison pour laquelle on ne pourra pas baisser la garde en matière d'équipements militaires conventionnels. Même si les menaces paraissent distantes, nous pourrions être impliqués dans ce type de conflits, en raison de nos alliances, en particulier celles au Moyen-Orient et il nous faudra tenir notre parole.

Par ailleurs, d'autres concepts mériteraient sans doute d'être pris en considération. C'est le cas, en particulier, de celui de « guerre hors-limites ». Ce concept développé par des généraux chinois peut être résumé en deux nouvelles : la bonne nouvelle est que les prochaines guerres feront peu de morts ; la mauvaise est que les guerres seront permanentes.

Dans cette approche, la guerre n'est plus « l'usage de la force armée pour obliger un ennemi à se plier à sa propre volonté », mais « l'utilisation de tous les moyens, dont la force armée, militaire ou non militaire et des moyens létaux ou non létaux pour obliger l'ennemi à se soumettre à ses propres intérêts ». Contrôler l'opinion publique est par exemple un outil de première importance.

Toute la difficulté des guerres nouvelles est de savoir combiner armes classiques et armes nouvelles. Les auteurs appellent les états-majors à ne pas surestimer le pouvoir des armes militaires traditionnelles. Ainsi, la recherche de la prouesse technologique peut être un moyen ruineux dont ils estiment qu'elle a entraîné l'URSS dans des dépenses militaires incontrôlées. Les raisons économiques ne sont pas les seules à orienter vers des guerres moins sanglantes. Ils orientent la réflexion vers l'emploi d'armes « adoucies » dont le but n'est pas d'infliger un maximum de pertes, mais d'obtenir les pertes suffisantes dans les limites tolérables par l'opinion. Enfin, après le coût des armes classiques et la crainte de la guerre ultime, les auteurs chinois insistent sur l'apparition de nouveaux concepts d'armes. « Il n'est rien aujourd'hui qui ne puisse devenir une arme. (...) des objets aimables et pacifiques ont acquis des propriétés offensives et meurtrières. ». L'innovation stratégique est du côté des Chinois.

On le voit, les nuances apportées à la menace terroriste et à la menace balistique, ainsi que la prise en compte de nouvelles menaces, contribuent à dessiner une carte des menaces sensiblement différentes de celle de 2008. D'autant qu'au-delà du couple probabilité d'occurrence/intensité, un troisième paramètre : la proximité de la menace devrait être prise en compte à notre avis.

Probabilité

Intensité

Proximité

1.

Déstabilisation économique

Forte

Sévère

Proche

2.

Cyberattaque

Forte

Faible à forte

Proche

3.

Éviction stratégique

Forte

Moyenne à forte

Proche

4.

Criminalité organisée

Forte

Faible

Proche

5.

Catastrophes naturelles

Moyenne à forte

Moyenne à sévère

Proche

6.

Pandémies

Moyenne

Moyenne à sévère

Proche

7.

Terrorisme

Moyenne

Faible

Moyenne

8.

Conflits de haute intensité

Faible

Sévère

Distante

9.

Menace balistique

faible

forte

Distante

Voilà, au final, les réflexions que nous voulions livrer à votre sagacité, afin de préparer l'audition du secrétaire général à la défense nationale, M. Francis Delon, qui aura lieu demain et d'avoir une base conceptuelle, un peu préparée. Nous vous remercions.

M. Joël Guerriau - J'ai une interrogation en termes de risques concernant les enlèvements humains, j'ai le sentiment que ce qui se passe actuellement peut avoir des effets qui sont des véritables risques, déclencher des psychoses sur le personnel de nos propres ONG qui refusent de partir pour les pays pauvres. Cela peut avoir des effets pervers pour les pays concernés. Je pense en particulier au Mali, qui a perdu ses touristes, et ses ONG et voit sa population en grande difficulté. Ce sujet ne mériterait-il pas d'être traité en tant que tel ?

M. André Dulait - Comment le secrétaire général à la défense et à la sécurité nationale va-t-il intégrer nos réflexions ?

M. Jean-Louis Carrère, président - C'est une excellente question. Nous allons vous faire parvenir une synthèse de nos travaux et l'on transmettra cette synthèse au secrétaire général afin de le nourrir de nos réflexions.

M. André Dulait - Est-ce que des parlementaires seront associés à la rédaction du nouveau Livre blanc ?

M. Jean-Louis Carrère, président - Il faut lui poser cette question. Si nous travaillons, nous pourrons être entendus. Si nous voulons peser, nous devons rendre des documents dignes d'intérêt. Gardons ces quatre ateliers et continuons à travailler.

M. Daniel Reiner, membre du groupe de réflexion - sur la question des enlèvements, nous sommes exactement sur l'exemple d'interconnexion entre les risques et les menaces : le terrorisme, le banditisme, les trafics et, en même temps, la volonté d'influencer les opinions publiques. C'est vraiment un exemple concret, sur lequel on n'a pas de certitude mathématique. Mais il faut travailler sur l'information, le renseignement.

Par ailleurs, il y a un aspect que nous n'avons pas évoqué. Il ne faudrait pas que le Livre blanc soit un objet concocté par quelques experts. Nous en faisons un peu partie. Une étape de popularisation serait nécessaire. Bien entendu, on ne va pas faire un débat public pour écrire le Livre blanc. Mais il serait intéressant de publier des éléments de réflexion, dans des rapports d'information, de telle manière que l'opinion publique elle-même mesure les risques, les menaces et la nécessité d'avoir un outil qui permet d'y faire face. Nous avons été très satisfaits de voir que les Français étaient attachés à l'armée. Mais sur quoi repose ce lien armées-nations ? N'a-t-il pas disparu ? Ce ne serait donc pas inutile de populariser ces réflexions.

M. Jean-Louis Carrère, président - J'y suis tout à fait favorable.

Conséquences des crises économiques et financières

Communication de M. Jean-Pierre Chevènement
et de Mme Nathalie Goulet 1 ( * )

14 décembre 2011

M. Jean-Pierre Chevènement, membre du groupe de réflexion - Ce groupe visait à mesurer les conséquences de la crise économique et financière sur l'effort de défense. Pour la France, nous avons examiné le déroulement de la LPM en cours (2009-2014) et de la suivante, qui devrait s'achever en 2020. De 2009 à 2020, un total de 377 milliards d'euros devrait être affecté à la défense. Notre entretien avec le directeur du budget a confirmé qu'à un milliard près, la LPM en cours est correctement exécutée jusqu'à présent. Une somme importante de REB (recettes extra budgétaires) sera affectée en 2013 au MINDEF (ministère de la défense) ; ces recettes proviendraient, pour l'essentiel, des cessions d'immeubles, notamment à Paris, et cessions de fréquences hertziennes.

Ces REB sont retracées dans deux comptes d'affectation spéciale, l'un pour l'immobilier, l'autre sur les cessions de fréquences. Ce dernier a été activé cette année pour 850 millions d'euros.

De 2009 à 2012, la LPM aura donc été respectée, ce qui est une nouveauté par rapport aux précédentes, et les REB correctement perçues, bien que plus tardivement que prévu.

A ces financements s'est ajouté le plan de relance, qui a consacré 1,4 milliard d'euros à la Défense, plus 500 millions de crédits initialement reportés. Cette enveloppe était totalement consommée à la fin de l'année 2010.

Le débat sur l'exécution de la LPM est brouillé par la pratique consistant à la présenter en euros constants, alors qu'elle est traduite dans les lois de finances annuelles en euros courants, intégrant l'inflation.

Ainsi, il a fallu tenir compte dans la budgétisation du PLF 2010 du fait que l'inflation constatée en 2009 a finalement été sensiblement plus faible que celle prévue au moment de la construction du PLF 2009.

L'exécution correcte de l'actuelle LPM est largement redevable au passage à une budgétisation triennale, dont la première application a couvert les années 2009/2011 et la deuxième couvre les années 2011/2013.

La première annuité de la LPM, en 2009, s'est montée à 30,2 milliards d'euros.

Le deuxième budget triennal 2011-2013 a prévu, en 2010, que l'effort en faveur de la défense se poursuivrait, avec 0,9 Md€ supplémentaires, hors contributions au CAS (compte d'affectation spéciale) « pensions », à l'horizon 2013, auxquels s'ajouteront les REB. Cet effort est d'autant plus remarquable que le budget de l'Etat, dans son ensemble, a été construit sous une contrainte de stabilisation en valeur. Il faut avoir à l'esprit que, pour la période 2010-2013, l'ensemble des ressources de la défense (y compris les REB, mais hors pensions) croissent de plus de 6 %, alors que celles des autres ministères diminuent de plus de 1 %.

Le MINDEF a donc été préservé, dans un cadre budgétaire très contraint, en considération de deux éléments : un vaste effort de réforme interne, avec l'application de la RGPP visant à la réduction de 54 000 postes, la création des bases de défense induisant une interarmisation sans précédent, l'ensemble constituant une réorganisation avec peu d'équivalents au sein des ministères civils. Le recyclage des crédits ainsi dégagés bénéficiera aux programmes d'équipement.

Les cessions de fréquences devaient intervenir fin 2009, début 2010, mais la complexité du processus, faisant notamment appel à l'ARCEP et aux opérateurs, a retardé le programme par rapport aux prévisions initiales.

Il reste à vendre les fréquences de 800 MHz, de très grande valeur, et à réaliser des cessions immobilières importantes, notamment à Paris. Pour ces dernières, il a été choisi de vendre au cas par cas, par emprise, et non en bloc, pour optimiser les ressources. C'est ainsi que vont être mises sur le marché d'importantes emprises parisiennes, notamment l'îlot St Germain.

Ces cessions constituent des ressources futures pour le MINDEF, qui est le seul ministère à bénéficier de ressources exceptionnelles comme les cessions de fréquences.

En application des annonces du Premier ministre des 24 août et 7 novembre 2011, les dépenses du PLF 2012, présenté par le Gouvernement en septembre, ont été réduites, au cours du débat parlementaire, de 1,5 milliard d'euros, dont une part a porté sur le MINDEF. Pour tenir l'objectif de retour à l'équilibre des finances publiques en 2016, les dépenses de l'Etat vont devoir être réduites de 1 Md€ par an, chaque année, à partir de 2013, après une baisse de 1,5 Md€ en 2012, ce qui suppose des économies brutes de près de 6 Md€ chaque année. Même si le budget triennal 2011-2013 prévoit une grande part de ces économies jusqu'en 2013, d'importantes réformes vont devoir être mises en oeuvre durant les cinq prochaines années au moins, auxquelles on ne peut imaginer que le ministère de la défense ne participe pas.

Dans ce contexte, on ne peut donc assurer que la part du MINDEF continuera de croître, après 2013, au sein d'un budget de l'Etat en baisse.

En 2011, on peut estimer le budget de la défense, hors pensions et gendarmerie, à environ 1,5 % du PIB français, sachant que ces comparaisons internationales en ce domaine sont à interpréter avec précaution.

Ce constat m'inspire quelques commentaires : l'effort de défense mesuré selon les critères de l'OTAN, incluant les pensions, est, au Royaume-Uni, estimé à 53 milliards d'euros en 2011, supérieur à celui de la France, évalué à 38,4 milliards d'euros, et à celui de l'Allemagne, à 36,7 milliards d'euros. Le contexte économique général pèse déjà sur le budget de défense américain, qui doit faire l'objet de coupes automatiques, faute d'accord entre les démocrates et les républicains sur les nécessaires réductions budgétaires.

Je rappelle que le budget militaire des Etats-Unis d'Amérique s'élevait, selon les normes précédentes, à 642 milliards d'euros en 2011, à comparer aux 287 milliards d'euros de 2001.

Ces réductions conduiront les Etats-Unis d'Amérique à réfléchir sur leur présence dans le monde ; il est probable qu'ils resteront présents dans le Golfe persique comme au Sud-est asiatique.

Mme Nathalie Goulet, membre du groupe de réflexion - Je me félicite que la LPM soit exécutée conformément à ses objectifs, grâce notamment aux REB dont je relève qu'une faible part concourt au désendettement de l'Etat. En effet, la contribution au désendettement de l'Etat ne s'applique pas, contrairement aux autres ministères, aux produits de cession des immeubles domaniaux occupés par le MINDEF, et ce jusqu'au 31 décembre 2014, en application de l'article 47 de la LFI 2006. Pour les cessions de fréquences, 15 % au minimum, à partir de 2015, sera consacré au désendettement de l'Etat, la part restante au MINDEF.

M. Jean-Pierre Chevènement, membre du groupe de réflexion - La baisse des budgets militaires aux Etats-Unis comme en Europe, conséquence inéluctable de l'actuelle crise financière, soulève bien des problèmes dans un monde difficilement prévisible, marqué par le renforcement militaire de la Chine, du Pakistan, de l'Inde, qui contraste avec l'affaiblissement des grands pays occidentaux.

Cette chute des crédits militaires américains va conduire à une concurrence accrue entre pays occidentaux sur les marchés de défense. J'estime, à cet égard, que ceci doit nous conduire à renforcer notre partenariat avec le Royaume-Uni fondé sur l'accord de Lancaster House.

Je relève que l'agence européenne de défense (AED) a récemment élaboré 11 projets concrets de coopération entre pays européens volontaires : c'est une bonne initiative, mais ces projets ont une faible consistance. En conclusion, je me félicite que le retrait prévu des troupes américaines d'Irak et d'Afghanistan réduise les risques de dérives expéditionnaires de certains pays européens. Cependant, la volonté budgétaire de compacité accrue du format de notre armée, comme des implantations militaires sur le territoire français, ne doit pas conduire à réduire encore notre effort de défense qui s'élève aujourd'hui à 1,5 % du PIB. Les incertitudes du monde actuel doivent nous amener à maintenir cet effort à ce niveau minimal.

M. Jean-Louis Carrère, président - Le Parlement français a accueilli hier une réunion du groupe parlementaire franco-britannique chargé de suivre l'application des accords de Lancaster House. Ce groupe est marqué, tant du côté britannique que du côté français, par une convergence de vues entre groupes politiques opposés. Je relève cependant des nuances entre les travaillistes britanniques, qui souhaiteraient étendre le contenu de Lancaster House, et les conservateurs, qui s'en tiennent strictement à l'accord. La prochaine réunion se tiendra au mois de juillet en Grande-Bretagne, et sera consacrée aux industries d'armement.

Je retiens de l'exposé de M. Chevènement que l'incertitude du monde actuel renforce notre besoin d'une défense robuste.

M. Daniel Reiner - On affiche une bonne exécution de la LPM dans le cadre des lois de finances annuelles. Mais il se dit qu'existerait, entre les autorisations d'engagement contenues dans la LPM 2003-2008 et dans les trois premières années de celle de 2009-2014, un écart de près de 60 milliards d'euros avec les crédits de paiement. Si ces chiffres étaient exacts, cette différence de 60 milliards d'euros devra être financée par le ministère de la défense dans les années à venir, ce qui constituera une forte contrainte.

M. Jean-Pierre Chevènement, membre du groupe de réflexion - Je souhaiterais avoir des précisions sur l'origine et les fondements de ce chiffre de 60 milliards d'euros.

M. Jean-Louis Carrère, président - Ce chiffre me semble probablement découler d'annonces qui ne se sont pas concrétisées, comme celles de la construction d'un deuxième porte-avions. Je doute qu'une distorsion aussi élevée existe entre AE et CP. Je dirais même que si une distorsion entre ces deux éléments n'existait pas, c'est cette situation qui devrait être considérée comme anormale.

M. Jean-Pierre Chevènement, membre du groupe de réflexion - Seul le raisonnement en crédits de paiement est valable.

M. Jean-Louis Carrère, président - Il faudra que la commission regarde ces chiffres de près.

M. Daniel Reiner - Je m'associe au jugement de M. Chevènement, considérant l'effort de défense de 1,5 % du PIB comme un plancher.

M. Jean-Pierre Chevènement, membre du groupe de réflexion - Le récent accord conclu à Bruxelles entre 26 membres de l'Union européenne, dans une assez forte opacité, prévoit un désendettement de la France durant les vingt prochaines années, prévoyant la réduction de cette dette de 87 % à 60 % du PIB. Cela conduira à consacrer un point de PIB chaque année : il s'agit là d'une perspective intenable. Je m'interroge donc sur la compatibilité entre ces engagements et la réalité.

M. Jean-Claude Peyronnet - Peut-être existe-t-il des options plus ou moins coûteuses au sein des équipements militaires commandés par la France ; ainsi notre effort pourrait être maintenu à un coût inférieur aux prévisions ?

Vous avez évoqué les perspectives du budget militaire américain ; j'aimerais avoir des précisions sur celles du budget militaire chinois.

M. Jean-Pierre Chevènement, membre du groupe de réflexion - On estime que le budget militaire chinois est compris entre 70 et 120 milliards de dollars, ce qui est probablement sous-évalué. Je précise que l'armée chinoise compte de 4 à 6 millions de personnels, mais que son degré de formation est très inégal.

AUDITIONS DE LA COMMISSION

Mercredi 19 octobre 2011

1. Audition de M. Michel MIRAILLET, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense (extraits)

M. Jean-Louis Carrère , président. - Je suis très heureux, Monsieur le directeur, de vous accueillir à nouveau devant cette commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat que vous connaissez bien.

.................................................

J'aimerais, si vous en étiez d'accord, que nous élargissions le cadre de cette audition budgétaire pour vous interroger sur votre perception des changements qui sont intervenus depuis 2008 et sur les conséquences qu'il peut en résulter pour notre pays. Depuis la publication du Livre blanc sur la politique de défense et la sécurité nationale, en 2008, le contexte stratégique international a beaucoup évolué. A l'initiative du Président de la République, une actualisation de l'analyse stratégique du Livre blanc vient d'être lancée, sous l'autorité du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationales (SGDSN), M. Francis Delon, qui devrait s'achever à la fin de l'année et à laquelle le Parlement devrait être associé. Notre commission, qui a déjà beaucoup travaillé et publié sur des questions qui intéresseront la revue du Livre blanc en 2012,  a décidé de charger certains de ses membres de suivre les travaux du SGDSN. Dans ce contexte, peut-être pourriez-vous nous présenter également votre analyse des principales modifications de notre environnement stratégique et leurs conséquences sur la préparation de nos capacités futures.

M. Michel Miraillet, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense. -

.................................................

Après cette présentation du programme 144 dans le cadre du projet de loi de finances pour 2012, je souhaiterais maintenant répondre à votre question, Monsieur le Président, sur les principaux changements stratégiques survenus depuis 2008.

Tout d'abord, je voudrais dire que le ministère de la défense, et la direction des affaires stratégiques en particulier, ont cherché à anticiper l'initiative prise par le Président de la République, le 29 juillet dernier, de lancer une réflexion interministérielle sur l'actualisation de l'analyse stratégique du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008..

Au sein, notamment, du Comité de coordination de la recherche stratégique et de la prospective de défense (CCRP), la direction des affaires stratégiques (DAS), en liaison avec l'état-major des armées, la direction générale pour l'armement (DGA), le secrétariat général de l'administration (SGA) et les autres services concernés du ministère de la défense, se sont livrés, depuis un an, à un exercice de relecture du document élaboré par la commission présidée par Jean-Claude Mallet afin d'en définir les constances mais aussi les impasses ou les oublis.

Vous savez qu'une réflexion interministérielle est aujourd'hui conduite sous l'autorité du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, qui doit conduire à l'adoption d'un document interministériel d'orientation stratégique, lors d'une réunion du Conseil de défense et de sécurité nationale, qui se tiendra à la fin de l'année 2011. Ce document, qui sera rendu public, devrait structurer aussi largement que possible l'analyse des choix capacitaires qui sera présentée dans l'édition 2012 du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.

Il ne m'appartient pas de m'étendre sur l'état actuel des travaux en cours, sur lesquels le secrétaire général serait sans doute mieux placé que moi pour répondre, mais quelques constats simples de rupture peuvent aisément être d'ores et déjà identifiés.

Parmi ceux-ci, deux me paraissent fondamentaux : la crise économique et financière, d'une part, et l'évolution de la situation au Maghreb et au Moyen-Orient depuis ce qu'il est convenu d'appeler le « printemps arabe » de 2011.

La crise économique et financière, et ses conséquences, notamment pour les pays de la zone euro, n'aura fait qu'accentuer le risque, déjà prégnant dans un contexte de réduction des dépenses publiques, d'une réduction drastique des budgets de la défense chez la plupart de nos partenaires et alliés européens. Les appels à maintenir l'effort de défense de l'ancien secrétaire d'Etat américain Robert Gates et, aujourd'hui, les avertissements de son successeur, Leon Panetta, n'auront eu, au fond, aucun impact. Déjà peu élevé, l'effort de défense des pays européens est en voie de s'effondrer chez nombre de nos partenaires, incapables, dans le contexte actuel de crise de l'endettement public, de faire face à leurs obligations. Plus que jamais, seuls, la France et le Royaume-Uni en Europe paraissent encore animés, malgré les difficultés, par le souci de maintenir leur effort de défense, alors même que c'est à une accélération du processus de contraction des crédits de fonctionnement comme d'investissement que l'on assiste en Europe centrale ou chez nos partenaires d'Europe occidentale.

Certes, cette tendance forte à la diminution de l'effort de défense en Europe, contrairement à la situation constatée en Asie, existait déjà avant 2008. Ce phénomène s'est accéléré avec la crise financière, dans des conditions insoupçonnées, avec pour conséquence la question des moyens dont pourront bénéficier l'Alliance ou la défense européenne et donc la réalité de leurs futures capacités opérationnelles, sans parler de leur volonté politique à intervenir, comme l'a amplement souligné le dossier libyen.

Alors qu'au cours des dernières années, seule l'Europe apparaissait contrainte par ces perspectives, la période qui s'annonce pourrait bien être très directement marquée par l'incertitude qui pèse aujourd'hui sur l'ampleur réelle de la réduction annoncée de l'effort militaire des Etats-Unis entre 2012 et 2020. Il s'agit là, à bien des égards, d'un point fondamental, si l'on considère que la diminution par deux, en moins de dix ans, du budget du Pentagone, c'est-à-dire à hauteur des niveaux budgétaires dont bénéficiaient les armées américaines avant les conflits irakien et afghan, n'est, semble-t-il, et de loin, que la fourchette basse de la purge budgétaire qui s'annonce pour le budget de la défense américain, sous la contrainte de l'effort de réduction de la dette des Etats-Unis.

Les chiffres avancés par certains experts concernant la réduction de cet effort, qui vont de 450 à 700 milliards de dollars sur la période, soulignent d'ores et déjà l'ampleur que pourrait avoir cette éventuelle diminution des dépenses militaires américaines. Certains scenarios de centres de recherche américains, proches du Pentagone, comme le CSBA, évoquent même des économies supérieures à 1 000 milliards de dollars sur la période.

Une diminution d'une telle ampleur des dépenses militaires américaines, on le comprend, risque d'avoir de lourdes conséquences en termes de capacités opérationnelles, y compris dans les zones traditionnelles de présence américaine, de renouvellement des équipements et de soutien aux alliances.

Face à une réduction d'une telle ampleur de leur effort de défense, les Etats-Unis devront faire des choix. Quels seront-ils ? Il est encore trop tôt pour le dire mais il est difficile d'imaginer que l'Europe demeure, à l'avenir, l'une des priorités de Washington, face au caractère plus prégnant des menaces pesant sur le golfe arabo-persique ou sur l'Asie du Nord ou du Sud, dans un contexte marqué par l'affirmation continue et de plus en plus autoritaire d'une puissance chinoise chaque année un peu plus crédible (développement des capacités sous-marines du missiles DF21D...). Dans un contexte de réduction drastique des budgets, le concept « AirSee/battle » développé par l'armée américaine sera-t-il toujours susceptible d'être mis en oeuvre face aux tentatives de stratégie de déni d'accès développées (et c'est bien là aussi une évolution depuis 2008) par certains Etats ? Face à ce constat, l'effondrement des capacités militaires conventionnelles russes, nonobstant l'effort de modernisation et de professionnalisation mené, risque de peser lourd dans les choix de Washington, posant la question de la crédibilité de la présence, dans un avenir plus ou moins proche, de quatre brigades américaines en Europe.

Cette réduction des dépenses militaires américaines ne doit pas être uniquement perçue en termes d'assurances de sécurité pour l'Europe et d'engagement beaucoup plus limité à l'avenir des Américains derrière les Européens dans le fil du conflit libyen. Nous devons rester conscients du fait que la contraction des commandes de l'industrie américaine de défense, conjuguée à la baisse des budgets de la défense chez la plupart des pays européens, se traduira par de fortes tensions et une concurrence accrue sur le marché européen de la défense, voire une tentation renouvelée de nos alliés d'en finir avec la BITDE européenne. Cette pression n'est pas à attendre. Nous la subissons aujourd'hui au sein de l'Alliance autour de la douzaine de programmes capacitaires jugés majeurs lors du sommet de Lisbonne.

La deuxième rupture fondamentale par rapport au paradigme décrit en 2008 concerne à l'évidence l'évolution du monde arabe, depuis ce « printemps arabe » dont l'issue est encore bien floue. Nous ne pouvons naturellement que nous féliciter des processus engagés. Mais l'incertitude demeure encore sur bien des dossiers et ceux-ci devraient encore marquer durablement notre environnement immédiat en tant que puissance méditerranéenne : avenir de la Libye après la chute du régime de Kadhafi, attente d'une stabilisation politique en Egypte et du retour de l'armée dans ses casernes, poursuite dans la dignité des réformes démocratiques au Maghreb, résolution de la crise syrienne, relance du processus de paix.... Jamais les contraintes n'ont été aussi nombreuses et les situations aussi volatiles, à l'image d'un Yémen dont la fragilité et les risques majeurs que celle-ci induit pour le développement d'Al Qaïda, doivent aujourd'hui nous interpeller.

Au-delà de cette présentation trop rapide, quels sont, brièvement, les autres changements ou tendances importants constatés depuis 2008 ?

On peut d'abord s'interroger sur le fait de savoir si le terrorisme est toujours le principal facteur structurant de l'analyse stratégique aujourd'hui. Non pas que la menace ait diminué, bien au contraire, et le développement d'AQMI et d'AQPA est là pour nous le rappeler. Mais la lutte contre le terrorisme doit-elle toujours occuper, dans le cadre de la révision de l'analyse stratégique menée actuellement, la place centrale qu'elle avait revêtue lors de la rédaction du Livre blanc de 2008 ? On peut s'interroger sur ce point.

Cet aspect soulève également la question de la pertinence du concept de l'« arc de crise », de Kandahar à Dakar, qui avait été développé dans le Livre blanc de 2008, et qui était, à l'époque, étroitement lié à la menace terroriste.

Pour ma part, ce concept d'« arc de crise » reste valable : ses facteurs explicatifs se sont étendus comme son espace géographique, avec notamment les tensions renouvelées entre les deux Corée, la réapparition des crispations territoriales en Mer de Chine du Sud comme du Nord. Ces tensions alimentent la forte augmentation des dépenses militaires des pays de la région, dont certains budgets frôlent des taux de croissance parfois supérieurs à 7 % De la même façon, les crises de prolifération ne se sont pas taries, bien au contraire, à l'image du dossier iranien ou nord coréen. Alors que la révélation par ce dernier de son programme d'enrichissement pose bien des questions sur la dimension réelle de celui-ci, le refus de l'Iran de se soumettre aux quatre résolutions votées par le Conseil de sécurité, de stopper l'accumulation de matières fissiles et d'arrêter un programme d'enrichissement dont on voit mal quelle pourrait en être la finalité civile, constitue un sujet majeur de préoccupation qui devrait continuer à marquer profondément l'architecture de sécurité régionale et au-delà .

Parmi les autres évolutions ou ruptures, il convient enfin de mentionner également la poursuite de la mondialisation, avec son impact sur le contrôle des flux, toujours plus difficiles et porteurs de menaces potentielles, qu'il s'agisse des flux maritimes ou du cyberespace, avec le développement inquiétant des phénomènes de piraterie maritime ou de piraterie informatique, sous-tendus par la volonté délibérée de certains Etats.

M. Didier Boulaud , rapporteur pour avis. - Je voudrais vous poser quatre questions.

Je souhaiterais d'abord savoir quelles ont été les conséquences du retour plein et entier de la France dans l'ensemble des structures et organes de l'OTAN en termes d'effectifs insérés dans les états-majors et en ce qui concerne son impact financier. Plus généralement, pensez-vous que ce retour a réellement permis de renforcer l'influence française au sein de cette organisation ?

Alors que la présidence polonaise de l'Union européenne s'était fixé des objectifs très ambitieux, pouvez-vous nous dire votre sentiment sur l'état actuel et les perspectives de l'Europe de la défense, qui semble en stagnation, comme l'ont montré les désaccords entre les Etats-membres sur l'intervention en Libye ?

Vous avez évoqué dans votre intervention le programme nucléaire iranien, mais pourriez-vous nous parler de l'attitude de l'Arabie Saoudite, qui, selon certains, cherche également à se doter de l'arme nucléaire, sans toutefois susciter autant de réactions que l'Iran. Disposeriez-vous d'informations à ce sujet ?

Enfin, pourriez-vous nous faire le point sur la cyberdéfense, qui était l'une des priorités du Livre blanc de 2008. Où en sommes-nous exactement ? Est-ce que nos efforts ont progressé dans ce domaine ?

M. Jeanny Lorgeoux , rapporteur pour avis . - Je souhaiterais, pour ma part, vous interroger sur deux points. D'une part, que pensez-vous du rôle croissant joué par la Turquie dont l'influence ne semble plus se limiter à sa zone traditionnelle, mais qui représente désormais un modèle pour beaucoup de pays du Maghreb et du Moyen-Orient ? Ne pensez-vous pas que l'importance croissante de ce pays important devrait nous conduire à modifier notre attitude et à renforcer notre coopération avec la Turquie ? D'autre part, je m'interroge sur l'avenir de la situation en Libye après la chute du régime de Kadhafi, et notamment sur les risques d'un renforcement en hommes ou en matériels des mouvements islamistes au Sahel, comme AQMI, alors que l'on constate une certaine ambigüité des autorités algériennes.

M. Michel Miraillet, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense. - La réintégration pleine et entière de la France dans l'ensemble des structures et organes de l'OTAN, qui se traduit par la présence aujourd'hui d'environ 8 à 900 de nos officiers insérés dans les différentes structures a, certes, eu un coût financier et humain. Mais elle s'est traduite par un sensible renforcement de notre présence et de notre influence, dont l'intérêt a d'ailleurs été démontré lors de l'intervention de l'OTAN en Libye, qu'il s'agisse de la chaîne de commandement ou des aspects relatifs au renseignement, où la présence de hauts officiers français a été non seulement bénéfique mais fondamentale. Au sein du Conseil de l'Atlantique Nord, où la présence et l'influence de la France ont toujours été fortes, cette réintégration n'a pas entraîné un prétendu alignement de notre pays sur la position des Etats-Unis. Nous défendons nos intérêts au sein de l'Alliance et notre vision de celle-ci. Nos partenaires, du reste, ne s'y trompent pas. Notre réintégration a permis de renforcer notre influence au sein de l'organisation.

L'intervention de l'OTAN en Libye a aussi démontré la pertinence de la réforme des structures de commandement de l'Alliance et de la réforme de la gouvernance financière de celle-ci, que nous avons voulue et soutenue. L'expérience libyenne a d'ailleurs montré à quel point notre ambition en faveur d'une structure plus réduite, professionnelle et reposant sur le principe de sélectivité des personnels engagés s'était révélée pertinente.

S'agissant de la défense européenne, après une période marquée par d'importants progrès institutionnels, depuis la déclaration franco-britannique de Saint-Malo en 1998, nous sommes aujourd'hui entrés dans une période moins propice à des avancées sur la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). La consolidation de la PSDC, après une phase de construction d'une petite dizaine d'années qui a vu la mise en place de structures, comme l'état-major et le comité militaire de l'Union européenne, des groupements tactiques et le lancement de plusieurs opérations, passe aujourd'hui, plus que jamais, par la multiplication des opérations de l'UE, nonobstant le « conflit gelé » actuel sur l'OHQ à Bruxelles. Ainsi, peut-on regretter l'absence de l'Union européenne lors de l'intervention en Libye : au-delà des aspects humanitaires, celle-ci aurait été tout aussi capable d'assurer l'opération maritime de contrôle de l'embargo sur les armes. Il est vrai que l'on peut regretter l'absence de véritable centre de planification et de conduite des opérations de l'Union européenne, en raison de l'opposition dogmatique du Royaume-Uni sur ce point. Mais tel est le monde réel. Toutes les déclarations confirment qu'il est illusoire de s'attendre prochainement à un changement de la position britannique sur cette question. En revanche, il est important, comme l'ont fait la présidence polonaise et nos partenaires allemands, de rappeler à nos alliés d'outre-Manche, qu'ils sont seuls dans leur positionnement au sein de l'UE... car je suis certain qu'à la lumière de l'expérience des nombreuses opérations de l'Union européenne, la nécessité d'un renforcement du centre de planification et de conduite des opérations de l'Union européenne finira bien par s'imposer, y compris chez nos amis britanniques, puisqu'il s'agit là d'une garantie d'efficacité militaire. La question qui se pose aujourd'hui, dans un contexte marqué par la diminution des budgets de la défense chez la plupart de nos partenaires européens, comme l'Espagne, l'Italie ou les Pays-Bas, en raison de la crise économique et financière, est celle de savoir si l'Union européenne sera toujours en mesure, à l'avenir, de lancer des opérations militaires et si elle aura les capacités pour le faire. Ainsi, même si l'opération Atalanta de lutte contre la piraterie maritime au large des côtes somaliennes a incontestablement permis de stabiliser la situation dans cette zone, les réticences ou l'opposition de nombre de nos partenaires européens à étendre cette opération par des actions de formation à terre des soldats somaliens ou de garde-côtes ne permettent pas de mettre un terme au phénomène. Pire, elles entraînent un effet pervers sous la forme du développement considérable du recours à des sociétés militaires privées par les armateurs, c'est-à-dire à une sorte de « privatisation » de la sécurité maritime, qui, à terme, pourrait se révéler assez inquiétante. Il y aura bientôt plus de 60 sociétés militaires privées, qui ont d'ailleurs leur siège dans un pays proche du nôtre, et treize bâtiments déclassés de la marine suédoise et norvégienne, affrétés par des sociétés militaires privées, déployés dans cette zone pour lutter contre la piraterie maritime. Comment penser que ces institutions soient de nature à éradiquer un phénomène qui constitue leur fond de commerce ?

S'agissant de la cyberdéfense, comme vous l'avez signalé Monsieur le rapporteur, un important effort a été réalisé dans ce domaine, sous l'autorité du Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, avec notamment la création de l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information (ANSSI).

L'intérêt de l'Arabie Saoudite pour le nucléaire n'est pas une nouveauté. Il s'inscrit très directement dans la perception qu'a le Royaume, Etat signataire du TNP, de sa sécurité et des garanties dont il dispose. Si, de fait, ce pays entretient depuis longtemps des liens étroits avec le Pakistan, et est aujourd'hui considéré par bien des observateurs comme l'un des principaux financiers du programme lancé par Ali Bhutto, nous devons conserver à l'esprit que les rumeurs autour de « tentations » nucléaires saoudiennes s'expliquent exclusivement par la perception d'une menace iranienne dont les travaux de l'AIEA où, par exemple, les dernières révélations concernant le site clandestin de Qom, ont renforcé, année après année, l'acuité. On voit d'ailleurs bien là les limites d'une éventuelle politique d'apaisement (« containment ») des pays occidentaux à l'égard de la poursuite du programme nucléaire militaire par l'Iran, qui est parfois évoquée par certains observateurs. Le programme nucléaire iranien constituerait une remise en cause de l'ordre international et du régime de non-prolifération avec des conséquences mondiales incalculables : course aux armements, tentation des pays de la région de renoncer aux engagements souscrits à travers le TNP, etc... La question qui demeure est donc de savoir si les Etats-Unis et les pays européens seront en mesure de mettre un terme, le moment voulu, à la volonté des dirigeants iraniens à vouloir se doter de l'arme nucléaire, comme semble le montrer l'accélération de l'enrichissement de l'uranium en Iran, de façon à rassurer l'Arabie Saoudite et les pays du Golfe. C'est là tout le sens des sanctions internationales et unilatérales imposées à l'Iran.

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Enfin, le Comité de coordination de la recherche stratégique et de la prospective de défense est un vrai succès. C'est un lieu qui permet de réunir la direction des affaires stratégiques, l'état major des armées, la direction générale pour l'armement et les autres services concernés du ministère de la défense pour réfléchir aux évolutions du contexte stratégique. C'est notamment grâce à ce comité que le ministère de la défense a pu s'organiser aussi rapidement pour contribuer à la réflexion sur l'actualisation de l'analyse stratégique du Livre blanc, conduite sous l'autorité du Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, en constituant très rapidement six groupes de travail et en soumettant des contributions au secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, à la différence de ce qui s'était passé lors de l'élaboration du Livre blanc en 2008, où le ministère de la défense n'avait peut être pas été assez préparé à cet exercice.

Au sein de ce comité, nous surveillons aussi les priorités en matière d'études et de recherches, le pilotage de l'IRSEM, et nous procédons à une évaluation des résultats.

Dans ce cadre, nous travaillons aussi à l'élaboration d'un document intitulé « horizons stratégiques », qui devrait être publié début janvier, après l'actualisation de l'analyse stratégique, et dont vous recevrez un exemplaire.

Sur la Turquie, il est de notre intérêt de renforcer nos relations et notre coopération avec ce pays, notamment en matière militaire, compte tenu du rôle joué par Ankara au sein de l'Alliance, dans le Caucase, en Afghanistan et au Proche-Orient. Mais les discussions sont actuellement difficiles faute d'attitude réciproque.

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M. Daniel Reiner . - Dans votre intervention sur l'évolution de l'analyse stratégique vous n'avez pas évoqué la Russie, alors que ce pays est membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et qu'il occupe une place importante sur la scène internationale.

Comment percevez-vous l'évolution de la Russie et son rôle, parfois ambigu, puisque parfois ce pays souhaite se rapprocher de l'Occident, mais qu'il se tourne aussi vers la Chine ou les autres puissances émergentes. Quelle devrait être, selon vous, notre attitude à l'égard de ce pays ?

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M. Michel Miraillet. - La Russie demeure un acteur majeur sur la scène internationale, disposant d'une puissance conventionnelle qui, certes, n'est plus en grande partie que l'ombre de ce qu'elle fut au début des années 1980. Handicapée par ses problèmes démographiques et une conscription inadaptée, elle demeure une puissance influente, non seulement par ses alliances et son potentiel de dissuasion, même si celui-ci est aujourd'hui marqué par un vieillissement accéléré dont témoigne à lui seul le traité new Start. Son attrait et ses compétences dans le domaine du cyberespace ne sont plus à démontrer. Il suffit, en toute hypothèse, d'écouter nos amis baltes ou d'Europe centrale pour s'en convaincre.

Quelle doit être notre attitude vis-à-vis de la Russie ? Comme l'a indiqué le Président de la République, il est de notre intérêt de considérer la Russie comme faisant partie de l'Europe et d'engager ce pays, quelles que soient les réserves que nous inspirent ses méthodes, dans la coopération la plus large possible. Nous ne pouvons faire l'économie d'une concertation aussi étroite que possible avec la Russie sur une série de sujets internationaux, comme le nucléaire iranien (où l'unité du P5 +1 demeure essentielle mais que Moscou cherchera à nouveau à instrumentaliser) mais aussi la Libye ou le Moyen Orient (où la Russie a perdu récemment certains de ses marchés d'armement les plus profitables), même si nos intérêts ne convergent pas. S'agissant de la relation russo-chinoise, le sujet est complexe, empreint de rivalités en termes de positionnement sur la côte pacifique (le déploiement de navires de type Mistral peut s'interpréter comme la volonté de faire pendant à la croissance de l'activité de la marine chinoise dans la zone), mais aussi de craintes rarement publiquement exprimées face à la croissance démographique chinoise.

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Mme Nathalie Goulet . - Vous n'avez pas non plus mentionné, dans votre intervention, l'Afghanistan. Alors que l'on s'oriente vers un retrait progressif des troupes américaines et européennes dans le cadre de la transition à l'horizon 2014, quelle est votre analyse de la situation de ce pays ?

Par ailleurs, vous avez évoqué longuement la menace que constituerait le programme nucléaire iranien, mais ne pensez-vous pas que la politique actuelle d'Israël, notamment avec le bouclage de Gaza et la poursuite de la colonisation en Cisjordanie, constitue une menace bien plus sérieuse, réelle et immédiate pour la région ?

M. Jean-Pierre Chevènement . - Avec le concept de l'« arc de crise » développé par le Livre blanc de 2008, je crains que nous n'accordions pas assez d'importance au rôle joué par le Pakistan et à la rivalité croissante entre l'Inde et la Chine. Quelles seront, par exemple, les conséquences de la course aux armements entre l'Inde et le Pakistan, de l'accord de partenariat stratégique conclu récemment entre l'Afghanistan et l'Inde ?

Mme Hélène Conway Mouret . - Vous avez évoqué les conséquences de la diminution des budgets de la défense chez la plupart des pays européens en raison de la crise économique et financière en matière de capacités opérationnelles, notamment pour les opérations de l'OTAN ou de l'Union européenne. Ne faut-il pas craindre également un moindre engagement des pays européens dans les opérations de maintien de la paix des Nations unies ?

M. Michel Miraillet. - Concernant les opérations de maintien de la paix sous mandat des Nations unies, on constate depuis longtemps déjà une sous-représentation des pays occidentaux. Plus de 80 % des contingents sont formés de soldats indiens, pakistanais ou bengalis, avec une forte progression de la participation chinoise. Cela soulève parfois des difficultés sur le plan opérationnel car on ne peut pas toujours attendre de ces soldats le même degré d'entraînement, de réactivité et d'engagement sur le terrain que la Légion étrangère... L'absence des pays européens est d'ores et déjà une difficulté qui fait peser une menace sur notre capacité à conserver, à l'avenir, le poste de secrétaire général adjoint pour les opérations de maintien de la paix. Ces Européens ne sont aujourd'hui réellement présents qu'au sein de la FINUL II et l'on sent bien le peu d'appétence que génère pour ces Etats, souvent déjà présents depuis dix ans sur le théâtre afghan, la perspective d'engagements de longue durée sur des terrains aussi difficiles que la Somalie ou le Congo.

L'océan Indien restera sans conteste une zone de tensions fondamentale. Celui-ci constitue au demeurant un thème récurrent des discussions approfondies menées avec nos partenaires indiens dans le cadre du partenariat stratégique mené avec l'Inde depuis plusieurs années. Depuis trois ans, aucun des facteurs de tension décrits par le LBDSN qui incluaient la rivalité indo-pakistanaise et l'instrumentalisation par les services pakistanais de mouvements radicaux dans l'arc de crise, n'a diminué. La perspective de retrait des alliés d'Afghanistan en 2014 laisse aujourd'hui pendante la question de l'importance du contingent américain susceptible de rester et d'offrir l'assurance à Islamabad, face à sa fièvre obsidionale, que l'Afghanistan ne rentrerait pas dans l'orbite indienne. A ce titre, la conclusion de l'accord de partenariat entre Kaboul et Delhi aura sans doute été mal perçue par les Pakistanais, notamment dans la mesure où cet accord inclut un volet important de coopération militaire, pourtant circonscrit à la formation de l'ANA. Cet accord, qui s'inscrit dans le cadre d'une coopération économique très étroite entre les deux pays (2Md USD annuels d'aide indienne) et dont Delhi a cherché à limiter la visibilité, doit néanmoins être vu à l'aune des accords que sont en train d'élaborer Américains et Européens (dont la France) avec l'Afghanistan.

S'agissant de la situation en Afghanistan, je ne suis pas sûr qu'il y ait place à beaucoup d'optimisme, s'agissant d'un dossier dont la complexité n'échappe pas longtemps à l'observateur. L'offensive militaire américaine au Sud, le « surge » a certes donné des résultats, la formation de l'armée afghane produit d'incontestables résultats, mais la situation sécuritaire générale reste loin d'être stabilisée. La progression de l'insurrection dans le Nord, dans des zones où n'existe aucune base pashtoune, la multiplication des attentats de l'insurrection à Kaboul pour un bénéfice médiatique assuré, le soutien apporté à l'insurrection par le Pakistan, les lacunes, surtout, de la gouvernance afghane sont autant de motifs de préoccupation.

Plus que jamais, les questions fondamentales pour le succès de la transition demeureront celles du comportement futur du Pakistan (dont on voit mal, à ce stade, ce qui pourrait faire évoluer son appareil militaro-sécuritaire), mais aussi celle de savoir quelle sera la nature de la présence occidentale en Afghanistan après 2014, afin d'éviter que ne s'effondre un Etat afghan encore faible et que ne se reconstitue un havre du terrorisme. Jusqu'où voudrons-nous aller dans le soutien aux autorités afghanes et à quel prix ? Les accords de coopération, indispensables, sont en cours de négociation, mais, alors que les Américains assurent très largement le financement de l'armée et de la police afghanes, le retrait, en 2014, va poser la question d'une répartition entre alliés d'une charge financière considérable.

Vous avez évoqué la situation du conflit israélo-arabe, et notamment la situation à Gaza et la poursuite de la colonisation. Ce sont là des situations tragiques dont la solution passera par le règlement du conflit israélo-palestinien et israélo-arabe dans son ensemble. Il s'agit là de l'un des rares problèmes dont nous connaissons parfaitement l'équation du règlement, mais où toujours la volonté politique a jusqu'ici fait défaut. La question palestinienne et son règlement demeurent un point majeur, notamment dans la mesure où celle-ci joue une fonction véhiculaire pour tous les extrémistes islamiques. Pour autant, je reste convaincu de ce que la question iranienne constitue une urgence d'une toute autre nature.

Mercredi 26 octobre 2011

2. Audition de M. Hubert VÉDRINE, ancien Ministre des affaires étrangères

M. Hubert Védrine - Avant toute chose, je pense utile de souligner qu'il ne faut pas confondre les échéances fixées pour la publication ou la révision des documents stratégiques, comme le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, et les dates des évènements qui marquent réellement une rupture dans le contexte stratégique.

Ainsi, je ne vois pas personnellement de « rupture » intervenue depuis la publication du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale en 2008, car, à mes yeux, la véritable rupture se situe en 1991, avec la disparition de l'Union soviétique, qui a marqué la fin de la guerre froide et du monde bipolaire.

Cette rupture, qui a été perçue comme l'illusion d'une « fin de l'histoire » ou de la mise en place d'une « communauté internationale », marque en réalité l'entrée dans un monde multipolaire, où le monopole de la puissance des pays Occidentaux est de plus en plus contesté par la montée de puissances émergentes, comme la Chine, l'Inde, le Brésil et une quarantaine d'autres pays.

Après plusieurs siècles de domination des pays occidentaux, des Européens puis des Américains, illustrés notamment par le traité de Versailles en 1918, par les décisions de 1945 ou encore avec la création du G7 dans les années 1970, nous sommes entrés, avec la mondialisation, dans un processus de redistribution des cartes où les pays occidentaux occupent toujours une place importante et disposent encore de nombreux atouts, mais où ils n'ont plus le monopole de la conduite des relations internationales, et où leur rôle est de plus en plus contesté par des puissances émergentes, comme la Chine, des puissances réémergentes, comme la Russie, mais aussi une quarantaine d'autres pays.

Or, les pays occidentaux ont du mal à s'adapter à cette nouvelle donne, du moins sur le plan politique. En matière économique, les choses sont un peu différentes. La création du G20 est un fait positif. En réalité, les pays occidentaux souffrent d'une absence de réflexion stratégique sur l'attitude à adopter à l'égard des puissances émergentes, qui puisse servir de cadre à une action sur le long terme. Quelle attitude devrions-nous avoir face à la Chine, à l'Inde ou au Brésil, qui veulent jouer un rôle sur la scène internationale, avec parfois un sentiment de revanche à prendre sur les pays occidentaux ? Comment agir, par exemple, avec le groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ?

Pendant longtemps, les États-Unis et les pays occidentaux ont considéré les pays émergents uniquement comme des marchés. Or, aujourd'hui, on constate que ces pays sont devenus de véritables puissances émergentes, qui revendiquent de jouer un rôle sur la scène internationale.

Ce changement est très difficile à appréhender pour les responsables américains, car il remet en cause la position unique des États-Unis « super puissance » au niveau international, même si tous les actes et les discours de Barack Obama montrent que le président des États-Unis a compris que le « leadership » des Etats-Unis était devenu relatif. Les États-Unis restent toujours la première grande puissance et disposent encore de nombreux atouts, car de nombreux pays redoutent par exemple de se retrouver isolés face à la Chine, mais ils devront composer de plus en plus à l'avenir avec d'autres puissances concurrentes. Cela, le président Barack Obama semble l'avoir bien compris, mais c'est plus difficile à admettre pour l'opinion publique américaine, qui, depuis Pearl Harbour, considère que seul le « leadership » des États-Unis est de nature à garantir sa propre sécurité, et pour certains responsables américains, comme le montre l'évolution désastreuse du parti républicain, avec notamment la montée du « tea party ». Il faut donc s'attendre à des évolutions de la politique américaine, notamment dans la perspective des prochaines élections présidentielles, même si je pense personnellement que Barack Obama a encore des chances d'être réélu pour un deuxième mandat, même si cela dépend beaucoup de la personnalité du candidat républicain.

Face à l'Union soviétique, les États-Unis étaient parvenus, avec la doctrine de « containment » inventée par Truman et poursuivie par les administrations présidentielles successives, à développer une véritable stratégie tout au long de la guerre froide, qui reposait sur l'idée de « contenir » la menace, et à laisser le système soviétique s'effondrer de lui-même, qui a été une véritable réussite.

L'Europe n'a pas cette vision stratégique. Certes, nous ne sommes plus dans cette idéologie développée à la fin des années 1990, après la fin de guerre froide, qui reposait sur l'idée de la fin des rapports de force et appelait de ses voeux la dissolution des États-Nations dans une sorte de société civile internationale. Mais, pas plus que les américains, les Européens ne sont préparés au choc que représente la montée des pays émergents.

A mes yeux, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et la politique menée par l'administration de George W. Bush, qui a fait de la « guerre contre le terrorisme » le premier problème du monde, ont occulté la vraie transformation en cours, à la fin du monopole occidental de la puissance et la montée en puissance des émergents, de la Chine, de l'Inde, du Brésil, de l'Afrique du Sud mais aussi d'une quarantaine d'autres pays émergents, comme l'Indonésie.

Cette gigantesque redistribution des cartes avait commencé bien avant les attentats terroristes du 11 septembre et s'est poursuivie et amplifiée depuis.

Entendons nous bien : répliquer en Afghanistan, abattre le régime taliban, qui avait abrité Al Qaïda, était justifié. Prétendre créer, de l'extérieur, un Afghanistan moderne était illusoire. Et, surtout, c'était une erreur tragique de proclamer, comme l'a fait George W. Bush, la « guerre contre le terrorisme » comme le problème n° 1 du monde et de tout articuler de manière binaire autour de cette seule question. D'ailleurs, il s'agissait d'une formule étrange, car le terrorisme n'est pas une entité mais une technique. Mais, surtout il a permis de faire un cadeau inespéré aux terroristes, qui avaient été capables d'atteindre ce niveau de nuisance et que cela soit reconnu par la première puissance mondiale. Naturellement, il faut lutter implacablement contre les terroristes, mais le faire discrètement, sans leur donner de publicité. Au lieu de cela, l'administration Bush, sous l'influence des « néoconservateurs » et des nationalistes, comme Dick Cheney, s'est engagée dans la guerre en Irak, afin de répondre au traumatisme et à l'humiliation ressentis après le 11 septembre. L'Irak représentait pour cela une cible idéale. Cela reste l'honneur de la France de ne pas avoir participé à la guerre en Irak et d'en avoir dénoncé l'imposture.

La politique manichéenne de George W. Bush a détourné l'attention des occidentaux des véritables enjeux stratégiques. Le véritable enjeu est ailleurs : quelle est la stratégie des pays occidentaux pour gérer le passage de leur statut monopolistique, qu'ils détiennent depuis plusieurs siècles, à un pouvoir partagé avec les nouvelles puissances, de façon à garder un « leadership », même relatif ?

C'est dans ce contexte qu'il faut appréhender le « printemps arabe », c'est-à-dire du processus de démocratisation dans le « monde arabe » ou du moins dans les pays arabes, dont nous ne sommes qu'au début et qui sera long et aléatoire. C'est une tentative courageuse et prometteuse de sortir d'une longue régression autoritaire et stérile, beaucoup plus ancienne dans l'histoire des pays arabes puisqu'elle remonte à l'échec de la modernisation tentée au XIXe siècle et au début du XXe siècle, et dont il est dans notre intérêt qu'elle réussisse.

Le mouvement en cours est donc prometteur mais, comme je le disais souvent à Madeleine Albright, la démocratisation, ce n'est pas du café instantané. C'est nécessaire, mais c'est laborieux, avec des risques de désordre et de retour en arrière. Les pays arabes sont partis pour une longue histoire, mais tant mieux ! A nous de les accompagner en prenant garde de ne pas passer de l'excitation du printemps au découragement de l'hiver. Ils sont les premiers concernés. Nous n'avions pas mis leurs despotes au pouvoir, nous n'avons pas déclenché leurs révolutions, ni ne saurions les faire aboutir à leur place. Et aujourd'hui encore, nous ne connaissons pas bien ce qui se passe réellement dans ces pays et dans ces sociétés, au Maroc, en Algérie, en Tunisie ou en Égypte. Nous ne pouvons donc pas faire grand-chose, contrairement à ce que disent les médias.

Pour autant, les pays arabes sont loin de constituer un bloc homogène et, en raison de leurs divisions, ne peuvent pas être aujourd'hui considérés comme un pôle ou un acteur sur la scène internationale, à l'image par exemple de la Chine ou de l'Inde. D'ailleurs, j'ai été le seul à militer en faveur de la reconnaissance d'un siège pour les pays arabes dans le cadre de la réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies, et, au sein du G 20, l'Arabie Saoudite joue un rôle réduit.

Face à la montée en puissance des émergents, comme la Chine et la quarantaine d'autres pays, les pays occidentaux ont-ils une vision stratégique commune, des intérêts communs à défendre, sur le plan stratégique ou économique, et une stratégie commune, qu'ils puissent mettent en oeuvre sur le long terme, et peuvent-ils rallier à leurs vues, domaine par domaine, au moins un des émergents pour éviter une coalition des émergents contre nous ? Pour le moment, rien n'est moins sûr.

Quelle attitude à adopter face à la Chine, par exemple en matière de transferts de technologies ? Faut-il privilégier des rapports de force ou bien tenter d'insérer ces pays dans le jeu, au sein des enceintes ou des traités internationaux, quitte à modifier ces règles pour faciliter leur insertion ? On constate ainsi que si la Chine est devenue membre de l'Organisation Mondiale du Commerce, elle n'en respecte pas toujours les règles du jeu mais que le régime chinois est beaucoup moins monolithique qu'il ne semble.

Les Européens ne paraissent pas capables de définir une vision stratégique, encore moins une stratégie commune. L'Union européenne n'est pas un véritable acteur stratégique sur la scène internationale, mais tend plutôt à devenir une sorte de « grande Suisse ». Et, cette stratégie commune ne fait pas l'objet d'un dialogue transatlantique et même d'une discussion entre européens et américains. Les pays européens et occidentaux se sont ainsi divisés sur l'attitude à adopter face à la Chine, concernant la répression au Tibet au moment des jeux olympiques de Pékin.

Aujourd'hui, nous aurions donc besoin d'une stratégie globale des pays occidentaux face à la montée des émergents, qui soit une stratégie globale vis-à-vis des émergents, mais qui puisse aussi se décliner selon les pays, ne serait-ce que parce que leurs intérêts ne sont pas toujours identiques, et qui puisse surtout s'inscrire dans la durée, L'absence d'un tel concept stratégique constitue un véritable handicap.

Car, les pays occidentaux disposent encore de nombreux atouts. Ainsi, les émergents ont intérêt à entrer dans le jeu global, tandis que nous pouvons provoquer des évolutions sur la nature de ces régimes, par exemple sur la question du respect des droits de l'homme. Par ailleurs, il existe de fortes rivalités entre eux, par exemple entre la Chine et l'Inde. De manière générale, ils ne semblent s'accorder que sur leur revendication d'occuper une meilleure place au sein des organisations internationales, comme le FMI ou le G 20.

Après avoir défini une vision stratégique commune entre européens et américains, il faut aussi combiner les niveaux de réponse : un cadre purement national, l'Union européenne ou bien encore l'OTAN ?

Certains, (y compris au Quai d'Orsay !), estiment que la France prend aujourd'hui trop d'initiatives et que cette attitude provoque un certain agacement chez nos partenaires, comme on l'a vu lors de l'intervention en Libye. Ils militent donc en faveur d'une certaine « auto-limitation » de la diplomatie française et appellent souvent à agir dans un cadre européen, dans le cadre d'une politique étrangère européenne non plus commune mais unique.

Or, dans le même temps, l'idée de faire de l'Union européenne un véritable acteur sur la scène internationale, qui soit capable de parler d'une seule voix, s'avère illusoire, en raison des divisions entre les États-membres et la politique étrangère commune de l'Union européenne se résume souvent au plus petit dénominateur commun.

Enfin, au sein de l'OTAN, l'Europe n'influe pas mais subit les évolutions de la politique américaine, qu'il s'agisse de la dissuasion nucléaire ou de la défense anti-missiles, puisque les États-Unis conservent toute leur influence au sein de l'Alliance atlantique.

Pour ma part, je considère qu'il faudra certainement conjuguer à l'avenir ces trois niveaux, en fonction des sujets, mais sans se tromper sur le niveau le plus pertinent selon le domaine concerné.

A l'issue de cette intervention, un débat s'est engagé au sein de la commission.

M. Jeanny Lorgeoux - Votre analyse repose sur la nécessité d'une orientation stratégique de long terme ; quelle est celle que vous recommandez aux pays occidentaux, et n'avez-vous pas axé votre description sur une conception purement défensive ?

M. Hubert Védrine - J'ai souligné les éléments permettant l'adaptation de ces pays à un monde nouveau ; cette adaptation doit être tout à la fois offensive, dissuasive et défensive, et fondée sur la conviction que la mondialisation ne doit pas conduire à déstructurer les sociétés européennes de façon brutale et injuste. La nécessité du maintien d'un niveau de vie décent pour leurs populations, ainsi que le maintien de l'équilibre mondial trouvé en 1945, doivent être rappelés. Il faudrait aussi être plus offensif contre certains modes pervers d'activités financières américaines. Le but est de faire émerger un pôle européen d'influence, appuyé sur une capacité potentielle de nuisance envers les pays émergents, et en coordination avec les autres pays occidentaux.

M. Jean-Pierre Chevènement - Parmi les éléments structurants du monde actuel figurent l'affrontement entre les États-Unis d'Amérique et l'URSS de 1945 à 1991, l'émergence du phénomène terroriste, qui a occulté aux yeux des Occidentaux la montée des pays émergents, en particulier la Chine, et la politique américaine d'ouverture aux biens, services et capitaux du monde entier dans les années Clinton, dont les États-Unis ne semblent pas avoir compris tous les effets pervers. J'en prends pour exemple l'entrée en 2001 de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC), alors que, nous le savons tous, ce pays déroge largement aux contraintes découlant de cette adhésion. Nous assistons donc à l'émergence de nouveaux rapports de forces, qui débouchent sur une nouvelle bipolarité opposant les États-Unis à la Chine. Y a-t-il selon vous l'amorce d'une révision de la politique des États-Unis vis-à-vis de la Chine ?

M. Hubert Védrine - Les États-Unis sont ancrés dans l'idéologie du libre échange et ont pensé que la mondialisation leur serait uniquement profitable. Je rappelle que Henry Kissinger est parvenu à séparer la Chine de l'URSS, ce qui a constitué une réussite politique majeure, mais a été contraint d'agir, au début, dans l'ombre, car le Congrès était hostile à ce projet. Je rappelle également que, du temps de la guerre froide, les États-Unis avaient créé le COCOM (Coordinating committee for multilateral exports controls), instrument de contrôle des transferts de technologie vers l'URSS. La mondialisation aurait dû conduire les pays occidentaux à s'en inspirer pour établir un code de bonne conduite, envers les pays émergents, en matière de transfert de technologie. Parmi les échecs patents de la diplomatie américaine, qui démontrent son absence de pensée stratégique, figure son attitude envers Israël : le Congrès des États-Unis s'aligne sur la ligne actuelle du Likoud, elle-même dictée par les colons les plus extrémistes. Ceci crée pour Washington un embarras stratégique qui ne pourrait être surmonté que par une action résolue envers la droite israélienne pour la ramener à la raison, et un soutien parallèle aux Palestiniens. Seule une initiative de ce type serait de nature à apporter aux États-Unis la sécurité stratégique qui leur manque cruellement au Moyen-Orient.

La question la plus marquante qui se pose aujourd'hui est de savoir si les démocraties occidentales sont capables de dépasser leurs réflexes à court terme, en politique comme en économie, pour s'inspirer de l'exemple chinois, qui s'appuie sur une pensée à long terme très argumentée. Je prends quelques exemples des effets nocifs de cette pensée à court terme : les États-Unis n'ont pas de stratégie claire pour l'avenir de l'Irak ; il n'existe aucune réflexion sur l'après retrait. Cela ne va-t-il pas profiter à l'Iran ? En Afghanistan, le projet de construire un État moderne était hors de portée de la coalition, voire même un mensonge cynique et la Chine observe avec attention la façon dont elle se retirera de ce pays. Ces deux exemples illustrent la faible capacité stratégique occidentale et, particulièrement, américaine, alors que les États-Unis disposent, dans le même temps, d'une puissance militaire sans égale. Cependant, l'intérêt de la France n'est pas d'assister passivement au passage des Etats-Unis d'une volonté de pouvoir total à une volonté de pouvoir relatif, mais de s'associer à cette transition.

M. Christian Cambon - Le Sommet sur l'euro qui se réunit aujourd'hui constitue une étape historique pour l'Europe, qui s'est montrée en effet aveugle aux évolutions des émergents, du monde arabe, et est victime d'une immigration incontrôlée. A quel moment situez-vous ce décrochage de l'Europe envers son environnement stratégique ? L'élargissement mal préparé de 2004 y a-t-il contribué ? En bref, que faudrait-il faire pour réenchanter l'Europe ?

M. Hubert Védrine - A mon sens, il n'y a jamais eu d'enchantement. Il faut rappeler que les vrais pères fondateurs de la construction européenne sont Joseph Staline, par la terreur, et Harry Truman, par le plan Marshall, qui a forcé la France et l'Allemagne à coopérer. La construction européenne ne s'est jamais accompagnée d'enthousiasme populaire, et le traité de Rome n'a été adopté qu'à une faible majorité. Je ne nie pas que l'Europe a connu une grande époque, qui a donné naissance à des mythes dans l'élite française : c'est celle de la coopération entre Helmut Kohl et François Mitterrand, avec Jacques Delors à la tête de la Commission européenne. C'est l'action de ces deux responsables politiques qui a donné de la force aux décisions européennes, et non pas l'action de la Commission. Vu de la France, cette apogée européenne a duré du Sommet de Rambouillet en 1984 à celui de Maastricht en 1992. Il faut cependant souligner que s'il existe un noyau dur d'eurosceptiques militants, qu'on peut évaluer de 10 à 15 % de la population dans certains pays, la majorité des Européens n'est pas du tout hostile à la construction européenne. Celle-ci peut regagner de la crédibilité si elle sait montrer que son but principal est de défendre et protéger les intérêts des peuples européens dans un monde en évolution. Quant à l'évolution vers une Europe fédérale, il faut rappeler que la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, dans sa décision sur le traité de Lisbonne, a récusé tout abandon de souveraineté, et que la majorité des Allemands, quoique disent certains leaders, ne veut pas d'une évolution de l'Union européenne vers un plus grand fédéralisme. Il est, bien sûr, indispensable de trouver une solution au cas grec, en définissant une gouvernance démocratique de la zone euro, qui devrait revenir à M. Van Rompuy. Quant à la politique à mener pour rétablir l'équilibre économique dans les pays européens les plus fragiles, elle doit consister en une « policy mix » qui seule leur permettra de sortir de l'impasse.

Mme Josette Durrieu - Vous avez estimé que le monde arabe et musulman ne pèse guère dans le monde actuel. Que faites-vous du poids des hommes, des civilisations, des richesses possédées et de l'espace occupé par ces peuples ?

M. Hubert Védrine - Il ne s'agit pas d'un jugement de valeur mais d'un constat, qui peut d'ailleurs évoluer. Dans la pratique, cette zone du monde, tout comme l'Afrique, ne pèse guère dans les décisions géopolitiques. Ainsi, les pays arabo-musulmans sont-ils incapables de présenter aux États-Unis une solution réaliste au problème palestinien. La Turquie mérite une attention particulière de la France, indépendamment de son entrée ou non dans l'Union européenne, car Ankara développe un « gaullisme ottoman » qui lui donne, dans la région, plus de poids que l'ensemble des pays arabes.

M. Jacques Gautier - Quels avantages la France a-t-elle, selon vous, retiré de son retour dans le commandement intégré de l'OTAN ?

M. Hubert Védrine - Aucun. Les États-Unis ont considéré qu'il s'agissait là de la correction d'une erreur historique, et que cela ne justifiait pas d'attribuer à la France une influence accrue dans le système de l'OTAN. Les arguments alors développés, comme un acquiescement américain à un renforcement de l'Europe de la défense -notion d'ailleurs sans aucune consistance puisque les pays européens n'en veulent pas-, sont fallacieux. L'Europe de la défense est un discours franco-français. La France avait la capacité d'intervenir en Libye, en coordination avec le Royaume-Uni et les États-Unis, sans s'appuyer sur les structures de l'OTAN. Quant à notre influence, je fais remarquer que la nationalité du général qui transmet les ordres américains importe peu.

M. Pierre Bernard-Reymond - La Chine n'a-t-elle pas intérêt à contribuer au maintien du niveau actuel de prospérité de l'Occident, dont dépend sa prospérité économique ? Est-elle elle-même assurée de sa cohérence sociale ? En résumé, votre vision n'est-elle pas trop dichotomique ?

M. Hubert Védrine - Je m'efforce de dénoncer des illusions, non d'établir une dichotomie. Il y a une incontestable interdépendance entre l'Occident et la Chine : celle-ci a intérêt au maintien du dollar, et contribue activement au soutien de l'économie occidentale. Mais on peut craindre que, dans les dix à vingt ans qui viennent, la population chinoise ne soit animée par un désir de revanche envers l'Occident, qui a humilié leur pays dans le passé. Je relève que les pays émergents rencontrent de nombreuses difficultés, et ne s'accordent que sur leurs revendications pour une place accrue au sein des organisations internationales. Il existe ainsi une grande rivalité entre l'Inde et la Chine. La Russie peine à se moderniser, elle surnage plus qu'elle n'émerge et le Brésil ne dispose que d'une influence régionale qui ne peut légitimer ses revendications mondiales. Je relève que, sur ce point, l'Inde a une action beaucoup plus prudente. Nous devons jouer de ces faiblesses des émergents.

M. Daniel Reiner - J'en reviens au Livre blanc qui a défini un « arc de crise » : ce concept vous semble-t-il toujours pertinent ?

M. Jacques Berthou - Ne peut-on concevoir une vision stratégique qui serait appuyée sur un socle de pays européens volontaires ?

M. Hubert Védrine - La notion d'arc de crise était une dénomination acceptable pour désigner le monde arabo-musulman. Les problèmes suscités par cette zone géographique sont indéniables, mais ne nous dispensent pas d'une définition d'une politique globale vis-à-vis des émergents. C'est pourquoi cette formule me semble toujours valable, mais insuffisante. Quant à la coopération entre pays européens volontaires, elle ne me semble pas en voie de se réaliser. Prenons en exemple le récent traité bilatéral conclu entre la France et le Royaume-Uni en matière de coopération de défense : il s'agit là d'une excellente initiative, mais qui ne constitue pas une étape vers le renforcement d'une Europe de la défense dont les Britanniques ne veulent pas. Les populations européennes ne sont pas actuellement demandeuses de stratégies globales à long terme ; il faut donc réveiller cette appétence en évoquant la nécessité de défendre les intérêts de l'Europe dans le monde tel qu'il évolue. De ce point de vue, les industriels sont en avance sur les pratiques.

M. Robert del Picchia - Dans un récent rapport de la commission portant sur l'anticipation et la prospective, il a été souligné que notre pays aurait intérêt à se doter de groupes de réflexion dans ce domaine, à l'image du forum de Munich sur la défense.

M. Hubert Védrine - Il existe actuellement peu de spécialistes français qui se consacrent à la veille géostratégique. Il conviendrait de pallier cette carence en s'appuyant sur l'inquiétude croissante des Français face aux effets pervers de la mondialisation. Les Européens ont compris que la mondialisation n'était pas un phénomène gagnant-gagnant.

M. Jean Besson - La Chine n'est pas un pays interventionniste, comme l'ont récemment souligné ses prises de position sur la Libye et le Syrie ; elle est également favorable à un monde multipolaire, mais est impliquée dans des conflits régionaux, en mer de Chine, avec l'Inde, les Philippines et le Vietnam. Quel mode d'action pensez-vous que Pékin va adopter dans ces conflits ?

M. Hubert Védrine - Il existe deux types d'appréciations sur la Chine : l'une est développée par les spécialistes de ce pays, et repose sur la conviction qu'il n'est pas expansionniste. En revanche, les spécialistes de géopolitique estiment que ses immenses besoins en matières premières vont inéluctablement l'entraîner vers une politique de puissance, comme l'illustre la forte croissance de ses moyens militaires. L'attitude de la Chine dépendra beaucoup de l'organisation du monde occidental, et de la réponse qu'il apportera à ses velléités impériales. Si la Chine trouve une volonté en face d'elle, cela donnera raison à ceux de nos dirigeants qui sont partenaires d'une négociation. Le Président Jiang Zemin a théorisé une « émergence pacifique » de la Chine visant à prévenir une éventuelle coalition des pays qui lui seraient hostiles. Je pense que l'interdépendance entre la Chine et le reste du monde contraindra Pékin à une coopération, car le système chinois recèle de nombreuses failles, mais aussi une forte capacité d'adaptation. Cela étant, cette interdépendance n'interviendra pas tout de suite. Les 15 à 20 années à venir seront déterminantes.

Mercredi 9 novembre 2011

3. Audition de M. Michel FOUCHER, Directeur de la formation, des études et de la recherche de l'Institut des hautes études de défense nationale

M. Michel Foucher - Pour déterminer les principaux changements intervenus depuis le Livre blanc, il faut tout d'abord rappeler qu'il a été élaboré dans le contexte politique de 2007 et du choix du rapprochement fait par les autorités politiques françaises des Etats-Unis et dans le contexte idéologique qui est celui de 2001. Cela explique que le terrorisme ait été considéré comme une menace de niveau stratégique. On peut s'interroger aujourd'hui sur l'opportunité de maintenir cette analyse.

En 2007-2008, une partie du Livre blanc reprend les thèses du document de sécurité nationale des Etats-Unis qui datent de 2002. Ces années correspondent également à une rupture avec la politique chiraquienne de distanciation avec la puissance américaine telle qu'elle était au moment de l'invasion de l'Irak. La France décide de réintégrer totalement l'OTAN. En quelque sorte, la carte mentale des stratèges américains devient la nôtre. On fait l'hypothèse que ce qui va structurer notre deuxième décennie du XXIe siècle, ce sont les événements du 11 septembre. Je ne crois pas à cette hypothèse même s'il est évident que les événements du 11 septembre ont conduit à des décisions des Etats-Unis qui à leur tour ont eu des conséquences durables (Irak).

Le principal changement par rapport au contexte intellectuel et stratégique de 2007/2008 est la fermeture de la parenthèse occidentale de l'unipolarité qui débuta avec l'effondrement de l'URSS et culmina avec l'intervention en Irak.

Cette configuration a changé autour de cinq éléments structurants.

Le premier est l'intervention de la crise économique et financière qui n'avait pas été prise en compte dans le Livre blanc de 2008, « véritable surprise stratégique ». L'épicentre de la crise est aux Etats-Unis, ce n'est pas à l'origine une crise mondiale. Elle se diffuse ensuite sur l'Europe. À l'origine, il y a la dérégulation généralisée menée par l'administration Clinton qui revient à une destruction du New Deal et qui affaiblit stratégiquement l'Occident. C'est une réalité durable. Parallèlement à cette politique, les expéditions militaires des Etats-Unis ont alourdi la facture surtout si l'on y ajoute le coût du 11 septembre et les coûts à venir des dépenses pour les vétérans de ces guerres. Au total ce sont 3 300 milliards de dollars, soit 1/5 de la dette des Etats-Unis. Les conséquences de ces crises affaiblissent les Etats, particulièrement en Europe. C'est ce qui explique que le quatrième groupe de travail du SGDSN porte sur les conséquences de la crise sur la souveraineté nationale.

Le deuxième élément structurant, c'est le changement de ton des acteurs dits émergents à l'égard des puissances occidentales. La proposition qu'ont fait le Brésil et la Turquie pour résoudre la question du nucléaire iranien est symptomatique à cet égard. De même, les « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) s'opposent à la résolution 1973 sur la Libye. Un magazine brésilien, paru fin août, soulignait que c'étaient « les vieilles puissances qui avaient remporté la victoire en Libye et qu'il s'agissait du premier événement de la nouvelle guerre froide qui les opposait aux pays émergents ». Les nouveaux acteurs que sont le Brésil, la Turquie, l'Inde, la Chine, jugent publiquement l'attitude occidentale. Le 6 août dernier, le porte-parole chinois faisait la leçon aux Etats-Unis après la dégradation de leur notation en leur conseillant notamment de diminuer leur budget militaire.

Pour reprendre une expression imagée, il faut porter plus d'attention au « blé qui pousse ». Nous assistons à un mouvement de fond d'émancipation de pays qui veulent leur place au soleil et qui adoptent une posture gaullienne d'affirmation de la souveraineté nationale.

Le contexte à envisager pour une relecture du Livre blanc doit donc, à mon sens, prêter plus d'attention à ces mouvements de fond. Les mouvements tectoniques plus que les points critiques immédiats.

Troisième élément structurant : dans les 17 Livres blancs qui ont été rédigés depuis 2008 dans le monde, il est pourtant question d'intérêts nationaux. La situation qui succède à la parenthèse unipolaire ne ressemble pas à une multipolarité coopérative. Il suffit du reste d'observer la progression des budgets de défense dans le monde. Sans rentrer dans les détails, la moyenne mondiale est une augmentation de 13 % des budgets de défense sur la période 2007-2010. En Europe, ce taux est de 0 % en moyenne, en tenant compte de l'effort français et de l'effort britannique. Les budgets militaires des pays émergents progressent au rythme de leur croissance alors qu'en Europe les dépenses militaires sont considérées comme des variables d'ajustement de budgets contraints.

Quatrième élément structurant : le début de repositionnement stratégique des Etats-Unis à l'échelle du monde. La réorganisation du dispositif américain après l'Irak fait naître un certain nombre de craintes dans la région où il y aurait un moindre contrepoids avec l'Iran et Al Qaïda. Les Etats-Unis concentreraient leurs installations au Koweït et s'appuieraient sur le conseil des états du Golfe qui pourrait évoluer vers une sorte d'OTAN régional. Il y a du reste une volonté de sous-traiter à des acteurs régionaux les actions que l'Amérique ne prend plus directement en charge. Par exemple, la Turquie ou l'Indonésie. On l'a vu particulièrement dans l'opération en Libye. Cela correspond également au discours de Robert Gates et de Léon Panetta appelant les Européens à prendre leur part du fardeau et annonçant le retrait américain.

On note du reste au Congrès une psychologie du désengagement et une logique de retrait d'une Amérique jugée surexposée. Il y a une fatigue de l'opinion sur l'engagement extérieur. Repli et réorganisation sont évoqués aux Etats-Unis par de nouveaux concepts : « leadership from behind » (oxymore, issu de la Harvard Business School, à partir de la métaphore du berger chère à Nelson Mandela), « offshore balancing ». Pour les Etats-Unis, ce qui reste prioritaire, c'est la relation avec Israël, la prolifération nucléaire et la nécessité de contenir l'expansion chinoise (d'où le développement de la présence militaire en Australie (Darwin), de l'alliance avec les Philippines et Singapour).

C'est donc un deuxième mouvement tectonique, même s'il s'agit d'un mouvement lent.

Dernier élément structurant : les révoltes arabes. Celles-ci n'ont pas été anticipées par le Livre blanc mais la France et ses forces armées ont fait preuve d'une grande capacité de réaction, dans le cas de la Libye, au titre de la RAP. Le retour d'expérience a montré leur capacité à travailler en interarmées. L'OTAN a été une boîte à outils efficace. Le clivage Europe/Monde musulman a été brisé par l'engagement français et à la coopération avec le Qatar et les EAU. Le cycle qui commence après cette intervention présente de nouveaux enjeux (Constitution, confrontation des partis islamo-conservateurs avec les réalités, ...). Le fait de se focaliser sur le théâtre sud-méditerranéen avec les révolutions arabes ne doit pas faire oublier l'Afrique. Les événements en Côte d'Ivoire peuvent se répéter ailleurs. Ils ont montré que les forces des Nations unies d'interposition pouvaient avoir besoin d'un appui militaire décisif.

Des événements affectant notre sécurité peuvent se dérouler très loin de nos zones d'influence directe comme par exemple en mer de Chine.

Les évolutions en cours indiquent que le maintien d'un effort de défense est nécessaire pour continuer à peser sur les crises à venir. Il faut également approfondir notre réflexion stratégique avec les grandes démocraties des pays émergents qui veulent disposer des instruments de leur sécurité, ce qui ouvre d'importantes possibilités commerciales.

L'Europe ne dispose pas de Livre blanc depuis le document stratégique de 2003. Un Livre blanc européen serait tout à fait nécessaire de manière à définir les intérêts communs des Européens.

M. Daniel Reiner - La disparition des conflits d'intérêts tactiques en Europe est-elle définitivement acquise ?

Mme Hélène Conway Mouret - La définition donnée dans le Livre blanc pour l'arc de crise est-elle toujours valable ? Ne faudrait-il pas mieux parler d'arc des crises ? De quels moyens de contrôle disposons-nous pour faire face à la dissémination des armes dans la zone sahélienne à la suite de la guerre en Libye ? Quel rôle voyez-vous pour l'Algérie, après les opérations en Libye, qui a vu une certaine remise en cause de sa position ?

M. Jacques Berthou - Face à un constat assez pessimiste de la situation, je m'interroge sur les moyens de rebondir et de réagir notamment vis-à-vis des pays émergents. Existe-t-il un plan stratégique européen pour reprendre la main ?

M. Michel Foucher - En ce qui concerne les menaces étatiques contre notre pays, le Livre blanc avait identifié la menace balistique essentiellement en provenance d'Iran. La réponse qui a été faite est une participation à certains éléments de la défense antimissile balistique (DAMB), sans affecter la posture de dissuasion. Même si le risque de conflits interétatiques paraît écarté en Europe, le reste du monde n'est pas un monde post-national. Il ressemble beaucoup à ce qu'il était à la fin du XIXe siècle. Les guerres entre Etats sont possibles et peuvent entraîner des conséquences pour notre pays. Ainsi sur l'Iran, compte tenu de nos accords de défense avec les Émirats arabes unis.

Dans le Livre blanc, les enjeux de cyberdéfense et cybersécurité ont été identifiés mais ils ont pris une ampleur inédite depuis lors. Au-delà des attaques directes comme les a connues l'Estonie de la part des hackers patriotes russes, et qui relèvent du déni d'accès, la véritable menace est celle de l'espionnage du potentiel économique, industriel et diplomatique. Les acteurs des cyberattaques sont étatiques. La France travaille sur la cyberstratégie, alors que des pays comme le Royaume-Uni, les Etats-Unis ou l'Allemagne ont investi massivement.

La question algérienne est compliquée, La politique algérienne au Mali est liée à notre soutien au Maroc sur cette question. Rappelons également que, à l'origine, AQMI est algérien. Une initiative européenne, financée par l'Union européenne et impliquant les acteurs régionaux, est en cours de mise en place pour surveiller et contrôler la zone sahélienne. Il faut par ailleurs faire du franco-algérien pour sécuriser le sud algérien. La politique du Président malien avec les Touaregs pourrait connaître une remise en cause alors même que ceux-ci se sont réarmés à l'occasion de l'affaire libyenne. Comment réagir ? Devant le risque de rétrécissement stratégique, la France et la Grande-Bretagne ont signé les traités de Lancaster House. Ces traités sont importants mais ils doivent également permettre une ouverture sur les pays qui ont en Europe une volonté de défense, comme la Pologne par exemple. Un plan stratégique européen traduisant une perception partagée des menaces et des intérêts géostratégiques devrait être mis en chantier. Il est possible de commencer à travailler en petit format et de définir une liste courte d'intérêt commun. Le problème de l'Europe c'est celui du rapport à l'usage de la force qui est par exemple écarté par un pays comme l'Allemagne. Il en va différemment pour la France ou la Grande-Bretagne. Un sondage récent sur le sens de l'engagement met en avant le fait de servir son pays, ce qui dénote la résurgence d'un véritable esprit de défense. Il nous faut réfléchir aux conditions d'un réengagement stratégique européen. Nous avons également besoin d'une remise à plat de la relation franco-allemande.

M. Jeanny Lorgeoux - Quelle est la place de la Russie dans la réflexion géostratégique actuelle ?

Mme Leila Aïchi - S'agissant du Mali, la politique du Président Amadou Toumani Touré vis-à-vis des Touaregs ne va-t-elle pas être remise en cause après les élections d'avril 2012 ?

M. Michel Foucher - Les élections au Mali ne manqueront pas d'avoir une incidence, d'où l'importance des messages que nous pouvons passer aux responsables politiques pour prévenir une crise d'ici cette échéance. De manière générale, on a sous-estimé le rôle de Khadafi dans les pays du Sahel où il était considéré comme un bienfaiteur et où les mercenaires qu'il recrutait étaient des soldats réguliers de ces pays.

Le rôle et la présence de la France en Afrique seront plus durables que ce qui était envisagé dans le Livre blanc. Aucun des pays africains ne souhaite un départ de la France. Il faut disposer d'une vraie stratégie intégrée qui inclut l'Agence française de développement, qui implique une relation étroite avec l'Algérie et qui s'élargisse aux questions tierces.

Sur la Russie, le Livre blanc était assez lucide. Le Président Poutine a entrepris la construction d'un État-nation. L'évolution de l'étranger proche peut avoir une incidence directe sur la Russie. De ce point de vue, la Grèce ne doit pas sortir de l'euro pour des raisons géostratégiques, puisque cette sortie permettrait à la Russie d'épanouir sa politique néo-balkanique. Si nous avons de bonnes relations économiques et culturelles avec la Russie, les relations diplomatiques sont difficiles. Nous devons aider la Russie à renoncer à l'empire tout en étant parfaitement conscients qu'elle ne renoncera jamais à l'Ukraine. Les Russes n'ont pas une idée claire de leur statut géopolitique. Ils sont obsédés par l'Asie centrale et voient le Pakistan comme un adversaire. Il y des éléments de coopération avec la Russie en Asie centrale. Vis-à-vis de la Russie, nous pouvons choisir deux attitudes : la première consiste à juger le régime et à dénoncer l'absence d'État de droit. Ou bien on regarde nos intérêts à long terme, ce qui doit nous conduire à essayer d'européaniser la Russie, à travailler à une moindre dépendance économique, à développer les échanges étudiants et l'apprentissage commun des langues et à libéraliser la circulation des hommes sous réserve de réciprocité. Face à une Russie arrogante, qui se réjouit publiquement des difficultés européennes, où sont nos intérêts ? Les Russes sont des consommateurs, pas des citoyens, il n'existe pas de société civile et de contrepoids. Il faut prendre en compte tous ces éléments.

Jeudi 17 novembre 2011

4. Audition de M. Joseph MAÏLA, Directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes

M. Joseph Maïla - La direction de la prospective a participé de manière très active aux travaux du SGDSN notamment pour tout ce qui concerne la révision de la notion de menace, le repérage des menaces transverses, l'évolution du contexte stratégique et, en particulier, les conséquences des printemps arabes qui furent des « surprises stratégiques » selon les termes consacrés, et qui ont modifié en profondeur le paysage politique au sud et à l'est de la Méditerranée, nos relations de voisinage donc, et dans le Golfe. Nous sommes, dans ce cadre de la révision du Livre Blanc, également intervenus sur les changements en Russie, sur les rapports transatlantiques, l'Europe, les pays émergents, les « Printemps arabes », les menaces transversales ainsi que sur la réflexion sur l'arc de crise. Nous avons revisité ce concept pour mieux approfondir ce qu'il recouvre et comprendre les changements induits sur son contenu par les événements en Méditerranée du Sud. De nouveaux rapports sont en train d'être établis avec ces Etats en transition démocratique dont les Etats du Maghreb sont le fer de lance. Cela relance le dialogue avec le grand Maghreb qui avait été entravé dans le cadre du dialogue 5+5. Sur le long terme nous pourrons désormais envisager un partenariat fécond avec les cinq Etats du Maghreb arabe. Dans l'ensemble, les situations sont très contrastées selon les pays et selon les zones. L'évolution du Moyen-Orient est très compliquée avec le cas central de la Syrie, et celle du Golfe avec le cas iranien.

Notre participation aux travaux du SGDSN a été moindre s'agissant des groupes qui traitaient des questions de l'outil militaire qui ne sont pas dans notre champ de compétence stricto sensu à la direction de la prospective.

Quelles sont les conséquences des « printemps arabes »en termes d'impact politique et de sécurité ? Vous m'avez interrogé, Monsieur le président, sur notre myopie collective en ce qui concerne l'avènement des « printemps ». Au sein de la direction de la prospective, nous avions réalisé des études sur les évolutions de la société tunisienne, sur l'impact des nouvelles technologies, sur la transition de régimes essoufflés par des décennies de pouvoir que nous analysions comme étant dans une impasse gérontocratique qui rendait impossible le passage de relais. Il est vrai toutefois que l'ensemble de ces études ne constituait pas un faisceau de convergences qui nous aurait permis d'anticiper les événements. Il est très difficile de passer du quantitatif d'études sectorialisées au qualitatif que constitue une révolution ou des mouvements généralisés de contestation. Toutes les directions de la prospective dans le monde sont confrontées aux mêmes difficultés.

Les mouvements sociaux et politiques en monde arabe ont été dus d'abord à une irruption générationnelle. Ceux qui sont intervenus activement, dans les manifestations, ce sont des jeunes ouverts sur le monde par la technologie, virtuellement mondialisés. Mais c'est l'épuisement d'un cycle de légitimité qui a conduit à l'effondrement de certains régimes arabes. De ce point de vue, les monarchies ont mieux résisté que les républiques en raison de leurs fondements traditionnels et claniques, de leurs moyens économiques et de leur richesse aussi, qui les rendaient plus légitimes et plus stables. Les républiques avec leur discours dépassé sur le « socialisme arabe », l'épuisement de leur discours sur le conflit israélo-arabe et leurs promesses d'unité du monde arabe, bref leur idéologie des années 50 ou 60, n'ont pas résisté aux nouvelles générations.

Aujourd'hui nous faisons face à une triple réalité selon que l'on considère le Maghreb, le Moyen-Orient où le Golfe.

Au sein du Maghreb, le Maroc a procédé à des réformes importantes qui paraissent le mettre sur une bonne trajectoire. Il en va de même avec la transition tunisienne. L'Égypte va connaître le début de son processus électoral le 28 novembre prochain et l'avenir de la Libye est en train de se dessiner. Il est évident que les situations sont contrastées entre ces pays et que la transition y sera plus ou moins difficile. Néanmoins, nous pouvons être raisonnablement optimistes à terme. Il n'existe pas de vrais mouvements de blocage. La démocratie y sera endogène avec beaucoup de valeurs provenant de la religion. La principale question qu'elle aura à gérer est celle du pluralisme. Au sein de cette zone, la question de l'évolution de l'Algérie reste posée mais il est évident qu'elle sera fortement influencée par l'évolution de ses voisins immédiats, le Maroc et la Tunisie. En Algérie, l'immobilité du pouvoir n'en est pas véritablement une dans la mesure où ce pouvoir est composé d'un empilement de pouvoirs différents qui se neutralisent. De plus, la mémoire des années 90, celles de la guerre civile, pèse sur la transformation du régime.

Au Moyen-Orient, la Syrie constitue l'incertitude majeure. Son évolution ne manquera pas de se répercuter sur l'ensemble de la zone en raison des ramifications politiques et stratégiques que ce pays entretient avec son environnement. Je pense bien sûr au rapport avec Israël mais aussi aux rivalités qui opposent la Turquie, l'Iran et l'Arabie Saoudite.

La région du Golfe connaît les mêmes évolutions de transition démocratique et de transformation des peuples à leur rythme. Cela étant, la région est dominée par le paradigme de la stabilité induit par la question énergétique et celle de la prolifération, qui sont à la fois des risques de conflits mais qui agissent également comme des amortisseurs des contestations en raison de leurs conséquences. Là aussi dans ce pays se sont les jeunes et les forces islamistes qui agissent. Dans cette zone, la question de Bahreïn est la plus difficile. La rivalité entre les Chiites et les Sunnites est au coeur de la réflexion, avec notamment l'évolution des 12 à 17 % de Chiites qui habitent la côte orientale de l'Arabie et dont la jonction avec les contestataires bahreïnis pourrait déstabiliser la zone. La montée en puissance du Conseil de Coopération des Etats du Golfe est analysée comme un raidissement sunnite.

Toutes ces régions sont d'un intérêt majeur pour la France en raison de nos intérêts et de nos investissements, mais également à cause de nos liens historiques et culturels et de la question des minorités, dont les communautés chrétiennes. Vous avez cité, Monsieur le Président, le Pôle religions, qui a bien évidemment été mis à contribution pour analyser toutes ces évolutions et, ce que l'on a pu appeler la démocratie de la charia.

Le deuxième grand sujet de réflexion auquel nous avons participé est celui de l'impact de la réintégration de la France dans l'OTAN que nous avons analysée à partir du retour d'expérience de l'opération Harmattan en Libye. Pour la première fois, le leadership américain n'a pas figuré au premier plan dans une opération d'intervention militaire. C'est l'illustration de ce qu'on a appelé aux États-Unis « leading from behind ». Cet effacement relatif s'explique par le fait que les États-Unis ont à gérer les sorties de crise en Afghanistan et en Irak en même temps que la campagne électorale qui s'annonce. Nul n'ignore cependant l'importance de leur action au début des opérations, notamment les frappes de missiles Tomawak pour la destruction des centres de commandement névralgique et des centres de défense anti-aérienne.

Cette crise libyenne a servi de révélateur au fonctionnement de l'OTAN et a souligné le rôle amoindri des Etats-Unis, même si rien n'aurait été possible sans leur appui en matière logistique, de gestion de l'information et de la coordination des opérations militaires. On ne peut donc parler d'une opération autonome menée par les Européens dont les lacunes capacitaires sont apparues clairement. L'opération Harmattan a néanmoins permis de constater le grand savoir-faire des armées françaises et leur capacité à agir en interarmées, même si elle a révélé un certain nombre de limites, notamment, celles de l'outil militaire britannique.

Je voudrais aborder à présent la question des menaces transverses qui avaient été déjà analysées en 2008. Cette menace est de nature différente des menaces stratégiques : elle est à portée tactique, de dimension transnationale et ne résulte pas de menaces militaires mais de la fragilisation des sociétés. Ces menaces et, en particulier, les questions liées au trafic de drogue ou à l'immigration clandestine supposent une coordination et une coopération internationale pour lutter contre elles. L'une des menaces principales pour la France est celle que représente AQMI, même si l'on a sans doute exagéré la question de la dissémination dans la zone sahélienne d'armes en provenance de l'arsenal libyen, des missiles SAM7, par exemple. Aujourd'hui, le danger n'est plus stato-centré mais sociétal, d'où l'importance d'une observation des sociétés. De ce point de vue, la crise qui pointe à l'horizon pourrait concerner des sociétés sub-sahariennes.

Je crois qu'il est important de souligner que ces révolutions, en cours, sont démocratiques par la forme et le mouvement mais qu'elles sont, en fait, conservatrices par la recherche de valeurs authentiques, des valeurs indigènes centrées sur une identité arabo-musulmane. L'aire arabo-musulmane est entrée dans un cycle de bouleversements démocratiques et technologiques freinés par la religion, ce qui permet de ne pas se laisser emporter.

Dans ce contexte de menaces transverses, la notion d'arc de crise reste largement pertinente, mais il faudrait plutôt parler « d'aire d'investissements stratégiques majeurs » car la continuité géographique que donne à penser la notion d'arc pose problème devant la diversité des menaces : questions relatives au Moyen-Orient, déstabilisation d'Etats dans la région sahélo-saharienne, terrorisme, piraterie, stratégie vis-à-vis des talibans etc. Sans exclure les continuités, il faut être particulièrement vigilant sur les connexions et rigoureux sur les intersections.

J'aborde à présent la question de l'impact géopolitique et géostratégique des crises économiques. Le contraste est frappant entre les Etats émergents (Turquie, Brésil, Nigéria, Afrique du Sud....) et l'Europe qui est la plus impactée. Les mesures financières et économiques qui sont prises dans la zone euro, et qui sont nécessaires, induisent un mouvement de contestation qui vient se greffer sur un mouvement plus ancien : celui des indignés. Une première constatation : notre modèle politique de gestion de la revendication est en crise. Une première conséquence en est une fragilisation du modèle européen de société et la crise du modèle institutionnel européen dont la méthodologie communautaire est dans l'impasse. L'Allemagne est prise entre la volonté de repli sur son propre modèle et la volonté, comme nous, de passer à la vitesse supérieure en révisant les traités pour leur permettre de faire face aux crises. La révision du mandat de la Banque centrale européenne, la réflexion sur une certaine dose de fédéralisme dans certains domaines financiers voire budgétaires sont en débat. Entre toutes ces options, il y a la politique menée par nos deux pays, faite de coopération intergouvernementale, puisqu'on ne peut pas attendre une révision des traités pour laquelle un délai très long est nécessaire.

L'impact géopolitique, lui, est de nature différente et n'a que peu de choses à voir avec la crise institutionnelle ou financière, mais résulte plus de la recomposition du monde. En termes de puissance économique matérielle, la Chine va rattraper les Etats-Unis et l'Europe. L'Europe représente 17 % de la puissance économique mondiale, la Chine 14 % et les États-Unis 16 %. La démographie joue un rôle important, en particulier en Afrique qui comptera 1,5 ou 2 milliards d'habitants en 2035-2040. Ce qui apparaît comme une « déprime stratégique » pour l'Occident est en fait le résultat de la recomposition du monde et non le signe de déclin. En revanche, pour des pays comme la Turquie, la Chine ou l'Inde, l'émergence est vécue comme une « réémergence », une montée en puissance. Nous avons tendance à percevoir ces nouveaux acteurs comme animés de sentiments de rivalité voire d'hostilité à notre égard. Ainsi, des études ont montré que les Français ressentent la mondialisation comme dirigée contre l'Occident, en particulier avec le phénomène des délocalisations, alors qu'en réalité 70 à 80 % de notre commerce est réalisé avec des pays qui ont le même niveau économique et le même référentiel social que nous. Cette constatation n'exclut nullement la fermeté vis-à-vis des pays comme la Chine en matière de normes sociales ou de respect des normes climatiques et environnementales. Pour la France, une restructuration économique est nécessaire alors que l'on impute nos difficultés trop facilement à l'international et aux délocalisations.

Pour l'instant, on ne constate pas une diplomatie concertée des pays émergents, mais plutôt un pouvoir d'opposition, parfois systématique, de ces pays dans les instances internationales comme l'Organisation mondiale du commerce (OMC), le Conseil de sécurité ou le Conseil des droits de l'homme à Genève. Ce n'est pas une puissance de coalisés mais une coalition de critiques. L'exemple le plus frappant a concerné la résolution 1973, sur la Libye, dont ces pays ont dénoncé l'application par les puissances occidentales. Si les pays émergents ne contestent pas la notion de responsabilité de protéger portée par cette résolution, ils veulent également que cette protection soit à l'avenir contrôlée et critiquent la façon dont le mandat onusien a été appliqué.

M. Christian Cambon - Je m'interroge sur la myopie de notre appareil d'anticipation. A-t-on voulu voir et comprendre les signaux envoyés par certaines catégories sociales ? Je pense notamment aux chefs d'entreprise et aux étudiants. Je rappelle que la France a autorisé l'exportation de matériel électronique de pointe qui a permis de pister les opposants en Tunisie. Nous considérions ces régimes comme des paravents contre l'islamisme. Quelles conséquences le Quai d'Orsay a-t-il tiré de ces événements, notamment en ce qui concerne le dialogue avec les Frères musulmans ou avec le Hamas ? Pour pallier l'absence de nos moyens d'information, peut-on imaginer un regroupement des directions de la prospective au niveau européen ? Enfin, s'agissant du Maroc, l'évolution particulière de ce pays n'est-elle pas due au fait que le roi est également le commandeur des croyants, descendant en ligne directe du Prophète ?

Mme Josette Durrieu - Je constate que si les révolutions ont été menées par la jeunesse pour la liberté et l'emploi, ce sont les anciens qui sont revenus au pouvoir. S'agissant de la Turquie, qui veut devenir le leader du monde sunnite, que penser du modèle AKP ? Enfin, si la chute du régime Assad est certaine, qu'en est-il de l'opposition ? Le droit de protéger : jusqu'où ?

Mme Hélène Conway Mouret - La notion d'arc de crise n'est pas très flatteuse pour les pays concernés. Ne vaudrait-il pas mieux parler d'arc des crises ? Je souhaitais également vous interroger sur le changement de ton des pays émergents comme la Turquie et le Brésil et sur la montée en puissance des sociétés privées en matière de sécurité.

M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes - Je voudrais tout d'abord signaler, en ce qui concerne les révoltes arabes, que, parmi les éléments qui expliquent le changement, comme, par exemple, la lutte contre l'autoritarisme de l'État et la corruption, les associations des droits de l'homme qui ont joué un rôle important pendant le temps des dictatures ont été des substituts à des partis politiques impossibles. Ils ont permis de faire de la politique autrement et ont milité pour le triomphe des idées que nous voyons aujourd'hui fleurir.

La question qui m'a été posée est de savoir à partir de quand les indicateurs dont nous disposions pouvaient se changer en facteurs explicatifs et révélateurs d'un mouvement politique majeur. Tous ces éléments existaient, mais ils étaient très partiels et confinés à des secteurs de l'économie ou de la vie politique. La myopie, pour reprendre votre terme, a certes joué, car nous avons été trop centrés sur les grands équilibres stratégiques et sur la peur de l'islamisme. En quelque sorte, nous avons longtemps acheté notre stabilité au prix de notre myopie. Désormais, c'est l'observation des évolutions sociales tout autant que celles de l'Etat qui nous préoccupent. Pour notre pays, et pour la direction que je dirige, je signale la chance que constitue l'existence des 27 instituts français de recherche à l'étranger (IFRE), rattachés à la direction générale de la mondialisation du ministère des affaires étrangères et européennes, qui est une source d'analyse majeure sur l'évolution socio-économique des pays du monde. Notre grille de lecture a été centrée sur la géostratégique alors que ces révolutions sont intervenues par le bas.

Avec le partenariat de Deauville, nous disposons d'un outil formidable de développement économique au service du renforcement de la stabilité politique en Méditerranée.

En ce qui concerne le dialogue avec les islamistes, il existe s'agissant des Frères musulmans mais pas avec le Hamas qui est considéré comme une organisation terroriste. Les Anglo-Saxons ont une approche un peu différente de la nôtre concernant les dialogues avec les partenaires dits difficiles. J'ajoute que, dans le cadre du débat interreligieux, mené en particulier par les mouvements américains pentecôtistes, on peut rencontrer des mouvements islamistes et recueillir beaucoup d'informations sur la manière dont ils voient l'évolution de la société. Le Pôle religions du ministère joue donc un rôle très important.

Il est évident qu'au Maroc, le fait que le roi soit également le Commandeur des croyants joue un rôle central, qui a notamment permis la mise en place, il y a trois ou quatre ans, du code islamique du statut civil qui n'aurait pas pu être réformé le jour sans son autorité à la fois politique et religieuse. Les sociétés arabes sont entrées en débat sur la question du religieux et de la séparation des pouvoirs et des sphères de l'Etat et de la religion. Il est néanmoins évident qu'il y a une osmose au plan sociétal entre les deux. Le modèle des rapports entre religion et société serait plus à penser sur le modèle de l'Italie que de la France. Mais, en France comme en Europe, plus généralement, la prise en compte de cette dimension est en cours, y compris au sein du Service européen pour l'action extérieure (SEAE) qui se dote d'un pôle prospective, un peu sur notre modèle. Il en va de même pour le State Department américain, qui s'est inspiré de notre Pôle religions, notamment à partir du rapport dit «God's gap », il y a quelques années.

La Turquie est un pays qui devient de plus en plus religieux sur le plan sociétal. Il reste laïc sur un plan institutionnel. La Turquie laïque n'hésite pas à se positionner comme un leader sunnite au plan international et dans le cadre du « printemps arabe ». Il faut savoir toutefois qu'en Turquie, le ministère des cultes comprend 80 000 personnes dans le cadre de l'application de la laïcité d'Etat puisque les imams des moquées de Turquie sont fonctionnaires de l'État. L'État contrôle le religieux en Turquie, alors qu'il est séparé du religieux en France.

M. Jean-Louis Carrère , président - N'est-ce pas une forme de laïcisation par le haut ?

M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes - Vous avez raison dans la mesure où le fait religieux est cadré et encadré à travers le contrôle d'un Etat séculier. Ainsi, c'est l'État qui, par exemple, donne ses instructions aux imams pour les prêches du vendredi. L'état civil, la législation civile ne sont pas entre les mains des religieux comme en Iran. On peut du reste s'interroger sur le fait que la société marquée par une forte religiosité pourrait exercer son influence sur l'État. Le rôle de l'Europe et la législation européenne ont eu un impact majeur sur l'évolution de la laïcité en Turquie.

Le fait de parler des crises au pluriel pour définir l'arc de crise me paraît intéressant puisque cette notion garde sa pertinence comme contenu géographique.

Les pays émergents posent un vrai problème puisqu'ils ne veulent pas jouer, pour le dire succinctement, selon les règles du club, c'est-à-dire qu'ils revendiquent des droits dans l'ordre international sans vouloir partager les devoirs et les responsabilités. Ce sont, en quelque sorte, des puissances modernes qui ont conservé une idéologie du tiers-monde. On le voit très bien dans leur attachement indifférencié au principe de la non-intervention dans les crises. Des évolutions se dessinent néanmoins. J'en veux pour preuve la critique faite par le premier ministre Erdogan à l'Afrique du Sud dans sa critique de la participation turque à l'intervention en Libye. Il a montré son étonnement face à la position de l'African National Congress (ANC) qui s'était battu contre l'apartheid et qui ne pouvait pas comprendre que la Turquie puisse ne pas se porter au secours des peuples libyen ou syrien qui souffraient.

Nous partageons les mêmes préoccupations en matière d'utilisation des sociétés privées de sécurité dont l'intervention est justifiée à la fois par le manque de moyens et la réduction du format des forces armées. J'observe néanmoins que la législation française encadre bien ces activités, même s'il serait sans doute nécessaire de réfléchir à une adaptation législative.

M. Jean-Claude Peyronnet - Je vous ai trouvé quelque peu optimiste quant au risque de dissémination d'armes de tout genre au Sahel.

M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes - Je ne me considère pas comme optimiste, mais je suis moins pessimiste par rapport aux informations initialement diffusées en la matière. Le risque existe bel et bien mais il ne s'agit pas de l'armurerie à ciel ouvert que l'on a décrite.

M. Jeanny Lorgeoux - S'agissant de l'Algérie, nous sommes confrontés à un risque d'explosion d'un système qui, derrière une façade, est un système de dispersion des pouvoirs.

M. Daniel Reiner - Les conflits interétatiques existent toujours, comme en Corée ou au Cachemire, par exemple. Quels sont les risques pour notre pays d'être engagé dans un tel conflit ?

M. Richard Tuheiava - Tous les analystes constatent un basculement du centre stratégique vers le Pacifique. Comment cette région, et plus largement l'outre-mer, est-il pris en compte dans vos réflexions ?

M. Jean-Louis Carrère , président - Je constate que la plupart des violences ont été perpétrées historiquement par les Frères musulmans plutôt que par le Hamas, qui avait légalement gagné les élections de 2006. Pourquoi parle-t-on avec les Frères et non avec le Hamas ?

M. Joseph Maïla, directeur de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes - On pourrait dire de l'Algérie qu'elle est une polyarchie autoritaire et vous avez raison de souligner la dispersion des pouvoirs entre l'armée, le clan Bouteflika, le Front national de libération (FNL) dont le rôle est amoindri, des partis politiques dont certains sont des alibis du pouvoir et les mouvements de jeunes qui revendiquent et contestent. Toutes ces forces se regardent, s'observent et se jaugent. Il est certain que la situation ne peut durer indéfiniment ainsi. L'espoir d'une solution réside dans le fait que chacun sait qu'il ne peut gagner seul. Pour l'instant, tout le monde se neutralise. Mais il y a une pression mimétique des pays voisins, ne serait-ce que par les moyens de communication : la télévision, Internet etc. qui finiront par faire bouger les choses naturellement.

S'agissant des conflits interétatiques, qu'il s'agisse des conflits gelés au Caucase, en Géorgie, au Haut-Karabakh etc., ils sont pour l'instant contenus.

L'outre-mer et le Pacifique sont très importants. Le récent déplacement du ministre d'État en Australie et en Nouvelle-Calédonie témoigne de l'intérêt de notre diplomatie pour cette région. Il existe, de la part d'un certain nombre d'Etats (Australie, Philippines, Vietnam ....), une méfiance grandissante pour la politique chinoise dans la zone. Ma direction a des liens avec nos homologues australiens.

S'agissant des Frères musulmans et du Hamas, dont je vous rappelle qu'à l'origine il était la branche palestinienne des Frères, les premiers ont connu une importante évolution en acceptant d'entrer dans le jeu politique. Par ailleurs, dans tous les pays concernés par les printemps arabes, ils sont les partis qui ont été les plus persécutés par le pouvoir et dont le langage contre la corruption correspond à l'une des revendications principales des populations. Nous devons donc procéder à une transformation nécessaire de notre regard sur les organisations des Frères musulmans, ce qui n'exclut naturellement pas une grande vigilance. Il est très délicat de trouver le bon langage avec ces interlocuteurs. Le ministre d'Etat a incité au dialogue avec des interlocuteurs qui respectent le processus démocratique et qui ont renoncé au recours à la force. Si ces pays sont engagés dans un processus démocratique, tout indique toutefois que notre modèle n'est pas un exemple pour eux, même si toute avancée dans la voie de la démocratie repose sur des valeurs universelles partagées. Notre message principal doit s'articuler autour du pluralisme et de sa préservation dans le temps. En quelque sorte, il ne faut pas que le modèle que ces pays choisiront se retourne contre lui-même.

Mercredi 14 décembre 2011

5. Audition de M. Francis DELON, Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale

M. Francis Delon - Je commencerai par vous présenter la méthode suivie pour cette étude, tout en vous indiquant que le contenu de celle-ci n'est pas encore arrêté et que cette audition pourra sans doute nous aider à le préciser davantage.

S'agissant de la méthode, je vous rappelle que le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 avait prévu une révision régulière tous les quatre ans, la première devant donc intervenir en 2012. Etant entendu qu'il ne serait pas raisonnable de procéder à cette révision avant les élections présidentielle et législatives, il y sera procédé au cours du deuxième semestre de l'année.

Il convient de garder à l'esprit que ce deuxième semestre devrait aussi donner lieu à l'élaboration d'un nouveau budget triennal pour la période 2013-2015, ainsi que d'une nouvelle loi de programmation militaire applicable de 2013 à 2018, puisque, bien que couvrant une période de six années, ces lois sont élaborées tous les quatre ans, afin de permettre une programmation dite « glissante » de notre effort de défense.

Nous savons donc d'ores et déjà que nous serons confrontés à une difficulté : devoir mener ces différents exercices de façon séquentielle, la révision du Livre blanc devant par définition intervenir avant l'élaboration de la loi de programmation.

Aussi, afin d'alléger ce calendrier particulièrement tendu, le parti a été pris de réfléchir dès maintenant sur les évolutions du contexte stratégique depuis 2008, dans un travail qui sera rendu, non pas en décembre 2011 comme initialement prévu, mais en janvier 2012.

Le Président de la République m'a donné pour mandat de mener cette réflexion au sein de l'administration et dans un cadre interministériel, c'est-à-dire sans la participation de membres du Parlement ou de personnalités de la société civile, cette approche, différente de celle adoptée pour le cadre de la commission du Livre blanc, se justifiant, d'une part, par la moindre ambition du présent exercice et, d'autre part, par des contraintes de calendrier.

En revanche, la méthode de travail appliquée au sein de la commission du Livre blanc de 2008 devrait être appliquée pour la révision de celui-ci au cours du second semestre 2012.

Je précise que, si les travaux ont effectivement été conduits entre les représentants des Affaires étrangères, de la Défense, de l'Intérieur et de Bercy, des experts extérieurs, français et étrangers, y ont toutefois été associés, non seulement au sein des groupes de travail, mais aussi dans le cadre d'un séminaire organisé à Paris à la fin du mois d'octobre, qui a permis d'avoir un regard extérieur sur nos réflexions.

Nous avons également consulté nos partenaires européens les plus proches, à savoir les Allemands et les Britanniques, sur la base d'un questionnaire et de rencontres qui nous ont permis d'échanger nos visions respectives du contexte stratégique, et de réaliser qu'elles sont en fait très voisines.

Nous avons procédé à l'analyse des événements intervenus depuis 2008 dans les domaines de la défense et de la sécurité, ou ayant eu un impact significatif sur ceux-ci et, d'autre part, essayé d'identifier les enjeux structurants de notre politique de défense et de sécurité nationale d'ici 2020, horizon fixé par le Livre blanc de 2008.

Il ne s'agit donc pas, à quelques mois de l'élection présidentielle, de formuler des recommandations ou d'influencer des décisions stratégiques, mais simplement de définir l'environnement dans lequel s'inscrira la révision proprement dite.

Cette réflexion a, dans un premier temps, été conduite au sein de quatre groupes de travail présidés par des personnalités de cultures et d'horizons différents, traitant respectivement des recompositions géostratégiques en cours, des architectures de sécurité collective et des outils de gestion de crise, des risques et des menaces auxquels sont confrontées nos sociétés, et enfin des enjeux économiques et sociétaux pour le quatrième.

Ce dernier groupe est une innovation liée à la crise économique et financière, qui a des incidences en matière de défense et de sécurité, mais aussi sur l'évolution de l'équilibre des puissances.

Sur la base des travaux de ces groupes de travail, nous avons engagé un travail de rédaction pour produire un document de synthèse d'une cinquantaine à une centaine de pages, destiné à être rendu public comme l'avait été le Livre blanc de 2008, ce qui rend la tâche encore plus délicate ; nous devons veiller à ce que rien ne soit écrit qui puisse mettre la France dans l'embarras vis-à-vis de ses grands partenaires.

Ce document de synthèse devra enfin être approuvé par un conseil de défense et de sécurité nationale, qui se tiendra vraisemblablement en janvier prochain.

En dépit du caractère interministériel de cet exercice, le Président de la République m'a demandé d'y associer le Parlement au travers d'auditions réalisées par les commissions compétentes, ce qui m'a déjà donné l'occasion d'être entendu par la commission de la défense et celle des affaires étrangères de l'Assemblée nationale.

S'agissant du contenu de nos travaux, il est parti d'une première constatation selon laquelle l'analyse stratégique effectuée en 2008 était largement confirmée.

La mondialisation, présentée en 2008 comme le thème nouveau et central du Livre blanc, demeure un paramètre essentiel de la situation stratégique mondiale, et ses revers - car ils existent - constituent des sources d'incertitudes stratégiques et d'inquiétudes pour nos intérêts.

Le Livre blanc avait identifié quatre zones critiques pour la France constituant un « arc de crise » allant de l'Afrique de l'Ouest à l'Océan indien, une zone aujourd'hui toujours en proie à nombre d'incertitudes. L'analyse demeure donc pertinente, en particulier pour la zone sahélienne, le Pakistan, l'Afghanistan et le Maghreb, où se font sentir de fortes tensions,

Les vulnérabilités que nous présentions en 2008 comme nouvelles, telles que le terrorisme, la menace balistique, la menace électronique dite cyber, les grands trafics criminels et les risques naturels, technologiques ou sanitaires, demeurent d'actualité, ce Livre blanc ayant été le premier consacré aux enjeux non seulement de la défense, mais aussi de la sécurité nationale.

L'idée d'une continuité entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure, et de l'interconnexion croissante des menaces et des risques est également tout à fait pertinente aujourd'hui.

L'intérêt du concept de stratégie de sécurité nationale est confirmé, en particulier quant à ses finalités que sont la défense de la population et du territoire, la contribution à la sécurité internationale et la défense des valeurs du pacte républicain.

Si l'analyse stratégique de 2008 demeure donc fondamentalement valable, encore faut-il y intégrer les événements importants intervenus depuis.

Il s'agit, premièrement, des évolutions politiques et stratégiques majeures du monde arabe, compte tenu des liens de la France avec les pays concernés. Facteur d'espoir, cette recomposition constitue aussi, aujourd'hui, une source d'incertitudes quant à la façon dont les équilibres régionaux de cette partie du monde vont se redéfinir : la nature des relations que les nouveaux régimes entendront entretenir avec les pays occidentaux, et la façon dont celles-ci évolueront. Toute analyse définitive est d'autant plus difficile que ces évolutions sont encore en cours, ne serait-ce qu'en Syrie, mais aussi ailleurs.

Le deuxième élément que nous avons identifié comme important est la modification accélérée de l'équilibre des puissances sous l'effet de la crise économique.

La dynamique chinoise, déjà mise en évidence très nettement par le Livre blanc de 2008, s'est renforcée, ainsi que d'autres puissances comme l'Inde ou le Brésil, qui ont su profiter du nouveau contexte pour améliorer leurs positions par rapport aux pays occidentaux, notamment européens.

Quant à l'Afrique à laquelle beaucoup ne prédisaient pas d'avenir, elle bénéficie en fait d'une réelle croissance économique, plusieurs signes encourageants laissant penser que ce continent sous-peuplé commence à se sortir de certaines de ses difficultés. La démographie, qui pose un problème dans certaines grandes villes africaines, est en passe de devenir un atout pour ce continent en réalité sous-peuplé ; en outre certaines difficultés, comme celles liées à l'épidémie du sida, méritent aujourd'hui d'être relativisées.

Ainsi, la place de ce continent dans les grands déséquilibres stratégiques doit-elle être désormais observée avec davantage d'attention.

Le troisième élément d'évolution concerne les États-Unis où une nouvelle séquence stratégique américaine semble se dessiner, au moment où s'achève une décennie d'interventions militaires contre-insurrectionnelles. D'une part, l'Amérique se tourne vers le Pacifique ; d'autre part, elle s'apprête, du fait de la crise, à diminuer son budget de défense de plusieurs centaines de milliards de dollars. Cette baisse doit toutefois être relativisée dans la mesure où elle ne fait que ramener les dépenses militaires à leur niveau des années 2000, au moment même où les coûts liés à l'engagement en Afghanistan et en Iraq vont disparaître. Elle ne sera toutefois pas sans incidence pour l'Europe. Notons enfin qu'en raison d'une sorte de lassitude liée à l'engagement militaire en Irak et en Afghanistan la classe politique américaine éprouve une certaine répugnance à l'égard de ce type d'interventions extérieures, comme ce fut le cas, de façon cyclique, après la guerre du Viêtnam ou d'autres conflits.

La guerre contre le terrorisme, quatrième élément de ce contexte, a été théorisée par l'administration américaine sous la présidence de Georges W. Bush ; elle connait une nouvelle phase caractérisée par l'affaiblissement de la structure centrale d'Al-Qaïda, lié à la mort de son chef Oussama Ben Laden qui incarnait le djihad global et la guerre des civilisations et qui avait été capable d'organiser les attentats du 11 septembre 2001. La menace terroriste n'a toutefois pas disparu, surtout pour notre pays, notamment dans la région du Sahel avec la présence Al-Qaïda au Maghreb islamique. Ces observations doivent nous amener sans doute à remettre en perspective la centralité stratégique du terrorisme qui avait été mise en évidence à la fois par les Livres blanc sur le terrorisme de 2006 et de 2008.

Le cinquième et dernier élément marquant depuis 2008, c'est la catastrophe de Fukushima dont les conséquences sont d'ores et déjà visibles en matière d'énergie nucléaire dans le domaine civil, puisqu'elle a commencé à orienter les décisions des États en la matière ainsi que le débat public, que ce soit en Allemagne, en Autriche ou encore en France, étant entendu qu'il faudra également s'interroger sur son impact dans le domaine du nucléaire militaire. Ces conséquences doivent toutefois être relativisées car, malgré les débats et les incertitudes, la politique des grands États nucléarisés n'a pas été modifiée, que ce soit en Chine, aux États-Unis ou encore au Royaume-Uni. La situation extraordinaire à laquelle le Japon a dû faire face en déployant des moyens considérables - la mobilisation de 100 000 hommes des forces de défense japonaises - doit nous permettre de tirer des enseignements quant à la gestion de crise - aspect essentiel de la sécurité nationale que nous avions identifié dans le Livre blanc - et nous amener à réfléchir sur la notion de protection du territoire et des populations.

Dans ce contexte global, les enjeux structurants pour notre politique de défense dans les années à venir s'articulent autour de plusieurs axes. La ligne directrice majeure de cette politique est le maintien de notre autonomie stratégique qui se décline à plusieurs niveaux.

Au niveau militaire d'abord : alors que l'effort de défense de la plupart des pays européens diminue en valeur, absolue et relative, nous avons fait le choix, comme le Royaume-Uni, de maintenir notre effort, au point d'arriver à une situation dans laquelle la capacité d'intervention européenne repose pour l'essentiel sur les forces françaises et britanniques.

Au niveau économique ensuite, l'internationalisation croissante des marchés faisant peser sur nous de nouvelles vulnérabilités. Nous devons veiller à l'équilibre entre la nécessaire attractivité à l'égard des capitaux étrangers qui peuvent soutenir notre croissance économique et l'impératif de préserver notre autonomie dans les domaines de souveraineté, en protégeant notamment notre patrimoine scientifique et technique. Sur ce point les dépenses de défense et de sécurité peuvent agir comme un outil de politique industrielle sélective et ciblée en soutien aux secteurs où l'autonomie stratégique revêt un caractère essentiel. A cet égard, les secteurs de la défense, de l'aéronautique et du spatial, ces deux derniers secteurs ayant une dimension duale évidente, représentent 4 000 entreprises fortement exportatrices, qui emploient 165 000 personnes et portent aujourd'hui l'industrie de notre pays, alors même que beaucoup d'autres secteurs sont en recul.

Notre politique devra ensuite s'exprimer en cohérence avec un cadre multilatéral qui se transforme en raison de la modification de l'équilibre des puissances. Ainsi en est-il des nouvelles revendications des pays en développement au sein du Conseil de sécurité de l'ONU, qui aspirent au statut de membre permanent, mais dont le rôle, pour certains d'entre eux, ne sont pas sans susciter des interrogations, comme nous le voyons aujourd'hui, notamment dans le cas syrien. Toutefois, l'ONU et plus spécifiquement le Conseil de sécurité doivent rester l'instance de production de légitimité capable de prendre les décisions nécessaires. Nous avons également pu constater une montée en puissance d'autres organisations régionales, notamment la Ligue arabe ou encore l'Union africaine, dont le rôle peut être important dans les crises actuelles.

Un autre enjeu structurant pour concevoir notre politique de défense et de sécurité est de prendre en compte les risques et les menaces qui affectent les territoires et les populations. Il s'agit de la montée en puissance évidente, depuis 2008, de la « cyber menace » ; de la menace terroriste qui, malgré la mise en perspective de sa centralité stratégique dont j'ai parlé, doit nous conduire à maintenir notre effort de renseignement ; de la menace balistique aujourd'hui essentiellement iranienne ; des trafics illicites et de la criminalité organisé, phénomènes en expansion très déstabilisants pour des États d'Amérique centrale ou d'Afrique occidentale, qui ont été parfois transformés en véritable narco-États et qui sont devenus des zones de non droit pesant sur la sécurité de leur région ; des risques naturels et technologiques, enfin.

La prévention des conflits et l'action en faveur de la sécurité internationale seront également un enjeu structurant de notre politique. Sur ce point, je voudrais rappeler en premier lieu que le dispositif militaire français déployé à l'étranger a été substantiellement réaménagé depuis 2008, en particulier en Afrique. La prévention des conflits c'est aussi une action résolue contre la prolifération et l'approfondissement d'une approche conjuguant la sécurité et le développement pour laquelle l'Union européenne dispose d'atouts indéniables, notamment au Sahel.

Enfin, la construction de la politique de défense et de sécurité européenne est le dernier élément structurant de notre politique. En la matière, force est de constater que les avancées obtenues à l'issue de la présidence française fin 2008 n'ont pas permis d'enclencher la dynamique attendue, notamment en raison des réserves de certains pays, mais également du contexte budgétaire et financier actuel. Sans doute, sommes-nous entrés dans une phase de pause, mais notre volonté de poursuivre la construction de la défense européenne reste intacte. Les partenariats binationaux ou multinationaux constituent un volet important de la défense européenne, comme en témoigne l'action engagée avec les Britanniques dans le cadre du traité de Lancaster House, qui doit nous permettre de rapprocher nos politiques de défense, notamment dans le domaine capacitaire, mais également dans le cadre du triangle de Weimar, qui nous permet de maintenir un lien avec les Allemands et les Polonais à l'Est de l'Europe. L'Alliance atlantique constitue le dernier volet de cette politique, notre retour dans la structure intégrée pouvant être considéré comme un succès, comme l'a démontré le récent engagement de nos forces en Libye sous l'égide de l'OTAN. Nos positions sont désormais mieux comprises dans cette enceinte sans que nous ayons dû concéder pour autant des abandons de souveraineté pour l'emploi de nos forces. Nous sommes d'ores et déjà rentrés dans une nouvelle phase de modernisation de cette organisation, très marquée par la guerre froide, dans laquelle la France prend toute sa part sans abandon de sa souveraineté et fait valoir ses positions avec une plus grande capacité d'influence qu'auparavant.

Tel est l'état de nos réflexions.

M. André Dulait - Bien que partageant l'essentiel de vos analyses, je souhaiterais toutefois exprimer une différence d'appréciation avec la présentation que vous nous avez faite du fameux « arc de crise ». En effet, ayant participé avec mes collègues Josette Durrieu, Michelle Demessine et Yves Pozzo di Borgo, au groupe de travail de notre commission consacré aux printemps arabes, il me semble que les pays concernés devraient davantage être considérés comme constituant une zone de développement ou une zone d'évolution, alors qu'en revanche il conviendrait d'accorder une attention plus soutenue aux risques rencontrés dans le Sahel, qui tend à devenir une véritable zone de non-droit.

M. Didier Boulaud - Tout en constatant que votre exposé a évoqué l'ensemble des questions que nous avons nous-mêmes évoquées à l'occasion de nos auditions, je prends acte de votre optimisme quant à la défense européenne. Vous parlez de « pause ». Force est toutefois de constater l'absence d'avancée en la matière, alors qu'elle avait pourtant été présentée par le président de la République comme l'une des conditions du retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN.

Quant à la répartition de l'effort de défense en Europe, qui repose effectivement sur la France et sur le Royaume-Uni, rappelons que, pour notre part, le niveau de dépense de 1,5 à 1,6 % du PIB apparaît comme un minimum au-dessous duquel nous ne pourrions descendre sans risquer de perdre en crédibilité, surtout au moment où les Etats-Unis sont moins enclins à s'engager sur le vieux continent, mais plutôt à regarder vers l'Asie.

Je souhaiterais enfin apporter une nuance quant à la réalité de la menace balistique iranienne, qui fait aujourd'hui figure de tropisme franco-français, alors que, comme cela ressort notamment de la dernière réunion du Forum transatlantique parlementaire auquel j'ai participé, nos alliés américains considèrent davantage la menace nord-coréenne ou pakistanaise.

Je crains que nous ne soyons quelque peu isolés sur ce sujet et que, faute d'une meilleure concertation avec nos partenaires, nous ne prenions le risque d'être identifiés comme les principaux partisans de la prise en compte d'un risque iranien.

Mme Josette Durrieu - Que pensez-vous des menaces éventuelles représentées, d'une part, par les régimes islamistes qui succèdent à certaines dictatures du monde arabe et, d'autre part, par la prolifération des armes au Sahel ?

Ne pensez-vous pas que le traité de non-prolifération des armes nucléaires ne soit lui-même un facteur de déséquilibre, dans la mesure où il traite les différents pays en appliquant deux poids et deux mesures ? Ceci ne doit-il pas conduire à reconsidérer l'économie générale de ce traité ?

A propos des cyber-menaces, il convient aussi d'insister sur l'importance d'Internet rappelée par la coupure de toutes les connexions survenue dimanche dernier en Russie, alors que le président Medvedev se présente par ailleurs comme un promoteur des nouvelles technologies. A-t-on réfléchi à la menace que représente ce type d'actions et aux moyens d'y faire face ?

S'agissant des évolutions institutionnelles en cours, ne pensez-vous pas que l'on assiste à l'émergence de nouveaux modèles, comme par exemple l'islam soi-disant modéré dont se réclame le gouvernement turc, susceptible d'être pris comme référence par les régimes issus du printemps arabe ?

Si tel était le cas, ne devrait-on pas, en conséquence, réviser la façon dont nous considérons ce pays, y compris eu égard à sa candidature à l'Union européenne ?

Enfin, il me semble que l'on a tendance à sous-estimer la puissance ré-émergente que constitue la Russie. Pourtant, elle est bien là, dangereuse, comme on peut le voir en Géorgie, en Ossétie du Sud, et en Transnistrie, son influence se faisant sentir jusqu'au Moyen-Orient par le soutien apporté à des pays tels que l'Iran ou la Syrie. Quelle analyse faites-vous de la position de la Russie ?

M. Jean-Pierre Chevènement - Je n'ai jamais été véritablement convaincu par les analyses du Livre blanc. Le terrorisme demeure un concept aux contours particulièrement mal définis, auquel on ne peut, bien entendu, que s'opposer sans vraiment savoir ce qu'il recouvre.

Quant à l'arc de crise, quelle est sa pertinence au moment où les Etats-Unis se désengagent d'Irak et d'Afghanistan ?

En revanche, le Livre blanc sous-estime la montée de la Chine et la constitution d'une nouvelle bipolarité, qui a notamment pour conséquence un déplacement de plus en plus net du centre de gravité des préoccupations américaines vers l'Asie de l'Est et du Sud-Est.

M. Didier Boulaud - Et vers l'Australie.

M. Jean-Pierre Chevènement - En outre, des évènements majeurs sont intervenus depuis le Livre blanc, à commencer par la crise économique, qui se traduit par la réduction des moyens aux Etats-Unis et dans les pays européens, alors même que de nouvelles inconnues apparaissent. Ces dernières portent par exemple sur la montée de l'influence de la Chine en Afrique, en Amérique latine, ou même en Europe.

Par ailleurs, force est de constater qu'un an après la conférence de New York, les menaces liées à la prolifération nucléaire n'ont pas disparu, puisqu'il semble qu'il n'y ait plus de majorité au Sénat américain pour ratifier l'accord sur l'interdiction des essais nucléaires, et que la perspective de la signature d'un traité relatif aux matières fissiles à usage militaire s'éloigne, alors que se renforcent les arsenaux nucléaires en Asie.

J'entends aussi que l'on parle beaucoup de l'Iran, le président de la République française ayant même fait état, il y a cinq ans, de l'existence d'un dilemme entre la bombe iranienne et le bombardement de l'Iran. Or, rien ne dit que nos moyens de dissuasion qui nous ont protégés de l'Union soviétique ne constituent pas aussi des moyens efficaces face à un pays dont les armes seraient de toute façon moins sophistiquées.

D'une façon plus générale, j'estime que le discours actuel prend insuffisamment la mesure du véritable déplacement du centre de gravité vers l'Asie du Sud et du Sud-Est auquel nous assistons.

Les révolutions arabes ont fait naître de nouvelles inconnues, comme en témoigne l'exemple de l'Egypte, où, moins d'un an après les évènements de la place Tahrir, que nous avions trop tendance à considérer à l'aune de nos propres valeurs, les partis islamistes ont emporté plus de 70 % des suffrages, les élections tunisiennes et marocaines traduisant globalement le même mouvement.

Quant à la révolution libyenne vantée par M. Bernard-Henri Lévy, elle n'a, pour le moins, pas encore porté tous ses fruits...

Nous devons donc réévaluer nos analyses pour prendre en compte la réalité des bouleversements qui affectent l'ensemble du bassin méditerranéen.

Il faut partir de ce que sont véritablement ces sociétés au sein desquelles une fracture sépare la partie moderne, qui regarde vers l'Occident, d'une partie plus traditionnelle. Face à ces évolutions, une politique de coopération en matière de logement, d'urbanisation, de diversification économique de notre part, constituerait sans doute une réponse plus adaptée en tout cas que le développement de systèmes de lutte contre les « engins explosifs improvisés ». La dimension militaire est bien loin de résumer l'approche que nous devons avoir de sociétés qui connaissent des mutations aussi globales.

Enfin, ayant animé le groupe de travail de la commission sur les perspectives budgétaires, je tenais à souligner qu'il sera difficile de concilier la poursuite de l'effort financier prévu par la loi de programmation militaire, et les engagements qui sont contractés aujourd'hui sans doute de façon un peu rapide. Je vois mal comment il serait possible d'aller plus loin dans le sens de la diminution de l'effort que nous avons déjà connue.

M. Francis Delon . - Nous avons, au cours de nos travaux, eu le débat évoqué par M. André Dulait sur la dénomination de l'arc allant de l'Atlantique au Moyen-Orient, d'ailleurs sans l'avoir véritablement tranché. Mais quel que soit le nom qu'on lui donne, l'ensemble de cette zone appelle toute notre attention, et c'est à juste titre que le Livre blanc l'a identifiée comme telle.

Quant à la menace iranienne, Monsieur Boulaud, si elle est passée au second plan de l'attention des médias pendant le printemps arabe, force est de constater qu'elle est bien réelle, comme le confirme un très récent rapport de l'Agence internationale de l'énergie atomique sur l'accélération, au cours de cette période, du programme iranien de la fabrication d'armes nucléaires.

La lassitude qu'a pu susciter la lenteur du processus ne doit pas nous conduire à sous-estimer le risque de voir l'Iran effectivement s'équiper d'armes nucléaires, dans la mesure surtout où cela conduirait ses voisins à ne pas vouloir être en reste.

Tel pourrait être le cas de l'Arabie saoudite, comme cela ressort des récents propos du prince Turki al-Fayçal, ou de la Turquie. On peut craindre un phénomène de boule de neige aggravé par l'opposition séculaire des chiites et des sunnites. Le gouvernement et le public israéliens suivent cette affaire avec une très grande anxiété. D'où un risque fort d'intervention militaire. C'est pourquoi nous agissons depuis longtemps avec les Américains, les Britanniques, les Allemands, les Russes et les Chinois pour appliquer des sanctions économiques de façon concertée. Nous travaillons à leur durcissement, car il n'y a pas d'autre solution, sauf à se résigner à une action militaire qui pourrait déstabiliser toute la région. Monsieur Boulaud, je crois les dirigeants américains très préoccupés par ce sujet.

M. Didier Boulaud - J'ai tout de même un petit doute.

M. Francis Delon. - Mme Durrieu m'a posé beaucoup de questions. L'islam est-il un danger ? Non. Evitons tout amalgame. En revanche, il importe de distinguer les différents courants islamistes. Ainsi, le salafisme connait une dérive dangereuse. Après avoir été longtemps persécutés, les Frères musulmans prennent le pouvoir en Égypte, en Tunisie.

M. Jacques Gautier - Et au Maroc.

M. Francis Delon . - Les décisions prises par ces peuples sont souveraines.

J'en viens aux armes libyennes, dont la prolifération est inquiétante. Leur panoplie est vaste, en commençant par celles de petit calibre qui feront le bonheur des petits trafiquants, mais aussi d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Des explosifs militaires aussi ont disparu. Nous n'avons pas de vision claire du volume d'armes disséminées. En outre, des armements plus sophistiqués, comme des missiles sol-air, se sont volatilisés. Il y en a sans doute bien moins d'une dizaine de milliers, mais certains sont tombés aux mains d'Aqmi. Sont-ils utilisables ? Les modèles anciens comme les SAM 7 soviétiques ne sont peut-être plus en état de fonctionner ; les plus récents devaient être en bon état, mais leurs conditions d'emploi et d'entretien exigeantes les rendent peu adaptés à leur emploi par des groupes terroristes, notamment au Sahel. Je note en particulier qu'en Afghanistan, aucune arme de ce type n'a jamais, sauf erreur de ma part, été utilisée par les taliban, peut-être pour les raisons que je viens de mentionner. Les nouvelles autorités libyennes oeuvrent de concert avec nous, avec les Britanniques et les Américains.

Monsieur Chevènement, le traité de non-prolifération (TNP) est imparfait, mais nous n'avons rien d'autre. De nombreux pays n'en retiennent que les dispositions relatives aux armes nucléaires. L'Iran est signataire ; la Corée du Nord, Israël, l'Inde et le Pakistan ne le sont plus ou pas. Rappelez-vous : la maîtrise de l'armement nucléaire par l'Inde a provoqué une réplique immédiate du Pakistan. Je crains un enchaînement semblable si l'Iran accédait à l'arme nucléaire.

Monsieur Chevènement, je souscris à ce que vous avez dit au sujet du traité interdisant les essais nucléaires, qu'il s'agisse du cut-off ou du traité d'interdiction complète des essais nucléaires. Les États-Unis ont dit qu'ils s'engageraient dans la ratification, mais ne l'ont pas fait en raison du blocage au Congrès. Je ne vois guère de perspectives encourageantes pour le cut-off : voyez ce qui s'est passé à Genève. Les Chinois veulent augmenter leur arsenal, tout comme les Pakistanais. L'optimisme n'est donc pas de mise sur ce front.

M. Jean-Pierre Chevènement - Ne serait-il pas souhaitable que la France, les États-Unis et d'autres grands pays prennent l'initiative de rappeler les orientations prises il y a deux ans par la conférence d'examen ? Le désarmement du Proche-Orient a été mis de côté, mais un premier bilan permettrait d'exercer une pression sur le Pakistan. Où son arsenal entraînera-t-il l'Inde et la Chine ? Comment maîtriser l'arsenal nucléaire en Asie sans initiative de grands pays affirmant que la conférence d'examen doit servir à quelque chose ?

M. Francis Delon . - Je partage votre souhait, mais où sont les espaces politiques permettant de le concrétiser ? La situation préélectorale aux Etats-Unis ne s'y prête guère. Je ne peux augurer d'initiative immédiate en perspective, malgré l'importance majeure du sujet.

M. Jean-Pierre Chevènement . - Il faut prendre des contacts préalables.

M. Francis Delon . - Je partage votre analyse.

J'en viens à la cybermenace. La France défend la libre utilisation d'Internet et des réseaux sociaux, dont on connaît le rôle dans les révoltes arabes, mais les discussions politiques sur la cyberdéfense - au sein du groupe de travail mis en place par les Nations unies ou dans celui réuni à Londres à l'initiative de M. Haig - conduisent à l'affrontement de deux conceptions : les Occidentaux veulent limiter les cyberattaques et avancent l'idée d'un code de bonne conduite, les Russes et les Chinois, notamment, mettent en avant les dangers d'internet et veulent s'intéresser à son contenu en imaginant de le réglementer. Aujourd'hui, les attaques informatiques sont utilisées à des fins d'espionnage, mais elles pourraient demain permettre des opérations de sabotage.

La Turquie est un pays important. Nous avons avec elle une divergence quant à son ambition de rejoindre l'Union européenne, mais nous avons des intérêts communs objectifs. Il faut discuter avec ce pays, qui regagne en influence dans l'espace de l'ancien Empire ottoman, et coopérer dans certains cas. La Turquie est-elle pour autant une référence ? Elle semble en tout cas aujourd'hui prise pour modèle par certains pays arabes.

Vous avez qualifié la Russie de pays « ré-émergent ». Après être tombée assez bas, elle se redresse sur le plan économique, mais ce redressement est fragile. Sa démographie n'augure pas un avenir brillant, mais elle conserve sa taille, son histoire et sa capacité nucléaire. Il reste que ce pays apparait moins au centre des préoccupations dans le contexte stratégique actuel, en tout cas moins que la Chine. La France approfondit en tout cas ses relations avec la Russie. C'est indispensable. La vente de bateaux de projection et de commandement (BPC), à cet égard, était un geste politique fort. La France est le premier pays européen à conclure une telle vente. Il est indispensable d'arrimer au maximum ce pays à l'Europe.

M. Yves Pozzo di Borgo - C'est le sens du rapport que j'ai signé !

M. Francis Delon . - J'en viens au Livre blanc. Vous pouvez ne pas approuver certaines de ses analyses, Monsieur Chevènement, mais celui de 2008 a mentionné la Chine, dont il a évoqué la montée en puissance.

S'agissant du terrorisme, il faut s'interroger avec un regard neuf sur sa centralité stratégique.

M. Daniel Reiner - Je voudrais poser une question de méthode. Vous avez dit que le Livre blanc, dont j'estime qu'il ne doit pas devenir un rituel, était d'abord un exercice administratif. Il y a là un écueil, celui de devenir un ouvrage sous influence, alors que seule une analyse libre permet un choix éclairé. Nous avons souhaité des conclusions partagées, car la nation doit connaître les motifs des efforts demandés.

Vous avez jugé nécessaire de préserver l'outil de défense, notamment sa base industrielle, qui protège notre souveraineté nationale. Nous en sommes tous d'accord. Cela commande notre position sur la défense antimissile balistique. Il nous semble qu'après avoir pris des engagements écrits envers l'OTAN, certains reculent en s'interrogeant sur la compatibilité de cette défense avec notre doctrine de dissuasion. D'éminents responsables ont répété ici ce que l'on ne disait plus depuis deux ans. Nous avons mesuré le risque pour notre industrie d'une défense antimissile balistique principalement américaine, qui ne souhaite pas vraiment associer les capacités européennes. Cette affaire n'est plus guère évoquée aujourd'hui, alors qu'il serait dommage de perdre nos compétences en la matière.

J'en viens à la prévision mathématique, ordinairement appliquée aux risques naturels, mais dont l'usage pourrait être étendu. Nous en avons les capacités intellectuelles.

M. Jeanny Lorgeoux - La desquamation de certains États fait courir un risque majeur, avec une pauvreté source d'émigration, une criminalité qui vide de leur substance des pays comme le Mexique ou la Guinée-Bissau, des formes claniques centrifuges en Afghanistan, en Afrique, les frontières artificielles héritées de la conférence de Berlin en 1883 et qui expliquent nombre de guerres, comme celle du Katanga.

M. Jean-Pierre Chevènement - Bismarck !

M. Jeanny Lorgeoux - Oui. Pourrions-nous orienter notre politique de coopération pour rétablir des cadres étatiques ?

M. Jacques Gautier - Vous avez insisté sur l'accident nucléaire au Japon, que j'analyse d'abord comme la conséquence d'un tremblement de terre et d'un tsunami. En trois jours, ce pays a réussi à mobiliser 100 000 hommes de ses forces d'autodéfense. Quelles sont les perspectives en France ? Cela me conduit au mot « résilience », qui apparaît dans le Livre blanc, mais qui n'a aucune transcription dans la France d'aujourd'hui.

M. Jean-Claude Peyronnet - De quelles armes nucléaires est-il question ? Où en sont les pays concernés en matière de miniaturisation ?

Vous avez évoqué les sanctions économiques contre l'Iran. Mais connaissez-vous un exemple récent montrant que de telles mesures peuvent être efficaces ? Il me semble que ce n'est jamais le cas.

Je pense nécessaire d'intégrer au maximum la Turquie dans l'Europe ; sinon, elle passera sous l'influence d'autres grandes puissances. Ce serait une perte majeure pour l'Europe occidentale.

Intégrez-vous la piraterie dans le terrorisme ?

M. Francis Delon - Non, la piraterie ne relève pas du terrorisme.

Monsieur Reiner, s'agissant de la méthode retenue pour conduire notre exercice, il existe un risque de « langue de bois », mais nous nous efforcerons de l'éviter. Vous jugerez sur pièces. Travailler en cercle restreint présente des inconvénients, mais nous essayons de faire pour le mieux. Le Livre blanc qui sera élaboré en 2012 sera sans doute issu d'un travail plus ouvert dans lequel le Parlement apportera sa contribution.

En matière de défense antimissile, la position de la France est inchangée. Il n'y a là aucune contradiction avec notre dissuasion nucléaire. Nous sommes entrés dans une phase de discussions sur les modalités du command control dans la perspective du sommet de Chicago. A cet égard, nous ne voulons pas d'un système aux mains des Américains et nous leurs disons s'agissant des enjeux industriels que nous voulons que les intérêts industriels de la France soient pris en compte. L'Europe et la France doivent avoir une place dans ce système.

M. Yves Pozzo di Borgo - Et la Russie ?

M. Francis Delon . - Nous souhaitons qu'elle soit un partenaire de l'OTAN dans cette affaire aussi bien pour des raisons politiques que pour des considérations géographiques. Mais vous connaissez les difficultés de cette discussion dues à la perception de l'OTAN par les Russes.

Singapour, Monsieur Reiner, conduit des travaux de prévisions mathématiques sur des sujets stratégiques dits de « horizon scanning ». Nous sommes partenaires de cette réflexion, conduite, il est vrai, en tout petit cercle.

Monsieur Lorgeoux, la faiblesse de certains États est assurément dangereuse. Comment y faire face de l'extérieur ? Vaste sujet...

Monsieur Gautier, il est exact que le drame de Fukushima est d'origine naturelle, mais la catastrophe résulte d'une connexion de facteurs. Il faudra probablement examiner notre doctrine de protection du territoire et des populations à l'aune de ce qui s'est passé en début d'année au Japon.

Je crois beaucoup à la résilience, à laquelle nous travaillons ardemment. En Californie, on apprend dès l'école aux enfants qu'ils seront confrontés à un tremblement de terre.

M. Jacques Gautier - Les écoliers japonais ont un petit sac à cette fin.

M. Jean-Pierre Chevènement - L'école doit déjà enseigner beaucoup de choses.

M. Francis Delon . - Monsieur Peyronnet, nous avons des incertitudes sur les capacités exactes de la Corée du Nord, mais aucune quant à la capacité de l'Inde et du Pakistan à placer des armes nucléaires sur des missiles. Les sanctions économiques ont un effet sur la conjoncture économique iranienne, bien qu'elles n'aient pas conduit à l'arrêt du programme nucléaire. Nous n'avons pas renoncé à atteindre nos objectifs grâce à des sanctions.

Je ne commente pas votre opinion sur la Turquie.

M. Jean-Louis Carrère, président . - Elle est majoritaire au sein de cette commission.

M. Francis Delon . - Je le note. La piraterie s'est développée...

M. Yves Pozzo di Borgo - À cause des Occidentaux !

M. Francis Delon . -...mais le phénomène reste ponctuel. Conduite par l'Union européenne, l'opération Atalante porte ses fruits.

M. Jean-Marc Pastor - La révolution démographique en cours dans certaines parties du monde risque de provoquer des désordres et des vagues migratoires. Classez-vous ce phénomène parmi les catastrophes naturelles ? Comment y répondre ?

M. Francis Delon . - Il n'y a pas là de catastrophe, mais un fait à prendre en considération. On ne peut négliger le rôle de la démographie pour l'avenir de la Russie ou de l'Afrique. La démographie joue un grand rôle dans les relations entre la Chine, dont la population vieillit avec la politique de l'enfant unique, et l'Inde, où elle s'accroît.

M. Jean-Louis Carrère, président. - Je vous remercie pour la qualité de ce dialogue. Nos ateliers vont se remettre au travail, sans doute en utilisant vos communications. Pour partager les résultats de nos travaux, nous vous auditionnons peut-être début juin.

PERSONNES AUDITIONNÉES
PAR LES GROUPES DE RÉFLEXION

Pour l'OTAN et l'Europe de la défense

• M. Pierre Vimont, secrétaire général du Service européen pour l'action extérieure ,

• M. Jean-Louis Falconi, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne

• Mme Claude France Arnould, directeur exécutif de l'Agence européenne de défense

• le général Yves de Kermabon, ancien commandant de la KFOR et d'Eulex au Kosovo et actuellement chargé d'une mission de réflexion sur la gestion civile des crises au sein du service européen pour l'action extérieure .

• M. Philippe Errera, représentant permanent de la France auprès de l'OTAN

• M. Claudio Bisognerio, secrétaire général adjoint de l'OTAN

• Mme Leslie Mariot, représentant permanent du Royaume-Uni

• M. Ivo Daalder, représentant permanent des Etats-Unis auprès de l'Alliance atlantique

• l'Amiral Xavier Païtard, chef de la mission militaire de la France auprès de l'Union européenne et de l'OTAN .

Pour les printemps arabes

• M. Patrice PAOLI, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères et européennes

• M. Jean-Claude COUSSERAN, secrétaire général, Académie diplomatique internationale

Pour les menaces transverses

• MM. Camille Grand, directeur de la FRS et Emile de Durand, directeur de l'IFRI

• M. Alain Chouet , ancien responsable du renseignement de sécurité de la DGSE

• Mme Catherine Rivière, présidente du GENCI , accompagnée de M. Alain Lichnewsky, responsable scientifique du GENCI

• MM. Olivier Gupta, directeur général adjoint de Météo-France et Laurent Crouzet, direction des sciences de la matière du CEA .

Pour les conséquences de la crise économique et financière

• M. Julien Dubertret, directeur du budget


* 1 Ce groupe est composé de MM. Jean-Pierre Chevènement, Raymond Couderc, Mme Nathalie Goulet et de M. Rachel Mazuir

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