AVANT-PROPOS
Mesdames, Messieurs,
Sensible à la dimension internationale des questions sociales et soucieuse de mieux comprendre les transformations en cours du monde contemporain, votre commission des affaires sociales a effectué, du 15 au 25 mars 2007, une mission d'étude en Inde, consacrée à l'analyse des conditions de travail et d'emploi dans ce pays, ainsi qu'au problème des délocalisations. Une délégation, composée de Nicolas About, président, Paul Blanc, Brigitte Bout, Bernard Cazeau, Guy Fischer, Michel Esneu, Annie Jarraud-Vergnolle, Valérie Létard , Catherine Procaccia et Bernard Seillier, s'est ainsi rendue à Delhi, puis à Chennai 1 ( * ) , dans le sud du pays, avant de découvrir l'ancien comptoir français de Pondichéry.
Pays émergent aux dimensions d'un continent, l'Inde suscite, à juste titre, un intérêt croissant de la part des acteurs politiques et économiques européens. Deuxième puissance démographique, l'Inde connaît, depuis le début des années quatre-vingt-dix, une croissance économique de l'ordre de 6 % à 8 % par an, qui lui permet de s'imposer, progressivement, comme un producteur majeur de biens industriels et de services.
Plusieurs époques historiques semblent y coexister : la modernité insolente de Bangalore y côtoie des modes de vie ancestraux. Sa diversité culturelle et linguistique amplifie les disparités nées d'inégalités sociales profondes. Si la croissance économique favorise l'apparition d'une classe moyenne, on estime qu'un quart de la population indienne continue de survivre avec un dollar par jour.
Le droit du travail et la protection sociale ne concernent encore qu'une faible minorité de la population active, composée de salariés des grandes entreprises et d'agents publics. Le petit peuple des villes et les habitants des zones rurales y demeurent étrangers. Alors que le monde politique indien est traversé de débats qui ne sont pas sans rappeler ceux qui se déroulent dans notre pays - autour de la question de la flexibilité du marché du travail notamment - la grande majorité des travailleurs ne bénéficie pas de la garantie de droits minimaux en matière d'emploi. Le gouvernement de Manmohan Singh, issu des élections législatives de 2004, s'efforce de développer de nouveaux programmes sociaux, mais l'ampleur des défis à relever, la faiblesse des moyens disponibles et les divisions au sein de la coalition au pouvoir interdisent d'envisager des transformations rapides.
Grâce à de multiples rencontres et entretiens, votre commission s'est attachée à mieux comprendre le rôle des partenaires sociaux en Inde et la nature des organisations syndicales et patronales en présence. Elle a observé que l'Inde se caractérise par un important pluralisme syndical et par une tradition de dialogue tripartite entre l'Etat, les représentants des salariés et des employeurs.
La délégation de la commission a aussi étudié avec intérêt l'héritage de la présence française dans l'ancien comptoir de Pondichéry. Cette ville abrite la principale communauté de ressortissants français en Inde et ses autorités souhaitent entretenir des liens de coopération et d'amitié avec la France.
La délégation tient à remercier les services de l'Ambassade de France en Inde pour leur contribution précieuse à l'organisation du programme de travail de la mission et au parfait déroulement de ce déplacement.
I. LE DROIT SOCIAL EN INDE : DES GARANTIES LARGEMENT VIRTUELLES
Un examen rapide du corpus juridique indien pourrait laisser penser que les salariés bénéficient de règles assez protectrices, voire excessivement contraignantes pour les employeurs. En réalité, ces garanties ne concernent qu'une très faible proportion de la population active, qui oeuvre dans le secteur dit « organisé », tandis que les travailleurs du secteur informel demeurent confrontés à une grande précarité.
A. LE DROIT SOCIAL NE PROTÈGE QU'UNE PETITE MINORITÉ DES TRAVAILLEURS INDIENS
1. Les caractéristiques du marché du travail indien
La population active indienne est estimée entre 430 millions et 460 millions de personnes . Ce chiffre, considérable en apparence, est en réalité relativement faible si on le rapporte à la population totale de l'Inde (1,1 milliard d'habitants). Le taux d'activité 2 ( * ) y est de l'ordre de 40 % seulement, alors qu'il atteint 59 % en Chine. Il est suffisant, cependant, pour faire du marché du travail indien le deuxième au monde par la quantité de main-d'oeuvre disponible.
a) La distinction entre les secteurs organisé et inorganisé
Le marché du travail indien est divisé entre un secteur dit « organisé », minoritaire mais protégé, et un secteur « inorganisé », ou informel, largement prépondérant.
La législation du travail ne s'applique qu'aux 7 % de travailleurs employés dans le secteur organisé. Encore ce chiffre inclut-t-il une forte proportion d'emplois publics : la part des travailleurs du secteur privé protégés par la législation est donc véritablement infime.
La proportion des actifs travaillant dans le secteur organisé diminue depuis le début des années quatre-vingt : elle était encore de 10,3 % en 1981, et de 9,6 % en 1991. Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, les effectifs du secteur organisé déclinent aussi en valeur absolue (de 28,2 millions d'actifs en 1998 à 26,5 millions en 2004). Cette décroissance est surtout due à la baisse des effectifs du secteur public , ramenés de 19,4 millions à 18,2 millions sur la période, tandis que les effectifs du secteur privé organisé sont passés de 8,8 millions à 8,3 millions de salariés. Du fait de la rigidité du droit du licenciement, ces ajustements ont principalement été réalisés par le non-remplacement de départs en retraite ou par des programmes de mise à la retraite anticipée.
Le secteur organisé ne concerne quasiment pas les activités primaires (agriculture, pêche et mines) : il correspond à 1 % seulement de ces emplois, alors que le secteur primaire occupe 60 % des travailleurs indiens. A l'inverse, les deux tiers des emplois publics relèvent du secteur organisé.
S'agissant de la protection sociale, on estime à environ soixante millions le nombre de travailleurs, agents publics compris, couverts par tout ou partie des régimes obligatoires de sécurité sociale ou, pour les revenus les plus élevés, par une assurance privée.
b) La faible diffusion du salariat
A la précarité engendrée par ce dualisme du marché du travail s'ajoute celle résultant de la faible diffusion du salariat en Inde : en 2000, 14 % seulement des travailleurs indiens étaient salariés (c'est-à-dire percevaient un salaire régulier), 53 % étaient des travailleurs indépendants ( self-employed , livrés à eux-mêmes et sans revenu régulier) et 33 % étaient des travailleurs occasionnels. Si la moitié des salariés appartiennent au secteur organisé, la totalité des travailleurs indépendants et occasionnels relèvent du secteur inorganisé.
c) L'influence du système des castes
Bien qu'officiellement aboli au moment de l'indépendance de l'Inde en 1947, le système des castes, qui concerne les 80 % d'Indiens de religion hindoue, continue d'exercer une influence importante dans les relations sociales. Les castes sont mentionnées dans les Védas, plus ancien texte connu en langue sanscrite, qui contiennent un récit cosmogonique. On distingue quatre castes génériques (ou Varna) : les Brahmanes (prêtres), les Kshatriya (guerriers), les Vaishya (commerçants) et les Shudra (serviteurs). Les intouchables ( dalits ) sont considérés comme hors castes.
La réalité sociale indienne est cependant beaucoup plus complexe. La population est divisée en plusieurs milliers de castes (les Jati), dont certaines, présentes dans plusieurs Etats, comptent des milliers de membres, tandis que d'autres ont une extension géographique beaucoup plus réduite.
Le système des castes demeure vivace, notamment en matière matrimoniale, où il conduit à l'endogamie. Mais il n'est pas sans influence non plus dans le domaine professionnel. A chaque caste correspond en effet, dans la société traditionnelle, une spécialisation professionnelle héréditaire. Il existe ainsi des castes de barbiers ou de blanchisseurs, de tanneurs ou de bouviers, etc., les castes entretenant entre elles des relations d'interdépendance qui ne vont pas sans de profondes inégalités. Si la plupart des barbiers ou des tanneurs appartiennent à la caste correspondante, l'inverse n'est pas nécessairement vrai, la grande majorité des Indiens étant occupés, en réalité, à des activités agricoles.
Le système des castes peut constituer un frein à la mobilité sociale. Toutefois, le développement de l'économie moderne affaiblit le lien entre caste et profession, dans la mesure où il n'existe ni de caste d'ouvriers spécialisés ni de caste d'informaticiens. L'apparition de ces nouveaux emplois favorise le brassage entre Indiens appartenant à différentes castes.
Pour promouvoir les intouchables (15 % de la population indienne) et les populations tribales (7 %), l'Inde pratique depuis l'entre-deux-guerres une politique de discrimination positive, sous forme de quotas à l'université et dans l'administration. Dès 1934, les Britanniques ont imposé que 8,5 % des emplois publics vacants soient réservés aux intouchables. Ce taux fut augmenté en 1946 pour correspondre à leur part dans la population indienne. Cette politique de quotas n'a pas été remise en cause à l'indépendance, en dépit de l'hostilité qu'elle a suscitée chez de nombreux Brahmanes, influents au sein du parti du Congrès 3 ( * ) .
2. Les sources diversifiées du droit social indien
Bien qu'il ne concerne qu'une petite minorité de travailleurs, le droit social indien forme un corpus juridique riche et sophistiqué, dont les sources sont principalement jurisprudentielles, constitutionnelles et législatives.
a) Un régime de common law...
L'Inde, du fait de la période de la colonisation britannique, est régie par un système juridique de common law , commun à l'ensemble des pays anglo-saxons. Le droit de common law se caractérise par la place essentielle accordée à la jurisprudence, de préférence à la loi ; par la règle du précédent ( stare decisis ), selon laquelle les règles de droit formulées par les juges dans des décisions antérieures doivent s'appliquer de la même manière dans des causes ultérieures, afin d'assurer la prévisibilité des règles applicables ; et par l'absence de codification, en quoi il se distingue nettement du droit français.
La Cour suprême indienne joue un rôle important dans la régulation des relations sociales. Elle a le pouvoir d'adresser des injonctions, parfois remarquablement détaillées, aux administrations. Elle a ainsi ordonné en 1987, dans l'affaire M.C. Mehta vs Union of India , la fermeture ou le déplacement de 168 usines particulièrement polluantes installées à Delhi, en précisant les droits des salariés en matière de reclassement ou d'indemnisation 4 ( * ) .
b) ... tempéré par l'existence de nombreuses règles de valeur constitutionnelle ou législative
On observe dans la plupart des pays de common law une tendance au recul des règles d'origine jurisprudentielle au profit de dispositions législatives. L'Inde n'échappe pas à la règle, notamment en matière de droit du travail.
Les règles constitutionnelles
La Constitution indienne contient à la fois des règles de fond et des règles de procédure relatives au droit du travail.
- Dans sa deuxième partie, elle garantit aux citoyens certains droits fondamentaux : l'article 15 pose un principe de non-discrimination ; l'article 19 reconnaît aux citoyens le droit de former un syndicat et d'exercer la profession de leur choix ; l'article 23 interdit le travail forcé ; l'article 24 prohibe le travail des enfants de moins de quatorze ans dans les usines, les mines et les autres emplois dangereux.
- La troisième partie de la Constitution indienne définit des principes directeurs , qui doivent inspirer les politiques publiques mises en oeuvre en Inde, sans être opposables devant les tribunaux. Ainsi, l'article 42 prévoit que l'Etat adoptera des dispositions visant à assurer des conditions de travail justes et humaines et prévoira un congé maternité. L'article 43 indique que l'Etat s'efforcera de garantir à chaque travailleur un salaire et des conditions de travail décentes, ainsi que l'accès à la culture et aux loisirs.
- Sur le plan procédural, l'article 246 de la Constitution règle la question de la répartition des compétences entre l'Etat fédéral et les Etats fédérés composant l'Union indienne. Le droit du travail fait partie des domaines de compétence partagée : tant l'Etat fédéral que les Etats fédérés peuvent légiférer en la matière. En cas de conflit de normes, la législation fédérale prévaut sur la législation des Etats.
La législation relative au travail et à l'emploi
On recense environ deux cents lois régissant les relations du travail en Inde. Une soixantaine a été établie au niveau fédéral, les autres au niveau des Etats fédérés.
Les textes fondateurs sont anciens, puisqu'ils ont été adoptés après l'indépendance de l'Inde, voire, pour certains, pendant la période de colonisation britannique. Ils ont, naturellement, été actualisés depuis la date de leur entrée en vigueur.
On peut citer notamment :
- le Trade Union Act de 1926, sur le droit syndical ;
- le Factories Act de 1926, qui pose des règles minimales en matière de conditions de travail dans les usines ;
- le Weekly Holidays Act de 1942, sur les jours de repos hebdomadaires ;
- le Industrial Disputes Act , de 1947, qui réglemente les conflits collectifs dans le secteur industriel ;
- le Minimum Wages Act de 1948, qui fixe un salaire minimum ;
- l' Employees'State Insurance Act de 1948, sur l'accès aux soins médicaux et le versement d'allocations en cas de maladie, maternité, accident du travail ou maladie professionnelle.
Des textes plus récents sont venus compléter cette législation de base. Ainsi le Contract Labour (Regulation and Abolition) Act réglemente le contrat de travail depuis 1970. Les salariées bénéficient depuis 1961 du Maternity Benefit Act , qui définit leur droit à congé maternité, et sont protégées depuis 1976 par l'Equal Remuneration Act , qui vise à assurer une égalité de salaires entre les hommes et les femmes. Le Child Labour (Prohibition and Regulation) Act de 1986 encadre le travail des enfants de moins de quatorze ans.
De nombreux textes législatifs sont de portée sectorielle et s'appliquent, par exemple, aux secteurs des mines, des transports, des exploitations agricoles, etc.
Comme dans tous les pays de common law, l'interprétation des textes par les tribunaux compétents en matière de travail est essentielle. Le droit du travail indien est d'application complexe, dans la mesure où chaque texte définit son propre champ d'application en précisant quels sont les salariés et les employeurs concernés.
c) Les sources de droit privé
Les normes étatiques qui viennent d'être présentées réglementent surtout les conditions de travail des ouvriers et des employés. Les conditions de travail du personnel d'encadrement sont principalement définies par leur contrat de travail, complété par le règlement intérieur de l'entreprise.
Par ailleurs, la négociation collective, même si elle n'est pas autant développée que dans notre pays, joue un rôle, notamment dans la détermination des conditions de travail et des salaires.
* 1 Anciennement dénommée Madras.
* 2 Nombre d'actifs rapporté à la population totale.
* 3 Les débats politiques suscités par cette politique de quotas sont retracés par Christophe Jaffrelot dans son article « Inde : l'avènement politique de la caste », Critique internationale n° 17, octobre 2002.
* 4 Le groupe interparlementaire France-Inde présente les compétences de la Cour suprême indienne dans son rapport intitulé « Inde : à la découverte de la plus grande démocratie du monde », n° GA 57, janvier 2005, p. 29-32.