37. Audition de M. Michel Teyssedou, ancien président de la chambre d'agriculture du Cantal (2 juillet 2002)
M.
Auguste Cazalet -
Nous avons à présent le plaisir
d'accueillir Michel Teyssedou, ancien président de la Chambre
d'Agriculture du Cantal. Il a également eu d'autres fonctions
importantes comme celles de président du CNJA ou de Secrétaire
Général de la FNSEA. Il fait partie de ces grands hommes du
Cantal, dont nous avons deux autres exemplaires autour de cette table, avec
Messieurs Jarlier et Besse. Monsieur Jean-Paul Amoudry vient de nous rejoindre.
Je laisse la parole à Monsieur Teyssedou.
M. Michel Teyssedou -
Merci beaucoup Messieurs les Sénateurs,
Monsieur le rapporteur général, Mesdames et Messieurs. Je vous
prie tout d'abord de m'excuser de n'avoir pu répondre à votre
première invitation le 22 mai 2002, date à laquelle
j'étais retenu sur mon exploitation. Je suis très sensible au
fait que vous ayez renouvelé cette invitation pour que je puisse
participer au travail important que vous avez engagé sur l'avenir de la
politique des territoires de montagne. Je n'aurai pas la prétention de
répondre très précisément à toutes vos
questions mais j'aimerais vous faire part de ma réflexion, qui est celle
de l'agriculteur en exercice et du responsable agricole.
En ce qui concerne le bilan du volet agricole de la loi Montagne, je voudrais,
au premier titre, rappeler les lois élémentaires de la physique.
La loi de la pesanteur nous enseigne qu'en montagne, tout va vers la
plaine : l'eau, les activités, les hommes, les aides, les
politiques ! Ces lois sont incontournables.
Il convient de reconnaître que le bilan de la loi Montagne n'est pas
extrêmement positif. Les points les plus intéressants
préexistaient à la loi Montagne de 1985. Je fais
référence aux revendications satisfaites de la profession et
notamment celles d'un grand défenseur de la montagne, Michel Debattisse,
qui a pu inventer avec les pouvoirs publics de l'époque un outil
précieux : l'ISM (indemnité spéciale de montagne) ou,
plus récemment, l'ICHN (indemnité compensatoire des handicaps
naturels). Je voudrais insister sur la philosophie qui présida à
la création de cet outil. Les créateurs de l'époque
avaient trouvé un compromis idéal entre l'homme, le produit et le
territoire. En effet, c'était l'animal qui bénéficiait
d'une aide financière dont l'objectif était de corriger un
handicap naturel, dans une logique de rétablissement d'une certaine
égalité des chances économiques. Mais il fallait pouvoir
identifier sa vie d'animal à l'utilisation d'un espace
déterminé, l'hectare, pour que l'animal reçoive cette
aide. Ainsi, lorsque les deux critères étaient croisés -
l'animal et l'hectare - on remplissait parfaitement l'objectif : avoir une
profession qui conserve une fonction économique à partir d'une
activité de production agricole sur un territoire
déterminé et vivant.
Ce point fondamental me permet de répondre à la deuxième
question portant sur la réforme de l'ICHN. Les environnementalistes
européens ont convaincu les Etats, et en l'occurrence le
ministère des finances, que le seul critère
d'éligibilité valable devait être l'hectare. C'est avec
beaucoup d'efforts que le ministère de l'agriculture a bien voulu
prendre en compte des pratiques d'utilisation de l'espace où les niveaux
de chargements sont très différents, permettant ainsi que
subsiste une activité de production et d'élevage. Il faut prendre
en compte les externalités positives sur l'environnement des pratiques
qui prolongent une activité de production à vocation
économique : un animal qui tond la piste évitera l'avalanche, par
exemple. Si la vocation économique est absente, l'intérêt
à produire l'est également. Sans cet intérêt, il
sera impossible d'assurer une relève dans la profession, une fois la
génération actuelle de producteurs menée au bout de son
activité professionnelle par un système d'assistanat. La loi sur
la réduction du temps de travail (RTT) a d'ailleurs des effets
psychologiques considérables sur les fils d'agriculteurs : les
convictions professionnelles, gravement touchées, sont difficiles
à transmettre dans un contexte sociétal nouveau où le
travail n'est plus une valeur. Ces dernières évolutions ont
cassé l'enthousiasme de certains jeunes agriculteurs témoins des
avantages que procure un travail de 35 heures hebdomadaire dans l'industrie ou
les services. Si l'on ne veut pas voir le métier être
délaissé, les logiques d'assistanat doivent être
compensées par des perspectives économiques, tout comme les
évolutions sociétales qui rendent par comparaison le cadre
professionnel des agriculteurs plus dur et contraignant. L'enjeu est
d'importance, car les territoires ruraux péricliteront si la
relève n'est pas assurée par de jeunes agriculteurs. Je vous
renvoie à la déclaration de Georges Pompidou qui, en visite
à Saint-Flour, avait reconnu que même si la France décidait
de payer des fonctionnaires pour aménager le territoire, elle n'en
aurait ni les moyens ni la capacité. L'aménagement du territoire
est en effet une conséquence induite d'une activité de production
agricole à vocation économique.
Quant à la nouvelle échelle des revendications des agriculteurs
de montagne, si l'on veut agir au profit du territoire et de l'agriculture de
montagne, il faut non pas chercher des solutions entre nous, mais plutôt
livrer le combat dans la plaine à Paris et à Bruxelles. Ce qui
signifie que les aboutissements des négociations de l'OMC ou du sommet
sur l'agriculture de Berlin en 2003 concernent aussi la montagne. Un
simple exemple : si les quotas laitiers disparaissent, les montagnards ne
produiront plus de lait ; si la production de viande bovine n'est pas
maîtrisée, le troupeau allaitant sera laminé par des
productions industrielles hors sol rendues possibles par la baisse du prix,
mais sévèrement concurrencées par les viandes blanches
(poulet, porc, dinde). Vous devez savoir qu'un mètre carré de
poulailler de dinde produit 120 kilogrammes de viande par an, contre 180
kilogrammes seulement sur 10 000 mètres carrés (soit 1 hectare)
dans le Massif Central. En Australie, ce chiffre serait de 20 kg, ce qui
permet aux Australiens d'avoir des exploitations de 400 000 hectares, soit la
totalité de la SAU du département du Cantal. De la même
façon qu'il est possible de déplacer des bateaux entiers de
céréales pour produire notre volaille au Brésil en mettant
en faillite l'agriculture bretonne, il sera demain possible de ruiner notre
troupeau allaitant pour peu que l'on sorte du système de quotas laitiers
qui maintient le prix du lait à un niveau acceptable. Il est donc
certain que les enjeux politiques de l'économie agricole ne se situent
pas toujours en montagne, mais surtout dans la plaine.
Le Contrat territorial d'exploitation appelle plusieurs critiques. J'approuve
l'idée de contrat avec l'agriculteur, mais sa mise en place dans notre
seul pays constitue une erreur politique majeure car la non-communautarisation
des moyens budgétaires liés à ce dispositif crée
une distorsion de concurrence en notre défaveur et anticipe les risques
de renationalisation de la PAC. Dans cette perspective, la France, qui
reçoit en aides plus de 30 % de sa contribution de base, aurait beaucoup
à perdre.
Le CTE comporte un volet économique insuffisant par rapport aux enjeux,
et notamment par rapport aux investissements devant être
réalisés sur les bâtiments, sur la mécanisation, sur
la sécurité sanitaire et sur les filières que je
qualifierais de plus « humaines ». Entendez par là
la matière grise, la capacité de recherche et
développement autour de stratégies de produits finis et de
filières structurées. Le CTE est en relatif décalage par
rapport au vrai défi à venir : le développement d'une
économie de la différenciation. Elle seule nous permettra de nous
soustraire à la forte concurrence du marché des matières
premières, au profit d'une logique de produits
différenciés, non par la qualité sanitaire de base mais
par la nature du produit (qualités organoleptiques), cette
dernière étant protégée par des signes officiels de
qualité.
Je ne parle pas du décret « Provenance Montagne »
qui n'est pas un signe officiel de qualité mais de vraies garanties
d'origine. Pour nous, producteurs de montagne, dégager des revenus
à partir de la valeur de nos produits passera par une organisation
collective de filières. Elles définiront des produits se
distinguant, grâce à des moyens budgétaires
d'accompagnement, des protections juridiques officielles, et grâce
à la mobilisation de matière grise pour bâtir des
stratégies commerciales.
L'acte rémunérateur est l'acte de commerce et non plus la
production elle-même. La politique agricole est conçue selon des
bases vieilles de quarante ans, quand l'économie était une
économie de production et non de consommation, comme c'est le cas depuis
plus de dix ans. Ce changement doit induire des réflexes nouveaux :
la production doit se tourner vers le client-consommateur, qui est capable de
son plein gré de payer un prix supérieur pour un produit qui,
à la fonction nutritionnelle, ajoutera la fonction de plaisir, de
rêve, de goût, d'attachement. Ces réflexes accroîtront
la valeur de l'acte de production et de l'ensemble de l'économie du
territoire de montagne.
Je ne veux pas développer davantage mon raisonnement, car
l'intérêt est d'écouter vos réactions à mes
propos. Je retiendrais simplement quelques éléments essentiels
concernant
l'importance des facteurs immatériels.
Nous souffrons d'un manque de matière grise. Face à des
propositions de travail dans le secteur agricole, les réactions des
étudiants des écoles d'ingénieurs sont à cet
égard édifiantes : ils n'y avaient pas pensé, ils n'y
croient pas, et finalement ils n'ont pas envie de nous rejoindre. Pourtant,
avec un peu d'explications, des chantiers fantastiques leur
apparaîtraient. Il faudrait par exemple présenter dans les
lycées et écoles d'ingénieurs l'enjeu à
venir : monétariser l'immatérialité des produits de
qualité de montagne, qui peut être passionnant pour beaucoup.
Nos besoins sont importants afin d'investir en matière de
recherche-développement. Les produits de grande consommation de demain
restent à créer.
Enfin, prenons garde à l'instrument unique d'application des
orientations politiques. En clair, la mise en oeuvre en montagne du principe de
subsidiarité est urgente : l'échelon le plus pertinent -
souvent le plus local - réalise la meilleure appréciation des
spécificités du territoire, et parvient donc mieux à
mettre en oeuvre les décisions politiques.
La politique agricole de montagne, par ses capacités d'innovation, a
souvent été un laboratoire expérimental de l'ensemble des
politiques agricoles française et communautaire. Elle peut aujourd'hui
le redevenir, au vu des défis que la politique agricole communautaire va
devoir relever dans le cadre des négociations de l'OMC, de
l'élargissement aux PECO, et d'une limitation de ses moyens
d'intervention (la Ligne Directrice Agricole est en effet limitée). La
LDA devra en outre financer l'élargissement aux PECO : on comprend
ainsi la nécessité de redéployer les orientations. Les
montagnards pourraient à mon sens mettre en oeuvre des politiques que la
plaine reprendrait. Nous aurions ainsi reconquis initiative et autorité.
M. Jean-Paul Amoudry, rapporteurt -
Puisque je suis de retour, je
reprends mon rôle de président de cette mission et vous remercie
de cet exposé brillant et clair sur la plupart des sujets que nous vous
avions soumis. La liste des questions auxquelles nous sommes
particulièrement attentifs n'était qu'indicative et vous avez
bien fait de prendre toute latitude pour exprimer un message
complémentaire. Mes amis du Cantal ainsi que notre collègue
sénateur du Jura Gérard Bailly auront certainement des questions
à vous poser. Je me permets quant à moi de vous orienter sur le
problème foncier : quelle est votre vision du foncier, sous le
double angle de la structuration et de la transmission des exploitations
agricoles en zones de montagne ?
M. Michel Teyssedou -
Les problématiques sont évidemment
différentes selon que le foncier est en situation de déprise ou
de pression concurrentielle. Dans le premier cas, les réflexes naturels
se résument à l'agrandissement et à l'abandon. Ils ne
mènent cependant à rien, car ce n'est pas en multipliant une
marge négative à l'hectare que l'on fait naître des
revenus, bien au contraire. Le premier réflexe est un réflexe de
gestion de marge. Le monde agricole est victime de son succès et de sa
promptitude à répondre positivement à la mission que le
pays lui a confiée dans les année soixante : l'agriculture devait
alors devenir un atout économique et politique majeur. Les logiques de
développement quantitatif ont été parfaitement comprises
et mises en place par les agriculteurs, au point parfois de dégrader
l'environnement.
Mais l'heure est aujourd'hui à une politique de marges, ce qui fait de
la course au foncier une double hérésie : une
hérésie humaine, car vous construisez votre avenir sur la mort de
votre voisin, et une hérésie économique. Il faut
définir le seuil économique des superficies qui permettront de
dégager des revenus que nous estimons sans pudeur devoir être d'au
moins 15 000 euros par actif. Autrement, celui-ci perdrait toute
attractivité. Ces seuils doivent être appréciés
à l'échelon local, en fonction des productions et non
fixés depuis Paris à 50 hectares par produit dans le Cantal,
à 40 hectares dans les Pyrénées, etc. S'il s'agit de
productions traditionnelles d'élevage, 50 hectares sont largement
insuffisants et le seuil doit être d'au moins 80 hectares. Bien
sûr, le prix en sera au passage la disparition de la moitié des
exploitations, des écoles, des équipes de football, etc. Tout est
une question d'appréciation fine des situations locales en partant du
revenu. La question principale est : « quel revenu doit être
assuré pour que la profession soit attractive ? » En
fonction des productions présentes sur les territoires
étudiés, les revenus peuvent varier.
Cela dit, nous n'avons absolument aucune chance de résister sur le
marché globalisé des matières premières, comme le
montre l'exemple australien que j'ai pris précédemment. Il faut
au contraire rapidement mettre en place des filières collectives et
casser une législation française dévastatrice pour
l'économie montagnarde car appliquant à la lettre l'ordonnance de
1986. Si l'offre agricole n'est pas concentrée, ou si deux entreprises
transformant un même produit agricole organisent un cartel de ventes pour
faire face à la concentration de la grande distribution, jamais elles ne
pourront générer la valeur ajoutée dont les producteurs
ont besoin, parce qu'ils ont des coûts de revient bien supérieurs
au marché.
Comment fonctionne l'économie générale de l'agriculture
à l'échelle européenne et mondiale ? On demande aux
agriculteurs de produire à des prix de marché inférieurs
aux prix de revient ; ils produisent donc à perte et
reçoivent alors des aides, dont la diminution graduelle est
déjà prévue. Parce qu'en montagne sont perçues
moins d'aides que dans les exploitations des plaines, et que subsistent encore
la lucidité et le bon sens des gagne-petit, nous voulons nous
débarrasser de ces aides. Plus exactement, nous voudrions utiliser ces
aides pour pouvoir nous en passer.
Lors de ma participation en 1984 au Congrès des Jeunes Agriculteurs
à Ouagadougou, au Burkina Faso - l'un des dix pays les plus pauvres du
monde - la banderole de la tribune proclamait : « L'aide doit
assassiner l'aide ». Cette phrase continue à me
marquer. Nous devons nous aussi comprendre ce message ; sinon
l'agriculture est condamnée. Le système d'aides est devenue sa
drogue. Je vous propose d'utiliser cette drogue positivement pour créer
les conditions économiques qui permettront de s'en libérer. A ce
titre, un cadre expérimental pourrait autoriser des dérogations
à l'ordonnance de 1986.
Pour parler franchement, trente opérateurs se partagent le marché
du Cantal et ils sont incapables de trouver un accord face à la grande
distribution. Parce qu'ils ont choisi une stratégie de volume et non de
marges, ils baissent les prix pour gagner cinq points de parts de
marché, mais après avoir perdu en marge nette sur le nouveau
volume obtenu, ils opèrent un virement et optent pour une hausse des
prix qui leur fait perdre ces parts de marché. Ce
phénomène de « yo-yo » est dévastateur
et quand les hommes manquent d'intelligence collective, c'est au politique
d'intervenir et de modifier les règles, sachant que notre tentative
d'organisation de l'offre a été condamnée à 152.500
euros par la direction générale de la concurrence, de la
consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). L'ordonnance de
1986 était pleinement justifiée à l'époque
où elle fut votée pour lutter contre les pressions
inflationnistes, en mettant en concurrence les activités de production
tournées vers la consommation. Mais la logique inflationniste,
maîtrisée depuis longtemps, n'est plus d'actualité au
regard de la nouvelle problématique de la parité euro/dollar.
M. Gérard Bailly -
Nous vous rejoignons tous sur le constat mais
pas nécessairement sur les remèdes. Nous savons qu'aujourd'hui la
France a besoin de l'installation de 12 000 jeunes agriculteurs par an, contre
7 000 en 2002 selon les estimations les plus optimistes. Je suis rapporteur de
la mission commune d'information concernant « L'élevage :
enjeu économique, enjeu territorial » et à chacun de
nos déplacements nous constatons non seulement la rareté des
nouvelles installations mais aussi le départ des adultes de quarante
ans, une fois leurs engagements bancaires menés à terme. Le moral
est très bas aujourd'hui dans ce secteur. Je lisais encore dans la
presse locale de ce matin que le prix de vente des veaux avait connu une baisse
de 26 % l'an dernier. Vous venez d'insister à plusieurs reprises sur
l'importance des revenus. Je vous approuve, mais la prochaine concurrence des
PECO est indéniable, tout comme l'importance du marché mondial
dont les prix se situent bien en dessous des prix de revient.
J'adhère cependant entièrement à vos propos sur le
système d'aides directes, qui ne constitue en aucun cas une solution.
Mais je vois mal comment nous pourrons dégager les
15 000 euros par unité de travailleurs, souhaitables et
nécessaires pour le maintien des agriculteurs. Nous voulons des prix
agricoles plus rémunérateurs mais le mouvement communautaire
s'inscrit à la baisse concernant le prix du lait dans les années
à venir. L'agrandissement des surfaces, qui était devenu la
solution la plus pratique étant donnée l'étendue des
surfaces disponibles, a hypothéqué la reprise d'exploitations
aussi vastes par de jeunes agriculteurs. Même dans l'agriculture
sociétaire, des groupements agricoles d'exploitation en commun (GAEC)
atteignent 3 ou 400 hectares, mais il est impossible de reprendre un
associé ou de transmettre l'exploitation à quelqu'un. Au risque
de passer pour pessimiste, j'ai le sentiment que l'agriculture risque de se
perdre au sein d'un véritable labyrinthe.
Monsieur Teyssedou, comment faire en sorte que le produit agricole retrouve une
valeur - il ne représente que 4 % des dépenses des ménages
- étant donné le contexte international actuel ?
M. Michel Teyssedou -
Depuis la fin de mes responsabilités
institutionnelles, j'ai créé l'association Ressources des Hautes
Terres qui se fixe comme principal objectif de rentrer en relation avec les
décideurs de la grande distribution. Je me suis ainsi rendu compte que
ces acteurs économiques manquaient d'un interlocuteur institutionnel
avec qui ils pourraient contracter. L'opinion publique va peut-être
demain leur jeter l'anathème et les rendre responsables de tous les
malheurs de la France agricole profonde. Ils ne financent plus les partis
politiques depuis les lois votées à ce sujet. Il faudra bien que
les politiques d'aujourd'hui, ayant retrouvé toute liberté et
autorité, mettent en relation les chaînes de distribution qui
créent - ou empêchent de créer - de la valeur
ajoutée, avec les producteurs de base.
Quand nous avons, par exemple, contractualisé avec une chaîne de
distribution sur le grand cru Grand Fermage de la Côte de Vallus le prix
n'a à aucun moment constitué un obstacle ou même un sujet
de discussion. Nous avons caractérisé et défini un produit
par un cahier des charges respecté strictement. Ce produit est nouveau,
nous en avons fixé le prix et nos interlocuteurs n'ont rien
trouvé à redire. Ils ont accepté notre proposition et
adjoint au produit un signe de qualité officiel de la grande
enseigne : « FQC Carrefour ». Et pourtant nous avions
doublé le prix : le prix de marché est à 3,51 euros et
Carrefour nous achète le kilo de fromage 6,56 euros. 3,05 euros
supplémentaires par kilo de fromage correspondent à une
augmentation de 0,30 euros du litre de lait, ce qui constituerait une
source de richesse inespérée pour le producteur !
La sortie du marché mondial des matières premières est une
question, centrale pour l'avenir du monde agricole ; il faut garder
à l'esprit que si nous continuons à être des
compétiteurs sur la scène internationale à partir du
marché des matières premières, nous serons laminés.
Si par contre nous rentrons progressivement dans la transformation de ces
matières premières et surtout dans l'élaboration d'un
produit consommable, nous serons imbattables sur cette même scène
internationale. Je vous rappelle que la France se classe, devant les
Etats-Unis, au premier rang des pays exportateurs de produits agroalimentaires
et au deuxième en ce qui concerne les produits agricoles. Mais tous ceux
qui concourent sur le marché des produits agricoles n'ont aucune chance
de survie. Le Président George W. Bush a décidé
unilatéralement d'augmenter de 80 % les moyens publics
consacrés aux agriculteurs. Or cette mesure contredit parfaitement la
politique des Etats-Unis qui jusque-là prenaient pour cible les aides
à la production et à l'exportation accordées par les
autres gouvernements aux agricultures nationales, ce qui montre qu'il est
impossible de bâtir une stratégie partagée et
négociée avec les Américains.
Cet exemple ramène le politique à sa responsabilité quant
au choix du modèle européen, sur le plan de l'autonomie
économique et de sa liberté retrouvée dans la pression
qu'il fait subir aux contribuables pour ne pas avoir à laisser arbitrer
le consommateur. Ce point est primordial car ce sont en réalité
les contribuables qui aident les agriculteurs, ce à leur insu
via
la TVA. Ils pourraient au contraire payer ces sommes d'argent non en
impôt mais sur le produit, et ils le feraient en outre librement.
L'ensemble de l'agriculture française ne comprendra pas cette urgence
à temps, mais l'agriculture de montagne pourrait, à force de
moyens financiers, comprendre ces enjeux et entraîner le reste du
secteur. C'est là ma conviction.
M. Roger Besse -
J'aimerais poser quelques questions à Michel
Teyssedou avec qui nous menons un dialogue continu.
Qu'en sera-t-il des contrats territoriaux d'exploitation (CTE) avec
l'arrivée d'un nouveau gouvernement ? Les CTE m'ont toujours
laissé un peu amer car je les trouve assez inadaptés aux zones de
montagne. Le volet environnemental a pris une place démesurée par
rapport au volet économique, ce que vous avez regretté. Vous
appelez de vos voeux la mise en place de filières collectives. Mais et
chaque cas est individualisé, si l'on maintient les CTE, je ne vois pas
comment l'on pourrait s'orienter vers une filière collective. N'y a-t-il
pas incompatibilité entre les deux projets ? En tant que
politiques, doit-on soutenir les CTE, passer à d'autres dispositifs ou
réformer les CTE ? Si oui, sous quelle forme ?
Vous avez mentionné que les produits qui seront consommés demain
restent à créer. Or, au vu des expériences de notre
département, nous nous orientons plutôt vers le maintien de la
tradition et la promotion générale des AOC. Faut-il poursuivre
dans le sens du soutien à ces productions traditionnelles, ou
préférer la matière grise et l'innovation ?
Enfin, la vétusté des bâtiments agricoles et leur
inadaptation aux demandes faites aux agriculteurs me préoccupent
beaucoup.
M. Michel Teyssedou -
Vous soulevez trois problèmes fondamentaux.
Les CTE peuvent être collectifs, à condition qu'ils aient en
commun le même objectif. Le CTE de Valluéjols avait pour objectif
un nouveau cahier des charges pour un nouveau produit dénommé
« Grand Herbage ». Ce projet a nécessité
l'accord de la moitié des adhérents de la coopérative, il
a donc été collectif. Je dirais même que sans les CTE nous
n'aurions pas pu avoir ces engagements. Les points moins positifs existent
néanmoins : le volet économique, notamment, est trop
limité parce que les environnementalistes ont gagné à
Bruxelles. Ont donc été privilégiées les pratiques
d'élevage avec des chargements très faibles ramenés
à des hectares, sans aucun souci pour les hommes travaillant sur ces
exploitations.
Je suis de ceux qui militent pour que Bruxelles ait enfin une politique de la
montagne, ce qui devrait être l'objectif premier de notre lutte.
Bruxelles a élaboré une politique des zones
défavorisées mais n'a pas défini de territoires montagneux
avec une politique qui leur serait propre. Je me suis battu en tant que
responsable du groupe montagne à la FNSEA pour obtenir à
Bruxelles un cofinancement paritaire, avec 75 % apportés par la
France et 25 % par la Communauté. En retour, les accords
communautaires accordèrent à la France une marge de manoeuvre
budgétaire supplémentaire de 25 %, d'abord prévue
pour le financement des CTE, puis, sous la pression de la rue, orientée
vers le financement de l'indemnité compensatoire de handicaps naturels
(ICHN), dont je rappellerais le champ d'action actuellement très
limité. Les 25 premiers hectares pouvaient bénéficier d'un
montant d'indemnités allant jusqu'au double des 25 % suivants, mais
Bruxelles a tassé les écarts. Ce n'est pas logique car chaque
département doit pouvoir privilégier son orientation
professionnelle au profit du type d'exploitations qu'il choisit lui-même.
A enveloppe constante, il serait ainsi possible de s'adapter aux
spécificités locales.
Je vous rappelle que nous produisons dans le Massif Central, montagne à
vaches, de la viande sur pied. Le fait de l'abattre, de la mettre sous
barquette et de la découper en fait déjà un produit
nouveau. Si demain nous sommes capables de vendre du steak haché de
Salers en s'adressant à un public cible jeune, je suis persuadé
de pouvoir gagner avec des grands groupes comme McKay ou Mac Donald 0,23 euro
ou 0,30 euro par kilo. Encore faut-il que nous disposions des outils de
découpe et de fabrication du steak, ainsi que de la maîtrise
commerciale nécessaire pour s'adresser à ces grands
distributeurs. J'estime qu'un produit est nouveau si, à la logique de la
matière première, on préfère la transformation, la
définition, le marketing des produits agricoles. N'oublions d'ailleurs
pas que ces produits jouissent d'une excellente image.
Enfin, je pense que la politique de la montagne devrait s'orienter vers une
action bien plus forte sur les bâtiments. Il conviendrait de doubler le
volet économique d'un CTE à chaque fois qu'il prévoit la
rénovation d'un bâtiment. Les agriculteurs éleveurs de
montagne vont être extrêmement pénalisés par la
limitation des crédits budgétaires en faveur du programme de
maîtrise des pollutions d'origine agricole (PMPOA), alors que tous les
agriculteurs qui devaient être intégrés ne le sont pas
encore. Je rappelle que nous en sommes actuellement à 90 unités
de gros bétail (UGB) d'intégration, contre 70 stipulées
dans la loi. Nous savons pertinemment que nous ne disposons pas des moyens
budgétaires pour y parvenir. Il est à ce sujet proprement
scandaleux que tous ceux qui ont moins de 70 UGB doivent aussi répondre
aux exigences du règlement sanitaire départemental sans pouvoir
prétendre aux aides du PMPOA, qui représentent 60 % du montant de
l'investissement dans le cadre de la mise aux normes. La discrimination entre
les éleveurs qui auront
in fine
plus de 70 UGB et les autres sera
flagrante, d'autant que la deuxième catégorie rassemble 8 % des
éleveurs. Le problème politique est majeur. Il devrait pouvoir
être traité grâce à des PMPOA simplifiés au
travers du volet économique des CTE. Ce serait un coup de génie,
car l'aspect environnemental serait traité dans le volet
économique par la mise aux normes des bâtiments. L'accent doit
être mis sur ce point crucial.
M. Pierre Jarlier -
Il s'agit de l'un des problèmes liés
au PMPOA : les zones qui ont été les plus respectueuses de
l'environnement sont aujourd'hui les plus pénalisées dans leur
mise aux normes, alors même qu'elles s'engagent dans des filières
de qualité qui nécessitent une grande adaptation des
exploitations à ces problèmes agro-environnementaux. Il faut
revoir ces zonages, et l'idée d'intégrer au volet
économique des CTE les mises aux normes est tout à fait
intéressante. Par ailleurs, il ressort de nos discussions que le volet
économique du CTE ne semble pas adapté aux zones des montagne,
car les bâtiments y coûtent plus cher qu'ailleurs. Un volet
spécifiquement adapté à la montagne dans le volet
économique des CTE est indispensable. Je pense toutefois que le CTE
reste une bonne mesure, capable de responsabiliser l'agriculteur en lui donnant
des objectifs. L'idée de Vallus est excellente, puisque des
résultats ont été obtenus grâce à un travail
en commun des exploitants, qui ont respecté un cahier des charges
contractualisé avec l'Etat pour lui donner des moyens suffisants. Le
lait en a été valorisé.
Concernant la reconnaissance par l'Europe de l'agriculture de Montagne, nous
avons rencontré Monsieur Fischler et nous avons évoqué nos
appellations « Provenance Montagne » en demandant pour
elles une reconnaissance de l'Europe. Il nous a alors clairement affirmé
que, selon lui, un label « Montagne » ne constituerait pas
un critère de spécificité, tant qu'il ne serait pas
adossé à une certification de qualité. Ne pensez-vous pas
qu'il faille aller demain vers l'introduction d'un dispositif qualitatif dans
le label « Provenance Montagne » pour lui conférer
une plus grande crédibilité ? Nos amis des Alpes soutiennent
cette idée comme un moyen de s'assurer de prix
rémunérateurs pour l'agriculteur.
Par ailleurs, nous avons beaucoup parlé aujourd'hui de l'acte de
commercialisation du produit et de la maîtrise de sa transformation, mais
comment de telles filières pourraient-elles concrètement se
mettre en place dans une zone de montagne ? Quelle est la nouvelle
organisation professionnelle qu'il faut avoir le courage d'envisager pour faire
fonctionner ces filières ? Vous n'ignorez pas en effet que les
initiatives de certains agriculteurs sont contrariées par la profession
elle-même. Comment l'agriculteur peut-il s'intégrer et trouver une
place dans cette filière ?
M. Michel Teyssedou -
Le décret « Provenance
Montagne » n'est pas un signe officiel de qualité. Quand le
commissaire Fischler vous conseille de vous adosser à une certification
de conformité produit (CCP), il répond en fait à une
question que vous ne lui posiez pas et qui est la suivante :
« Etes-vous prêt à définir
géographiquement une zone de montagne ? ». S'il répond
par la négative, inutile alors de poser la deuxième question
concernant le label « Provenance Montagne ». Mais s'il
répond oui, cette question n'est plus justifiée, car un
décret communautaire viendrait garantir la provenance communautaire de
montagne. On en revient à l'absence dramatique d'une politique
communautaire de la montagne. Il faut avant tout obtenir l'élaboration
d'une telle politique, car il restera vain d'établir des schémas
économiques basés sur notre décret « Provenance
Montagne » si les agriculteurs montagnards italiens nous font
concurrence avec des produits qui, ne respectant pas nos cahiers des charges,
leur reviennent moins cher. Ce décret a toutefois un atout : il
valorise les pratiques de l'agriculture montagnarde au travers du cahier des
charges. Mais pour lui donner une puissance juridique et commerciale, nous
devons en effet l'adosser à une CCP.
En ce qui concerne la mise en place de filières collectives, vous
souhaitez connaître la formule pour faire taire les belligérants
qui sont plus gaulois que collectifs... L'Etat distribue souvent l'argent
public sans demander aucune contrepartie. Ces aides devraient être
soumises à des obligations de résultat et de moyens
d'organisation. La mise en oeuvre de projets collectifs doit concrétiser
la distribution de ces sommes considérables, qu'il s'agisse des CTE, de
l'ICHN, des crédits de recherche et développement sur des
produits nouveaux, etc. Il est fondamental de savoir exclure ceux qui ne
veulent pas participer et récompenser les autres. Le syndicat
d'appellation d'origine contrôlée du Cantal, par exemple, comprend
un commissaire du gouvernement et un contrôleur d'Etat, de même que
dans le comité interprofessionnel de gruyère de comté
(CIGC), et bénéficie de concours publics. J'attends donc une
obligation de moyens, c'est-à-dire que les agriculteurs ou leur
représentants qui ne participent pas à la démarche
collective de l'organisation commerciale ne puissent pas
bénéficier des mêmes dispositions budgétaires que
d'autres. Le ministère de l'agriculture établit d'ailleurs
déjà une distinction entre les agriculteurs organisés et
non-organisés dans le domaine des fruits et légumes.
M. le Jean-Paul Amoudry
-
Je voudrais profiter des
dernières minutes pour revenir sur la question des quotas. Comme Pierre
Jarlier le rappelait, nous nous sommes rendus il y a quelques semaines à
Bruxelles où cette question a été soulevée. Le
commissaire Fischler nous a répondu que rien n'était encore
décidé et que des dispositions devaient être prises
à la majorité pour que des quotas soient supprimés. Autant
dire que nous en sommes loin, ce qui est plutôt rassurant.
L'échéance suggérée ne se situerait de toute
manière pas avant l'horizon 2008. Toutefois, nous avons conscience d'une
part que cette réponse n'est pas irrévocable et formelle,
d'autre part que la pression des pays du Nord se fait grandissante. Par
ailleurs, les années passent très vite et il serait tout à
fait opportun de poser dans notre rapport les premières pierres d'une
défense des quotas. Seul ce maintien nous permettra de poursuivre la
politique de différenciation évoquée plus haut, qui ne
peut être basée que sur des quantités garanties. Alors que
dire dès maintenant pour protéger ces quotas ?
M. Michel Teyssedou -
Utilisons un argument économique qui
consiste à démontrer qu'un litre de lait à 0,23 €
justifie une production minimum de 300 000 litres, alors qu'un litre de lait
à 0,46 € justifie une production de 150 000 litres. Le choix
à effectuer est celui de la disparition ou non de la moitié des
producteurs. Etant donné qu'en montagne, les quotas moyens sont les plus
faibles, les dégâts y seront les plus importants. Le schéma
de la plaine consiste en un GAEC partiel avec robot de traite à
152 500 € d'investissement utilisé par trois agriculteurs,
puis deux au bout de dix ans, et finalement un seul. Ce schéma
représente un million de litres de lait par an. Si l'on prend le quota
français de 24 milliards de litres divisés par un million de
litres, nous obtenons 24 000 ateliers de production. Or il existe, dans le seul
département du Cantal, 3 000 producteurs de montagne. Ils n'y seront
bientôt plus. Ces arguments seront bien reçus car ils sont
irréfutables.
M. Jean-Paul Amoudry -
Je vous remercie pour vos explications techniques
et approfondies, qui nous seront très utiles.
M. Michel Teyssedou -
Merci de m'avoir invité. Je souhaite
beaucoup de succès à cette MCI sur la loi Montagne, car nous en
serons sans nul doute les bénéficiaires.