C. IL ÉTAIT UNE FOIS... SUPERPHÉNIX
1. La genèse de Superphénix
a) Les postulats
Revenons un petit quart de siècle en arrière. Nous sommes, en
1974, en pleine crise internationnale. Le prix du pétrole a
flambé : il a plus que quintuplé. Les tensions sur le
marché de l'énergie incitent la France -et un certain nombre
d'autres pays- à lancer un programme électro-nucléaire
ambitieux. Ces évolutions font même craindre une pénurie
d'uranium. La filière à neutrons rapides apparaît alors
comme un moyen de tirer parti de tout l'uranium naturel (alors que les
réacteurs nucléaires ordinaires n'en utilisent que
0,7 %...). Le temps semble presser. Aussi, la France décide-t-elle
de franchir un saut technologique très ambitieux, sans doute
risqué : passer d'un seul coup des 250 mégawatts du
réacteur de recherche sur cette filière, Phénix aux
1.200 mégawatts de Superphénix. Rappelons que nos
concurrents japonais ou russes se contentent respectivement de 280 et
600 mégawatts.
Avec le recul -mais la critique n'est-elle pas plus facile
a posteriori
que lorsqu'on se trouve au pied du mur, face à l'urgence
créée par une situation critique ?-, on constate que cette
décision reposait sur des
postulats aujourd'hui
erronés
:
- la pénurie d'uranium, alors évoquée, n'est pas
survenue ;
- nous ne sommes pas dans une situation où la rareté et la
cherté du pétrole rendraient la surgénération
concurrentielle.
Mais replaçons nous dans le contexte de l'époque. Encore en
janvier 1984, Laurent Fabius, alors ministre de l'Industrie, ne tenait-il pas
des propos plus qu'encourageants devant ses collègues européens,
déclarant que le surgénérateur était
"
parmi les technologies en gestation, l'une des plus prometteuses en
termes d'indépendance
"
42(
*
)
?
b) Le coût
Par
ailleurs, le
coût
de construction et de fonctionnement de
Superphénix a dépassé les estimations initiales. Dans son
rapport de janvier 1997, la Cour des Comptes l'a évalué
à 60 milliards de francs répartis entre les partenaires du
consortium européen NERSA
43(
*
)
à concurrence de 51 %
pour EDF, 33 % pour l'électricien italien ENEL et 16 % pour le
consortium SBK, qui regroupe les électriciens allemands RWE,
néerlandais SEP et belge Electrabel. En réalité, compte
tenu de la valeur de l'électricité fournie au réseau par
le réacteur, les dépenses s'élèveraient, selon
elle, à 40,5 milliards de francs.
Le coût d'investissement de Superphénix serait environ deux fois
et demi celui d'une centrale nucléaire à eau de même
puissance, ceci étant surtout dû au caractère
" prototype " de l'installation, préalable indispensable au
lancement d'une série.
c) Les difficultés de fonctionnement
Superphénix a, par ailleurs, subi un certain nombre de
difficultés de fonctionnement. Mais, quel prototype n'en a
pas ?
Le saut technologique réalisé -et les
extrapolations qu'il a rendu nécessaires pour passer directement du
stade de la recherche à celui du prototype industriel- n'expliquent-ils
pas une grande partie des incidents enregistrés ? Quels ensembles
industriels n'en ont pas connus, que ce soit en Grande-Bretagne ou au Japon,
par exemple.
Aussi, même s'il convient de reconnaître le caractère
quelque peu excessif de ce saut, on ne saurait pour autant adhérer au
discours de certains qui ramènent l'histoire du réacteur à
une succession de déboires. Certes, deux problèmes ont
affecté la partie nucléaire de la centrale ou ses annexes, au
cours de ses premières années de fonctionnement. L'un comme
l'autre ont nécessité des actions correctrices prolongées.
L'un a concerné le barillet
44(
*
)
(en raison d'une difficulté
liée au choix de l'acier dont il était composé), l'autre
était dû à un défaut
d'étanchéité de deux membranes en série sur le
compresseur d'un circuit d'argon auxiliaire.
Si la centrale de Creys-Malville a connu d'autres dysfonctionnements, il faut
souligner que
la plupart n'eurent rien à voir avec la partie
nucléaire de l'installation et, surtout, qu'à aucun moment les
incidents survenus n'ont mis en question sa sûreté.
Enfin, on oublie trop souvent que l'interruption du réacteur de plus de
quatre ans -de 1990 à 1994- est essentiellement due à des raisons
strictement politiques et administratives
, épisode que
M. Georges Vendryes, dans son ouvrage "
Superphénix
pourquoi
? " n'hésite pas à qualifier de
"
véritable imbroglio politico-administratif
".
La création de Superphénix avait été
autorisée par un décret de 1977. A la suite du premier incident
mentionné ci-dessus, MM. Michel Rocard, alors Premier
ministre, et René Fauroux, ministre de l'Industrie, avaient dû
modifier ce décret en 1989. Ce nouveau décret a été
annulé par le Conseil d'État pour vice de forme en 1991. Le
Gouvernement tergiversa longtemps avant de modifier ce décret, pour des
raisons largement politiques et électorales. Une nouvelle enquête
publique fut lancée, à l'issue de laquelle le rapport de la
commission d'enquête recommandait le redémarrage de la centrale.
Le 11 juillet 1994, le Gouvernement de
M. Édouard Balladur signait un nouveau décret
d'autorisation. Ce dernier fut cependant annulé par le Conseil
d'État, le 28 février 1997, au motif que la nouvelle
mission confiée à Superphénix -consistant à tenter
d'en faire un destructeur de plutonium, c'est-à-dire un
sousgénérateur plutôt qu'un surgénérateur-
aurait justifié une nouvelle enquête publique.
Au total, le
bilan global du fonctionnement
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*
)
de Superphénix
établi par M. Georges Vendryes dans l'ouvrage précité
est éclairant et permet d'accéder à une vision plus
objective de la réalité :
" En onze ans, du 1er janvier 1986 au
31 décembre 1996, le temps a été réparti
globalement de la façon suivante :
- pendant 53 mois, soit près de quatre ans et demi au total,
la centrale a connu une exploitation normale, comportant des périodes de
fonctionnement avec production d'électricité à des niveaux
de puissance variables, des périodes d'entretien programmé et
-c'est un prototype- des périodes d'essai ;
- pendant 25 mois, soit un peu plus de deux ans au total, la centrale
a été hors d'état de fonctionner par suite des travaux de
réparation dont j'ai décrit plus haut l'essentiel ;
- enfin, pendant 54 mois, soit quatre ans et demi au total, la
centrale, quoique techniquement en état de fonctionner, a
été clouée au sol par l'absence d'autorisation de
fonctionner du fait de procédures en cours.
On voit à quel point il serait abusif d'attribuer uniquement à
des problèmes techniques, comme beaucoup n'ont que trop tendance
à le faire, le très médiocre taux de fonctionnement moyen
qu'a connu Superphénix jusqu'à aujourd'hui ".