Actes de colloque n° 4 - 17 novembre 2014

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LES COLLOQUES INSTITUTIONNELS DU SÉNAT

LE BICAMÉRISME À LA FRANÇAISE :


UN ENJEU POUR LA DÉMOCRATIE

ACTES DU COLLOQUE

organisé en partenariat par

Jeudi 17 avril 2014

SÉNAT - PALAIS DU LUXEMBOURG

PRÉSENTATION DES INTERVENANTS

Jean-Pierre BEL

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Président du Sénat depuis septembre 2011, Sénateur de l'Ariège depuis 1998, il est président du groupe socialiste et apparentés entre 2004 et 2011.

Claude BARTOLONE

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Président de l'Assemblée nationale depuis juin 2012, Député socialiste de la Seine-Saint-Denis depuis 1981, ministre délégué à la Ville de 1998 à 2002 , il préside le Conseil général de la Seine-Saint-Denis de 2008 à 2012 .

Jean-Claude CASANOVA

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Agrégé d'économie et diplômé de l' Institut d'études politiques de Paris , Jean-Claude Casanova, professeur d'économie, sera chargé de différentes missions dans plusieurs cabinets ministériels de 1959 à 1981. Président de la Fondation nationale des sciences politiques depuis le 30 janvier 2007 , il est nommé en juillet 2012 membre de la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique créée par François Hollande .

Jean GARRIGUES

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Élève de l'École Normale Supérieure de Saint-Cloud, Professeur d'histoire contemporaine à l'Université d'Orléans et à l'Institut d'études politiques de Paris, Président du Comité d'histoire parlementaire et politique, directeur de Parlement(s). Revue d'histoire politique et des collections « Cliopolis » et « Polen » (Editions Classiques Garnier), il est l'auteur de très nombreux ouvrages historiques.

Pierre BORDRY

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Chef de cabinet de Jean Lecanuet de 1965 à 1967, chef de cabinet, porte-parole, puis directeur de cabinet d'Alain Poher, Président du Sénat, de 1968 à 1992, conseiller d'État en 1987, président de la Commission paritaire des publications et agences de presse 2004 à 2014, il est vice-président de l'Institut Alain Poher.

Jean-Philippe DEROSIER

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Professeur de droit public à l'Université de Rouen, Jean-Philippe Derosier est un spécialiste des questions de droit constitutionnel, notamment dans leur dimension de droit comparé. Il a présidé la Commission Jeune recherche constitutionnelle de l'Association française de droit constitutionnel, de 2010 à 2012 et, depuis 2008, il dirige la revue Jurisdoctoria .

Patrice MACHURET

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Journaliste politique français de télévision et essayiste. Ancien éditorialiste dans les journaux et émissions politiques de la rédaction nationale de France 3, il est aujourd'hui co-présentateur des magazines du Parlement « Questions d'actualité au gouvernement », des « Questions cribles au Sénat » et rédacteur en chef du magazine Sénat Info.

Éliane ASSASSI

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Sénatrice de Seine-Saint-Denis, conseillère municipale de Drancy, elle est présidente du groupe Communiste Républicain Citoyen, Vice-Présidente de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale .

André GATTOLIN

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Sénateur des Hauts-de-Seine, il est membre du groupe écologiste, secrétaire de la commission des affaires européennes, membre de la commission de la culture, de la communication et de l'éducation.

Alain RICHARD

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Sénateur du Val d'Oise, il est vice-président du groupe socialiste et apparentés , membre de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale , membre de la commission des affaires européennes , et membre de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation .

Michel MERCIER

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Sénateur du Rhône, ancien ministre, il est membre du groupe UDI-UC et membre de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel du Règlement et d'administration générale.

Hugues PORTELLI

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Sénateur du Val d'Oise, il est membre du groupe Union pour un Mouvement Populaire et membre de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale .

Jean-Jacques HYEST

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Sénateur de Seine-et-Marne, il est membre du groupe Union pour un Mouvement Populaire , ancien Président de la commission des lois, membre de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale , membre de la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois , membre de la délégation sénatoriale à l'outre-mer .

Julie BENETTI

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Agrégée des facultés de droit, professeur à l'Université de Reims Champagne-Ardenne, elle a été membre de la Commission Jospin de rénovation et de déontologie de la vie publique en 2012.

Dominique CHAGNOLLAUD

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Professeur, juriste et politologue français , ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature, il est actuellement professeur à l' université Paris II Panthéon Assas où il enseigne le droit constitutionnel .

Gilles LECLERC

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Journaliste politique, il a débuté sa carrière sur RMC en 1973, puis sur RTL en 1980 avant de rejoindre le petit écran à partir de 1987, Antenne 2 puis France 3. Rédacteur en chef sur France 2 en 2004, il dirige plusieurs services et anime diverses émissions politiques. Depuis 2009 , il est président de la chaîne parlementaire Public Sénat .

Gérard LECLERC

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Homme de médias, il a débuté sa carrière sur Europe 1 en 1978, puis sur RMC avant de rejoindre le petit écran en 1985. Spécialisé en économie, il s'oriente vers l'univers politique au sein du groupe France Télévisions dans lequel il occupe des postes à la rédaction puis à la direction. Depuis 2009, il est Président de la Chaîne Parlementaire Assemblée nationale (LCP-An).

Suzette BLOCH

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Journaliste à l'AFP aux services économique, politique, diplomatique et reportage, elle a couvert l'actualité parlementaire d'abord à l'Assemblée nationale puis au Sénat pendant une dizaine d'années, jusqu'en juillet 2013. Elle a également été chef de la rédaction du bureau de l'AFP de Rome et à Chypre.

Gérard COURTOIS

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Directeur de la rédaction du Monde , il est entré au Monde en 1986, dont il est rédacteur en chef éditorialiste.

Guillaume TUSSEAU

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Secrétaire général du GEVIPAR, Guillaume Tusseau est professeur de droit public à l'Institut d'études politiques et membre de l'Institut universitaire de France. Il possède une double spécialité de constitutionnaliste, notamment dans le domaine du contentieux constitutionnel comparé, et de théoricien du droit.

Jean-Pierre SUEUR

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Sénateur du Loiret, Président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale , ancien ministre, il est membre du groupe socialiste et apparentés .

Roger KAROUTCHI

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Sénateur des Hauts-de-Seine, ancien ministre, membre de la commission des finances , il est membre du groupe de l'Union pour un Mouvement Populaire .

Jean GICQUEL

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Juriste français, professeur émérite à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, spécialiste du droit constitutionnel , président d'honneur de l'Association française de droit constitutionnel, premier déontologue de l'Assemblée nationale et ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature .

Pascal JAN

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Docteur en droit public en 1997, habilité à diriger les recherches en 1999, agrégé de droit public , professeur des universités , il enseigne le droit constitutionnel , les libertés et droits fondamentaux et les finances publiques à l' Institut d'études politiques de Bordeaux .

David ASSOULINE

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Sénateur de Paris, Président de la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois, Vice-Président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication , il est membre du groupe socialiste et apparentés .

Patrice GÉLARD

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Sénateur de Seine-Maritime, Vice-Président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale , membre de la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois , il est membre du groupe de l'Union pour un Mouvement Populaire .

Aurélien BAUDU

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Maître de conférences à l'université Lille II.

Jean-Marie LE GUEN

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Secrétaire d'Etat aux relations avec le Parlement, ancien député de Paris, médecin, spécialiste des questions de santé publique.

SÉANCE SOLENNELLE D'OUVERTURE

M. Jean-Pierre BEL, Président du Sénat

Avec le Président Claude Bartolone, j'ai l'honneur d'ouvrir ce colloque du GEVIPAR sur le bicamérisme.

Le GEVIPAR est le Groupe d'études sur la vie et les institutions parlementaires, créé il y a quelques années par l'Assemblée nationale, le Sénat et Sciences Po. Le colloque d'aujourd'hui constitue la réactivation d'une interrogation déjà ancienne : il y a quatre ans, à l'Assemblée nationale, une journée avait en effet été consacrée au thème de l'opposition parlementaire.

Je tiens à remercier les organisateurs de ce colloque tout comme ceux qui y ont apporté leur contribution, qu'ils soient professeurs à Sciences Po, universitaires, parlementaires ou encore journalistes des chaînes parlementaires. Je salue également les deux Présidents présents ce matin et le ministre chargé des relations avec le Parlement, Jean-Marie Le Guen, qui conclura cette journée en sa qualité de fin connaisseur de la vie parlementaire, même si sa culture est moins celle du Sénat que celle de l'Assemblée nationale. Ma reconnaissance s'adresse aussi aux administrateurs du Sénat et de l'Assemblée nationale ainsi qu'aux responsables de la communication.

« Le bicamérisme à la française, un enjeu pour la démocratie » : le libellé de ce thème est très riche. Qui aujourd'hui pourrait douter de l'existence d'un lien direct entre le bicamérisme et la démocratie ? Le bicamérisme en France représente deux siècles d'histoire et renvoie à nos deux assemblées. On l'a souvent dit : plus de Parlement, c'est plus de démocratie.

« Le bicamérisme à la française, un enjeu pour la démocratie » : le libellé de ce thème est très riche. Qui aujourd'hui pourrait douter de l'existence d'un lien direct entre le bicamérisme et la démocratie ? Le bicamérisme en France représente deux siècles d'histoire et renvoie à nos deux assemblées. On l'a souvent dit : plus de Parlement, c'est plus de démocratie.

Je ne vous surprendrai pas, en tant que Président du Sénat, si j'entreprends de vous démontrer que deux chambres ne sont pas surnuméraires et que notre histoire républicaine est intimement liée à l'évolution du bicamérisme en France. Cette conviction de la nécessité du bicamérisme m'anime depuis l'époque de mes études universitaires, bien avant que je puisse envisager d'être un jour sénateur et encore moins Président du Sénat.

On cite fréquemment Victor Hugo quand on aborde le bicamérisme. Il convient de rappeler qu'il a d'abord été un farouche opposant du Sénat, mais du Sénat conservateur. Il s'est finalement ravisé, marquant les esprits par cette très belle sentence : « La France gouvernée par une assemblée unique, c'est l'océan gouverné par l'ouragan ».

Certes, nous connaissons tous le lot de la seconde chambre ou chambre haute : elle est souvent la cible de critiques de tous genres, venues de tous horizons. Si ces griefs sont parfois justifiés et qu'il nous revient alors d'y répondre, ils s'avèrent le plus souvent injustes, délétères voire dangereux pour la démocratie parlementaire. En effet, l'anti-bicamérisme n'est la plupart du temps que l'antichambre de l'antiparlementarisme, alimenté par la facilité, la démagogie et les populismes de tous bords. Nous avons donc le devoir de préserver ce bien précieux, légué par notre histoire constitutionnelle, tant il est vrai que notre pays n'a connu que deux brèves expériences monocamérales, dont la première s'est terminée par la Terreur et la seconde par le coup d'État du 2 décembre 1851.

Les atouts du bicamérisme sont bien connus.

Tout d'abord, le double examen des textes législatifs, grâce à la mécanique de la navette, permet d'améliorer la qualité de la loi et favorise le respect de la démocratie. La loi est une norme trop importante pour être examinée par une seule assemblée, sans dialogue ni contradiction, de manière nécessairement expéditive.

Le bicamérisme implique également un double regard sur l'action du gouvernement, puisqu'à des degrés divers, l'exécutif est responsable devant l'Assemblée nationale mais aussi devant le Sénat, ce qui représente une garantie supplémentaire pour la démocratie. En dignes héritiers de Montesquieu, nous aimons que le pouvoir arrête le pouvoir.

Telle est la finalité essentielle, résumée trop rapidement, du bicamérisme, qui institutionnalise un dialogue entre les deux assemblées, qui permet la conciliation des points de vue et la recherche de solutions constituant la meilleure expression possible de la volonté générale. Nous le constatons tous les jours, et Claude Bartolone pourra en témoigner : au Parlement, nul ne peut avoir raison seul.

Le bicamérisme, j'en suis profondément convaincu par l'usage, est aussi un gage d'efficacité de l'action publique. Comme l'a affirmé Jean Jaurès, qui pourtant n'en était pas convaincu dans les premiers temps de sa vie politique, dans La Dépêche du 18 janvier 1889, le bicamérisme est utile « soit pour prévenir les violentes secousses d'opinions, soit pour donner une base suffisante au pouvoir exécutif qui, ne reposant que sur une chambre, vacillerait tous les jours ».

Le bicamérisme, enfin, offre l'avantage d'une double représentation du citoyen : représentation directe au Palais Bourbon et indirecte au Palais du Luxembourg, par l'intermédiaire des collectivités territoriales de la République. C'est cette différence de mode d'élection qui constitue la principale spécificité du bicamérisme à la française et qui fonde la complémentarité entre nos deux assemblées.

Cette complémentarité résulte d'un calendrier électoral différent pour chaque assemblée. À la différence de l'Assemblée nationale, qui vit d'une certaine manière en symbiose avec le gouvernement, le Sénat voit son rôle institutionnel évoluer en fonction de sa composition politique. Ici, les majorités ne s'imposent pas, elles se construisent. Ainsi, depuis les débuts de la V e République, le Sénat s'est souvent trouvé dans l'opposition ou l'adversité : au Général de Gaulle, par la figure de Gaston Monnerville, mais aussi au Président François Mitterrand et au Premier Ministre Lionel Jospin. Même lorsque la majorité sénatoriale coïncidait avec celle de l'Assemblée nationale et donc celle du gouvernement, comme cela a été le cas récemment, il n'a pas été rare que le Sénat s'oppose à l'exécutif.

Le Sénat a souvent contesté les choix de l'exécutif et y a proposé des solutions alternatives. Il en a d'ailleurs parfois payé le prix : j'évoquais Gaston Monnerville face au Général de Gaulle et nombreux ici ont le souvenir de la manière dont le Sénat a été traité au début des années 1960, quand les ministres ont reçu la consigne de ne pas se rendre au Sénat et que seul le ministre chargé des relations avec le Parlement assistait alors aux séances indispensables. Je sais que certains observateurs particulièrement éclairés ont été invités à s'exprimer sur cette période dans les ateliers organisés aujourd'hui. Ils pourront expliquer ce que fut ce moment particulièrement intéressant. Il est clair que le Sénat a souvent eu un comportement plus remuant, plus indépendant que l'Assemblée nationale. Il a même été dit que le Sénat, pourtant l'assemblée des sages, avait toujours été « l'enfant terrible » de la République. Je ne suis pas convaincu que cette expression soit appropriée, mais elle est souvent prononcée de nos jours. Certains peuvent tirer de ce constat des conclusions rapides et voir dans le Sénat une assemblée ingouvernable. J'y vois au contraire une force.

Je souhaiterais ainsi rappeler que c'est grâce à cette indépendance d'esprit que le Sénat, en de nombreuses occasions, a pu défendre les libertés publiques : que ce soit lorsque le Sénat s'est rallié au Président Mitterrand pour abroger la peine de mort en 1981 ou, plus récemment, quand il s'est opposé à ce que les Français naturalisés puissent être déchus de leur nationalité s'ils étaient condamnés pour un crime.

Le 1 er octobre 2011, avec le basculement du Sénat à gauche, nous sommes entrés dans une phase inédite de l'histoire de la V e République. Pour la première fois depuis 1958, le Sénat a vu une véritable alternance entre la droite et la gauche, telle que l'Assemblée nationale l'avait connue trente ans auparavant. Pour autant, la majorité sénatoriale de 2011 diffère de la majorité gouvernementale élue en 2012 à l'Assemblée nationale. Nous devons constamment rappeler que la majorité qui soutient le gouvernement n'est pas exactement celle qui assure la gouvernance au Sénat, ce qui a rendu plus incertain et moins cohérent le positionnement politique du Sénat, victime d'un rapport de force parfois volatile.

Malgré tout, le Sénat a souvent trouvé un accord avec le gouvernement et l'Assemblée nationale pour voter un grand nombre de textes et promouvoir des initiatives législatives d'importance : je pense à la première loi du groupe écologiste sur les lanceurs d'alerte, mais aussi à la loi d'avenir sur l'agriculture votée hier, dans un climat digne de ce que le Sénat représente aujourd'hui dans la République.

Les chiffres sont eux aussi éloquents : en 2013 la navette, c'est-à-dire la participation du Sénat à l'élaboration des textes, a été mise en oeuvre pour plus de 8 textes sur 10. Sur les 19 propositions de loi définitivement adoptées par le Parlement, 13 avaient pris leur source au Sénat.

Nous sommes donc parvenus à une forme de bicamérisme « décomplexé », qui nous a permis de faire entendre la voix du Sénat sans blocage stérile. Les deux assemblées, si elles concourent à l'élaboration de la loi mais aussi au contrôle du gouvernement, n'en sont pas moins différentes. D'ailleurs, quoi de plus normal ? Le Sénat ne saurait être la copie conforme de l'Assemblée nationale. Montesquieu soulignait lui-même que les deux chambres composant le Parlement devaient avoir « des vues et des intérêts séparés ».

Je n'irai pas néanmoins jusqu'à parler ici de bicamérisme différencié, car je suis attaché plus que tout autre au principe de parité entre nos deux assemblées, dans le respect de nos différences. Là encore, un débat doit être mené, mais je suis personnellement défavorable à toute spécialisation du Sénat. Cette opinion m'oppose même à certains de mes amis politiques. Je pense, en voyant Michel Mercier, à notre ami Gérard Collomb, avec qui je suis en complet désaccord quand il considère que le Sénat devrait être un Bundesrat à la française, représentant les territoires, les régions, les départements et les communes. Je pense au contraire que l'intérêt du bicamérisme à la française tient à notre compétence législative générale qui permet le double regard des deux chambres, essentiel pour la démocratie. Nous bénéficions d'une assemblée parlementaire de plein exercice ; comme les députés, nous représentons la Nation.

Je suis également hostile à une différenciation du statut des sénateurs, notamment sur la question du cumul des mandats qui recouvrerait une forme de spécificité sénatoriale, même si j'entends les raisons de mes contradicteurs.

Pour préserver la richesse de notre bicamérisme, nous devons nous engager à l'exemplarité, sans refuser la rénovation de notre institution.

Je souhaite en effet un bicamérisme rénové. Comme Victor Hugo, je ne suis donc pas le défenseur d'un bicamérisme conservateur. Nous devons rechercher un Parlement plus moderne, plus proche des préoccupations du quotidien, plus en phase avec les évolutions de notre société. Le pire des écueils serait de prêter le flanc aux caricatures et d'ignorer les critiques qui nous sont adressées. La crise terrible que traverse notre pays nous oblige tout particulièrement à cette forme d'exemplarité. Je pense, et je sais que nombre de mes collègues partagent ce sentiment, que nous sénateurs ne devons pas avoir peur du changement. L'immobilisme peut faire prospérer l'idée ancienne de la suppression du Sénat par sa fusion avec le Conseil économique, social et environnemental, comme cela avait été proposé lors du référendum de 1969, ou encore celle de la limitation drastique de ses pouvoirs, à l'instar de ce qui se produit actuellement en Italie.

La qualité des travaux du Sénat est, certes, mise en avant par de multiples observateurs. De nombreux députés m'ont souvent dit à quel point ils appréciaient le travail du Sénat pour la meilleure applicabilité des lois. Même si ce constat nous honore, il risque un jour de s'avérer insuffisant. Il ne s'agit pas seulement d'un problème d'image ou de communication, mais aussi d'une question de fond sur notre fonctionnement et la lisibilité de nos travaux. Avec la réforme intervenue en 2003, nous avons accompli un pas important à travers la mise en place d'un mode de scrutin plus démocratique. Comme vous le savez, depuis 2013, nous sommes revenus à un scrutin proportionnel pour les élections sénatoriales dans les départements à trois sénateurs. Par le retour à cette proportionnelle à trois, qui pendant un temps avait été écartée au profit de la proportionnelle à quatre, nous avons renforcé le pluralisme et la parité et mieux assuré l'égalité des citoyens devant le suffrage, grâce à un plus juste équilibre entre les territoires.

Dès 2011, nous avons également eu à coeur de nous engager dans la voie de la sobriété financière : la baisse de notre budget, effort qui avait déjà initié par mes prédécesseurs et que nous avons largement contribué à accentuer, ou la certification de nos comptes par la Cour des comptes sont autant de réponses aux interrogations légitimes des citoyens. Nous pouvons aussi être fiers d'avoir été les premiers à mener des réformes ambitieuses pour prévenir les conflits d'intérêts, notamment en rendant publiques les déclarations d'intérêts des sénateurs dès l'été 2012. L'Assemblée nationale, emmenée par le Président Bartolone, a pris exactement la même direction.

Plus récemment, nous avons ré-ouvert, dans le cadre du Sénat de demain, le chantier de nos méthodes de travail. Nous avons d'ailleurs organisé une concertation et un échange avec le Président de l'Assemblée nationale pour faire en sorte que les réflexions menées en parallèle puissent converger et non s'opposer. À cet égard, nos méthodes sont souvent mal comprises. Il est vrai que l'expérience des cinq années de révision constitutionnelle, même si je ne l'ai pas votée pour des raisons d'équilibre général, comporte des éléments positifs. Elle nous a conduit à dresser, tout comme à l'Assemblée nationale, l'inventaire de la situation dans laquelle nous nous trouvons. En effet, nous sommes nombreux à voir les problèmes posés aujourd'hui par le temps parlementaire, qui génère souvent de multiples frustrations et ne permet pas de légiférer dans la sérénité nécessaire.

Des progrès restent à accomplir sur la voie d'une légitimité renforcée de notre bicamérisme. C'est pourquoi je me réjouis de l'organisation de cette journée, qui ouvrira des pistes de réflexion à même de nous aider à améliorer encore notre système parlementaire.

En conclusion, je voudrais rappeler que les convictions sont toujours illustrées par de grands moments. Quand l'Afrique du Sud a mis fin au régime de l'Apartheid, Nelson Mandela a souhaité mettre en place un bicamérisme dès le début de la démocratisation. Nombre d'entre vous pourraient témoigner de la visite au Sénat de démocrates sud-africains, venus à Paris s'inspirer de l'expérience française.

Je crois donc que le bicamérisme est une idée d'avenir, porteuse de nombreux espoirs, car il constitue selon moi la meilleure réponse à la complexité de notre société et à la diversité de la France et de nos territoires. Je vous remercie.

M. Claude BARTOLONE, Président de l'Assemblée nationale

C'est avec plaisir que j'ai accepté d'ouvrir avec Jean-Pierre Bel ce colloque consacré au bicamérisme à la française. Ma position n'est pourtant pas confortable, car je préside l'Assemblée nationale, où les critiques qui s'expriment à l'égard du Sénat sont parfois vives et cela, même si elles émanent souvent de futurs sénateurs.

Ce colloque contribue à un débat inéluctable sur l'évolution de nos institutions. Les métamorphoses de la société, l'introduction du quinquennat, la révision constitutionnelle de 2008, la perspective de la fin du cumul des mandats : tout nous oblige à repenser le fonctionnement à venir de notre démocratie.

Mon intention n'est pas de délivrer un message de défiance à l'égard du bicamérisme. Sans évoquer l'excellence des relations que j'entretiens avec mon homologue et ami Jean-Pierre Bel, je reste convaincu de l'utilité de la navette parlementaire, qui participe à la maturation des idées, à l'équilibre des délibérations et à la qualité de la législation. Dans ce bicamérisme assumé, la navette ne doit pas être un prétexte permettant de renvoyer un projet d'une assemblée à l'autre, mais un moment d'amélioration de la loi, dès sa première lecture, dans chacune des assemblées.

Le Sénat suscite d'ailleurs moins de critiques aujourd'hui qu'hier, sans doute parce que l'histoire récente a montré qu'il pouvait changer et n'était plus cette « anomalie » dénoncée par le Premier Ministre Lionel Jospin en un temps où toute alternance politique semblait impossible. « Quand la gauche perd, elle perd tout ; quand la droite perd tout, elle conserve le Sénat », écrivait ainsi le regretté Guy Carcassonne.

Toutefois, le « Grand Conseil des communes de France », comme l'appelait Gambetta, l' « Assemblée du seigle et de la châtaigne », selon l'expression de Maurice Duverger, a enfin connu l'alternance. Ce phénomène ne s'explique pas seulement par les élections, qui ont à l'époque modifié la majorité des assemblées locales, mais aussi par l'évolution de la sociologie des élus locaux, notamment municipaux. Dès lors, assimiler seconde chambre et conservatisme n'a plus de sens. De plus, le terme « seconde chambre », dépourvu de toute connotation péjorative, permet d'éviter l'expression « haute assemblée », souvenir de l'époque monarchiste où la seconde chambre représentait l'aristocratie.

Puisque le Sénat n'a plus de vocation conservatrice ou aristocratique, c'est ailleurs qu'il convient de rechercher la raison d'être du bicamérisme à la française.

Tout d'abord, l'ancrage historique de la seconde chambre en France est indéniable. Depuis le Directoire, le bicamérisme a le plus souvent caractérisé le système institutionnel français : il fait partie de notre ADN démocratique.

Le droit comparé montre que l'existence de deux assemblées se justifie souvent par le caractère fédéral d'un État : l'une des chambres représente la population et l'autre les entités fédérées, comme c'est le cas notamment aux États-Unis d'Amérique ou en Allemagne.

La France est évidemment un État unitaire, mais c'est bien la prise en compte de la diversité de nos territoires qui justifie le bicamérisme, du moins selon l'article 24 de la Constitution qui dispose que « Le Sénat assure la représentation des collectivités territoriales de la République ». L'Assemblée, élue au suffrage direct, représente la population tandis que le Sénat, élu au suffrage indirect par les élus locaux mais aussi par les députés, représente les collectivités territoriales. Ces deux assemblées concourent au vote de la loi, au contrôle de l'action du gouvernement et à l'évaluation des politiques publiques. Cependant, compte tenu de la spécificité de leurs missions et de leurs modes d'élection, elles ne se trouvent pas sur un strict pied d'égalité.

Il importe aujourd'hui de savoir si nos deux assemblées seront capables de relever les défis du présent. En effet, nous ne vivons pas une crise : nous sommes entrés dans un nouveau monde. L'individu a changé, le temps s'est accéléré, les espaces ont été reconfigurés, les exigences des citoyens se sont modifiées. Face à ces évolutions, les institutions de la V e République sont bien souvent l'objet de critiques. Le Parlement ne fait pas exception, souvent attaqué tant sur son efficacité que sur sa fonction de représentation.

Certes, l'époque et l'espace médiatique ne sont propices ni aux institutions collectives ni au temps long de la procédure parlementaire. Toutefois, cela n'explique pas que seuls 28 % des Français aient confiance en leur Parlement, l'un des taux les plus faibles en Europe où la moyenne en la matière est de 35 %.

Face à cette situation nous sommes sommés d'agir et de penser l'évolution des institutions comme celle des esprits. L'évolution de nos institutions est d'ores et déjà en marche, comme en témoignent les nombreuses réformes engagées par l'Assemblée nationale et le Sénat au cours des dernières années.

Le travail initié par Jean-Pierre Bel est à cet égard exemplaire. Sous son impulsion, bien avant les lois sur la transparence de la vie publique, des déclarations d'intérêts publics ont été établies pour la première fois dans l'histoire parlementaire. Plus généralement, il a su inaugurer une véritable réflexion sur la déontologie.

De la même manière, je me suis engagé dès mon élection à faire de l'Assemblée nationale une institution plus transparente, plus exemplaire et plus ouverte. Nous avons ainsi décidé le gel de notre budget sur cinq ans, la publicité de l'usage de la réserve parlementaire, la certification de nos comptes par la Cour des comptes, la réduction des frais de mandat des députés, la mise en place d'une nouvelle réglementation pour les représentants d'intérêts et le renforcement des règles sur la publication des votes. Toutes ces évolutions ont pu avoir lieu sans qu'il soit besoin de réformer la Constitution.

Cette politique des petits pas redessine le visage du Parlement, sans pour autant céder à l'antiparlementarisme.

Nous devons aujourd'hui mener une réflexion plus large sur l'avenir des deux chambres. Jean-Pierre Bel a décidé d'établir avec les membres du Sénat un bilan de la révision constitutionnelle de 2008.

J'ai pour ma part proposé la création d'une mission exceptionnelle, composée de parlementaires et de constitutionnalistes. Elle sera chargée de proposer des mesures concrètes sur l'évolution de l'Assemblée nationale, dans la perspective de l'entrée en vigueur de la loi sur le non-cumul des mandats. Cette loi est une révolution dans la vie politique, qui doit s'accompagner d'une réflexion de fond sur les missions et les pouvoirs du Parlement, le rôle de chaque chambre, la procédure législative, les moyens affectés aux députés et aux sénateurs mais aussi le nombre de parlementaires.

Il est temps, enfin, de remettre notre démocratie en état de marche. Pour cela, il convient de reprendre les missions exercées aujourd'hui par un certain nombre de comités Théodule qui relèvent, selon moi, du rôle du Parlement. Nous n'avons pas été élus pour valider les projets initiés par l'exécutif, mais pour que la volonté des citoyens puisse prévaloir sur les logiques administratives : pour que ce qui naît en politique ne meure pas en bureaucratie, pourrais-je dire en paraphrasant Péguy. Nous ne sommes pas les substituts d'une administration qui remplit par ailleurs parfaitement ses missions. Notre rôle est de veiller à ce que la volonté du peuple et de ses élus soit respectée. Il est inscrit dans la Constitution que la France est une démocratie parlementaire : ces mots, loin de rester lettre morte, doivent devenir une réalité par une vaste interrogation sur les réformes nécessaires.

Le bicamérisme est l'alliance de la puissance quasi sacrée du suffrage universel direct et de la richesse de nos territoires ; il est la vie et l'histoire des individus ancrées dans la diversité de notre géographie. Ainsi, le bicamérisme est la traduction institutionnelle de ce qui caractérise notre pays : l'unité dans la diversité.

À travers l'histoire de nos institutions, les points de vue des parlementaires, des professeurs de droit et des médias, émergera un bilan du bicamérisme à la française. Ces questions sont essentielles pour le Parlement et pour notre pays. Je remercie donc sincèrement les organisateurs de ce colloque de les avoir inscrites à l'ordre du jour. Ma reconnaissance est d'autant plus grande que cet examen de nos institutions et de la Constitution sera un gage d'efficacité et de renforcement de notre démocratie ainsi qu'un sujet crucial de la prochaine campagne présidentielle.

PRÉSENTATION :
CONTEXTE, INTERROGATIONS, PERCEPTION ET INTERACTIONS

M. Jean-Claude CASANOVA , Président de la Fondation nationale des sciences politiques

Le GEVIPAR a été créé il y a aujourd'hui plus de cinq ans par la Fondation nationale des sciences politiques et les deux assemblées. Il reprenait et accentuait une longue tradition de Sciences Po : dès son origine, des parlementaires et des hauts fonctionnaires des assemblées y ont enseigné, depuis Benoist, Barthélémy, Schwartzenberg, Goguel et de nombreux autres. Nous avons en effet toujours pensé que la réflexion sur le Parlement, les élections, les partis et le fonctionnement des institutions impliquait le croisement des points de vue des théoriciens et des acteurs de la vie politique. Le colloque d'aujourd'hui honore cette tradition.

J'ignore ce qui explique l'emploi du terme « bicamérisme » et non plus celui de « bicaméralisme » qui m'avait été enseigné lors de mes études de droit. Nous avons l'habitude en France de ne justifier les évolutions sémantiques ou conceptuelles qu' a posteriori .

En ce centenaire de 1914, je suis plongé dans la lecture de Joseph Caillaux, de Raymond Poincaré, d'André Tardieu et de Georges Clemenceau. Ces quatre noms donnent une très haute idée du parlementarisme français, supérieur à certains égards au parlementarisme anglais de l'époque. Clemenceau a écrit sur le Sénat des lignes remarquables : « Pendant une partie de ma vie, plus près de la théorie que de la réalité, j'ai eu foi en la chambre unique, émanation directe du sentiment populaire. Je croyais le peuple toujours raisonnable. J'en suis revenu. Les événements m'ont appris qu'il fallait donner au peuple le temps de la réflexion : le temps de la réflexion, c'est le Sénat. ».

Nous allons mener cette réflexion en quatre temps :

• l'histoire du bicamérisme français ;

• le bicamérisme français en débat ;

• le bicamérisme français à travers le prisme des médias ;

• la pratique du bicamérisme français et son évolution depuis 2008.

Les différentes justifications du bicamérisme que sont les traditions historiques, le fédéralisme, l'équilibre des pouvoirs, la représentation élargie, ou encore la qualité du travail parlementaire, seront développées par une réflexion sur la pratique et par une confrontation du point de vue des acteurs avec celui des observateurs.

Je veux à nouveau exprimer mes profonds remerciements au Sénat qui nous accueille et contribue au fonctionnement du GEVIPAR, ainsi qu'à l'Assemblée nationale qui en est le partenaire égal.

PREMIÈRE SÉQUENCE
CONTEXTE : HISTOIRE DU BICAMÉRISME FRANÇAIS ET ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ

Sous la direction de M. Jean-Claude CASANOVA, Président de la Fondation nationale des sciences politiques

M. Jean GARRIGUES, Professeur aÌ l'Universitéì d'Orléans, Président du Comitéì d'histoire parlementaire et politique

Il est difficile de résumer en une vingtaine de minutes plus de deux siècles de tradition bicamériste ou bicaméraliste. L'objet de cette brève étude sera de montrer comment s'est constituée une culture bicamériste en France, à travers des institutions et des pratiques institutionnelles, de manière chaotique et dans une remise en question permanente de cette « anomalie » politique, selon le mot de Lionel Jospin.

Les constituants de 1791-1793 et ceux de 1848 n'ont pas souhaité le bicamérisme car ils considéraient que le monocamérisme était la garantie de la primauté d'une assemblée représentative et de la souveraineté populaire.

De leur côté, les républicains de 1875 se sont montrés extrêmement réticents face à ce bicamérisme qui, pour eux, apparaissait comme une création orléaniste. La famille radicale, Clemenceau en tête, a pourfendu avec violence le bicamérisme, avant de finir par s'y rallier.

La fin des années 1930 a été également un moment de « sénatophobie » marquée, le paroxysme étant atteint lorsque la chambre haute refusa d'accorder les pleins pouvoirs à Blum et obtint la fin du Front populaire.

Les constituants de la IV e République, au terme d'une séquence institutionnelle troublée, ont donné naissance à un Conseil de la République consultatif qui dévaluait fortement la portée du bicamérisme. Le Général de Gaulle a plusieurs fois remis en question le bicamérisme sur le terrain constitutionnel, affirmant dans le discours de Bayeux qu'il devrait être territorial ou territorialisé, mais aussi pour des raisons plus contextuelles, face à la résistance que lui opposait le Sénat de Gaston Monnerville.

Le bicamérisme a été critiqué par la gauche sous la V e République, notamment par Guy Carcassonne et Lionel Jospin. La gauche jugeait que le bicamérisme faisait le lit conservatoire des majorités de droite, jusqu'en 2011.

Le bicamérisme a donc toujours été critiqué et il l'est encore aujourd'hui dans la crise de la démocratie que nous traversons, à la fois fruit et symptôme d'un changement de civilisation comme le soulignait avec justesse le Président Bartolone.

Le bicamérisme semble toutefois insubmersible depuis le Directoire. Cette longévité s'est construite sur un certain nombre de pratiques et sur une adaptation du bicamérisme.

L'histoire nous rappelle l'influence du modèle britannique et de la théorie de l'équilibre des pouvoirs de Montesquieu, qui considère le bicamérisme comme un rempart contre les excès de la première chambre et surtout comme un moyen de renforcer le pouvoir de l'exécutif, par un affaiblissement du législatif.

Cette construction intellectuelle initiale est confortée par l'expérience de la Révolution française et des excès du monocamérisme. Ces facteurs nourrissent la réflexion du Conseil des Anciens et du Conseil des Cinq-Cents, qui, sous le Directoire, concevront le premier bicamérisme. Pour Denon qui a rédigé le projet de Constitution de l'An III et pour Boissy d'Anglas qui l'a présenté, il s'agit d'opposer une digue puissante à l'impétuosité du corps législatif, ceci par la division des deux assemblées. Dans la continuité de la théorie de Montesquieu, s'exprime ici une forme de défiance vis-à-vis du pouvoir législatif.

La pratique se met ensuite en place et voit émerger la fonction de validation du bicamérisme. Le Conseil des Anciens possède la même légitimité que le Conseil des Cinq-Cents, car l'un et l'autre sont élus par les mêmes assemblées électorales. Il dispose d'une capacité de blocage législatif : il valide le processus législatif du Conseil des Cinq-Cents, qui doit attendre une année en cas de rejet de résolution.

Le Directoire crée également l'idée d'une seconde chambre de nobles ou de notables, qui dénote en réalité la volonté d'améliorer la loi par la qualité même de ceux qui la valident : des hommes mariés ou veufs de plus de quarante ans, c'est-à-dire, dans l'esprit des constituants de 1795, des hommes vertueux.

À partir du modèle du Directoire, le système sera progressivement adapté et amélioré. Dans la période impériale, le bicamérisme est en réalité noyé dans un multicamérisme contrôlé par le pouvoir exécutif.

Les monarchies censitaires, par les Chartes de 1814 et 1830, inventent le gouvernement représentatif à travers un certain nombre de pratiques constitutionnelles et la coproduction législative bicamérale. C'est à partir de cette période que la deuxième chambre participe réellement à l'élaboration de la loi. On retrouve l'idée d'un bicamérisme nobiliaire, réservé à une aristocratie de naissance et de fortune : la fonction de pair est instaurée en 1815 et le majorat, à partir de 1817, impose une exigence de richesse.

La nouveauté par rapport au Directoire tient à l'apparition d'une construction équilibrée de la loi. L'article 15 de la Charte de 1814 indique que « La puissance législative s'exerce collectivement par le roi, la Chambre des pairs et la Chambre des députés ». Pour chaque projet de loi, le vote de chaque chambre est sollicité.

Cette période fondatrice présente évidemment des limites. La priorité est donnée à la Chambre des députés, car le droit d'amendement des pairs est très limité. L'exécutif, à l'initiative des lois, s'assure surtout de la docilité des pairs. Ainsi, les « fournées de pairs », par des nominations incessantes, permettent de domestiquer la seconde chambre, jusqu'à ce que la loi du 29 décembre 1834 abolisse l'hérédité des pairs et achève de rendre cette assemblée malléable à merci par le monarque. Ce constat souffle à Saint-Marc Girardin, en novembre 1845, l'expression de « hiérarchie de fonctionnaires retraités ». À la fin de la Monarchie de Juillet, c'est effectivement ce que représente la Chambre des pairs.

La deuxième phase d'adaptation est celle de la démocratie parlementaire, qui se développe en quatre étapes majeures.

Le premier pas est celui du bicamérisme transactionnel des débuts de la III e République. À partir des textes d'Auguste-Casimir Perier et d'Edouard Laboulaye, grands connaisseurs du modèle américain, on instaure un amendement en vertu duquel le Président de la République est élu par le Sénat et par la Chambre des députés. Une nouvelle fonction est ainsi confiée au Sénat : la légitimation du Président de la République et de la République elle-même.

Ce bicamérisme constitue un compromis qui, grâce à Gambetta, fait sortir le Sénat d'un parti républicain qui n'en voulait pas. En effet, le Sénat sera une chambre de notables. La plupart de ses membres, les fameux « inamovibles », sont élus pour neuf ans. Ses Présidents, jusqu'à la fin du XIX e siècle, sont plutôt conservateurs. Enfin, la tradition sénatoriale de conservatisme s'affirme en matière de réformes sociales et judiciaires.

La deuxième étape de l'adaptation du bicamérisme à la démocratie parlementaire marque la naissance, par les lois constitutionnelles de 1875 et par la pratique, d'un bicamérisme équilibré. Les radicaux, auparavant très hostiles au bicamérisme, au point d'obtenir en 1884 la suppression des sénateurs inamovibles, deviennent eux-mêmes des piliers du bicamérisme. À la veille de la Première Guerre mondiale, le Sénat devient la chambre radicale par excellence et le bicamérisme est identifié avec le fondement socioculturel et politique de la III e République radicale.

Ce bicamérisme équilibré est progressivement mis à l'épreuve de la pratique. La coproduction législative est en place. Le Sénat bénéficie de privilèges comme la fonction judiciaire pour juger les attentats contre la sûreté de l'État ou les atteintes au Président de la République et au Premier Ministre. Le Président du Sénat suit directement le Président de la République dans l'ordre des préséances. Il préside l'Assemblée nationale qui élit le Président de la République, poursuivant la fonction de légitimation apparue au début de la III e République.

Grâce à ce bicamérisme équilibré, le Sénat devient l'antichambre du pouvoir : au début du XX e siècle, huit gouvernements sur quatorze sont dirigés par des sénateurs. Cet approfondissement du rôle du Sénat dans la pratique institutionnelle se manifeste notamment le 18 mars 1913, quand le gouvernement d'Aristide Briand est renversé à la suite d'une question de confiance posée au Sénat. Bien qu'il ait été contesté par des juristes comme Joseph Barthélémy, ce renversement est un phénomène inédit dans notre histoire constitutionnelle.

Une troisième étape est franchie avec le parlementarisme de guerre. Le rôle du Sénat se voit renforcé pendant la Première Guerre mondiale. Les grandes commissions sénatoriales jouent un rôle majeur dans la vie parlementaire très active de cette période. C'est le cas notamment de celle de l'Armée qui, présidée par Clemenceau, procède à 125 auditions entre 1914 et 1918.

Il faut attendre le Front populaire pour que ce renforcement sénatorial soit vraiment battu en brèche. L'opposition de la Commission des finances du sénat, présidée par Joseph Caillaux, à la politique menée par Léon Blum, suscite à gauche une véritable « sénatophobie ». Par la suite, l'esprit de la résistance aboutit, à la Libération, à ce que le bicamérisme de la IV e République, accompagné de la création d'un Conseil de la République, soit en réalité une sorte de « mono-bicamérisme ».

Pourtant, en dépit de cette phase décennale de rejet du bicamérisme et de la sous-estimation du rôle de la deuxième chambre, la IV e République voit une réaffirmation progressive du Sénat. En 1948, le scrutin majoritaire et le titre de sénateur sont réinstaurés. À partir de 1955, les sénateurs retrouvent le rôle de coproducteurs législatifs qu'ils avaient perdu en 1946.

La dernière phase d'adaptation du bicamérisme à la démocratie présidentielle est celle de la V e République dont la Constitution instaure une voie moyenne entre le bicamérisme équilibré de la III e République et le bicamérisme très inégalitaire des débuts de la IV e République.

Le Sénat est surtout conçu dans la perspective d'un renforcement majoritaire, dans un rapprochement de l'héritage du Directoire et de Montesquieu, pour qui le rôle principal est de « soutenir, le cas échéant, un gouvernement contre une Assemblée trop envahissante parce que trop divisée ». D'où naturellement le retour du tropisme notabiliaire déjà évoqué. Sans qu'il soit besoin de revenir sur les conditions d'élection des sénateurs, la célèbre expression les désignant comme « les élus du seigle et de la châtaigne » a marqué la perception de leur rôle.

La Ve République marque aussi la réapparition de la fonction de coproduction législative réapparaît avec la V e République. Le Premier Ministre a même la faculté de demander au Sénat l'approbation d'une déclaration générale, mais sans vote de confiance. La capacité d'opposition à l'exécutif est toutefois corsetée, à l'exception de la procédure de révision constitutionnelle.

En dépit du retour aux origines d'un Sénat rempart contre les excès du législatif, deux éléments d'autonomisation se font jour.

Des pratiques de résistance et d'opposition souvent spectaculaires apparaissent, comme la fronde anti-gaulliste de Gaston Monnerville en 1962, qui vaudra à la chambre haute une véritable période de quarantaine : demandes de vote constamment bloquées, dernier mot presque systématiquement accordé à l'Assemblée nationale. C'est avec l'arrivée à Matignon de Jacques Chaban-Delmas, ancien Président de l'Assemblée nationale et parlementariste convaincu, qu'un Premier Ministre reviendra assister à un débat au Palais du Luxembourg. Cela n'empêche pas la résurgence de ces pratiques oppositionnelles : la fronde de 1971, celle des années 1980 contre les réformes sociales des gouvernements Mauroy et Fabius, l'opposition de l'été 1984 contre les projets Savary pour le service public, la question préalable du 8 août 1984 sont autant de preuves de la capacité oppositionnelle du Sénat de la V e République.

Le second élément d'autonomisation est la découverte de l'alternance, grande innovation liée à la loi de juillet 2003 qui, en augmentant le poids du scrutin proportionnel dans l'élection des sénateurs, a permis un rééquilibrage de l'évolution politique.

Pour conclure, l'histoire du bicamérisme depuis deux siècles s'avère très contrastée, car le Sénat, associé à la culture orléaniste et à des pratiques conservatrices, est la cible de critiques constantes. La question fondamentale est celle de la légitimité du Sénat, à travers son mode de recrutement au XIX e siècle, puis à travers son mode de scrutin. Parallèlement, on observe une phase de reconnaissance du rôle du Sénat sous la III e République, marquée par la coïncidence du Sénat et de la République radicale, dans l'esprit d'une France des terroirs convoquée pour soutenir le bicamérisme.

Cette reconnaissance bicamérale est ancrée dans l'histoire de notre vie parlementaire. De Victor Hugo à Robert Badinter, le Sénat est associé à de grandes figures d'orateurs, de tribuns et de politiques, dont la plupart d'ailleurs étaient d'anciens détracteurs du bicamérisme. L'histoire sénatoriale a également été émaillée de grands débats, comme celui de la laïcité sous la III e République. Enfin, au-delà de la seule incarnation des territoires, le Sénat représente la possibilité de majorités d'idées aptes à dépolitiser certains enjeux, donc comme une sorte de conservatoire de la délibération parlementaire.

On comprend ainsi que les sondages, même récents, jugent le Sénat utile à l'élaboration des lois et reconnaissent sa culture de coproduction législative. En revanche, ces mêmes enquêtes font apparaître le Sénat comme peu représentatif, peu moderne. Des enjeux de légitimité, d'efficacité et de transparence se posent aujourd'hui au Sénat et au bicamérisme. Les universitaires comme les médias ont donc un rôle crucial d'information, de pédagogie et de rénovation à jouer dans la perception du bicamérisme et dans l'élaboration de ce que pourrait être un bicamérisme rénové.

M. Pierre BORDRY, Vice-président de l'Institut Alain Poher

Le Président du Sénat a exercé les fonctions de Président de la République par intérim à deux reprises, en 1969 et en 1974. Dans ces deux moments, j'étais son porte-parole à la Présidence de la République. L'article 7 de la Constitution confie au Président de la haute assemblée la présidence de la République en cas de vacance ou d'empêchement du Président élu ; s'il est lui-même empêché, ces fonctions sont alors assurées par le gouvernement.

Auparavant, d'autres constitutions françaises faisaient un choix différent : l'intérim était ainsi confié au Vice-président de la République (Constitution de 1848), au Conseil des ministres (article 7 de la loi constitutionnelle de 1875) ou au Président de l'Assemblée nationale (article 41 de la Constitution du 27 octobre 1946).

Le référendum de 1969 proposait de retirer l'intérim au Président du Sénat pour le confier au Premier ministre et, par défaut, aux ministres dans l'ordre protocolaire. La victoire du « non » a toutefois écarté cette option.

Les prérogatives du Président intérimaire recouvrent l'intégralité des attributions du Président de la République, telles que la ratification d'un traité ou le recours à l'article 16. Toutefois, le Président par intérim ne peut pas organiser de référendum (article 11), dissoudre l'Assemblée nationale (article 12), entamer ou achever une procédure de révision constitutionnelle (article 89), ni approuver en Conseil des ministres l'engagement de la responsabilité du gouvernement devant l'Assemblée nationale (article 49).

Dans les moments difficiles pour la République que sont les périodes d'intérim, le rôle du Président par intérim consiste à assurer la continuité des institutions, comme en dispose l'article 5 de la Constitution.

Alain Poher, né le 17 avril 1909 et décédé le 9 décembre 1996, a été Président du Sénat d'octobre 1968 à septembre 1992.

Issu du MRP, ancien élève de l'École des Mines de Paris et de Sciences politiques, collaborateur de Robert Schuman, il a été sous la IV e République conseiller de la République, sénateur, secrétaire d'État au budget en 1948 dans le gouvernement Schuman, secrétaire d'État à la marine en 1957 dans le gouvernement Félix Gaillard et commissaire général aux Affaires allemandes et autrichiennes. Sous la V e République, il est sénateur et exerce brillamment la fonction de Président du Parlement européen.

Il est l'un des fondateurs de l'École nationale d'Administration. Le 3 novembre 1945, sur une suggestion de Michel Debré qui connaissait bien son action de résistant et ses qualités professionnelles, il est nommé membre du premier conseil d'administration de l'ENA. Il a siégé sous la présidence du Général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, en compagnie notamment de Michel Debré, Louis Joxe, Gaston Palewski, Jean-Marcel Jeanneney et René Capitant.

En 1969, la composition politique du Sénat se fonde sur le résultat des élections municipales de 1965. Sa majorité s'inscrit dans l'opposition au gouvernement depuis 1962. La tension politique est très forte entre le Général de Gaulle et la haute assemblée. Le Président du Sénat Gaston Monnerville évite les réunions protocolaires et les ministres ont déserté l'hémicycle.

En 1964, le ministre de l'Intérieur Roger Frey avait fait adopter une loi destinée à provoquer la bipolarisation des élections municipales : l'union de la droite contre l'union de la gauche dans les villes de plus de 30 000 habitants avec un système majoritaire de listes bloquées. Toutefois, il n'atteint pas son objectif : en effet, une coalition comprenant le Centre National des Indépendants (CNI), le Mouvement républicain populaire (MRP), les Radicaux et le Parti socialiste remporte alors un grand succès. Les maires socialistes des grandes villes avaient un premier adjoint indépendant : c'est ce que l'on a appelé à l'époque le centrisme, fondement de la majorité sénatoriale pendant de nombreuses années.

En 1965, Gaston Monnerville est élu Président du Sénat à une voix de majorité. Le MRP, sans doute divisé, n'avait pas pris part au vote. Le Président Poher lui-même avait voté en faveur de Gaston Monnerville.

En octobre 1968, Gaston Monnerville ne se représente pas. Alain Poher, Président du Parlement européen qui n'était pas candidat au premier tour et au deuxième tour, est élu à la majorité absolue au troisième tour. Il n'avait pas fait acte de candidature de façon formelle et les sénateurs avaient inscrit son nom à la main sur des bulletins blancs, ce qui témoigne de la confiance que sa majorité lui accordait. Elle était constituée des indépendants, du MRP, des radicaux et des socialistes, qui souhaitaient choisir une personnalité qui renouerait le dialogue avec le Général de Gaulle afin d'éviter le référendum sur le Sénat.

Dès son élection, le Président du Sénat rétablit la relation avec le Président de la République, interrompue depuis 1962. Les visites protocolaires du Bureau du Sénat reprennent, les entretiens personnels entre les deux Présidents se multiplient et les ministres se rendent à nouveau au Sénat.

Les 25, 27 et 28 avril 1969 seront des journées décisives pour l'intérim. Cette première mise en oeuvre de l'article 7 de la Constitution est intervenue dans un contexte politique particulier. En effet, le 25 avril au soir, le Général de Gaulle, informé d'une possible victoire du « non », déclare solennellement à la télévision : « Votre réponse va engager le destin de la France parce que si je suis désavoué par une majorité d'entre vous, je cesserai aussitôt d'exercer mes fonctions. Alors, comment sera maîtrisée la situation ? Dans l'ébranlement national que provoquera une telle rupture ».

Le même soir, Alain Poher, seul orateur du « non » à la télévision, affirma qu'il n'avait jamais souhaité le départ du Général de Gaulle en cas d'échec du référendum et prit l'engagement devant les Français qu'aucun chaos n'en résulterait, puisqu'il exercerait les fonctions que lui confère l'article 7 de la Constitution.

Le 27 avril, la victoire du « non » conduit chacun à attendre la démission du Général de Gaulle et un climat politique étrange s'installe. Certains s'interrogent sur la mise en application des dispositions constitutionnelles. D'autres, comme Jean Lecanuet, poussent Alain Poher à annoncer sa candidature aux présidentielles. Guy Mollet, chef de la SFIO, annonce qu'il votera Alain Poher au deuxième tour de l'élection présidentielle. Alain Poher, en revanche, est à ce moment préoccupé exclusivement par la continuité des institutions de la République.

Maurice Couve de Murville, Premier ministre, réunit dans la soirée les membres du gouvernement, divisés sur la voie à suivre. Les uns, comme Capitant, Debré, Malraux, réclament une démission collective immédiate. D'autres, comme Roger Frey, s'y opposent, pensant préférable de rester en fonction pour la campagne présidentielle.

Finalement, le Premier Ministre reconnaît la défaite du « oui » et précise que le gouvernement assure pour le moment la continuité des pouvoirs publics. Il prévient les Français que commence une période difficile, troublée, au cours de laquelle le pays sera appelé à se prononcer sur son avenir. Il laisse même entendre que des incidents pourraient se produire dans le Quartier latin au cours de la nuit. Selon les observateurs de l'époque, le Service d'Action Civique est mobilisé. Des troupes blindées sont mises en état d'alerte. Le Sénat est entouré de nombreuses forces de police.

Le Président du Sénat cherche à contacter le Premier Ministre qui demeure injoignable. Le gouvernement ignore le Président du Sénat. Pendant ce temps, des préfets se disant fidèles à la Constitution, appellent Alain Poher pour lui dire leur soutien et leur fidélité. Finalement, Raymond Marcellin, ministre de l'Intérieur, annonce au Président Poher qu'il a pris les affaires en mains.

Le 28 avril, par un communiqué laconique, le Général de Gaulle annonce : « Je cesse d'exercer mes fonctions de Président de la République. Cette décision prend effet aujourd'hui à midi ».

C'est au Conseil constitutionnel qu'il appartiendra de constater la vacance de la présidence de la République et de proclamer le Président par intérim.

Le professeur François Luchaire rapporte dans les Cahiers du Conseil constitutionnel : « Commençait à courir une rumeur selon laquelle le Conseil constitutionnel prendrait acte de la vacance mais ne se prononcerait pas sur la nature de l'autorité devant l'assurer ; dans ce cas, le gouvernement constaterait que le Président du Sénat ne pouvait exercer cet intérim et assurerait lui-même les fonctions du Président de la République ».

Le débat fut difficile mais la délibération fut claire. Le Conseil constitutionnel déclara que l'intérim revenait au Président du Sénat.

Une controverse s'est alors élevée entre François Luchaire et le Président du Conseil constitutionnel Gaston Palewski, s'agissant de savoir qui notifierait cette décision au Président du Sénat. Palewski, ancien directeur du cabinet du Général de Gaulle, juge contraire à son tempérament et à ses sentiments d'inviter Alain Poher à prendre la place du Président démissionnaire alors que le 28 décembre 1965, il avait lui-même confirmé au Général de Gaulle son élection à la Présidence de la République.

Après une discussion complexe, il a été convenu que Gaston Palewski écrirait à Alain Poher une lettre pour lui faire part de cette décision. Il la remettrait au secrétaire général du Sénat François Goguel par l'intermédiaire du secrétaire général du Conseil constitutionnel. François Luchaire se rendit auprès du Président du Sénat pour l'informer de la décision du Conseil constitutionnel. À 12 heures 07, la lettre arriva enfin et Alain Poher put donc se rendre à l'Élysée.

En fin de matinée, le Président du Sénat avait envoyé à l'Élysée le nouveau secrétaire général Bernard Beck, le directeur de cabinet Arnaud Tardan et moi-même en tant que porte-parole. J'avais pour mission d'accueillir les journalistes, de leur expliquer l'article 7 de la Constitution et de désamorcer toute éventuelle polémique.

Bernard Tricot remet à Bernard Beck les clés des coffres et l'informe que tous les collaborateurs du Général de Gaulle vont quitter l'Élysée mais que seuls Jacques Foccart et son équipe sont prêts à rester aux Affaires africaines et malgaches. Aucun dossier n'est transmis, pas même la liste des journalistes accrédités.

Le Président Alain Poher convoque le Président du Conseil constitutionnel et le Premier Ministre. L'entretien avec le premier est une simple rencontre de principe. Avec le Premier Ministre, les choses sont plus complexes. C'est en réalité la première cohabitation qui commence, dans des circonstances assez particulières : le gouvernement a perdu les élections tandis que le Président appartient au camp des gagnants du référendum. Le Premier Ministre confirme le souhait de Jacques Foccart de rester en fonction. Alain Poher le remplacera pourtant par Daniel Pépy. Sur les raisons de son silence persistant le soir du 27 avril, Couve de Murville s'est montré plutôt fuyant.

L'entretien porte ensuite sur la démission et la nomination des ministres. René Capitant a adressé une lettre ouverte de démission au Président Poher, qui s'est étonné que celui-ci n'ait pas mieux connu l'article 8 de la Constitution qui lui prescrivait d'envoyer une telle lettre au Premier Ministre. Jean-Marcel Jeanneney, ministre d'État chargé de la Régionalisation et de la Réforme du Sénat, refuse de démissionner. Le Premier Ministre propose qu'il change de fonction et assure l'intérim du ministère de la Justice, ce qu'Alain Poher accepte. Enfin, la date du Conseil des ministres suivant est fixée au 2 mai.

À l'issue de cette rencontre, d'autres questions demeurent. Le drapeau doit-il être hissé sur le toit de la présidence ? Quid de la transmission des insignes de la Légion d'honneur ? Quid du commandement de la Défense nationale, dont le Président de la République est le chef en vertu de l'article 15 de la Constitution ?

Lors du Conseil des ministres, André Malraux ne soulève aucune des polémiques auxquelles le Président Poher s'était attendu, mais Michel Debré se livre à une violente diatribe contre l'Europe telle qu'Alain Poher la voit et sur l'incapacité de ce dernier à présider le Conseil des ministres. On apprend très peu de temps après que Michel Debré a réitéré ses propos en dehors du Conseil des ministres. M. Poher me fera répondre plus tard : « Michel Debré a oublié la règle fixée par le Général de Gaulle selon laquelle seul le ministre porte-parole est à rendre compte du Conseil des ministres».

Lors de ce Conseil la date des élections présidentielles a été fixée au 15 juin. M. Poher avait choisi la date la plus lointaine, car il n'avait nullement l'intention de se porter candidat. Pourtant, au début du mois de mai, un sondage de l'IFOP le crédite de 56 % des intentions de vote au deuxième tour. Son unique préoccupation reste de tenir son engagement du 25 avril au service de l'application stricte de la Constitution et de la continuité de la République. Il choisit, par exemple, de ne pas occuper le bureau du Général de Gaulle à l'Élysée, « pour ne pas provoquer ».

C'est dans ce contexte difficile que se présente cette « première cohabitation ».

Alain Poher est tenu de rappeler à l'ordre l'ORTF, inéquitable à l'égard des candidats. Le 29 avril, la candidature de Pompidou contribue à la normalisation de la campagne présidentielle. Sont ensuite annoncées les candidatures de Jacques Duclos, qui terminera à 21,23 % des suffrages, puis de Gaston Defferre, de Michel Rocard et d'Alain Krivine.

M. Poher se déclare en dernier le 12 mai et sortit en deuxième position du premier tour, avec 23,31 % des voix. Ne voulant pas utiliser l'Élysée pour annoncer sa campagne et ne disposant pas encore de QG électoral, il me demande d'officialiser sa candidature par la lecture d'un communiqué. J'avais interdiction d'entrer en débat avec les journalistes. Pour ne pas mélanger les pouvoirs, M. Poher n'avait pas voulu annoncer lui-même sa candidature. Au cours de la campagne présidentielle, il n'a pas été critiqué pour la manière dont il a exercé l'intérim d'autant plus qu'il n'a été candidat que faute d'autres volontaires de sa famille politique et que la continuité des institutions de la République n'a pas été mise à mal. Les relations entre Georges Pompidou et Alain Poher se sont d'ailleurs rapidement apaisées après les élections, notamment grâce à Chaban-Delmas.

En 1974 débute le deuxième intérim. Le 2 avril, à l'ouverture de la session parlementaire, le Président Poher est informé que le Président de la République est au plus mal. Le secret est bien gardé, car le ministre des Relations avec le Parlement, présent au Sénat, ne semble pas informé.

Le Président par intérim prendra ses fonctions dès le lendemain du décès du Président. La transmission des pouvoirs se passe dans la sérénité. Édouard Balladur est secrétaire général de l'Élysée, Philippe Séguin est conseiller du Président, Denis Baudouin est porte-parole, Jacques Chirac est ministre de l'Intérieur : tous soutiennent dès le premier jour le Président intérimaire. Jacques Foccart quitte de lui-même ses fonctions et rejoint Matignon.

Le 3 mai 1974, Alain Poher ratifie la Convention européenne des Droits de l'Homme.

Dans l'exercice de ses fonctions, il est intervenu dans la campagne électorale pour que la neutralité de l'État soit garantie. Les scrutins ont été fixés au 15 mai et au 19 mai. Une grande campagne de presse prétendait que la campagne outre-mer risquait de ne pas être transparente. M. Poher a donc demandé au Président de la Commission de contrôle des élections d'envoyer des magistrats pour contrôler le déroulement de la campagne dans tous les départements et territoires d'outre-mer. Il était crucial que le résultat de l'élection présidentielle ne soit pas contesté. Malgré les réserves émises par Roger Frey sur la légitimité de la Commission à mener un tel contrôle, le Conseil constitutionnel s'était finalement félicité, après les élections et compte tenu de leurs résultats, du contrôle exercé outre-mer.

Enfin, Alain Poher a demandé au journal France Soir de ne pas publier de sondage la veille du deuxième tour des élections présidentielles. En effet, les deux derniers candidats en lice, Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand, avaient rappelé qu'ils n'étaient plus en droit de s'exprimer à la veille du scrutin et relevé que le sondage publié le samedi matin donnait à la presse un ascendant trop important sur l'opinion. J'ai, personnellement, au nom du Président par interim, discuté un bon moment au cours de la nuit avec les journalistes de France Soir et leur directeur, Henri Amouroux, pour que le sondage soit remplacé par la lettre du Président Poher leur demandant de ne pas publier le sondage. Pendant toute la journée du samedi, au lieu de commenter la campagne électorale, les médias ont débattu de l'influence du Président Poher.

En conclusion, la mise en oeuvre de l'article 7 assure la continuité de l'État en confiant l'intérim de la Présidence de la République en premier lieu au Président de la haute assemblée. Cette disposition, qui fait du Président du Sénat le deuxième personnage de l'État, a été confirmée par le rejet de la réforme de l'article 7 par le peuple le 27 avril 1969, par la décision du Conseil constitutionnel du 28 avril 1969 et par la manière dont le Président Poher a exercé ces fonctions. Ces facteurs ont consacré le rôle dévolu au Président du Sénat et contribué à faire du Sénat une institution essentielle de la V e République car elle assure, par son Président, la stabilité des institutions démocratiques et républicaines dans des moments de crise.

M. Jean-Philippe DEROSIER, Professeur aÌ l'Universitéì de Rouen

Une version enrichie de l'intervention de M. DEROSIER se trouve en Annexe 1 du présent rapport, accompagnée d'un tableau descriptif des régimes parlementaires d'Europe.

Cette étude se limitera essentiellement à l'Europe. C'est précisément en Europe que le bicamérisme est apparu, synonyme pendant longtemps, et peut-être encore aujourd'hui, de conservatisme. Le bicamérisme est également le symbole de l'existence de deux catégories d'individus. En France, la Constitution de l'An VIII avait d'ailleurs donné à la seconde chambre le nom de « Sénat conservateur ». Cette dimension a persisté au fil des âges, au point qu'aujourd'hui encore, certains se demandent encore si le Sénat et le bicamérisme français sont réellement progressistes.

Hors de nos frontières, le bicamérisme est associé au conservatisme car il est apparu au Royaume-Uni pour séparer le peuple de la noblesse et du clergé, ceci à travers une chambre basse et une chambre haute. Quand Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu présenta le bicamérisme dans son célèbre ouvrage De l'esprit des lois , il justifia ce choix institutionnel par son esprit conservateur. Pour résumer son opinion, il existe toujours dans un État des personnes qui se distinguent par la naissance, les richesses ou les honneurs et qui ne doivent pas se mélanger au bas peuple. Dès lors, il convient de leur offrir une chambre spécifique. C'est là l'origine de la double représentation.

Le bicamérisme n'est pas aujourd'hui prédominant en Europe, peut-être en raison de cet aspect conservateur. Parmi les 28 États de l'Union européenne, 13 seulement sont bicaméraux. Cette proportion est, certes, proche de la moitié. Cependant, les 5 États qui pourraient prochainement intégrer l'Union européenne sont tous monocaméraux. Si l'on inclut les États européens non-membres de l'Union européenne, on dénombre 25 États monocaméraux et 18 États bicaméraux.

Comment dès lors justifier le bicamérisme ?

Puisque l'on évoque souvent la fonction de représentation de la nation par ses territoires, peut-on observer un lien entre la taille et la population d'un État et le bicamérisme ? De prime abord, on pourrait le penser. On ne s'étonne pas que Malte, le Luxembourg, Chypre ou le Danemark soient des États monocaméraux, ni que la Russie, la France, l'Allemagne, l'Espagne ou le Royaume-Uni soient bicaméraux.

Néanmoins, la Turquie, qui est l'un des plus grands États d'Europe, est un État monocaméral. L'Ukraine, plus grand État d'Europe continentale, est monocamérale. De même, la Grèce, la Suède et la Finlande, États relativement grands et peuplés, sont également monocaméraux. À l'inverse, la Slovénie, qui est l'un des plus petits États d'Europe, est un État bicaméral, tout comme l'Irlande.

Sans poursuivre dans ces études statistiques et géographiques, il convient de s'interroger sur les enjeux du bicamérisme moderne hors de France. Le bicamérisme, comme tout Parlement, a pour fonction de représenter, légiférer et contrôler, mais doublement. Il s'agit donc aujourd'hui de dépasser l'image conservatrice du Sénat par une nouvelle légitimité du bicamérisme, qui ne repose pas sur une différence de corps, mais sur d'autres paramètres, comme le territoire. Au-delà de cette légitimité, nous nous pencherons sur la justification du bicamérisme.

La légitimité du bicamérisme repose sur sa représentation. Deux chambres se justifient parce que la représentativité est différenciée et que cette distinction est véritablement recherchée.

La différence de légitimité est la raison d'être du bicamérisme. Tel était déjà le cas au XIV e siècle, quand pour la première fois le Parlement d'Angleterre s'est réuni en deux chambres, sous le règne d'Édouard III : il s'agissait alors de ne pas mêler deux catégories de personnes « au sang différent ». Cette justification a aujourd'hui disparu hors d'Angleterre, mais l'on cherche toujours à différencier les légitimités, le plus souvent entre représentation du peuple d'une part et des territoires d'autre part.

En conséquence, ce que l'on appelle parfois le bicamérisme « égalitaire » pour évoquer l'Italie, les États-Unis ou même la France, est une notion inexacte. Le bicamérisme égalitaire ne peut pas exister. On peut ainsi désigner éventuellement la procédure législative, mais un Parlement assure d'autres missions, de représentation et de contrôle, pour lesquelles une différenciation est nécessaire. Je doute fort qu'il existe un État bicaméral dont les deux chambres reposeraient exactement sur la même légitimité.

Dans un État bicaméral, on cherche à établir une double représentation. Dans les démocraties modernes, le Parlement représente la nation, ce qui ne renvoie pas seulement à une représentation du peuple. Quelle est cette autre dimension de la représentation nationale ? Par quelles modalités s'exprime-t-elle ?

Classiquement, une seconde chambre représente les territoires, mais il peut également s'agir de certaines catégories de personnes.

La représentation des territoires est l'option la plus fréquente. On l'observe par exemple avec le Bundesrat allemand qui représente les Länder, le Sénat américain qui représente les 50 États, et de la même façon en Autriche, en Belgique etc.

La France fait partie de cette catégorie d'États mais en 1969, un projet de transformation et de régionalisation du Sénat a proposé d'y associer une représentation des activités économiques, sociales et culturelles, afin de fondre dans le Sénat le Conseil économique et social.

Au-delà du Royaume-Uni, deux autres États européens ont prévu à travers une deuxième chambre la représentation de certaines catégories de personnes. Ainsi, l'Irlande élit dans sa seconde chambre des représentants professionnels et des représentants des universitaires. De même, en Slovénie, les communautés locales sont représentées mais les syndicats désignent également des membres de la deuxième chambre. En 1999, la Chambre des Lords a été réformée en profondeur afin de mettre un terme à la pairie héréditaire. Les anciens pairs héréditaires sont appelés à élire 90d'entre eux pour siéger à la Chambre des Lords à vie, tandis que les autres sont nommés par la Reine sur proposition du Premier Ministre.

Le cas de la Bosnie-Herzégovine, même s'il ne relève pas encore de l'Union européenne, mérite d'être mentionné. La deuxième chambre y représente chacune des trois ethnies : bosniaque, serbe et croate.

On procède classiquement à une désignation par élection, directe ou indirecte. Quand il s'agit d'une représentation du territoire, la base électorale est le plus souvent régionale, alors que celle de la première chambre s'inscrit dans une perspective nationale.

L'élection peut avoir lieu au suffrage universel direct ou indirect, ou selon une combinaison des deux modes de scrutin. Il arrive également que les membres de ces assemblées soient nommés ou membres de droit. Ainsi par exemple, les membres du Bundesrat allemand représentent le gouvernement des différents Länder, leur nombre variant en fonction de la population de chaque Land. L'exemple britannique fait aussi figure d'exception, puisque la plupart des membres de la Chambre des Lords sont nommés.

Une double représentation est toujours créée à des fins spécifiques. Au-delà de la représentation, on assigne aux deux chambres du Parlement des missions de législation et de contrôle, qui peuvent être différenciées ou dédoublées.

Il s'agit de donner à chacune des deux chambres des compétences différentes dans la procédure législative, afin d'assurer l'efficacité de la décision. La chambre qui représente le peuple a pour mission de faire la loi, tandis que la seconde a la possibilité de proposer des amendements. C'est ainsi le cas en Allemagne, où le Bundesrat dispose d'un droit de veto absolu quand la loi concerne la compétence des Länder ou d'un veto surmontable par un vote à la majorité absolue du Bundestag. Le Bundesrat, en revanche, ne peut pas amender directement le texte : les amendements qu'il présente doivent être intégrés par le Bundestag.

En Autriche et en Espagne, la seconde chambre ne dispose que d'un veto suspensif mais il est accompagné d'un droit d'amendement. C'est également le cas au Royaume-Uni, où le veto de la Chambre des Lords est véritablement suspensif, en ce qu'il diffère le vote d'un an. En 1911, le veto absolu de la Chambre des Lords avait été remplacé par un veto suspensif de deux ans, rapporté à un an en 1944.

Cette différenciation est quasi-systématique et généralement importante. En effet, le gouvernement est responsable devant la nation, donc généralement devant les deux chambres du Parlement. Cependant, cette responsabilité ne peut directement être mise en cause que par la première chambre.

Cela a une conséquence directe quant au droit de dissolution du Parlement : on ne peut dissoudre que la chambre devant laquelle le Parlement est pleinement responsable. L'Espagne offre toutefois un contre-exemple : le gouvernement ne peut y être censuré que par la première chambre, mais il peut en retour censurer les deux assemblées.

Par ce dédoublement, une véritable discussion législative est recherchée, mais elle fait courir le risque d'un blocage. L'inégalité est souvent moindre dans ce schéma : les deux assemblées sont pleinement incluses dans le processus législatif, la première chambre conservant toutefois le dernier mot. C'est le cas en France, mais aussi en Belgique sur certaines matières. Le contre-exemple notoire, où l'égalité parfaite en matière législative a été atteinte, est celui de l'Italie. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le Sénat italien est aujourd'hui moribond.

Dans le domaine constitutionnel en revanche, l'égalité est presque toujours parfaite, même dans les États où la deuxième chambre n'est que nommée ou composée de membres de droit - je pense notamment à l'Allemagne. Toutefois les exemples espagnol et autrichien montrent que tel n'est pas toujours le cas.

Ce dédoublement peut s'avérer problématique, comme en atteste l'actualité italienne. Le gouvernement y est encore aujourd'hui responsable devant les deux chambres, ce qui lui impose de composer avec différentes majorités. Cela explique l'instabilité gouvernementale italienne et justifie la phrase prononcée par le Président du Conseil face au Sénat : « Je suis le premier Président du Conseil italien à ne pas pouvoir être membre de votre noble assemblée [à 38 ans, il n'a pas l'âge requis pour siéger au Sénat] et je serai le dernier Président du Conseil à susciter votre confiance [car il a l'intention de supprimer cette institution] ».

En conclusion, le bicamérisme aujourd'hui repose essentiellement sur la territorialité : il est donc impropre de parler de chambre haute et de chambre basse, distinction qui prône un bicamérisme conservateur et passéiste.

Le bicamérisme est nécessairement inégalitaire. Il présente certainement un enjeu pour la démocratie en ce qu'il est le gage de la qualité de la représentation, de la législation et du contrôle. Néanmoins, jusqu'où une chambre moins démocratique car moins représentative du peuple peut-elle bloquer les décisions d'une chambre pleinement représentative ? Une multiplication de la représentation démocratique n'entrave-t-elle pas la démocratie, comme le montre l'exemple italien ?

Le bicamérisme, plus qu'un enjeu, représente véritablement un défi.

DEUXIÈME SÉQUENCE
INTERROGATIONS : LE BICAMÉRISME FRANÇAIS EN DÉBAT

Sous la direction de M. Patrice MACHURET, Journaliste

M. Patrice MACHURET

Journaliste pour France 3, je co-présente les rendez-vous du Parlement sur cette chaîne, notamment au Sénat depuis cinq ans.

Aujourd'hui, il semble que les Français doutent de l'utilité du Sénat. De notre bicamérisme déséquilibré se dégage l'impression que l'Assemblée nationale est l'instance prépondérante, sans doute parce qu'elle conserve le dernier mot dans le vote de la loi. Pour tirer un exemple de l'actualité, Manuel Valls s'est présenté à l'Assemblée et au Sénat, mais le vote de confiance qui aurait pu le censurer n'est accordé par la Constitution qu'à la première chambre.

Le Sénat, depuis quelque temps, semble par ailleurs avoir perdu de sa sagesse, comme le montrent les alliances étonnantes qui s'y nouent, par exemple entre l'UMP et les communistes. Désormais dans l'opposition politique, la seconde chambre endosse un rôle de plus en plus bancal par rapport à son histoire.

Mme Eliane ASSASSI, Sénatrice de Seine-Saint-Denis, Présidente du groupe CRC

Je considère toujours que le Sénat fait preuve de sagesse, même si mon groupe politique peut être considéré comme fauteur de trouble. Je reconnais au Sénat la capacité de débattre réellement, dans le respect de la diversité et du pluralisme de ses membres. En cela, il représente un atout indéniable pour notre démocratie.

Nous traversons aujourd'hui une crise profonde des institutions, qui ébranle notre démocratie. Le vote d'extrême-droite, l'importance de l'abstention aux élections locales, le repli sur soi, l'individualisme, sont autant de marqueurs d'une rupture engendrée par le non-renouvellement de la sphère politique et des modes de scrutin, rupture entre le peuple et les élites économiques et politiques de la France. Aujourd'hui, 17 % des Français estiment que les responsables politiques ne se préoccupent que de leurs semblables.

À l'échelle internationale, les marchés financiers, l'OMC, le FMI et la Banque mondiale ont pris le pouvoir. Les institutions européennes dictent en grande partie notre législation. La Commission de Bruxelles et la Banque centrale européenne se sont octroyé une partie du pouvoir législatif au détriment de la représentation parlementaire nationale. La mondialisation capitaliste entraîne, au nom de la dérégulation, la destruction des instruments de la puissance publique et resserre le cercle des décideurs, pour une prétendue meilleure gouvernance.

Selon nous, le fonctionnement de la V e République s'est essoufflé, car il ne respecte plus le principe fondamental du contrat social que constitue la souveraineté populaire. L'exécutif concentre un trop grand nombre de pouvoirs, le Parlement est dévalorisé, l'initiative citoyenne et la voix du peuple négligées. Les réponses libérales contournent, voire renforcent le divorce entre les élites et le peuple, par une accentuation du présidentialisme et du bipartisme, alors que rien n'est fait pour enrayer le déclin de l'institution parlementaire. La Constitution de la V e République met en place un équilibre constitutionnel inédit où le Président, « clé des institutions » pour reprendre le mot de Michel Debré, domine le pouvoir législatif.

Aujourd'hui, la prééminence du pouvoir exécutif sur le législatif a été renforcée par des mécanismes poussés de rationalisation du parlementarisme : le recours aux ordonnances, l'usage de l'article 49-3 de la Constitution, la maîtrise de l'ordre du jour des assemblées, un droit d'initiative renforcé, l'extension du pouvoir réglementaire autonome et l'élection du Président de la République au suffrage universel. Le Parlement peine à contrôler l'activité législative du gouvernement. La pratique politique n'a fait qu'exacerber la domination de l'exécutif et, en son sein, du Président de la République.

Il est vrai qu'à l'occasion de la révision constitutionnelle de 2008, qui avait pour objectif une revalorisation du Parlement, l'article 49-3 de la Constitution a été encadré. Toutefois, d'autres armes plus subtiles n'ont pas été révisées : c'est le cas notamment de l'article 44-3, utilisé pour interrompre ab initio une discussion parlementaire. Cette disposition, aujourd'hui employée par la majorité à l'encontre de l'opposition, voire de la majorité non gouvernementale, avait été prévue à l'origine pour rappeler à l'ordre une majorité gouvernementale indisciplinée et disparate.

Ce choix de mode de scrutin a modelé une pratique politique favorisant l'instabilité gouvernementale au détriment du pluralisme au sein du Parlement. Le problème ne réside en effet pas seulement dans l'articulation des pouvoirs entre le Parlement et le gouvernement, mais aussi dans la mise en oeuvre du fait majoritaire qui règne sans partage sur nos institutions, depuis notamment les élections législatives consécutives à la dissolution de 1962. La majorité parlementaire renonce à utiliser ses pouvoirs dès lors qu'ils sont susceptibles de remettre en cause sa cohérence et surtout son soutien indéfectible au gouvernement.

Il est ainsi coutumier d'opposer deux institutions, le Parlement et le gouvernement, censées incarner chacune une logique propre ; mais le clivage ne se situe pas seulement à ce niveau. La majorité parlementaire soutient le gouvernement et cette mission est devenue quasiment exclusive de toute autre.

Il ne s'agit pas de nier l'utilité du fait majoritaire, principal garant de la stabilité de nos institutions. Cependant, notre démocratie parlementaire, aujourd'hui parvenue à maturité, ne doit pas craindre d'organiser des contre-pouvoirs. Montesquieu ne conseillait-il pas un système où chaque pouvoir arrête le pouvoir ?

Incontestablement, la place du Sénat dans nos institutions suscite un questionnement. Ce débat ne doit plus être sacrifié au légitime respect dû à la chambre haute. Le bicamérisme à la française sous la V e République peine à entrer dans les catégories juridiques habituelles : il n'est ni un bicamérisme fédéral ni un bicamérisme parlementaire égalitaire. Notre système manque de justification. C'est d'autant plus vrai que la Constitution offre au gouvernement, avec la procédure du dernier mot à l'Assemblée nationale, une arme absolue contre l'opposition du Sénat qui transforme notre système en un monocamérisme majoritaire de fait.

Le Sénat de la V e République s'inscrit donc dans la tradition du bicamérisme à la française, celui de la pondération de l'Assemblée au suffrage universel direct. Pendant des décennies, le Sénat a été effectivement le bastion des forces modérées. Même si le Sénat a souvent permis d'approfondir certains débats, la priorité doit être conservée à l'Assemblée nationale.

Pour légitimer pleinement l'existence d'une seconde assemblée, il conviendrait de la rendre aux citoyens et à l'action politique par une modification de sa composition et de son mode d'élection. Nicole Borvo Cohen-Seat, ancienne sénatrice de Paris et Présidente du groupe communiste, propose à juste titre que la représentation sociale et territoriale s'effectue dans le cadre d'une seconde chambre, issue d'une transformation du Sénat, sans préjudice pour les collectivités ou organisations sociales. Cette chambre pourrait être composée pour une moitié de représentants des collectivités locales élus au suffrage universel direct sur liste départementale. L'autre moitié pourrait rassembler des représentants de groupes sociaux élus au suffrage universel direct sur des listes régionales ou départementales, composées de citoyens proposés par des organisations associatives et syndicales représentatives dans des proportions à définir.

Cette modification substantielle présenterait l'incontestable avantage d'offrir aux électeurs un choix politique largement ouvert. Il est vrai toutefois que ce système se heurterait sans doute à des objections, notamment quant à son rôle par rapport à l'Assemblée nationale.

J'ai voulu affirmer ici mon attachement au bicamérisme, mais à un bicamérisme refondé par une transformation du Sénat. Une telle démarche soulève certes de nombreuses questions, mais la plus cruciale de toutes est celle de la représentation citoyenne qui, pour l'heure, est absente du fonctionnement de nos institutions.

M. Michel MERCIER, Sénateur du Rhône, ancien ministre, membre du groupe UDI-UC

Les justifications traditionnelles de l'existence de deux chambres ont été abondamment rappelées : qualité des lois, représentation conjointe de l'individu et du collectif, continuité historique.

Il convient tout de même de rappeler que le Sénat ne représente pas seulement les territoires, mais aussi les citoyens. Dans tous les cas, ce sont les citoyens qui sont représentés, soit en tant qu'individus, soit au travers de leur vie locale. C'est bien ce qui légitime l'existence de la seconde chambre et légitime son pouvoir.

Une justification complémentaire du bicamérisme dans notre pays est née des réformes constitutionnelles de ces dernières années, principalement l'instauration du quinquennat et l'inversion du calendrier électoral parlementaire.

Un mois après l'élection du Président de la République, les Français confirment leur vote par l'élection d'une Assemblée nationale de même couleur politique, dont la majorité a pour rôle de mettre en oeuvre le programme présidentiel du gouvernement.

La mission du Sénat est nécessairement différente. Il est élu pour examiner les problèmes et peser les arguments. Il représente les citoyens qui se sont prononcés à un moment différent. Sa responsabilité première est de préserver les équilibres nécessaires à l'élaboration des lois, par la correction de la mise en oeuvre du programme présidentiel. Cet aspect, qui se retrouve au niveau de la législation, mais aussi de la mission de contrôle du Sénat, constitue aujourd'hui une justification forte et nouvelle de la nécessité d'une seconde chambre. Notre pays est ainsi fait que bien souvent, près de la moitié des électeurs n'ont pas voté pour le Président de la République élu : dès lors, le rôle du Sénat est aussi d'être l'écho de ces voix, dans le respect du dernier mot dû à l'Assemblée nationale.

De cette nouvelle responsabilité découle pour le Sénat des obligations. Sa représentativité doit être exemplaire et le Sénat doit être attentif aux évolutions de l'organisation du corps électoral sénatorial. L'augmentation du nombre de délégués non-élus est à cet égard préoccupante : dans trois départements, les non-élus désignés par les élus locaux seront majoritaires dans le corps électoral sénatorial. Le sénateur doit pourtant demeurer l'élu des élus : c'est la justification même du Sénat. Si un nouveau rôle et de nouvelles responsabilités sont à promouvoir pour le Sénat, il demeure nécessaire d'affirmer son ancrage territorial.

M. André GATTOLIN, Sénateur des Hauts-de-Seine, membre du groupe Écologiste

Je m'exprimerai ici en discordance avec la vieille tradition écologiste qui réclame la disparition du Sénat, souvent assimilé au conservatisme.

Il convient d'être pragmatique et de resituer le rôle des institutions dans une architecture institutionnelle globale et dans les pratiques politiques effectives. Face à la puissance de l'exécutif et à l'omniprésence du « présentisme », selon le mot de l'historien et philosophe François Hartog, c'est-à-dire l'effacement du passé et l'éclipse du futur, il est crucial de conserver un temps pour légiférer et pour penser. Le nombre de textes de loi est en augmentation permanente et leur production intervient presque toujours dans une précipitation qui justifie les fréquentes interventions du Conseil constitutionnel. Le Sénat apparaît dans ce contexte comme une chambre d'approfondissement.

À cet égard, le bicamérisme est indéniablement utile à nos institutions : il compense quelque peu notre manie de « l'exécutivisme », notre tendance à confier une partie majeure de la vie législative à l'exécutif. La même démarche se retrouve au niveau européen, où se multiplient les actes délégués, équivalents de nos décrets d'application, décidés en dehors de toute concertation parlementaire.

Cependant, des questions se posent sur les fonctionnalités du Sénat et ses évolutions. Les écologistes sont favorables à une transformation du Sénat en chambre des régions, dans une logique de rééquilibrage territorial. Il serait utile que les élections sénatoriales s'effectuent au suffrage universel direct, en même temps que les régionales et à la proportionnelle.

Par ailleurs, le Sénat doit se transformer, au niveau national, en chambre de débat européen. Il l'est déjà aujourd'hui dans les faits. À travers sa Commission des Affaires européennes, le Sénat se voit soumettre chaque année plus de 1 000 textes européens, qu'il examine avec une diligence encore récemment saluée par les classements européens.

Cet aspect est capital, car avec le renforcement des pouvoirs nationaux dans la réforme constitutionnelle de 2008 et dans le Traité de Lisbonne, le Sénat dispose des pouvoirs dits de carton jaune et de carton rouge. Au cours des deux dernières années, pour la Directive Monti II et pour le parquet européen, le Sénat français, avec le soutien de nombreux autres parlements nationaux, a pu remettre en cause une directive et un règlement incompatibles avec la subsidiarité. Il convient donc de légiférer dans une nécessaire considération de la perspective européenne.

Le terme de bicamérisme pourrait en réalité être remplacé par celui de « tricamérisme », en ajoutant à nos deux assemblées le Parlement européen. Là encore, des problèmes d'architecture institutionnelle se posent. Le rôle des parlements nationaux aux côtés du Parlement européen est en effet essentiel dans le devenir de la législation européenne.

Enfin, le Sénat doit être une chambre destinée à penser les évolutions sur le temps long. Il est très inquiétant de constater qu'un gouvernement fraîchement élu se lance aujourd'hui dans des programmes de réforme très lourds, sans avoir pris le temps de la concertation. En Allemagne, quand des réformes structurelles sont envisagées, le débat est ouvert au moins deux ans auparavant. Ainsi, les États généraux de la décentralisation organisés par le Président Bel tendaient à anticiper, par une concertation en amont, la troisième vague de décentralisation proposée par la majorité de gauche. Malheureusement, le ministre n'a pas pris en compte ces travaux : son projet de loi était déjà prêt à être voté.

Le Sénat doit être la chambre, non plus du conservatisme, mais du perspectivisme : tenant compte du passé, elle permet se projeter dans l'avenir. Des études menées au Royaume-Uni montrent qu'à l'horizon 2030, 50 % de la législation se rapportera aux nouvelles technologies et à d'autres questions d'avenir très complexes. Je crains que les gouvernements d'aujourd'hui, pris par l'urgence, ne soient pas en mesure de fournir des cadres de réflexion pertinents sur de tels problèmes.

Dans le cadre d'une architecture institutionnelle globalement repensée, les régions, l'Europe et le temps long peuvent constituer la base du bicamérisme ou « tricamérisme » à la française.

M. Alain RICHARD, Sénateur du Val d'Oise, ancien ministre, membre du groupe socialiste

Qu'il me soit permis tout d'abord de préciser que je ne m'exprimerai pas ici au nom du groupe socialiste. Mon propos, que j'entends placer autant sur un plan éthique que politique, sera strictement personnel.

Une deuxième chambre, dans le contexte de notre démocratie au XXI e siècle, est-elle un facteur d'amélioration des services que les élus doivent à la collectivité ?

Le premier de ces services est un système normatif pérenne et équitable. Le processus de codification, qui permet de mettre en ordre les règles déjà instaurées, fait apparaître une instabilité normative dont nous ne pouvons nous satisfaire.

Par ailleurs, l'équilibre entre les deux chambres issu de la Constitution de 1958 me semble satisfaisant. Il était tiré de l'expérience de la III e et de la IV e République. Sous la III e République, basée sur un système de bicamérisme quasiment égalitaire, les gouvernements étaient responsables devant le Sénat, ce qui à mon sens représentait une déviation. Sous la IV e République, en revanche, le Conseil de la République s'approchait dangereusement d'un rôle purement consultatif. L'équilibre des responsabilités et notamment du pouvoir final de décision, tel qu'il est réparti entre l'Assemblée nationale et le Sénat dans le texte de 1958, constitue un bon système de partage délibératif.

L'encadrement de la fonction législative par le Conseil constitutionnel est dans l'ensemble satisfaisant. Le Parlement est dans l'État de droit et non au-dessus : il est donc légitime que ses décisions soient contrôlées au nom des principes supérieurs que sont la Déclaration des Droits de l'homme et ses déclinaisons.

Dans le contexte français unitaire, loin du modèle fédéraliste où la souveraineté même est partagée entre État fédéral et États fédérés, la représentation politique est celle de citoyens territorialisés : aucun sénateur ne représente un territoire vide.

Le Sénat doit aujourd'hui apporter l'expérience, l'approfondissement, la vue de long terme et un équilibre responsable entre le souhaitable et le possible. C'est pourquoi notre relation avec les élus locaux est primordiale : ces derniers n'ont en effet pas d'autre choix que de tenir compte de la totalité d'un problème. Le dialogue médiatisé avec nos concitoyens contribue ainsi à élaborer des solutions équilibrées et durables.

Le rapport du Sénat à l'exécutif comporte, certes, une part de tension. Cependant, comment l'exécutif peut-il faire aboutir une législation sans dialogue avec le Parlement, et en premier lieu avec la majorité parlementaire ? Quand le fait majoritaire se transpose au Sénat, le groupe majoritaire est amené à passer des compromis, mais qui ne peuvent engendrer la négation des engagements politiques au nom desquels les sénateurs ont été élus.

Inévitablement, les rythmes politiques pèsent sur la vie de l'Assemblée nationale, accentués par la précarité économique des médias qui ne sont plus que l'écho, sans distance ni synthèse, des pulsions instantanées de l'opinion. Dans ce contexte, le rôle d'une deuxième chambre est d'apporter du recul, de la permanence et une forme de dialogue avec l'exécutif.

Le Sénat devrait participer à la construction d'une démocratie plus opérante et d'une politique plus efficace. Sa représentativité est le résultat d'un équilibre. Dans un contexte où la proportion déterminante de sa composition proviendra de listes bloquées, donc élaborées dans un système d'autorité de partis, les étiquettes politiques seront préservées, mais sa capacité à produire des décisions sera substantiellement minorée. Au demeurant, je doute que la France gagne à s'inspirer des systèmes de coalition pratiqués chez nos voisins européens, où plusieurs partis ayant fait campagne les uns contre les autres fondent un contrat de coalition, niant une grande partie des engagements qu'ils ont pris envers leurs électeurs.

Nous sommes encore loin de l'idéal à atteindre. Nos électeurs ont leurs exigences et nous devrions en avoir encore davantage vis-à-vis de nous-mêmes. C'est pourquoi, quand des chercheurs et des penseurs nous permettent d'évaluer la qualité de notre travail législatif, il convient de les remercier de leur aide.

M. Hugues PORTELLI, Sénateur du Val d'Oise, membre du groupe UMP

Je ne pense pas pour ma part que nous connaissions une crise des institutions, mais plutôt une crise de la décision et de la représentation politique. Par ailleurs, il est difficile de comparer le bicamérisme français à celui des autres pays européens et ce pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, la plus grande partie des États européens sont trop petits, en termes de territoire ou de population, pour être bicaméraux.

Ensuite, les États bicaméraux européens le sont pour des raisons très différentes de la France. Dans les États régionaux, les régions qui se dotent d'un pouvoir politique et législatif ne souhaitent pas voir leurs liens directs avec le pouvoir central entravés par l'interposition d'une seconde chambre. Ainsi, l'Italie s'apprête aujourd'hui à supprimer son Sénat parce que ses régions, dotées d'un réel pouvoir, refusent que le Sénat fasse écran entre elles et le gouvernement central.

La France connaît une situation différente, où le Sénat a un rôle spécifique lié au double centralisme accru par la V e République.

Le premier centralisme est administratif. Malgré la révision constitutionnelle de 2003 et les lois de décentralisation, la France reste un État centralisé. Les institutions locales que sont les collectivités territoriales sont des institutions administratives. Le Sénat est donc la solution française pour contrebalancer le centralisme administratif.

La V e République y a ajouté le centralisme politique, qui a atteint son apogée avec l'instauration du quinquennat. Les deux institutions clés que sont le Président de la République et l'Assemblée nationale sont étroitement liées l'une à l'autre, par le même agenda politique. Le Sénat est ici encore le moyen d'équilibrer ce centralisme politique que constitue le système majoritaire.

Dans ce système finalement assez peu parlementaire, où les députés dépendent d'un Président de la République qui n'est pas responsable devant eux, le seul élément de parlementarisme réel est le Sénat. S'il s'acquitte de cette tâche avec quelques imperfections liées à son mode de représentation particulier, son rôle n'en demeure pas moins décisif : il tempère le centralisme à la fois administratif et politique.

Pour parvenir à ses fins de modération, le Sénat doit être qualitativement irréprochable. Ses travaux sont souvent beaucoup plus durables que ceux de l'Assemblée nationale, car il n'est responsable que devant lui-même et devant ses électeurs.

Aujourd'hui, deux facteurs menacent d'affaiblir le Sénat.

Tout d'abord, la base électorale du Sénat qu'est le binôme commune/département est en crise. La plupart des communes sont rurales et en passe d'être absorbées par le système intercommunal. Les départements quant à eux sont financièrement exsangues et enfermés dans les prérogatives issues des lois de décentralisation. Depuis une dizaine d'années, une interrogation récurrente porte d'ailleurs sur ce que devra être la future base territoriale de la France.

De plus, la notion de majorité sénatoriale n'existe plus vraiment. Elle se distingue de celle de majorité présidentielle et se définit comme la capacité d'auto-organisation politique du Sénat lui permettant de remplir ses missions de législation, de contrôle et de représentation. Depuis trois ans, cette majorité sénatoriale semble inopérante, en raison de l'émiettement de la représentation et de l'instabilité politique du Sénat. L'image du Sénat et la qualité de ses travaux s'en sont trouvées dégradées.

Si le Sénat entend jouer un rôle dans l'avenir, il doit accomplir un effort sur lui-même. Le couple majoritaire quant à lui doit stabiliser son mode de représentation et de fonctionnement.

Mme Julie BENETTI, Professeur aÌ l'Universitéì de Reims

La Commission dite « Jospin » de rénovation et de déontologie de la vie publique a eu à débattre de la place et du rôle du Sénat à deux reprises au moins : lors de l'étude d'une réforme du mode de scrutin applicable aux élections sénatoriales, puis lors de la discussion sur l'application de la réforme du cumul des mandats aux sénateurs.

Ces échanges ont tout d'abord montré que le bicamérisme, du moins dans son principe si ce n'est dans ses modalités, n'est plus remis en cause aujourd'hui, même par ceux qui, à gauche, avaient le plus violemment critiqué le Sénat. L'alternance de 2011 a sans doute joué dans ce processus un rôle important.

Par ailleurs, les justifications du bicamérisme dessinent une ligne de partage entre ceux qui, tirant parti de l'article 24 de la Constitution, voient dans le Sénat une chambre des territoires et ceux pour qui le rôle du Sénat ne découle pas de son mode d'élection mais de sa fonction de représentation de la nation entière.

Le mode d'élection du Sénat est certes crucial, mais il conditionne sa légitimité et non son rôle. En fixant le principe selon lequel le Sénat assure la représentation des collectivités territoriales de la République, l'article 24 ne définit pas les missions du Sénat : il détermine seulement son mode d'élection à deux degrés. Ainsi, dire du Sénat qu'il est une chambre des territoires parce que ce sont les élus locaux qui composent son collège électoral est non seulement historiquement inexact, mais encore juridiquement infondé. C'est une confusion entre la fonction d'une assemblée et le mode de désignation de ses membres.

C'est pourquoi il était frappant, lors de la discussion au Sénat de la réforme du cumul des mandats, que cet article 24 soit si souvent invoqué pour réclamer un traitement différent des sénateurs de celui des députés. L'argument de la spécificité sénatoriale semble très risqué car si le Sénat est une chambre des territoires, ses prérogatives devraient être réduites par rapport à celles de l'Assemblée nationale, pour se limiter aux questions intéressant les collectivités territoriales.

Le projet du Président du Conseil italien Matteo Renzi de supprimer les provinces, équivalents de nos départements, et de transformer le Sénat en assemblée consultative des régions, doit ainsi être observé avec attention et prudence : toute ressemblance avec les projets actuels en France n'est peut-être pas totalement fortuite...

Le bicamérisme français n'a donc de sens que si le Sénat se vit comme une assemblée de la nation, dont la justification essentielle réside non dans la représentation des territoires, mais dans l'intérêt d'un double examen des textes de loi.

Le bicamérisme français pourrait se définir aujourd'hui comme un bicamérisme de contradiction, et ce à double titre.

La première contradiction est conjoncturelle, puisque la gauche a davantage tiré parti de sa majorité au Sénat quand elle était dans l'opposition à l'Assemblée nationale que depuis les élections législatives de 2012 où, devenue également majoritaire à l'Assemblée nationale, elle doit composer avec une majorité réfractaire au Sénat. Cette situation tient sans doute à la structure même de la majorité sénatoriale, majorité d'addition de quatre groupes politiques de cultures parlementaires différentes.

Elle révèle toutefois plus profondément une autre contradiction, qui est la raison d'être du bicamérisme et donc du Sénat, chambre de contradiction vis-à-vis de l'Assemblée nationale comme du gouvernement.

M. Jean-Jacques HYEST, Sénateur de Seine- et-Marne, ancien Président de la commission des lois

Dans l'histoire récente, le Sénat s'est trouvé tantôt dans la majorité, tantôt dans l'opposition mais majoritaire, tantôt dans l'opposition sans majorité. En réalité, les sénateurs ne sont pas élus sur un programme présidentiel. Le Sénat dès lors est souvent dans l'opposition, si bien qu'il est accusé de ralentir le processus législatif.

Le Parlement est constitué de deux chambres, dont les membres sont tous élus au suffrage universel, direct ou indirect. C'est pourquoi conserver au Sénat la spécificité sur les questions territoriales menace le statut des sénateurs de parlementaires de plein exercice. Le Sénat et l'Assemblée nationale doivent pouvoir approfondir toutes les questions. De nombreux spécialistes reconnaissent d'ailleurs que le Sénat fournit souvent un meilleur travail en termes de qualité des lois et calme les excès de l'Assemblée nationale. Ainsi, la procédure accélérée, coupant court à tout dialogue entre les deux assemblées, est la négation même du bicamérisme.

Des traditions importantes gouvernent le Sénat. Par exemple, les lois mémorielles sur les négationnismes avaient été largement rejetées par le Sénat sous une certaine majorité. Après un changement de majorité, le Sénat n'avait pas modifié sa position, maintenant les mêmes arguments constitutionnels et juridiques. Le Sénat se fonde sur des bases de raisonnement solides et pérennes et non sur une simple logique de soutien à la majorité gouvernementale.

La ministre de la Justice a récemment estimé indispensable de réformer par ordonnance le droit des obligations et des contrats. Le Sénat, malgré l'insistance du gouvernement, s'opposait à l'emploi de cette procédure. En revanche, l'Assemblée nationale l'a autorisée.

Enfin, il convient de se réjouir de la décision du Conseil constitutionnel selon laquelle la loi sur le cumul des mandats ne relève pas de la compétence spécifique du Sénat : elle place les sénateurs sur un pied d'égalité avec les députés. Réclamer une priorité des sénateurs sur les questions ayant trait aux collectivités territoriales priverait le Sénat de son plein rôle politique.

Le Sénat est performant, mais deux points de son évolution s'avèrent préoccupants. Le raccourcissement du mandat parlementaire aura nécessairement un effet à long terme. Par ailleurs, l'extension du scrutin proportionnel aux deux tiers rapprochera le Sénat de l'Assemblée nationale en termes de qualification des candidats : de plus en plus de sénateurs seront désignés par les partis politiques.

De la salle

Une idée est souvent revenue dans les débats : la crise de la démocratie. M. Garrigues a rappelé que seuls 28 % des Français exprimaient leur confiance envers le Sénat. Nos concitoyens estiment sans doute que cette assemblée majoritairement phallocrate et gérontocrate se contente de défendre ses privilèges et de protéger ses membres. Mme Assassi a également mis l'accent sur des défauts de fonctionnement dans les institutions, liés notamment à la prédominance de l'exécutif.

Quand on observe à l'Assemblée nationale des députés qui imitent des caquètements, s'insultent, braillent, se coupent la parole, voire en viennent aux mains, la question suivante se pose : pour dénoncer la crise de la démocratie, plutôt que de pointer du doigt les institutions, ne convient-il pas d'interroger la responsabilité des élus eux-mêmes ?

Mme Éliane ASSASSI

La question est légitime, mais le prisme des élus n'offre sans doute pas la meilleure réponse. Il serait plus enrichissant que les membres de cette assemblée apportent leur point de vue.

Mme Julie BENETTI

Les Français ont une fausse image du Sénat, car en réalité, la moyenne d'âge y est à peine plus élevée qu'à l'Assemblée nationale et les femmes y seront bientôt plus représentées, du fait de l'extension de la représentation proportionnelle pour l'élection des sénateurs.

M. Jean-Philippe DEROSIER

Tout d'abord, pour revenir sur mon intervention un peu rapide, je précise que la représentation du territoire ne fait pas seulement référence à la représentation d'une terre. L'article 24 de la Constitution dispose que « Le Sénat assure la représentation des collectivités territoriales ». Des structures territoriales sont représentées, par le poids de leur population parfois, mais pas toujours. Par exemple, le Sénat américain compte toujours deux représentants par État, quelle que soit l'importance de sa population. En Allemagne, la représentation varie au Bundesrat et en France également.

Par ailleurs, je crains que la procédure accélérée ne soit pas « refusable ». Certains députés de la majorité se sont récemment élevés contre la multiplication des recours à la procédure accélérée, sans conséquence. En revanche, si plutôt que refusable, elle était acceptable, c'est-à-dire si le gouvernement souhaitant engager la procédure accélérée, demandait au Parlement de la valider, le fait majoritaire l'assurerait de l'obtenir quasi systématiquement, hormis dans les cas où cette démarche serait réellement abusive.

M. Hugues PORTELLI

Il n'est pas normal de devoir procéder dans une telle urgence. Toutefois, cette année, le Parlement a suspendu ses sessions pendant plusieurs semaines en raison des élections municipales. Or cet arrêt n'était pas justifié. En conséquence, des sessions extraordinaires seront programmées pendant l'été. En 2012 de la même façon, les travaux s'étaient interrompus pendant presque deux mois et demi en raison des élections présidentielles et législatives. Le rythme parlementaire doit donc être revu, car le recours à la procédure accélérée n'est souvent justifié que par des suspensions intempestives des séances.

M. Alain RICHARD

La réforme de 2008 ayant fait évoluer la répartition du temps parlementaire, nous devons impérativement étudier l'utilisation de ce temps. La façon dont nous travaillons en séances publiques n'est pas optimale, pas plus que la répartition entre le temps de législation et le temps de contrôle. Ces défauts sont d'ailleurs au moins aussi béants à l'Assemblée nationale qu'au Sénat.

De la salle

Ne pensez-vous pas que le Sénat, en s'opposant à des réformes très attendues comme celle du cumul des mandats, puisse expliquer par son comportement le désamour des Français? Par ailleurs, cette réforme particulière n'apporterait-elle pas une réponse au problème du temps parlementaire, dans la mesure où elle n'interdit que le cumul avec des fonctions exécutives ?

M. Jean-Jacques HYEST

Nous verrons bien, à la suite de cette réforme, quels parlementaires seront plus présents et assidus au travail. La responsabilité du Parlement est avant tout celle des parlementaires, même si l'organisation du temps de travail devrait être repensée. Dans l'ensemble, il est prouvé que la qualité du travail parlementaire n'est pas liée au fait de cumuler des mandats.

M. Michel MERCIER

Concernant le cumul des mandats, une page est évidemment tournée. Aucune majorité ne fera du rétablissement du cumul sa priorité. Nous verrons si les avantages espérés accompagneront ou non cette évolution.

Pour ma part, j'ai cumulé des mandats et ne m'en excuse pas. L'une des dernières lois de réforme territoriale a été pensée par le maire de Lyon et moi-même : nous cumulions tous deux des fonctions locales et des fonctions législatives. Nous entendions créer une grande métropole. Lors de la venue du Président de la République à Lyon, nous lui avons exposé ce projet. Son approbation était toutefois indifférente, car nous avions prévu de l'annoncer le lendemain. Or nous n'aurions pas porté cette idée avec autant de conviction si nous n'avions pas eu de responsabilités locales.

Ce simple exemple ne démontre pas à lui seul l'utilité permanente du cumul des mandats, mais il appelle à la nuance dans l'appréciation de ce phénomène. J'ai personnellement le sentiment que cumuler différents mandats ne m'a pas empêché de m'acquitter convenablement de mes missions.

Je reconnais également que l'opinion publique est opposée au cumul : même si ce sentiment est regrettable, il convient évidemment d'en tenir compte. J'espère, sans en être convaincu, que l'abrogation du cumul constituera un gage suffisant pour lutter contre l'antiparlementarisme qui gangrène notre pays. Le cumul des fonctions représente au contraire, selon moi, la garantie de l'indépendance des parlementaires, qui ne doivent pas leur siège au bon vouloir de leur parti, mais aux électeurs qui les ont choisis localement.

Mme Éliane ASSASSI

Je n'ai moi-même jamais cumulé et j'ai voté pour la loi sur le non-cumul des mandats. Elle envoie un signal à ceux qui se défient du personnel politique en général.

Toutefois, je ne pense pas que cette mesure suffira à régler le problème de l'absentéisme des élus, dont certains semblent oublier que la fonction d'élu, bien plus qu'un métier, est l'exercice d'un mandat confié par les électeurs.

Il est vrai au demeurant que le temps parlementaire est aujourd'hui de plus en plus dédié au travail en commissions, qui vide de sa substance le débat public en séance. Cet élément permet également à certains de se dédouaner du vote en séance publique.

TROISIÈME SÉQUENCE
PERCEPTION : LE BICAMÉRISME FRANÇAIS AÌ TRAVERS LE PRISME DES MÉDIAS

Sous la direction de M. Dominique CHAGNOLLAUD, Professeur à l'Université Paris II Panthéon Assas

M. Dominique CHAGNOLLAUD

La question du bicamérisme vu par les médias est un sujet étrange mais essentiel. À cet égard, je voudrais tout d'abord attirer l'attention sur le fait que le bicamérisme, en réalité, n'est pas vu par les médias. Ainsi, les chroniqueurs parlementaires, malheureusement, ont quasiment disparu de la presse écrite. Alors que l'on trouvait encore dans les années 1960 des séanciers, seule l'AFP continue aujourd'hui à rendre compte des débats parlementaires.

Ce phénomène est la conséquence des institutions de la V e République, qui ont progressivement « effacé » le Parlement. Il est aussi lié à l'évolution des médias, celle-ci renvoyant à la fois à la médiatisation de la société et à l'accélération du temps des médias.

Heureusement, ce désert médiatique est partiellement compensé par l'existence des chaînes généralistes centrées sur la vie parlementaire que sont LCP-Assemblée nationale et Public Sénat.

Par ailleurs, le bicamérisme tel qu'il est vu par les médias apparaît comme inégalitaire. Ces derniers s'intéressent au spectaculaire, donc essentiellement au travail de l'Assemblée nationale. Le temps long dans lequel s'inscrit le travail du Sénat ne correspond pas à celui de l'information en continu.

Enfin, le bicamérisme est en prise avec l'emballement médiatique. Le débat sur le bicamérisme dans l'État unitaire qu'est la France n'a lieu que dans l'urgence et au travers de questions secondaires. Ainsi la récente affaire de l'immunité parlementaire a suscité une discussion précipitée sur la légitimité du Sénat et donc du bicamérisme.

Le bicamérisme révèle en réalité bien souvent la question plus profonde du fait majoritaire. Les médias se basent toujours sur la problématique soulevée par l'Assemblée nationale et ne se demandent que dans un second temps, par comparaison, pourquoi elle n'est pas soutenue par le Sénat.

Ce phénomène pose d'ailleurs le problème de la transposition des clivages d'une assemblée à l'autre, qui contribue à affaiblir la légitimité de la seconde chambre, à travers la question de son mode de représentation. Pour y remédier, un effort pédagogique est nécessaire, auquel mes camarades journalistes vont désormais se livrer.

Mme Suzette BLOCH, Journaliste à l'AFP

La perception du bicamérisme par les médias fait apparaître un constat cruel. Les journalistes se ruent plusieurs fois par semaine dans la salle des Quatre colonnes à l'Assemblée nationale, où leurs conditions de travail sont remarquables tandis que la salle de presse déserte et désuète du Sénat ne compte bien souvent, hors Public Sénat, que le journaliste de l'AFP. Je connais bien ce dernier poste, pour l'avoir occupé pendant cinq ans, après plusieurs années à l'Assemblée nationale. Quatre à cinq journalistes se consacrent au Palais Bourbon alors qu'un seul couvre celui du Luxembourg.

Les relations entre la presse et le gouvernement ne cessent d'évoluer. Les journalistes ne rendent plus compte des travaux du Parlement en tant que tels, mais des événements et des enjeux autour desquels s'organise la vie politique. De nombreux journalistes viennent à l'Assemblée nationale pour glaner des informations et se constituer un carnet de contacts. Les parlementaires suivent la même tendance, courant les plateaux de télévision pour exister médiatiquement.

La montée en puissance des médias en continu et de la communication politique au service d'intérêts privés impose de repenser une couverture journalistique indépendante du Parlement.

Mais il faut aller plus loin et revenir aux sources du problème, situées dans la nature même du bicamérisme français. C'est en effet la nature du régime politique qui détermine sa couverture médiatique. Un Parlement aux pouvoirs limités mérite-t-il une couverture médiatique aussi abondante qu'en Allemagne ?

À l'époque où je couvrais le Sénat, j'ai passé des jours à décortiquer des textes touchant directement la vie quotidienne des Français. Je me suis souvent interrogée sur l'utilité de ces études, dans la mesure où l'Assemblée nationale aurait le dernier mot. La valeur ajoutée législative apportée par les sénateurs est mise à mal par la légitimité supérieure conférée aux députés par le suffrage universel. Le bicamérisme à la française semble donc avoir une jambe plus courte que l'autre. D'ailleurs, tenter de comprendre quel est l'apport in fine du Sénat dans l'élaboration d'un texte de loi s'avère souvent très complexe.

En revanche, les batailles sur les projets de loi dans l'hémicycle, en commissions, dans les groupes politiques, voire dans les couloirs, révèlent souvent des jeux politiques d'envergure nationale. Dans ce palais déserté par les journalistes, les hommes politiques se laissent aller plus aisément à la confidence. En cela, le Sénat est un lieu passionnant. Il l'est aussi par sa culture du compromis politique, qui n'existe nulle part ailleurs en France.

Lorsque j'ai quitté mon poste au Sénat pour réintégrer le service politique du siège de l'AFP, cette chambre dite haute a totalement disparu de mon quotidien de journaliste. Le Sénat, en raison de son mode d'élection complexe, favorise l'opacité et le manque de visibilité. D'ailleurs, que signifie représenter le territoire, dans un État aussi centralisé que la France ?

Toujours replié sur lui-même, le Sénat est remis en question par les médias et les citoyens. Les sénateurs, dont la plupart croient en leur mission et s'y consacrent avec dévouement, s'en offusquent. L'abstention électorale croissante, le discrédit de la classe politique, le désintérêt pour la res publica , sont autant d'éléments qui soulignent l'essoufflement de nos institutions. En un temps où l'on demande des sacrifices à tous, les Français voient d'un mauvais oeil les quelque 900 millions d'euros attribués chaque année par l'État aux deux chambres du Parlement.

La gauche disposait de tous les leviers institutionnels mais n'a pas proposé de réelle modification, à l'exception de l'abrogation du cumul des mandats et la réforme cantonale. Je doute que la droite, quand elle aura repris tous ces leviers, fasse mieux. Est-ce bien raisonnable, à l'heure où l'Italie s'apprête à supprimer son Sénat, un symbole pour le pays qui a créé le Sénat ?

M. Gérard LECLERC, Président de LCP-AN

Le bicamérisme, comme plus largement le parlementarisme, est contesté par trois phénomènes combinés.

Le premier est la défiance générale envers la classe politique, révélée par les symptômes déjà énumérés que sont l'abstention, l'extrémisme, l'individualisme etc. En tant que chaîne parlementaire, nous sommes les témoins privilégiés de ces phénomènes, que ce soit par les micros-trottoirs, les mails que nous recevons et même dans certaines émissions - je pense notamment à l'émission « Génération République » au cours de laquelle des étudiants d'universités avaient donné des réponses consternantes à des questions sur le Parlement.

La deuxième tendance est liée au climat actuel de redressement des finances publiques par l'austérité. Pour nombre de nos concitoyens, l'idée s'impose que les parlementaires sont surnuméraires et la seconde chambre facultative.

Enfin, le troisième facteur clé est l'évolution des médias vers un rythme de plus en plus effréné dont témoignent notamment les chaînes d'information en continu. Ainsi s'imposent la dictature de l'instant, la recherche du sensationnel et de la simplification. Le temps médiatique coïncide de moins en moins avec le temps politique, et encore moins parlementaire.

Face à ces préoccupations, il incombe en premier lieu aux hommes politiques de répondre à la triple crise qui les touche : crise du résultat née d'un chômage endémique, crise de la démocratie accentuée par les différents affaires et scandales et crise de la parole politique, qualifiée de langue de bois.

Le Parlement quant à lui se doit de devenir plus moderne, plus efficace, plus en phase avec les évolutions de la société, pour reprendre les propos de Jean-Pierre Bel. Ce résultat peut notamment être atteint par une diminution du nombre de lois et de rapports. En revanche, le Parlement devrait exercer davantage son rôle de contrôle et reprendre les débats accaparés par les comités Théodule. Les parlementaires devraient sans doute être moins nombreux, mais plus représentatifs en termes de parité, de diversité, de professions, de place faite aux jeunes. Dans tous ces domaines, si les avancées sont réelles, les défis restent nombreux.

Le Sénat, lui, doit se montrer digne de ses ambitions de chambre de réflexion, de recul et d'approfondissement. Il doit certifier, par son double regard, tant la qualité de la loi que le contrôle de l'action publique. Plus précisément, pour améliorer l'organisation du travail, il serait bon que les missions et commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat ne traitent pas les mêmes sujets. Il est au contraire crucial que les deux chambres oeuvrent de façon complémentaire, comme elles le font par exemple actuellement : l'Assemblée nationale étudie l'économie numérique et le Sénat la gouvernance mondiale de l'Internet. Il serait aussi envisageable de mettre en place des groupes de travail communs aux deux chambres.

À notre niveau de chaîne parlementaire, il est décisif de soigner les retransmissions télévisées : les salles vides mal filmées par des caméras automatiques ne concourent pas au prestige du Parlement. De plus, les journalistes politiques sont aujourd'hui contestés, accusés de connivence avec le pouvoir et écartés du devant de la scène médiatique. Les politiciens les délaissent de plus en plus au profit des émissions de divertissement, ou de la communication directe par Facebook ou Twitter. Les journalistes ont cependant pour tâche de résister à cet emballement médiatique, de favoriser les débats de fond et la confrontation des idées. Pour ce faire, les meilleurs experts sont au Parlement : ces élus ont travaillé sur les rapports et connaissent parfaitement leurs sujets.

Pour conclure, la mission des chaînes parlementaires est de rendre tout leur rayonnement aux deux assemblées, en faisant vivre le débat démocratique dans sa richesse et dans son pluralisme. Nous devons également nous acquitter d'un devoir de pédagogie auprès des citoyens, notamment des plus jeunes ; compte tenu de la perte de repères ambiante, cette dernière tâche est particulièrement importante.

M. Gilles LECLERC, Président de Public Sénat

Dans ce paysage gris, je vais tenter d'apporter une note plus contrastée et de remettre les débats en perspective.

Le bicamérisme en France date de 1875. L'apparition d'une caméra dans les hémicycles remonte, elle, aux années 1980. La décision de créer les chaînes parlementaires, de son côté, date de la loi du 30 décembre 1999. Même si les parlementaires ont montré une certaine réticence à introduire les médias dans leur cercle fermé, des progrès remarquables ont été accomplis.

La préoccupation première, à l'origine de la création de ces chaînes, consistait à mettre en valeur les travaux des assemblées. Le service public de la télévision a toujours eu la mission de relayer la vie des deux chambres. Il l'a fait notamment par les séances de questions d'actualité, qui ont représenté en leur temps une réelle novation, mais aussi par des magazines traitant de la matière parlementaire.

La seconde raison était la volonté de renouer les liens entre les citoyens et la politique. Depuis les années 1980, en effet, l'image du personnel politique en général avait été écornée et s'accompagnait déjà d'une baisse de la participation aux scrutins. En tant que jeune journaliste politique, je me suis formé en passant des jours et des nuits à l'Assemblée nationale et au Sénat. C'est cette proximité avec les débats de fond que les chaînes parlementaires ont souhaité rendre accessible au public.

Par la suite, le pari audacieux fut de créer une chaîne parlementaire. Les Présidents des assemblées ont préparé les parlementaires, peu désireux de voir des journalistes entrer dans les chambres. Les principaux moteurs de ce projet ont été Laurent Fabius, Philippe Séguin et Jean-Louis Debré du côté de l'Assemblée nationale, René Monory et Christian Poncelet du côté du Sénat.

Une hésitation a accompagné cette genèse : fallait-il opter pour une chaîne « robinet à images », comme la BBC Parlement au Royaume-Uni et Chamber TV au Luxembourg ou, au contraire, une chaîne indépendante, faisant appel à des journalistes professionnels ? C'est cette seconde option, audacieuse, qui a été retenue, malgré la réserve suspicieuse des parlementaires. Le 8 février 2000, la chaîne parlementaire a commencé à émettre.

Il a également fallu choisir entre la création d'une ou deux chaînes. Dans ce débat, l'aspect bicamériste a manifestement joué, puisque la décision finale a été de créer deux chaînes.

Quinze ans plus tard, LCP-Assemblée nationale et Public Sénat cohabitent sur le même Canal 13. Ces chaînes civiques et citoyennes occupent aujourd'hui une réelle place dans le paysage audiovisuel français. Elles sont regardées et appréciées pour le refus qu'elles opposent à l'immédiateté. Le choix d'inclure ces chaînes dans le bouquet TNT a par ailleurs évidemment contribué à leur dynamisme.

La loi indique bien que les chaînes parlementaires sont indépendantes ; il n'est pas rare d'y voir des journalistes critiquer le contenu des débats menés dans l'une ou l'autre des assemblées. Elles ont d'ailleurs aussi pour mission d'être des véhicules d'éducation et de civisme.

Le pari que représentait la création de ces chaînes a été relevé avec un certain succès. J'ai la faiblesse de croire que depuis 14 ans, nous avons contribué à une meilleure connaissance et à une plus grande visibilité du Sénat. Comme cela a été rappelé, les députés ont un accès aux médias plus direct que les sénateurs. Un lien particulier s'est donc créé entre ces derniers et « leur » chaîne parlementaire, qui parle d'eux et de leurs travaux, sans complaisance.

Malgré une défiance évidente à l'égard des hommes politiques, 60 % des Français estiment que le bicamérisme est utile pour l'équilibre des pouvoirs, notamment en période de crise. Dans cette recherche d'équilibre, les médias ont un rôle crucial à jouer. Il faudra à cet égard s'interroger sur l'impact des chaînes d'information en continu.

M. Gérard COURTOIS, Journaliste au quotidien Le Monde

Je ne suis plus, hélas, chroniqueur parlementaire. La règle, au Monde , était de se former au Parlement, où l'on apprenait la fabrication de la loi, la réalité du terrain, les jeux politiques, l'articulation entre le gouvernement, l'exécutif et le Parlement, etc.

Je souhaiterais revenir sur la perception par les Français du bicamérisme et sur la responsabilité que les médias portent quant à cette perception. Le constat est cruel et s'inscrit dans un contexte global de désenchantement.

Deux enquêtes d'IPSOS ont été menées pour Le Monde au mois de janvier. La première établit que 63 % des Français considèrent que la démocratie en France fonctionne de plus en plus mal. Les causes de cette amertume sont connues : l'impuissance publique face à la crise et la déconnexion entre les « élites » et les préoccupations du peuple. Tous les représentants de la classe politique sont montrés du doigt, sauf peut-être les maires, qui jouissent encore de la confiance de 63 % des Français, contre 37 % pour les élus territoriaux, 28 % pour les députés et 27 % pour les sénateurs.

Nous avions également demandé au public quelle institution lui paraissait la plus importante dans le fonctionnement de la démocratie. Les réponses avaient désigné le gouvernement à 83 %, l'Assemblée nationale à 79 % (dont 28 % de « très important »), les collectivités locales à 77 % et le Sénat à 49 % (dont 12 % de « très important »). Si le discrédit est général, on observe un net décalage d'appréciation entre l'Assemblée et le Sénat, pour les raisons institutionnelles et historiques qui ont déjà été rappelées.

La question de la responsabilité des médias dans cette perception est embarrassante. En effet, un journaliste politique peut rédiger des centaines d'articles sur le Sénat, ses débats et ses travaux ; ceux-ci seront balayés par un seul dessin de Plantu, synthèse de toutes les caricatures qui circulent sur le Palais du Luxembourg : une institution âgée, rurale, opaque et conservatrice. On se rappelle l'expression de Lionel Jospin sur « l'anomalie démocratique » que constituait le Sénat, ou encore la formule de Guy Carcassonne qui écrivait en 2012 : « Jusqu'à l'automne dernier, quand la gauche perdait tout, elle perdait tout, tandis que quand la droite perdait tout, elle gardait le Sénat ».

L'image portée par la caricature de Plantu est injuste et réductrice, pour deux raisons.

D'une part, le travail des sénateurs est souvent d'une qualité remarquable, même s'il est de moins en moins relayé par la presse. À l'époque où je couvrais le Parlement, nous étions quatre journalistes parlementaires et nous suivions les textes du début à la fin, avec tout le circuit des navettes. Cet examen témoignait de la valeur des apports sénatoriaux, et notamment des rapporteurs. En effet, en raison de la continuité sénatoriale, opposée au renouvellement plus rapide de l'Assemblée nationale, les sénateurs étudient longtemps et de manière approfondie les questions qui leur sont soumises, au point de devenir des experts très solides dans de nombreux domaines.

Le second apport du Sénat est la qualité de travail au Sénat . Malgré le portrait acide de la salle de presse qui nous a été brossé, cette assemblée est très accessible : les journalistes, peu nombreux, reçoivent un bien meilleur accueil qu'à l'Assemblée nationale. De même, au Palais Bourbon, il est absolument impensable pour un journaliste de suivre un débat depuis le bas de l'hémicycle, alors que c'est possible au Palais du Luxembourg.

La facilité de travail et l'accessibilité sont donc bien moindres à l'Assemblée nationale, où les événements sont plus épidermiques, voire anecdotiques. J'ai pour habitude de comparer l'Assemblée nationale à un ring de boxe et le Sénat à un tatami de judo - je trouve ce second sport beaucoup plus intéressant que le premier.

En dépit de cette ouverture de l'institution sénatoriale, les caricatures perdurent car quasiment aucun journaliste ne travaille plus de manière continue au Sénat. Alors que, dans les années 1990-2000, quatre personnes au Monde couvraient le Parlement ; il n'y en a plus qu'une seule aujourd'hui. Des arbitrages se font à la fois entre nos différents médias, Internet et papier, et entre nos différents secteurs. Le Monde a renforcé les équipes qui supervisent le champ économique, au détriment du domaine politique. En une dizaine d'années, le nombre de journalistes politiques au Monde est passé de 22 à 12. Cette réduction à peau de chagrin de la profession de journaliste politique est un constat malheureusement valable pour tous les grands médias aujourd'hui.

De la salle

Comment résoudre l'accélération du temps médiatique par rapport à celle du temps législatif ?

M. Gérard LECLERC

Ce problème est assez insoluble. Le temps médiatique s'accélère à tous points de vue. Les sujets raccourcissent et changent de plus en plus vite. À l'époque où j'ai commencé à travailler à la télévision, nous pouvions produire des sujets de deux à trois minutes ; aujourd'hui une minute et demie semble déjà un temps très long.

L'accélération pose un problème général aux hommes politiques, car le public semble avoir de plus en plus de mal à accepter que la politique s'inscrive dans le temps. Le travail parlementaire doit prendre aussi un certain temps. Cependant, quand les assemblées arrivent à la fin d'un projet de loi, il est difficile de convaincre un rédacteur en chef d'y consacrer un article, car il considère que le sujet est déjà clos depuis longtemps.

Un certain nombre de médias, notamment les chaînes parlementaires, essaient de lutter contre cette immédiateté, mais la tâche est ardue.

Mme Suzette BLOCH

Face à cette accélération, nous travaillons plus, plus vite et avec plus de difficulté. Nous lisons plus rapidement les textes de loi. Nous avions l'habitude d'évoquer les principaux points sur chaque projet, pour en expliquer l'essentiel. Or ces développements ennuient souvent les rédacteurs en chef, qui réduisent drastiquement la taille de ces articles. Nous arriverons bientôt à un goulot d'étranglement.

Les politiques, quant à eux, se sont adaptés à la rapidité médiatique dans leurs discours.

M. Gérard COURTOIS

La dictature de l'instant est incontestable et les médias audiovisuels y sont encore plus soumis que la presse écrite. Néanmoins, la saturation d'immédiateté est telle qu'émerge, notamment sur Internet, une vaste démarche de décodage et de contre-enquête. Dans ce travail, la ressource documentaire que constituent les rapports parlementaires devrait être mieux exploitée. Au Monde , une équipe de décodeurs revient quotidiennement sur quelques sujets d'actualité pour tenter d'apporter le vrai et le juste sur une question et de sortir de la polémique. Libération le fait aussi avec son « Intox / Désintox ». Ce mouvement me semble constituer une réelle chance pour que les assemblées parlementaires s'imposent comme des centres de ressources intelligents et rapides.

M. Gilles LECLERC

Nous sommes aujourd'hui face à une contradiction. Sur tous les sujets, la réalité apparaît de plus en plus difficile à saisir et cette complexité devrait appeler à un temps de réflexion et d'analyse plus long. Pourtant, les modèles économiques qui gouvernent aujourd'hui les médias encouragent à traiter simplement la surface immédiate, les calculs et les jeux politiques.

Autrefois, les journalistes disposaient de temps pour travailler. Aujourd'hui, les jeunes journalistes doivent fournir plus et plus rapidement. Alors qu'un journaliste se voyait accorder deux à trois jours pour traiter un sujet, il doit aujourd'hui en couvrir deux ou trois dans la même journée. Dans ces conditions, il est très difficile d'approfondir les questions.

Toutefois, il est vrai que par le biais d'Internet, un espace nouveau commence à s'ouvrir pour traiter des problèmes de fond.

De la salle

Je suis responsable du secrétariat de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques au Sénat.

Pour réconcilier les deux assemblées, ainsi que le temps court et le temps long, je voudrais signaler que depuis 1983, cet office permet aux deux chambres de travailler ensemble sur des thèmes difficiles, afin de gagner du temps dans l'examen des projets de loi par une réflexion en amont.

Une rencontre sera bientôt organisée avec les Présidents de chaînes parlementaires pour tenter de faire entrer les réflexions à long terme de cet organisme original dans l'actualité médiatique la plus récente.

Mme Suzette BLOCH

Autoriseriez-vous les journalistes à assister à vos débats ?

De la salle

Je le ferais dans toute la mesure du possible, sous la houlette des deux Présidents. Les journalistes ont jusqu'à présent toujours été bien accueillis.

De la salle

Le politique s'adapte-t-il au temps médiatique ou le médiatique au temps politique ?

M. Gérard LECLERC

C'est le politique qui essaie de s'adapter au temps médiatique. Certains politiques sont passés maîtres dans l'art du chronométrage de leurs réponses. Georges Marchais avait eu ce mot fameux : « Si je peux parler pendant une heure, je peux commencer tout de suite ; si je n'ai que cinq minutes, laissez-moi une demi-heure de réflexion ; si je n'ai qu'une minute, il me faut au moins deux heures ».

M. Gérard COURTOIS

Les politiques comme les journalistes sont obligés de s'adapter aux nouvelles technologies.

De la salle

Au vu du désintérêt grandissant qui touche la politique en général et le Sénat en particulier, comment expliquez-vous la différence de couverture médiatique au profit de l'Assemblée nationale, en dépit de la plus grande accessibilité du Sénat ?

Mme Suzette BLOCH

Un journaliste va là où les choses se passent, donc à l'Assemblée nationale.

M. Gilles LECLERC

Techniquement, c'est l'Assemblée nationale qui a le dernier mot. De plus, dans l'apprentissage du journalisme politique, la fréquentation de l'Assemblée nationale est privilégiée par rapport à celle du Sénat. Il est d'ailleurs signifiant de remarquer que quand les médias parlent de parlementaires, ils font souvent référence en réalité aux députés.

Mme Suzette BLOCH

Pour revenir sur la précédente question, Public Sénat a installé depuis un an et demi une sorte de second hémicycle : un journaliste interroge deux hommes politiques, pendant ou après la séance des questions au Sénat. Personnellement, je suis obligée de couvrir les deux interventions : l'homme politique qui prend la parole en séance et celui qui s'exprime à la télévision.

QUATRIÈME SÉQUENCE
INTERACTIONS : LA PRATIQUE DU BICAMÉRISME FRANÇAIS ET SON ÉVOLUTION DEPUIS 2008

Sous la direction de M. Guillaume TUSSEAU, Professeur à` l'Institut d'Études Politiques de Paris, École de droit de Sciences Po, membre de l'Institut universitaire de France

M. Guillaume TUSSEAU

L'article 24 de la Constitution énonce que « Le Parlement vote la loi, il contrôle l'action du gouvernement, il évalue les politiques publiques. Il comprend l'Assemblée nationale et le Sénat. ». Ces quelques mots fixeront le cadre de la dernière discussion de cette journée sur la pratique du bicamérisme français et son évolution depuis 2008. L'une des ambitions de la réforme constitutionnelle de 2008, issue notamment des travaux du comité Balladur, était de revaloriser et moderniser le Parlement.

Après bientôt six ans de pratique, il semble légitime de se demander si l'altération du verbe constitutionnel a eu une influence sur la pratique concrète des acteurs à la fois juridiques et politiques que sont les assemblées parlementaires, et ce pour chacune des trois fonctions que l'article 24 de la Constitution assigne au Parlement.

Dans un précédent séminaire du GEVIPAR, en février 2014, Jean-Jacques Hyest avait montré à quel point la distinction entre ces trois missions s'avère douteuse du point de vue de la pratique : un rapport parlementaire peut aussi bien évaluer une politique publique que contribuer à éclairer l'appréciation des parlementaires sur la manière dont le gouvernement la conduit et préparer une réforme législative ultérieure. Si les tâches sont analytiquement distinctes, les instruments qui y contribuent peuvent être confondus.

En réservant par priorité une semaine de séances sur quatre au contrôle de l'action du gouvernement et à l'évaluation des politiques publiques, l'article 48 de la Constitution suggère l'association des différents types de missions.

De même, dans la mesure où tout projet de loi doit être accompagné d'une étude d'impact, fonction législative et examen de l'évaluation présentée par le gouvernement, c'est-à-dire en définitive contrôle du gouvernement, se trouvent assurément réunis.

Aussi n'est-ce pas sans prudence que les organisateurs du présent colloque ont consacré une séquence au travail législatif et une autre au contrôle. J'attire néanmoins l'attention sur le point d'interrogation qui accompagne chacun de ces intitulés : il marque l'ampleur des éclaircissements que nous attendons des différents intervenants.

M. Jean-Pierre SUEUR, Sénateur du Loiret, Président de la Commission des lois, ancien ministre

En réaction à l'une des interventions de l'échange précédent, je voudrais préciser la notion de dernier mot réservé à l'Assemblée nationale. Du 1 er janvier 1959 au 30 septembre 2013, 3 362 lois ont été adoptées définitivement par le Parlement. Sur ce total, 2 219 lois sont passées par la navette, 765 à partir du texte de la Commission mixte paritaire. Seules 378 ont donné lieu au dernier mot de l'Assemblée nationale. Ce dernier mot n'a donc été effectif que pour 11 % des lois votées sous la V e République. C'est dire que la navette, expression concrète du bicamérisme, est un système efficace et pertinent.

Pour avoir été député pendant dix ans puis sénateur depuis douze ou treize ans et secrétaire d'État pendant deux ans, j'apprécie infiniment le Parlement, la procédure parlementaire et le temps parlementaire. N'oublions pas que les parlementaires font la loi : toute ligne, tout mot de la loi, est parfois destiné à s'appliquer pendant très longtemps aux Français. Quand les sénateurs et députés ont créé la loi de 1901, ils ignoraient sans doute qu'elle s'appliquerait encore aujourd'hui à 1 200 000 associations. Ils ont eu raison de prendre le temps nécessaire pour y réfléchir.

Écrire la loi est une responsabilité immense, à laquelle une journée entière de colloque sera consacrée le 12 juin prochain. La rédaction législative opère le passage du discursif au normatif. Il serait légitime de s'étonner que la norme ne soit pas l'oeuvre exclusive des professeurs de droit. Néanmoins, écrire la loi doit commencer par le tumulte du débat et le choc des amendements. Cette genèse chaotique est primordiale pour que chaque mot soit pesé avec prudence et intelligence.

Je souhaiterais revenir à présent sur deux modifications intervenues depuis la révision constitutionnelle de 2008, dont l'une me paraît très positive et l'autre au contraire très négative.

Le débat législatif en séance publique se mène désormais à partir du texte établi par la Commission et non par le gouvernement. Il revient donc au ministre de présenter un amendement de retour à son texte d'origine pour le faire adopter. Cette modification donne davantage de pouvoir aux assemblées, ce dont il convient de se féliciter.

À la Commission des lois de l'Assemblée, je parle ici sous la haute autorité de Patrice Gélard, éminent juriste et membre actif de notre Commission, nous avons toujours réussi à éviter que les ministres passent lorsque nous élaborons la loi, ce qui est une bonne méthode.

Il a été prévu qu'au cours d'un mois de séances, deux semaines seraient consacrées aux projets de loi d'origine gouvernementale, une semaine aux propositions de loi d'origine parlementaire et une semaine au contrôle. Or cette semaine de contrôle ne fonctionne pas. En effet, le contrôle parlementaire s'exerce en réalité par la voie des Commissions d'enquête parlementaires, des missions d'information, des questions orales et écrites d'actualité, des lettres envoyées aux ministres etc. Une semaine de contrôle consiste en quelques débats très intéressants mais qui n'aboutissent à aucune sanction. Dans la pratique, d'ailleurs, nous nous arrangeons pour contourner cette semaine imposée, dont l'ordre du jour est fort peu satisfaisant.

Pour conclure, je souhaiterais revenir sur un moment important de la vie parlementaire de ces dernières années. Lors du vote de la dernière loi de décentralisation créant les métropoles, cette loi telle qu'elle a été votée s'était beaucoup éloignée du texte proposé par le gouvernement. L'analyse du scrutin révèle que le vote de l'Assemblée nationale a été relativement basique, fondé sur une majorité et une opposition.

Au Sénat, de longues discussions ont été nécessaires pour créer les métropoles de Paris, Marseille, Lyon, Strasbourg et Lille-Roubaix-Tourcoing. Un débat avait également porté sur les communautés d'agglomérations et les communautés urbaines. Finalement, une partie du groupe UMP a voté pour ce texte et je salue devant M. Karoutchi l'action décisive de Jean-Claude Gaudin ainsi que de Philippe Dallier, qui a défendu une certaine idée du Grand Paris. Le groupe centriste y a également apporté son soutien, car Michel Mercier et Gérard Collomb étaient intéressés par la nouvelle configuration de Lyon. Nous sommes parvenus à offrir aux territoires de Marseille et d'Aix une configuration telle que des interlocuteurs qui habituellement ne travaillaient pas ensemble puissent le faire. Le groupe RDSE a assez largement voté la proposition, car M. Collombat a présenté des préoccupations importantes auxquelles nous avons été sensibles. Je n'oublie pas non plus René Vandierendonck, notre rapporteur. Les socialistes ont eux aussi fortement soutenu le texte, sauf les sénateurs marseillais.

Ce vote ne reflète pas l'image que l'on pourrait projeter des différentes oppositions entre groupes politiques. La possibilité pour le Sénat de voter un pareil projet révèle une atmosphère de travail particulièrement appréciable. La Commission des lois élabore actuellement onze rapports d'information, tous rédigés par un sénateur de la majorité et un de l'opposition qui s'entendent sur le diagnostic et les propositions.

Si nous voulons changer la politique, il convient de respecter les différences inhérentes au débat démocratique, mais aussi de rompre avec certaines pratiques éculées d'opposition systématique à tout propos et hors de propos. Le travail parlementaire mérite que l'on s'y consacre dignement.

M. Roger KAROUTCHI, Sénateur des Hauts-de-Seine, ancien ministre

Je ne reviendrai pas sur le débat relatif aux métropoles : il est normal qu'il ait eu un autre visage au Sénat qu'à l'Assemblée nationale, où les positions étaient attendues et figées. Au Sénat, les liens avec les communautés locales sont beaucoup plus forts et les sénateurs savent très bien ce qui est réalisable ou non. Au Sénat par exemple, le débat sur la disparition des intercommunalités dans la métropole du Grand Paris a permis d'entendre la voix de gestionnaires d'intercommunalités dont le fonctionnement était satisfaisant et qu'ils refusaient donc de voir supprimer. À l'Assemblée nationale, ces détails se sont perdus dans les oppositions de blocs. La tradition sénatoriale, que ce soit en commissions ou dans l'hémicycle, veut que les sénateurs dialoguent dans un certain respect.

Le Sénat travaille différemment, mais cela n'implique aucunement qu'il soit hors sol. Nous sommes depuis longtemps confrontés à l'urgence des temps médiatique et politique. Le temps parlementaire, lui, est lent et long. Face à une société qui a changé et s'est accélérée, nous produisons trop de lois, sous la pression de l'opinion publique. Les gouvernements pensent que l'annonce d'un texte en Conseil des ministres est une réponse à la société mais négligent de rappeler que ce texte sera ensuite longuement examiné par le Parlement. L'effet concret sur les citoyens est donc différé d'autant. D'ailleurs, la loi qui sera finalement adoptée est souvent très éloignée de ce que le ministre concerné avait annoncé dans les médias.

Faire en sorte que l'opinion publique respecte le travail parlementaire est décisif pour que les citoyens se conforment à la loi. Il m'a toujours semblé qu'il fallait renforcer les pouvoirs du Parlement, car ceux de l'exécutif sont déjà considérables. Le Parlement doit réclamer en permanence le respect de ses missions de contrôle et de législation.

J'ai été très impliqué dans la réforme de 2008, dont j'ai eu l'honneur de défendre la partie parlementaire. J'avais alors indiqué au Président de la République que son projet de répartition de l'ordre du jour, avec deux semaines pour le Sénat et l'Assemblée nationale et deux semaines pour le gouvernement, était irréalisable. Compte tenu de la masse de textes que le gouvernement entendait présenter, il était absurde de se dessaisir de la moitié du temps de l'ordre du jour. J'avais donc demandé qu'une semaine seulement soit consacrée à l'initiative parlementaire et au contrôle. Dans la pratique, les groupes de la majorité acceptent le plus souvent de présenter un texte que d'autres n'ont pas le temps d'inscrire sur les deux semaines qui leur sont dédiées. Il faudra néanmoins revenir sur la semaine de contrôle car, en l'absence de vote et de sanction réelle, ces séances sont désertées et altèrent le rythme parlementaire.

Au demeurant, il est vrai que la reprise du texte élaboré par les commissions comme base des séances publiques est un progrès majeur. Le décompte du temps à l'Assemblée nationale constitue également une avancée importante, qui n'était toutefois pas nécessaire au Sénat où n'existent pas les mêmes habitudes de guérilla.

La réforme de 2008 a été incomplète, certes. Il conviendrait par exemple de revoir l'ordre du jour réservé aux groupes. Une certaine pratique, à laquelle j'ai moi-même participé, m'a particulièrement exaspéré : quand un texte du groupe socialiste était examiné à l'Assemblée nationale, les députés de droite majoritaires, demandaient à l'un des leurs de bloquer tous les amendements, jusqu'à ce qu'ils arrivent en fin de journée pour voter contre la proposition. Les socialistes font aujourd'hui la même chose sur les textes de l'UMP à l'Assemblée. Cette pratique détestable montre bien l'échec des textes d'initiatives parlementaires, qui ont été mal introduits dans les groupes.

La question de l'utilité du Sénat est récurrente, à droite comme à gauche. En 2008, des hommes politiques proches de l'Élysée entendaient réduire drastiquement les pouvoirs du Sénat pour décupler les forces de l'Assemblée nationale. Je leur ai indiqué que, pour faire valider une réforme constitutionnelle devant être soutenue par une majorité des trois cinquièmes, il me semblait malhabile de froisser le Sénat. Je crois également avoir réussi à convaincre le Président de la République et le Premier Ministre de mettre en place des procédures accélérées pour que le Parlement travaille plus efficacement.

La vision des sénateurs et celle des députés doivent cohabiter et leur complémentarité doit être valorisée. Corollairement, il est indispensable que les gouvernements réduisent le nombre de textes. Un projet dont l'examen commence un soir à 22 heures ne peut pas aboutir à une loi correcte. Jean-Pierre Sueur évoquait l'exemple de la loi de 1901 : à l'époque, les parlementaires étudiaient 7 à 8 fois moins de textes par session. Quand j'étais chef de cabinet de Philippe Séguin, alors Président de l'Assemblée nationale, je m'étais élevé contre la suppression des deux sessions de printemps et d'automne et le passage à la session continue de neuf mois. Philippe Séguin pensait que ce changement permettrait de ne plus travailler dans l'urgence et de produire des débats et des textes de meilleure qualité. Au contraire, les gouvernements ont déduit de cet allongement de la session qu'ils devaient multiplier les textes de loi pour occuper ces neuf mois.

Le Sénat n'est pas la maison de retraite des vieux sages. Il est une assemblée moins partisane, dont les membres sont plus affranchis de la ligne de leurs familles politiques. L'Assemblée nationale représente davantage l'opinion immédiate et émotive, tandis que le Sénat développe une réflexion politique plus profonde. La confrontation des deux chambres permet ainsi d'aboutir à de bonnes lois. Les deux assemblées sont donc indispensables à l'équilibre politique français.

Dès qu'un gouvernement disposera de la majorité des trois cinquièmes, une nouvelle réforme constitutionnelle sera nécessaire, afin de corriger celle de 2008 et de renforcer la qualité du travail parlementaire. Le bicamérisme est la marque de fabrique française pour produire les meilleures lois possibles.

M. Guillaume TUSSEAU, Professeur àÌ l'Institut d'Études Politiques de Paris

Pour revenir sur l'exemple de la loi de 1901, il est éloquent de rappeler qu'elle était restée pendant trois ans en débat parlementaire. Au vu de la qualité du résultat, les députés avaient eu raison de prendre leur temps.

M. Jean GICQUEL, Professeur émérite aÌ l'Universitéì Paris I Panthéon-Sorbonne

Je souhaiterais dédier cette intervention à mon Cher Ami Jean-Claude Colliard, qui nous a quittés récemment.

Le Parlement, comme disait Maurice Hauriou dont je suis l'un des disciples, est avant tout le pouvoir délibérant. La délibération est une résolution collective, prise après un vote acquis à la majorité, à l'issue d'une discussion publique. « Bicamérisme et travail législatif » : la qualité de la loi est fréquemment comptée au nombre des avantages du bicamérisme. Je souhaiterais apporter à ce sujet quelques éléments tirés du droit parlementaire.

Le mode de fabrication de la loi a été amélioré par la révision de 2008, à laquelle quelques critiques peuvent néanmoins être adressées.

Le droit issu du Parlement est intrinsèquement supérieur à celui du pouvoir exécutif. En effet, la procédure législative est successivement publique et contradictoire - elle a d'ailleurs souvent été comparée au débat judiciaire. Elle est également sereine, dans la mesure où le temps est maîtrisé. Certes, la session unique a favorisé la régulation, elle a éliminé la lenteur des débuts de sessions et la précipitation des fins de sessions qui prévalaient avant 1995. Le partage de l'ordre du jour de façon égalitaire entre le Parlement et le gouvernement rejoint d'ailleurs cette même idée. La procédure parlementaire est enfin répétitive, ce qui est inhérent au bicamérisme. Deux examens au sein de chaque assemblée, à la fois en commission et en séance plénière, ne peuvent qu'aboutir à des lois de qualité.

La V e République a « juridicisé » la procédure parlementaire, dont le Conseil constitutionnel surveille tous les travaux. Ainsi, en 1993, le Président Philippe Séguin a enfin fait respecter l'article 27 de la Constitution, qui prévoit notamment le vote personnel. Je n'aurai pas la cruauté de signaler qu'au Sénat, le système du boîtier tel qu'il existait sous la IV e République est toujours utilisé.

Par ailleurs, en matière de recevabilité financière (art. 40 de la Constitution) le Conseil constitutionnel, dans deux décisions rendues le 14 octobre 1996, a estimé que le contrôle était impératif à l'Assemblée nationale et seulement facultatif au Sénat. Finalement, il a mis un terme au bicamérisme inversé (un comble !) par une décision du 14 décembre 2006 « Loi de financement de la sécurité sociale pour 2007 ». Il a imposé également au Sénat un contrôle systématique.

Au demeurant, la procédure parlementaire a été renforcée par la révision de 2008.

Avant 2008 par exemple, seul l'examen des lois organiques imposait un délai entre le dépôt du texte et sa discussion. La révision a généralisé ce temps de réflexion jusqu'à six semaines devant la première assemblée et quatre semaines devant l'assemblée saisie en second lieu (art.42 de la Constitution).

Par ailleurs, les études d'impact sont destinées à éclairer le Parlement à l'égard des projets de loi. Cette pratique est particulièrement importante dans la mesure où, de nos jours, gouverner c'est légiférer : la loi est devenue l'instrument par lequel le projet présidentiel est finalisé.

Le plus important est le changement substantiel intervenu dans le rôle des commissions, qui avaient été vouées aux gémonies en 1958 et dont le sérieux a fini par s'imposer. Le pouvoir des commissions résume d'un mot l'essentiel de la réforme de 2008.

Concernant plus spécifiquement l'Assemblée nationale, le retour au temps législatif programmé constitue également une avancée importante. Certes l'obstruction ne fait pas partie de la culture sénatoriale. Mais à l'Assemblée nationale, depuis que la gauche avait déterré cette arme lors du débat Sécurité et Liberté en 1980, elle était devenue une composante du débat parlementaire, au point d'aboutir à des situations très tendues face à des amendements dont le seul but était, à l'évidence, de gagner du temps. Le crédit-temps qui avait été supprimé par le Président Chaban-Delmas dans les années 1970, peut-être en conséquence du fait majoritaire, a été réintégré dans le Règlement de l'Assemblée nationale (art.49). Il a permis de recentrer le débat. Sa plus belle victoire s'est présentée lors de l'examen en deuxième lecture à l'Assemblée nationale de la loi sur le Mariage pour tous. Après la première lecture qui avait duré 109 heures, dont deux week-ends, le Président Bartolone a sans doute été convaincu qu'il fallait revenir au temps législatif programmé.

La procédure parlementaire présente donc de nombreux avantages, dans la mesure où, selon la formule célèbre du Président Monory, « Deux Chambres, ce sont deux chances pour les libertés publiques ».

Je voudrais insister également sur le rôle des commissions et des rapporteurs. Pour reprendre les termes de mon regretté ami Guy Carcassonne, un ministre cherche toujours à attacher son nom à une loi ; en réalité, c'est le rapporteur qui joue un rôle fondamental dans la délibération. Les rapports parlementaires sont une source extraordinaire, du point de vue de la connaissance, ne serait-ce que par l'utilisation de la méthode de la consolidation, qui permet d'identifier exactement la proposition du gouvernement et les contributions postérieures.

Des critiques doivent aussi être adressées et au premier chef contre l'inflation du nombre de textes. Le Parlement vote près d'une centaine de lois par an. Il conviendrait d'en isoler les lois d'autorisation des engagements internationaux, qui représentent quasiment la moitié de la production législative et témoignent de l'intensification du droit international et de l'Union européenne, ce qu'il n'y a pas lieu de déplorer.

Par ailleurs, les lois ont tendance à être de plus en plus longues, voire obèses. Il y a une dizaine d'années, une loi comprenait environ une vingtaine d'articles - aujourd'hui, elle en compte au minimum quarante. Le gouvernement ne peut pas toujours imposer une discipline de fer à sa majorité et le droit d'amendement, « sacré » selon le Président Larcher, oblige à introduire une certaine souplesse.

Il convient également de rappeler que le temps parlementaire est de moins en moins apprécié par le gouvernement, même si le Parlement siège quasiment tout au long de l'année. L'utilisation des sessions extraordinaires de juillet et de septembre est devenue la norme. Malgré cela, le temps manque. Le quinquennat a limité le temps politique utile à deux ou trois ans maximum. Dans toutes les lois programmatiques, le recours aux ordonnances de l'article 38 est devenu systématique, à l'occasion d'habilitations que je qualifierais de furtives. La loi sur les métropoles, à laquelle le Président Jean-Pierre Sueur faisait allusion, en est un exemple.

Enfin, le style des lois, l'art légistique, est de plus en plus critiqué. Je fais allusion à la remarque du Président Debré, qui, à l'occasion de ses voeux au chef de l'État en janvier dernier, n'a pas hésité à dénoncer les « malfaçons » qui obligeaient le Conseil constitutionnel à réagir. Il conviendrait de garder à l'esprit le principe, érigé en exigence constitutionnelle, d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi. Même les juristes trouvent parfois à s'interroger sur le sens de certaines lois, tant elles peuvent être obscures.

M. Pascal JAN, Professeur aÌ l'Institut d'Études Politiques de Bordeaux

J'apporterai quelques pistes de réflexion en me référant, de la façon la plus objective possible, à des données chiffrées. Tout au long de cette journée, nous avons entendu rappeler à juste titre que le Sénat participe à la qualité de la loi, au dialogue législatif. Les dernières statistiques depuis 2010 font apparaître toutefois quelques nuances.

En préambule, il convient de souligner que l'intervention du Sénat se situe dans un cadre parfois contraint, délimité par la solidarité entre la majorité législative et la majorité présidentielle. De plus, par rapport à la législation européenne évoquée dans des communications précédentes et pour réagir en marge de la présente communication, l'intervention du Sénat est nécessairement limitée, même si l'investissement des sénateurs de la Commission des Affaires européennes est important.

L'intérêt d'un double regard est évident, mais inégal.

Nous pouvons retenir comme premier critère le dépôt des projets de lois en premier lieu sur le Bureau du Sénat : 45 % en 2010-2011 ; plus de 50 % en 2011-2012 (un certain nombre de textes ayant concerné les collectivités territoriales) ; 21 % en 2012-2013, soit le taux le plus bas depuis le passage à la session continue en 1995.

Si l'on s'intéresse au taux de reprise des amendements du Sénat par l'Assemblée nationale, les résultats sont très nets. Quand la majorité législative correspond globalement à la majorité sénatoriale, plus de 90 % des amendements sénatoriaux sont repris par les députés, jusqu'à 94 % en 2008-2009. À l'inverse, lorsque le Sénat est institution opposante au gouvernement, le taux de reprise de ses amendements tombe en dessous de 50 %, jusqu'à 40 % en 2011-2012. Lors de la dernière session, le taux est revu fort logiquement à la hausse (65%) sans pour autant atteindre les sommets constatés des majorités parlementaires de droite. L'une des raisons tient certainement à la fragilité de la majorité sénatoriale depuis 2011.

Ainsi, le bicamérisme français n'est pas si inégalitaire qu'il n'y paraît, dans la mesure où le Sénat, véritable co-législateur, participe grandement à la législation, voire dans certaines situations politiques à quasi-égalité avec l'Assemblée nationale. Ce point doit être souligné avec force car elle nuance la présentation habituelle qui est faite d'un système bicaméral inégalitaire.

Autre item pertinent, les réunions des commissions mixtes paritaires (CMP) et leur suite législative. Avec le dernier mot conféré constitutionnellement à l'Assemblée nationale, le Sénat perd en quelque sorte la face. Mais là également, la seconde chambre fait bonne figure. En 2009-2010, un texte seulement a été adopté selon cette procédure par l'Assemblée nationale ; aucun en 2010-2011. En 2011-2012, 21 CMP ont été relevées et l'Assemblée nationale s'est prononcée seule et en dernière lecture à 13 reprises.

Les mécanismes associés au bicamérisme inégalitaire jouent pleinement sur les principaux textes du gouvernement lorsque les deux chambres s'opposent. Dans cette situation, l'Assemblée nationale prend l'ascendant sur le Sénat, dont le poids est réduit. Pour positiver le propos, on peut donc affirmer que selon les configurations politiques, le système parlementaire français place souvent le Sénat en situation de dialoguer d'égal à égal avec l'Assemblée nationale.

Enfin, en 2012-2013, 44 propositions de loi ont été examinées, dont 33 d'origine sénatoriale : c'est un indice de l'intérêt que suscitent les propositions de loi sénatoriales. 11 d'entre elles ont d'ailleurs été adoptées définitivement, ce qui démontre là encore un activisme des sénateurs et un intérêt porté à leurs initiatives. On peut relever que sur la même période, tous les groupes parlementaires ont vu au moins une proposition de loi examinée même si seules celles émanant des groupes majoritaires ont connu un prolongement législatif (8 pour le groupe socialiste, 1 pour le groupe des écologistes et 2 pour le groupe RDSE). Par ailleurs, il importe également de relever que les propositions de loi sénatoriales comme toute proposition de loi sont de moindre ampleur que les projets de loi, ce qui facilite de fait leur adoption. En aucun cas, elles ne traduisent une option politique forte de la majorité gouvernementale.

L'apport du Sénat recouvre souvent une géométrie variable. La faute en incombe au gouvernement, mais aussi au Sénat lui-même.

Le gouvernement est responsable de l'utilisation de la procédure accélérée, qui interrompt, ou du moins raccourcit considérablement la navette parlementaire. Dans cette situation, le Sénat n'est pas en mesure de contribuer à l'évolution des textes. La procédure accélérée a aussi le défaut de précipiter le temps parlementaire. Des tensions se créent au sein de la seconde chambre, privée de la possibilité de faire adopter ses amendements.

Il arrive également que le Sénat se rende lui-même responsable de l'amoindrissement de son rôle, en repoussant précipitamment des textes. Par le rejet de la première partie de la loi de finances, par exemple, il s'est empêché de discuter des dépenses.

Le problème de la multiplication des textes se pose là encore avec acuité. L'inflation législative, en réalité, ne vise pas vraiment l'augmentation du nombre de lois qui, hors conventions internationales, ne connaît pas une inflation si alarmante. L'intervention des pouvoirs publics, en tout état de cause, légitime l'action législative. Le véritable problème provient de l'allongement des textes de loi, auquel le Sénat contribue nécessairement, par le phénomène de la navette. À cet égard, le bicamérisme participe à l'inflation législative.

Enfin, le véritable enjeu du rôle du Sénat est le contrôle du gouvernement et des autres instances, domaine où il est nettement sous-exploité, même s'il a déjà beaucoup apporté en termes de contrôle parlementaire. Pour l'application des lois par exemple, le Sénat a joué un rôle de précurseur essentiel ; mais il pourrait à mon sens renforcer cette dimension.

Je vous prie d'excuser mon départ ; je dois assister au débat qui se tiendra ce soir sur le projet de loi concernant l'égalité entre les hommes et les femmes. Je voudrais signaler à ce sujet que l'Assemblée nationale avait ajouté un adjectif à l'intitulé de ce texte : l'égalité « réelle ». La Commission des lois du Sénat a sagement décidé hier de supprimer ce qualificatif, car l'égalité, tout comme la laïcité, est autosuffisante.

M. David ASSOULINE, Sénateur de Paris, Président de la Commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois

En matière de contrôle, dans le régime de la V e République où le Parlement a déjà fort peu de pouvoir, deux assemblées valent mieux qu'une mais à la condition impérative qu'elles ne fassent pas exactement le même travail.

L'histoire de la V e République a montré que les deux chambres n'expriment pas toujours la même sensibilité politique. La majorité de l'Assemblée nationale ayant pour rôle de soutenir le gouvernement, elle se trouve plus contrainte dans l'exercice de sa mission de contrôle. De son côté, le Sénat, qu'il soit dans l'opposition ou dans la majorité, est plus libre vis-à-vis du gouvernement : il peut donc exercer un contrôle mieux assumé politiquement.

Par ailleurs, il serait inutile de doublonner les opérations de contrôle entre l'Assemblée nationale et le Sénat, dès lors que les méthodes d'investigation sont souvent les mêmes. Les sénateurs et les députés consultent généralement les mêmes experts, auditionnent les mêmes personnes, se font remettre les mêmes documents. À partir de constats similaires, ils tirent souvent les mêmes conclusions. C'est pourquoi, pour améliorer le contrôle parlementaire, chaque assemblée devrait prendre en plus grande considération les travaux de l'autre.

Au sein de la Commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois, cette question a été fréquemment évoquée. Idéalement, il serait souhaitable de mettre en place une spécialisation des opérations de contrôle, ou tout au moins une meilleure coordination entre les deux chambres. Dans le sillon de la révision constitutionnelle de 2008, les deux assemblées ont d'ailleurs intuitivement endossé cette division du travail parlementaire.

En effet, le constituant a explicitement consacré en 2008 deux missions qui jusqu'alors, ne figuraient pas à l'article 24 de la Constitution : le contrôle parlementaire proprement dit et l'évaluation des politiques publiques. Or cette dualité se retrouve dans les structures respectives de l'Assemblée nationale et du Sénat. Le Sénat a créé depuis 2011 une Commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois, que je préside ; tandis que l'Assemblée nationale a institué un Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques.

Le Sénat s'est engagé dans le contrôle de l'application des lois dès les années 1970, partant du constat que de nombreux textes peinent à s'imposer car leur mise en oeuvre nécessite des règlements d'application que le gouvernement tarde souvent à publier. À cet égard, ces quelques chiffres sur le taux d'application des lois entre 2001 et 2012 sont éloquents :

• 2001-2002 : 25% ;

• 2002-2003 : 10% ;

• 2003-2004 : 15% ;

• 2004-2005 : 17% ;

• 2005-2006 : 32% ;

• 2006-2007 : 30% ;

• 2007-2008 : 28% ;

• 2008-2009 : 30% ;

• 2009-2010 : 20% ;

• 2010-2011 : 70%

Ce dernier chiffre, spectaculaire, coïncide avec la mise en place de la Commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois. Ma première mission en charge de cette Commission a consisté à en faire un moteur du suivi, en collaboration très étroite avec M. Ollier. Ce but a été atteint, car dès lors qu'une résonance était donnée au rapport sénatorial, le gouvernement s'estimait dans l'obligation de suivre l'évolution des décrets.

Nous avons alors découvert des procédures absurdes dans la signature des décrets : treize signatures étaient parfois nécessaires avant que le Premier ministre puisse viser le texte, avec des blocages interminables, dont le ministre n'était d'ailleurs pas conscient. La mise en lumière de cette situation a obligé les différents acteurs, en particulier le secrétaire général du gouvernement, à faire évoluer les choses. Il a fallu dans un premier temps accorder nos systèmes d'évaluation avec ceux du gouvernement. Une base informatique permet désormais de confronter les statistiques du Sénat à celles du gouvernement.

Depuis 40 ans, le Sénat a élaboré des outils lui permettant de vérifier si les ministres publient en temps utile les décrets et les rapports prévus par les lois. Les indices concernant les rapports sont encore loin d'être satisfaisants.

Cette forme de contrôle n'est pas tournée contre le gouvernement, mais peut jouer le rôle de sentinelle, en permettant aux ministres de mieux suivre la mise en application des règlements qui leur incombent et d'exposer à la représentation nationale les raisons des retards constatés. Depuis 2012, le gouvernement et le Sénat ont décidé que le rapport annuel de cette Commission ferait l'objet d'un débat de contrôle en séance publique, auquel participent des orateurs de tous les groupes politiques et le ministre en charge des relations avec le Parlement. Cette collaboration est devenue très étroite et doit être préservée.

Dès lors que le Sénat assume cette tâche avec efficacité, transparence et neutralité, l'intérêt des deux assemblées est de mettre en avant leur complémentarité. L'Assemblée nationale n'aurait aucun intérêt à effectuer de son côté le même suivi, pour aboutir aux mêmes statistiques.

Ce légitime souci de complémentarité préserve la plénitude des deux assemblées en matière d'évaluation des politiques publiques. Sur ce terrain, les approches de chaque chambre peuvent être discordantes. Je pense en particulier à la gestion des collectivités locales, où la sensibilité propre des sénateurs est rarement la même que celle des députés. Si l'Assemblée nationale a créé en son sein un comité spécialement chargé d'évaluer les politiques publiques, les commissions et délégations du Sénat ne s'en sont pas privées non plus.

Ma Commission a été chargée d'informer le Sénat sur la mise en oeuvre des lois. Nous nous sommes engagés dans l'évaluation de certaines législations, au travers de rapports thématiques. Notre rapport annuel se base sur le délai raisonnable de publication des décrets, normalement de six mois. Nous prenons des lois à l'étude non parce que nous préjugeons un retard du décret d'application, mais parce que nous considérons qu'elles rencontrent des difficultés de mise en oeuvre. En effet, la publication de tous les décrets requis n'implique pas nécessairement que l'application de la loi soit effective, si cette dernière ne s'est pas donné les moyens de ses ambitions.

Ainsi, nous nous étions penchés sur la loi Handicap. Si elle permettait des avancées importantes, il paraissait évident que l'accessibilité universelle prévue pour l'horizon 2015 ne serait pas atteinte. Il fallait impérativement travailler à des propositions : la crédibilité de la loi était en jeu.

Ma Commission a également suivi l'application de la loi Dalo ou encore de la loi sur la reconnaissance et l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français dans le Pacifique et le désert d'Algérie. La loi était irréprochable, le décret d'application a suivi très rapidement mais le nombre de victimes indemnisées a été dérisoire par rapport aux objectifs affichés. Il fallait en effet modifier les textes réglementaires ou mettre en place d'autres moyens, comme une extension du champ d'application territorial. Nous avons soumis des propositions dans ce sens et elles ont été entendues.

S'agissant de l'impact de l'application des lois, notre objectif n'est donc guère différent de celui du Comité d'évaluation de l'Assemblée nationale, même si nos méthodes de travail et nos moyens ne sont pas les mêmes. Nous tentons de vérifier si les lois votées produisent bien les effets attendus et, dans la négative, nous formulons des préconisations pour éclairer la réflexion des acteurs concernés. C'est un exercice nouveau, dont la pratique s'affinera sans doute dans la durée mais qui répond à une réelle attente de nos concitoyens.

Dans un premier temps, j'ai essayé de définir un modus vivendi avec les Commissions permanentes qui ont elles aussi pour mission le contrôle de l'application des lois. Il convenait de définir les territoires respectifs de chacun et les modalités de notre collaboration. Pour favoriser cette complémentarité, les rapports de ma Commission prennent souvent un membre de la Commission permanente du sujet évoqué comme co-rapporteur. Cette concertation me paraît constituer une bonne pratique parlementaire. Progressivement, il sera souhaitable de l'étendre à l'Assemblée nationale, afin de travailler dans la complémentarité plutôt que dans la redondance. Le principe d'autonomie de chaque assemblée n'interdit pas un renforcement global de l'efficacité du Parlement.

L'objet même du contrôle parlementaire ne peut plus se limiter au seul champ des rapports entre l'exécutif et le Parlement. Les problèmes de mise en oeuvre de nombreuses lois tiennent avant tout à leur caractère trop imprécis, ambitieux ou mal adapté. Les études d'impact, qui commencent à s'installer dans notre culture parlementaire, montrent selon moi la bonne voie.

La problématique de l'application et plus largement de la qualité de la loi, condition de la crédibilité même de l'action politique, est ressentie en France mais aussi dans nombre de parlements étrangers, comme l'avait montré un colloque organisé ici même avec l'OCDE. Il me paraît crucial que la loi soit réellement comprise par nos concitoyens. « Nul citoyen n'est censé ignorer la loi » certes, mais quand elle est difficilement compréhensible pour les spécialistes, voire pour ses auteurs, il est délicat de la faire observer.

Je suis donc fier que ma Commission contribue à l'essor de ces formes nouvelles de contrôle. Elle devrait, au moins une fois par an, se réunir avec la Commission d'évaluation des politiques publiques pour dresser un bilan du travail engagé dans l'année précédente, tracer des perspectives pour l'année à venir et favoriser la mise en commun et la complémentarité. Cette proposition apparemment anodine représenterait sans doute une petite révolution.

La situation est encore loin d'être idéale. L'application des lois pose en France un problème par rapport au modèle américain ou anglo-saxon. Malgré la séparation des pouvoirs, presque tous les moyens réels dont les législateurs disposent pour contrôler l'exécutif en toute indépendance sont entre les mains de l'exécutif lui-même, à travers l'administration. Même si la sollicitation de moyens supplémentaires est souvent perçue comme une dépense inutile, je continuerai à plaider pour le renforcement de la crédibilité de notre mission de contrôle - incompatible d'ailleurs avec la profusion démesurée des textes législatifs.

M. Patrice GEìLARD, Sénateur de Seine-Maritime

Notre héritage historique pèse lourd en matière de contrôle. La Convention qui a mis en place les règles du droit parlementaire était en effet composée de 80 à 90 % d'avocats, qui ont transposé le procès pénal dans le travail parlementaire. Ils étaient de grands procureurs, de brillants avocats ou d'honorables juges. En revanche, ils ont toujours été de très mauvais juges d'instruction. Qu'en est-il aujourd'hui ?

Notre tradition est très différente de celle des Britanniques. Au Royaume-Uni, les travaux à la Chambre des Communes débutent toujours par un jeu de questions rapides, spontanées mais redoutablement efficaces, car le ministre doit y répondre sur le vif. Nous sommes pour l'heure incapables d'adopter une telle démarche et nos outils commencent tous à devenir inadaptés. Je vais passer brièvement en revue l'ensemble de ces outils que sont les questions.

Les séances de questions orales le mardi matin ne sont pas faites pour susciter l'enthousiasme des foules. Un ministre est généralement chargé de répondre à la place de ses collègues à des questions auxquelles il ne connaît rien. L'avantage de la question orale, toutefois, tient au fait qu'elle se voit apporter une réponse sur-le-champ.

Ce n'est pas le cas de la question écrite, à laquelle il devient de plus en plus difficile d'obtenir une réponse dans des délais raisonnables. Nous sommes toutefois responsables de ce constat : certains parlementaires ont envoyé au cours des années passées jusqu'à 4 000 questions écrites, ce qui encombre le travail des cabinets ministériels.

Les questions d'actualité, elles, sont devenues théâtrales. Ce spectacle convient parfaitement aux maisons de retraite, où il est suivi avec passion. Dans cette représentation, la question est rédigée à l'avance et la réponse est préparée par le ministre.

D'autres formes nouvelles de questions sont apparues plus récemment. La question crible, par exemple, est plus rapide. Il est toutefois difficile de voir ces formes d'échange s'imposer, ce que souligne l'absentéisme grandissant au gré de leur développement.

En revanche, un excellent outil de contrôle n'est malheureusement que rarement utilisé : ce sont les questions orales avec débat. Dans ce cadre, toutes les formations politiques peuvent intervenir et le gouvernement doit répondre. Il est alors possible d'entrer en profondeur dans l'explication d'une question.

Nous avions tenté une expérience en commun avec l'Assemblée nationale : l'Office parlementaire d'évaluation de la législation. Il ne fonctionnait que lorsque le Sénat en avait la présidence, qui alternait entre les deux chambres. Trois rapports sont issus de cet office : un excellent rapport de Jean-Jacques Hyest, un autre de Pierre Albertini sur la liberté d'association, et un troisième que j'avais rédigé sur les Autorités administratives indépendantes. Cette formule nous offre l'avantage de pouvoir recourir à des laboratoires de recherche extérieurs. Malheureusement, seul le Sénat faisait fonctionner cette entité ; peut-être est-ce la raison pour laquelle elle a finalement été supprimée.

L'office a donc été remplacé par la Commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois, qui pose d'autres problèmes. Personnellement, j'en suis membre mais ne peux pas y assister, car la Commission des lois à laquelle j'appartiens aussi est submergée de travail, avec quatre réunions par semaine. C'est d'autant plus gênant que nous avons, en tant que commission permanente, un devoir de suivi des lois rapportées, qui incombe normalement au rapporteur. Le Président de la Commission des lois m'a par exemple confié le suivi de la loi sur les avoués, que j'avais rapportée en son temps et pour l'application de laquelle j'ai pu relever un certain nombre de dysfonctionnements. Il m'a également demandé de mettre à jour le rapport sur les Autorités administratives indépendantes. J'estimais en conclusion qu'il fallait cesser d'en créer et limiter leur nombre. Or, depuis ce rapport daté de 2006, une quinzaine de nouvelles Autorités administratives indépendantes ont vu le jour.

Je voudrais souligner quelques dérives dans le contrôle, qui s'expliquent peut-être par l'inadéquation de nos moyens.

Nous connaissons tout d'abord de graves lacunes, qui commencent heureusement à se résorber, en termes d'études de droit comparé. Ce problème perdure toujours pour les propositions de loi qui contrairement aux lois, ne font pas l'objet d'études d'impact. Or il est nécessaire d'éviter que des dysfonctionnements apparaissent dans l'application de la loi, faute d'avoir été anticipés par une étude d'impact ou un examen comparatif adéquat.

Nous avons également adopté des méthodes discutables, même si elles relèvent du contrôle. Parmi ces procédés, les lois dites de simplification administrative ou législative consistent à tenter de simplifier le droit par la modification, suppression ou abrogation de nombreux textes, mais aussi par l'ajout de nouvelles dispositions. Des dysfonctionnements apparaissent alors, d'autant plus que trois de ces lois avaient été réalisées par des offices particuliers en dehors de l'Assemblée nationale. L'exemple même des problèmes générés par cette pratique s'est révélé dans l'affaire de l'Église de scientologie, qui avait échappé à d'éventuelles poursuites grâce à une disposition de la première loi de simplification législative. Cette erreur, qui n'avait été relevée ni par l'Assemblée nationale ni par le Sénat, a dû être corrigée a posteriori .

Une autre dérive tient au fait que certains amendements ou propositions de loi sont en réalité des actes de contrôle déguisés. Nombre de parlementaires déposent un amendement pour attirer l'attention sur un problème et obtenir une réponse du ministre à ce sujet. De la même manière, certaines propositions de loi sont parfois déposées sans espoir de les voir aboutir, mais uniquement pour souligner la nécessité d'envisager telle ou telle réforme.

Ayant constaté à l'occasion d'un voyage un problème de délivrance de visas dans une ambassade française, j'en avais averti la Commission des affaires étrangères qui a immédiatement diligenté une mission d'enquête sur place. Son rapport avait permis d'écarter le vice-consul qui s'était rendu coupable d'une faute professionnelle.

D'autres exemples pourraient être cités, comme l'action traditionnelle de la Commission des finances, qui a aidé à développer dans les commissions d'enquête les contrôles sur place et sur pièce. Cette illustration montre qu'au Sénat, l'action de contrôle, même artisanale, peut devenir progressivement industrielle.

M. Aurélien BAUDU, Maître de conférences à l'Université
Lille II

Une version enrichie de l'intervention de M. BAUDU se trouve en Annexe 2 du présent rapport.

Je souhaiterais remercier les organisateurs de ce colloque de m'y avoir invité, mais également ma collègue et amie Pauline Tu·rk, maître de conférences à l'Université Lille II, qui n'ayant pu être présente aujourd'hui, a suggéré mon nom pour la remplacer.

Je dois intervenir sur un sujet qui n'a encore été que peu évoqué, sauf peut-être par le Professeur Pascal Jan : le contrôle budgétaire effectué par le Parlement.

Sous la V e République, le Parlement s'est concentré sur la phase d'élaboration budgétaire, sorte de contrôle budgétaire a priori , plus politique, au détriment de l'exécution des lois financières, plus complexe et technique. Jean Arthuis, qui participait il y a quelques jours à un colloque organisé à Lille sur la règle d'or dans les finances publiques en Europe, m'a ainsi confié : « De toute façon, le contrôle budgétaire, tout le monde s'en moque ».

J'invoquerai deux propos de parlementaires pour appuyer ma démonstration. Devant la Commission des finances du Sénat, le 10 avril 2013, le directeur du Budget et le directeur du Trésor sont auditionnés. Le Président de la Commission Philippe Marini, invitant les parlementaires à aller plus loin dans le contrôle de l'exécution budgétaire, résume ainsi la situation : « L'examen de la gestion publique, cela n'intéresse jamais personne. Le passé est mort pour un homme politique ».

À ceux qui seraient tentés de croire qu'une telle attitude ne se rencontre qu'au Sénat, voici la réponse de l'Assemblée nationale, le 2 juillet 2013, à l'occasion de la loi de réglement, par la bouche du député Cornut-Gentille : « Cette loi de réglement adoptée en à peine deux heures, alors qu'elle reflète la réalité du budget exécuté, tout le monde s'en moque ; elle ne suscite aucun intérêt dans la presse ».

Peut-on encore parler de bicamérisme en matière de contrôle budgétaire a priori ? J'aurais plutôt tendance à reprendre une expression qui a déjà été employée aujourd'hui, de « mono-bicamérisme » de fait en manière budgétaire.

En effet, dans ce domaine, le bicamérisme est très inégalitaire. Cela s'explique par des raisons historiques - je ne reviendrai pas sur l'article 8 de la loi du 24 février 1875 ni sur les conflits qui ont agité la III e République entre les pouvoirs budgétaires des députés et les sénateurs qui ont lutté pour conserver leur droit d'amendement en la matière. Il me semble que depuis 2011 le caractère inégalitaire du bicamérisme s'est considérablement accentué au Sénat : le projet de loi de finances pour 2013 a été rejeté, tout comme le projet de loi de finances pour 2014, le projet de loi de programmation des finances publiques 2013-2017, le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2013. Je pourrais encore multiplier les exemples.

Par cette attitude, les sénateurs se privent de l'examen de la deuxième partie de la loi de finances, qui est le coeur même du débat budgétaire. En plein débat sur « l'enveloppe des 50 milliards », il est fort regrettable que les sénateurs renoncent, en vertu des dispositions de l'article 47 bis II du Règlement du Sénat, à ce suivi. Seule la Commission des finances examinera la deuxième partie.

Imaginons un dialogue à la direction du Budget sur cette situation :

« - Mais pourquoi le temps d'examen des textes financiers est-il si long, si c'est pour finalement revenir au projet de départ ? Pourquoi passer 70 jours sur le projet de loi de finances et 50 jours sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale, si l'on sait que ce texte sera systématiquement rejeté au Sénat, quelle que soit la couleur politique du gouvernement ?

- Il est vrai que la qualité des travaux parlementaires du Sénat est toujours saluée ; mais pourquoi prolonger ces débats qui ne suscitent guère l'intérêt des sénateurs ? »

En effet, on observe, depuis l'entrée en vigueur de la nouvelle loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1 er août 2001, que le nombre d'amendements est en croissance constante au Parlement. Le nombre d'amendements déposés en première lecture a systématiquement augmenté avec 1 184 amendements en 2007, 1 691 amendements en 2014, mais seulement à l'Assemblée nationale. Le nombre d'amendements déposés par les Sénateurs est stable. N'y a-t-il pas là une piste de réflexion ?

La crise du contrôle budgétaire a posteriori concerne aussi bien le Sénat que l'Assemblée nationale. L'argument selon lequel les parlementaires ne disposent pas de moyens en matière budgétaire n'est plus valable, car la LOLF leur offre la possibilité de contrôler efficacement la gestion publique.

Or le Professeur Avril évoque « l'introuvable contrôle parlementaire en matière de finances publiques ». Le Professeur Carcassonne indiquait, lui, que ce ne sont pas les pouvoirs de contrôle budgétaire qui manquent, mais plutôt les parlementaires pour les exercer. On constate en effet souvent que le Président de la Commission des finances et le rapporteur général du Budget sont quelque peu isolés face aux membres du gouvernement. En réalité, un débat s'ouvre entre les dépensiers et les vertueux.

Face à ce constat, des pistes d'évolution existent en matière de contrôle budgétaire. Pourquoi le Parlement est-il mis à l'écart de la Révision générale des politiques publiques et de la Modernisation de l'action publique ? Le contrôle mérite d'être redynamisé, par une revalorisation de la loi de règlement. Des propositions ont d'ailleurs été formulées dans ce sens en 2012 à l'Assemblée nationale.

Je pense que l'année 2014 sera une année test, en raison de la nouvelle loi organique relative à la gouvernance des finances publiques, sur les mécanismes de correction de l'écart des finances publiques constaté sur l'année 2013. Peut-être la loi de règlement, à cette occasion, constituera-t-elle un moment important du contrôle budgétaire.

De la salle

Ma question s'adresse à tous les universitaires non politisés de la table et de l'auditoire, même si j'invite M. le sénateur Assouline à réagir. Par l'exemple du contrôle de l'ordre du jour présenté notamment par M. Karoutchi, ne croyez-vous pas que le fait majoritaire et a fortiori les partis politiques, via l'harmonisation des calendriers électoraux, parasitent la séparation des pouvoirs et annulent les bienfaits du bicaméralisme ?

M. Jean GICQUEL

Dans le cadre du bicamérisme, je crois que le Sénat, quelle que soit la majorité au gouvernement, a toujours cherché à préserver son autonomie. En effet, le bicamérisme n'a plus de sens si la seconde chambre est la réplique exacte de la première.

Le Règlement du Sénat prévoit une motion de procédure appelée la question préalable : négativement, elle permet de rejeter un texte trop mauvais ; positivement, d'avancer dans la discussion. C'est pourquoi, à chaque fois que cette question est posée devant le Conseil constitutionnel, celui-ci répond toujours « en l'état » : son appréciation est casuistique, si l'on ose dire.

Il y a là un particularisme au Sénat, au même titre que la discussion immédiate, prévue par l'article 30 du Règlement, pour que l'ordre du jour puisse être modifié dès lors que la commission compétente ou l'auteur de la proposition le souhaite. Le bicamérisme est donc une richesse en ce qu'il cultive les particularismes de chaque assemblée et du Sénat, en particulier.

M. David ASSOULINE

Il est heureux qu'un fait majoritaire se dégage : c'est la règle de la démocratie et elle permet que le Parlement ne soit pas uniquement une chambre de débat, sans réel pouvoir de décision. La démocratie doit être au service de l'efficacité de l'action.

Il existe une logique propre aux assemblées, qui dépasse les clivages politiques habituels. Les sénateurs de gauche comme de droite entendent d'abord être respectés dans leur fonction sénatoriale. Nous nous sommes souvent regroupés pour défendre les prérogatives du Sénat, son travail et sa valeur ajoutée.

La perception de l'utilité du Sénat a été mise à mal depuis que deux lois de finances ont été rejetées avant même que les sénateurs puissent les approfondir. Cette attitude décrédibilise le Sénat.

En revanche, même en cas de cohérence des majorités il n'y a pas de majorité gouvernementale au Sénat. C'est une majorité de gouvernance. Ainsi le parti communiste, qui a fait partie de cette majorité de gouvernance, ne soutient pas le budget et quelques lois fondamentales, même s'il a apporté son soutien à de nombreuses lois par le travail en profondeur qui a lieu au Sénat : par exemple sur la loi de refondation de l'école, pour laquelle les députés communistes s'étaient abstenus, le vote final avait été majoritairement favorable au Sénat.

Il est toutefois juste de rappeler que le rejet systématique des lois de finances décrédibilise le Sénat dans l'opinion, car le budget est censé représenter une part essentielle de sa mission.

M. Pascal JAN

Je crois que nous avons une vue quelque peu archaïque de la séparation des pouvoirs, qui a évolué depuis le XVIII e siècle de Montesquieu. Les démocraties sont aujourd'hui majoritaires et la question n'est plus celle de l'équilibre mais de l'alliance de l'exécutif et de la majorité législative. Cela renforce les demandes formulées en faveur d'un meilleur contrôle, ou du moins d'une association plus importante de l'opposition par rapport à la majorité.

Il n'existe pas réellement de majorité sénatoriale ou, en tout cas, elle est fluctuante. L'enjeu du bicamérisme est souvent perçu par rapport à l'intérêt législatif, mais à mon sens, il se situe surtout au niveau de sa fonction de contrôle : c'est là que l'équilibre est aujourd'hui à rechercher. Le Sénat complète l'oeuvre législative voulue par le gouvernement, mais son rôle sur ce terrain ne peut être que limité.

CLÔTURE

M. Jean-Marie LE GUEN, Ministre des relations avec le Parlement

Je suis particulièrement heureux d'être parmi vous pour clore ce colloque consacré au bicamérisme : ce sujet ne peut que tenir à coeur au jeune secrétaire d'État que je suis. Pour un membre du gouvernement chargé des relations avec le Parlement, intervenir dans un tel colloque revient évidemment à passer son Grand Oral, notamment quand on a la chance de s'adresser à un public aussi exigeant que celui d'aujourd'hui. C'est pourquoi je remercie chaleureusement David Assouline et le Groupe d'études sur la vie et les institutions parlementaires de me donner, quelques jours après ma nomination, l'occasion de vous communiquer ma vision du bicamérisme.

Vous ne serez pas surpris d'entendre ces mots : même si j'ai été député pendant plus de vingt ans, je considère que le bicamérisme est consubstantiel à la République et que l'existence des deux chambres est une condition sine qua non du bon fonctionnement de nos institutions.

Notre système donne une place particulièrement importante à la seconde chambre. Le Sénat n'est pas le Bundesrat allemand ou la Chambre des Lords britannique ; il ne représente pas une assemblée cantonnée à des domaines de compétence limités, qui ne serait consultée que quelques fois par an. C'est une chambre de plein exercice avec une compétence législative générale qui, à l'instar de l'Assemblée nationale, a la charge de représenter la Nation entière. Élus par les représentants des collectivités territoriales, les sénatrices et les sénateurs n'en sont pas moins garants, au même titre que les députés, de la souveraineté nationale et de l'intérêt général. C'est là que réside la spécificité du bicamérisme à la française.

Comme le Président Jean-Pierre Bel, je suis attaché à ce bicamérisme égalitaire qui fait la force du système français et je considère que toute différenciation entre le statut des députés et celui des sénateurs risquerait de mettre en danger notre modèle. Certes, le Sénat représente les collectivités territoriales, mais il ne doit pas être réduit à cette fonction, au risque de perdre la légitimité de son implication dans tous les autres domaines de la vie de notre nation.

Je profite d'ailleurs de ma présence dans les murs du Sénat pour rendre hommage à la qualité des travaux qui y sont menés, non seulement sur les textes relatifs aux collectivités locales, mais aussi sur de nombreux autres sujets. En matière de droit pénal et de libertés publiques notamment, le Sénat fait preuve d'une vigilance particulière, saluée par tous. En matière d'éducation, la haute assemblée a marqué de son empreinte les lois sur la refondation de l'école que David Assouline évoquait à l'instant. Je pourrais faire le même constat en matière économique et sociale, en matière d'environnement, de culture ou de défense.

Grâce au bicamérisme donc, les lois de la République sont mieux pensées, plus riches et mieux adaptées au monde complexe dans lequel nous vivons.

Le Sénat, parce qu'il ne peut pas être dissous, est d'une certaine façon plus libre que l'Assemblée nationale. En cela, il est précieux pour les citoyens comme pour les pouvoirs publics. Les clichés font du Sénat une assemblée de sages. Ce n'est pas totalement faux, mais c'est aussi une assemblée indépendante du gouvernement, où la créativité et l'audace peuvent parfois mieux s'exprimer qu'à l'Assemblée nationale.

Cependant, le bicamérisme ne saurait être résumé à son utilité. Il est, comme l'ont souligné les organisateurs de ce colloque, un enjeu pour la démocratie.

Le législateur est accusé, souvent à tort et parfois à raison, d'élaborer des lois sous le coup de l'émotion ou dans la précipitation. Le bicamérisme prévient ce risque. Tel était d'ailleurs son principal avantage aux yeux des grands penseurs qui ont conçu nos institutions : éviter la tyrannie de la majorité, obliger la loi à prendre en considération la diversité des points de vue, mieux faire valoir l'intérêt général. Le bicamérisme est donc bien un gage de démocratie, de tempérance et de respect des libertés publiques. La navette est un dialogue qui permet à chacun d'affiner ses positions dans le débat par l'écoute et la contradiction.

Le Général de Gaulle ne disait pas autre chose quand il rappelait, dans son discours de Bayeux en 1946, que le premier mouvement d'une assemblée n'est pas nécessairement serein et clairvoyant et qu'il faut donc attribuer à une deuxième assemblée, élue et composée d'une autre manière, la fonction d'examiner ce que la première a pris en considération.

Dans une société où tout va très et parfois trop vite, nous avons le sentiment d'être sans cesse pris de court par une actualité foisonnante. Le Parlement doit donc rester un lieu de dialogue et les parlementaires doivent disposer du temps nécessaire à la réflexion. Certes, le déferlement des chaînes d'information pousse le citoyen à demander au législateur d'être plus réactif ; mais nous commettrions une erreur en élaborant trop précipitamment des lois d'affichage, alors que les Français attendent des réponses concrètes.

La gestion du temps est le coeur du bicamérisme. En la matière, notre Constitution confère trois leviers à l'exécutif : il peut engager la procédure accélérée, convoquer une Commission mixte paritaire ou encore donner le dernier mot à l'Assemblée en cas de désaccord persistant et indépassable entre les deux chambres. Il revient donc au gouvernement d'user de ces outils avec mesure.

Toutefois le gouvernement a le devoir de répondre aux attentes des citoyens qui réclament des solutions concrètes et rapides à leurs problèmes. La gravité de la crise que nous traversons, la lutte pour le redressement de notre économie, contre le chômage et la précarité et pour la justice sociale, sont autant de raisons de vouloir recourir à la procédure accélérée.

De la même manière, le dernier mot de l'Assemblée nationale ne va pas à l'encontre du bicamérisme. Il traduit le fait que la majorité sénatoriale n'est pas exactement la même que celle du gouvernement. L'exécutif, s'il a le devoir de faire vivre le dialogue entre les deux assemblées, a aussi besoin de mettre en application son programme. Pour ce faire, il peut lui arriver de demander aux députés de décider in fine du contenu de certaines lois. Ce n'est pas la marque d'un échec du bicamérisme, mais au contraire la preuve que notre système est adapté aux nécessités du jeu politique et de l'action publique.

Je souhaiterais enfin dire quelques mots des chantiers qui doivent être les nôtres pour continuer de faire vivre le bicamérisme dans les mois et années à venir.

Le premier chantier est celui des procédures parlementaires. Je sais que les Présidents des deux assemblées se sont déjà mis au travail sur ce thème. Claude Bartolone a lancé une vaste réflexion sur la qualité de la loi, sur le « mieux légiférer » comme il aime à le dire. De son côté, Jean-Pierre Bel a commencé à tirer un bilan de la révision constitutionnelle de 2008. Qu'ils soient tous les deux remerciés de ces initiatives et assurés que le gouvernement sera à leur écoute pour que nous puissions ensemble travailler plus efficacement et plus sereinement.

Par ailleurs, il est clair que l'entrée en vigueur de la loi sur le non-cumul des mandats en 2017 aura des conséquences sur le mode de fonctionnement du Parlement. Il convient dès maintenant de commencer à réfléchir à des méthodes de travail adaptées à cette nouvelle réalité.

Nous devons redonner aux Français confiance dans leurs institutions. Le colloque qui s'est tenu aujourd'hui y contribuera, j'en suis convaincu, par la richesse de ses travaux et la finesse de sa réflexion. À nous de montrer aux Français que le bicamérisme est un gage d'équilibre et de qualité de nos lois, qui vivifie notre République.

ANNEXE 1 :
LE BICAMÉRISME EN EUROPE : UN ENJEU, UN DÉFI

UNE TYPOLOGIE DU BICAMÉRISME HORS DE FRANCE

Intervention enrichie de M. Jean-Philippe DEROSIER.

L'Europe est le berceau du parlementarisme, du régime parlementaire et, par voie de conséquence, du bicamérisme. Historiquement, le bicamérisme traduit un esprit conservateur et tend à marquer une distinction entre deux catégories d'individus, qui ne sauraient se mélanger. Il apparaît en Angleterre, au XIVe siècle, afin de séparer la noblesse et le clergé du peuple, à travers l'instauration d'une chambre haute et d'une chambre basse. Lorsque Montesquieu en dresse la présentation dans son célèbre ouvrage De l'esprit des lois, il justifie cette option institutionnelle par son propre esprit conservateur, lui-même étant un noble et non un démocrate. Il soutient ainsi qu'« il y a toujours, dans un État, des gens distingués par la naissance, les richesses ou les honneurs ; mais s'ils étaient confondus parmi le peuple et s'ils n'y avaient qu'une voix comme les autres, la liberté commune serait leur esclavage et ils n'auraient aucun intérêt à la défendre, parce que la plupart des résolutions seraient contre eux ». Il en conclut que « la puissance législative sera confiée et au corps des nobles et au corps qui sera choisi pour représenter le peuple, qui auront chacun leurs assemblées et leurs délibérations à part, et des vues et des intérêts séparés »1 ( * ). Ce principe, voire cette nécessité d'une séparation institutionnelle entre deux catégories d'individus constituent le point d'origine d'une double représentation nationale et, donc, du bicamérisme.

En France, il apparaît dans la Constitution du Directoire2 ( * ), laquelle établit un Parlement composé du Conseil des Anciens et du Conseil des Cinq-Cents. Il fallait être âgé de 40 ans pour pouvoir être élu au premier, tandis que 30 ans suffisaient pour être élu au second : la différence d'âge doit être entendue comme synonyme de plus grande sagesse et corrobore la mission confiée aux Anciens de contrôler l'action des Cinq-Cents, puisqu'il lui appartient exclusivement « d'approuver ou de rejeter les résolutions du Conseil des Cinq-Cents »3 ( * ). Le Sénat, quant à lui, est introduit par la Constitution du Consulat4 ( * ) et il est alors expressément qualifié de « Sénat conservateur »5 ( * ). Le conservatisme dont il est ici question est celui de la chose constitutionnelle puisque le Sénat est alors chargé de maintenir ou d'annuler « tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le Tribunat ou par le gouvernement »6 ( * ). Toutefois, son mode de désignation (par cooptation) et son rôle marquent également un conservatisme politique dont il n'est vraisemblablement toujours pas parvenu à se défaire, encore 215 ans après sa naissance : aujourd'hui encore, on peut se demander si le Sénat et le bicamérisme français sont réellement progressistes.

Peut-être en raison de la dimension fortement conservatrice qu'il véhicule, le bicamérisme n'est pas aujourd'hui prédominant en Europe. En effet, parmi les vingt-huit États membres de l'Union européenne, treize seulement sont bicaméraux. Cette proportion est, certes, proche de la moitié, mais les cinq États qui ont officiellement fait acte de candidature et qui pourraient ainsi intégrer l'Union européenne prochainement sont tous monocaméraux. Si l'on ajoute les États européens non-membres de l'Union européenne, on dénombre alors vingt-cinq États monocaméraux et dix-sept États bicaméraux7 ( * ). Bien que minoritaire, le bicamérisme n'est pas un cas exceptionnel au sein des Parlements européens. Quelle est alors sa raison d'être ?

On évoque classiquement la fonction de représentation de la nation par ses territoires pour justifier l'existence d'une seconde chambre. Peut-on dès lors observer un lien entre la superficie et la population d'un État et l'existence du bicamérisme ? De prime abord, on pourrait le penser. Il n'est pas étonnant que de petits États tels que Malte, le Luxembourg, Chypre ou le Danemark soient monocaméraux. On ne s'étonne pas plus que de grands États tels que la Russie, la France, l'Allemagne, l'Espagne ou le Royaume-Uni soient bicaméraux. Il existe toutefois de notables et nombreuses exceptions qui viennent infirmer cette thèse, au point de la rendre insoutenable. Ainsi, la Turquie, qui est l'un des plus grands États d'Europe, est un État monocaméral. De même, l'Ukraine, plus grand État d'Europe continentale, est monocamérale. D'autres États relativement grands et peuplés, tels que la Grèce, la Suède et la Finlande, sont également monocaméraux. À l'inverse, la Slovénie, qui est l'un des plus petits États d'Europe en termes de superficie et de population, est un État bicaméral, tout comme l'Irlande, la Bosnie ou la Suisse.

Cette brève étude statistique et géographique démontre clairement qu'il n'y a pas de lien direct entre l'institution d'un Parlement bicaméral dans un État et sa taille (superficie et population). Si l'on peut également constater que l'esprit initialement conservateur tendant à justifier le bicamérisme par la nécessaire distinction de deux catégories d'individus tend également et heureusement à s'estomper (sans pour autant disparaître totalement), il convient alors de s'interroger sur les enjeux du bicamérisme moderne.

Tout Parlement a un triple rôle : représenter, légiférer et contrôler. Dès lors qu'il est bicaméral, sa mission reste identique : représenter, légiférer et contrôler, mais doublement. Ce dédoublement dépasse désormais l'image conservatrice du Sénat français ou de la chambre haute traditionnelle et repose sur une nouvelle légitimité, qui n'est plus justifiée par une différence de corps, mais par d'autres paramètres, comme le territoire. Cette nouvelle forme de légitimité du bicamérisme (A) continue ainsi d'en justifier l'existence (B).

L'instauration d'un parlement bicaméral se justifie par la volonté de dédoubler la fonction parlementaire. Cela peut s'expliquer par un désir de créer un contre-pouvoir au sein d'un même pouvoir, les deux chambres devant collaborer et, ce faisant, se contrôlant l'une et l'autre, conformément à la théorie de Montesquieu8 ( * ). Cela peut résulter également (et concomitamment, les deux raisons n'étant pas exclusives l'une de l'autre) du choix de représenter deux entités ou deux corps distincts. Cela confère ainsi une légitimité différente à chacune des deux chambres et, d'ailleurs, c'est sans doute cette différence de représentativité qui fonde initialement l'existence de deux chambres (1) et justifie encore son maintien aujourd'hui (2).

La différence de légitimité est la raison d'être du bicamérisme. Tel était déjà le cas au XIVe siècle, quand, pour la première fois, le Parlement d'Angleterre s'est réuni en deux chambres, sous le règne d'Édouard III : il s'agissait alors de ne pas mêler deux catégories de personnes « au sang différent ». Ce type de différenciation reposant sur des catégories d'individus a désormais pratiquement disparu, même s'il perdure en Angleterre et s'il a été introduit dans quelques autres pays. Malgré tout, l'instauration d'un parlement bicaméral repose toujours sur une représentativité différenciée et, donc, sur une légitimité différente entre les deux chambres. On retiendra que la légitimité « désigne le bienfondé du Pouvoir, ce qui lui confère sa justification et sa validité »9 ( * ). Au sein des démocraties parlementaires contemporaines, l'une des deux chambres tient sa légitimité directement du peuple et l'autre la tient généralement des territoires et, parfois, de leur population.

Cela emporte deux conséquences. D'une part, il est erroné, désormais, d'évoquer une chambre haute et une chambre basse et il convient de qualifier les deux chambres d'un parlement de première et de seconde chambres10 ( * ). En effet, la première dénomination se justifiait tant que les deux chambres représentaient deux catégories de personnes de rang différent dans la société, telles que la noblesse et le bas peuple. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, à la notable mais heureusement unique exception du parlement britannique qui brille encore par son archaïsme. Les parlements bicaméraux modernes représentent le peuple, directement et une ou plusieurs autres forces de la nation, que ce soit le territoire ou une autre entité.

D'autre part, le bicamérisme égalitaire n'existe pas. On soutient parfois que l'Italie, les États-Unis ou même la France connaîtraient une telle forme de bicamérisme car les deux chambres de leur parlement seraient dotées - quasiment - des mêmes droits. Si cela peut être vrai en matière de procédure législative, voire en matière de contrôle de l'exécutif11 ( * ), cela est systématiquement faux en matière de légitimité et de représentativité. Si les deux chambres d'un Parlement étaient dotées exactement des mêmes droits et de la même légitimité, l'une ne serait que la reproduction de l'autre et cela reviendrait à ne désigner qu'une seule chambre, puis à la couper en deux.

Cette différence de légitimité est donc historiquement mais aussi fondamentalement la base d'un parlement bicaméral. C'est ce qui explique qu'elle soit encore recherchée aujourd'hui.

Au sein d'un État doté d'un parlement bicaméral, une double représentation est recherchée. Dans les démocraties modernes, le Parlement représente la nation, ce qui ne renvoie pas seulement à une représentation du peuple. Ce dernier est naturellement représenté dans la première chambre et la seconde assure généralement la représentation des territoires, voire de catégories de personnes (a), toujours selon des modalités de désignation qui sont distinctes (b).

Dans la plupart des États européens, la seconde chambre assure la représentation des territoires, que ce soit de façon égalitaire, comme le Conseil de la Fédération de Russie, qui représente les Sujets de la Fédération, à raison de deux représentants par sujet12 ( * ), ou en fonction de la population, comme le Bundesrat allemand, représentant les Länder et dont le nombre de représentants dépend de la population du Land représenté. Sur les treize États membres de l'Union européenne et les quatre États européens hors Union qui ont mis en place un parlement bicaméral, respectivement dix et trois d'entre eux représentent les territoires. La France en fait partie, même si l'on peut mentionner la tentative de révision constitutionnelle de 1969, rejetée par referendum, qui proposait de transformer le Sénat, tout en y associant une représentation des activités économiques, sociales et culturelles, afin de fondre le Conseil économique et social dans le Sénat13 ( * ).

Au-delà de la représentation du territoire, la seconde chambre peut également représenter certaines catégories de personnes. Le meilleur exemple est naturellement celui du Royaume-Uni, avec la Chambre des Lords. Celle-ci a été réformée en profondeur en 1999, afin de mettre un terme à la pairie héréditaire. Les anciens pairs héréditaires sont aujourd'hui appelés à élire 90 d'entre eux pour siéger à la Chambre des Lords à vie, tandis que les autres pairs sont nommés à vie par la Reine, sur proposition du Premier Ministre. Il faut y ajouter les représentants de l'Église anglicane, à raison de deux archevêques et de vingt-quatre évêques. Ce côté délicieusement désuet participe du charme à l'anglaise, paraît-il...

De façon plus rationnelle et moderne, trois autres États européens instaurent la représentation de certaines catégories de personnes au sein de la seconde chambre de leur Parlement. Ainsi, en Irlande, des représentants de cinq panels socioprofessionnels14 ( * ) et des représentants des universitaires sont élus au Seanad Éireann, le Sénat irlandais15 ( * ). De même, en Slovénie, vingt-deux membres du Conseil national (la seconde chambre) représentent les intérêts locaux et dix-huit représentent les syndicats. Ces derniers sont divisés entre employeurs, employés, indépendants et secteurs non marchands16 ( * ). Enfin il faut mentionner le cas particulier de la Bosnie-Herzégovine, État multiethnique. La chambre des peuples (seconde chambre, à ne pas confondre avec la chambre des représentants) représente bien les peuples et non le peuple puisque chaque ethnie (bosniaque, croate et serbe) y désigne cinq représentants17 ( * ).

Les membres de la seconde chambre sont généralement élus, soit au suffrage universel direct, soit au suffrage universel indirect, voire selon une combinaison des deux modes de scrutin (en Belgique et en Espagne). Quand il s'agit d'une représentation du territoire, la base électorale est le plus souvent régionale, alors que celle de la première chambre s'inscrit dans une perspective nationale. Dans les cas d'une représentation de catégories de personnes et à l'exception du Royaume-Uni, les membres sont également élus, par les corps qu'ils ont vocation à représenter.

Il est assez rare que les membres de ces secondes chambres soient nommés. Il arrive toutefois que la nomination d'un faible nombre d'entre eux soit prévue, comme en Irlande où le Premier ministre en nomme onze (sur 60)18 ( * ) ou en Italie où le Président de la République peut en nommer cinq (sur 315)19 ( * ). Il existe néanmoins deux notables exceptions à l'élection des membres des secondes chambres : le Royaume-Uni, encore et toujours, ainsi que l'Allemagne. Les membres de la Chambre des Lords sont soit nommés par la Reine, sur proposition du Premier ministre (pour les Pairs à vie), soit membres de droit (pour les Pairs religieux), soit élus par les Pairs héréditaires20 ( * ). Les membres du Bundesrat (seconde chambre allemande), quant à eux, sont des membres de droit représentant les gouvernements des différents Länder. Chaque Land dispose d'un nombre de voix prévu par la Loi fondamentale, en fonction de sa population. Leur gouvernement respectif peut envoyer siéger au Bundesrat autant de personnes que le Land a de voix. Toutefois, le vote d'un Land s'effectue nécessairement en bloc, sans qu'il soit possible que les représentants d'un même Land votent dans des directions opposées21 ( * ). C'est donc bien le Land qui vote et non les membres eux-mêmes, pris individuellement.

L'existence d'une seconde chambre et donc d'un Parlement bicaméral, malgré sa connotation historiquement conservatrice, est encore justifiée aujourd'hui, afin de garantir une pleine représentation de la nation, prise dans ses diverses dimensions (peuple, territoire, forces vives, etc.). Au-delà de cette légitimité démocratique, le bicamérisme trouve également une justification institutionnelle.

La mise en place institutionnelle d'une double représentation, à travers un Parlement bicaméral, poursuit un objectif spécifique, qui ne se limite pas au seul renforcement de la représentation démocratique. Représenter, légiférer, contrôler sont les trois missions classiques d'un Parlement, que celui-ci soit monocaméral ou bicaméral. La mission de représentation et ses moyens de mise en oeuvre assurent au Parlement et à ses chambres une légitimité qui peut être nuancée22 ( * ). Dès lors qu'il existe deux chambres, leurs missions de législation (produire la loi) et de contrôle (du gouvernement et, plus généralement, de l'administration) peuvent être soit différentes (1), soit identiques (2).

La différenciation des missions de législation (a) et de contrôle (b) assure que les compétences respectives des deux chambres se complèteront mutuellement et que l'une d'entre elles pourra permettre, le cas échéant, de surmonter un blocage.

S'il ne s'agit pas là de sa mission première, faire la loi est incontestablement la mission principale du Parlement. Lorsque ce dernier est bicaméral, chacune des deux chambres participent ainsi à l'élaboration de la loi, mais elles peuvent respectivement bénéficier de compétences différentes. Cela permet, d'une part et à travers l'existence d'une seconde chambre, de renforcer le débat législatif et, donc, démocratique. Toutefois, cela garantit, d'autre part, une décision efficace en ce que l'une des chambres pourra décider seule, le cas échéant et, en particulier, s'il y a un désaccord tel qu'il soit impossible d'adopter la loi et que le processus législatif soit bloqué.

Il est ainsi fréquemment prévu que la première chambre, celle qui représente le peuple, soit effectivement celle qui fait la loi, tandis que la seconde chambre bénéficie d'un pouvoir de pondération, de proposition, ou d'opposition. La pondération lui permet de faire entendre sa voix, la première chambre devant en tenir compte ou, si elle décide de passer outre, elle doit le faire à des conditions de majorité spécifique. Tel est le cas en Allemagne, où le Bundesrat dispose, par principe, d'un pouvoir de veto surmontable par un vote à la majorité absolue du Bundestag. Il peut, à cet égard, proposer des amendements mais il ne peut les voter lui-même et amender directement le texte : ceux qu'il présente doivent être approuvés, c'est-à-dire votés et intégrés par le Bundestag, la première chambre23 ( * ).

La proposition permet à la seconde chambre de participer plus directement au débat législatif par la voie d'amendements. C'est le cas de la Belgique24 ( * ) et de l'Espagne25 ( * ) qui dispose d'un veto suspensif, lequel est donc surmontable par la première chambre, accompagné d'un droit d'amendement du texte. Enfin, l'opposition assure à la seconde chambre une véritable possibilité de bloquer ou, à tout le moins, d'entraver substantiellement le texte. La Chambre des Lords britannique bénéficie ainsi d'un droit de veto qui n'est certes que suspensif mais qui tend à différer d'un an le vote définitif du texte par la Chambre des Communes26 ( * ). Le gouvernement et les deux chambres s'efforcent ainsi de trouver un accord, notamment grâce au comité de conciliation, prévu dans la procédure législative, en particulier si le texte est urgent. En Allemagne, le Bundesrat peut également bénéficier d'un veto absolu, dès lors que la loi concerne les compétences des Länder. Dans cette hypothèse, le veto n'est pas surmontable et le Bundesrat dispose d'un pouvoir de blocage plein et entier, mais toujours pas d'un droit d'amendement.

L'existence d'une différenciation des compétences en matière de contrôle du gouvernement est quasi-systématique et généralement importante, au point que l'on croit souvent, à tort, que ce gouvernement n'est responsable que devant l'une des deux chambres seulement. Celui-ci est pourtant responsable devant la Nation, donc devant les deux chambres du Parlement. Cependant, les modalités de mise en cause de cette responsabilité divergent d'une chambre à l'autre et, classiquement, la première chambre dispose de davantage de prérogatives. En particulier, elle est presque toujours la seule à être en mesure d'engager la responsabilité du gouvernement, le contraignant à une démission, soit à travers le vote d'une motion de censure, soit à travers le rejet d'une question de confiance. Cela ne signifie pas que ledit gouvernement n'est pas responsable devant les deux chambres, notamment parce qu'elles bénéficient toutes deux de moyens permettant de le contrôler (questions écrites, orales, auditions, commissions d'enquête, évaluation législative, etc.), mais simplement que seule la chambre représentant le peuple est en mesure de mettre un terme aux fonctions gouvernementales.

Cela a une conséquence directe quant au droit de dissolution du Parlement : on ne peut généralement dissoudre que la chambre devant laquelle le Parlement est pleinement responsable. La dissolution est d'ailleurs la suite logique et quasi-systématique d'un renvoi du gouvernement, au sein d'un régime parlementaire rationalisé et d'une démocratie moderne. En effet, si le Parlement et, en l'espèce, la première chambre décident de renvoyer le gouvernement, alors il appartient in fine au peuple de décider de l'avenir politique et les élus reviennent devant les électeurs. L'Espagne offre toutefois un contre-exemple : le gouvernement ne peut y être censuré que par la première chambre, mais il peut en retour dissoudre les deux assemblées27 ( * ).

Si elles ne sont pas différenciées, les missions de législation (a) et de contrôle (b) peuvent être dédoublées. Les deux chambres sont alors placées sur un pied d'égalité, disposant des mêmes prérogatives. C'est dans ces cas que l'on évoque un bicamérisme égalitaire, même si on a vu que cette qualification ne pouvait être pleinement exacte. Un tel dédoublement renforce naturellement le rôle de la seconde chambre et, à travers elle, du Parlement. Mais le risque d'un blocage et d'une entrave au bon fonctionnement de la démocratie sont grands, ce qui explique que ce dédoublement soit rare.

Dédoubler la mission d'élaboration de la loi garantit l'existence d'une véritable discussion législative, les deux chambres devant nécessairement trouver un accord. Cela donne tout son sens à la navette parlementaire et renforce la recherche d'un compromis, ce qui ne saurait être systématiquement un mal. Toutefois, cela débouche nécessairement sur un droit de veto absolu de chacune des chambres, dont il est aisé et tentant d'abuser. Or, dans un tel cas, la décision est rendue impossible et c'est donc la démocratie elle-même qui est remise en cause, le peuple et ses représentants n'étant plus en mesure de décider, alors que l'objectif était précisément de la renforcer. C'est pourquoi le dédoublement total et l'égalité parfaite entre les deux chambres sont assez rares en cette matière, une possibilité de surmonter le blocage par une décision de la première chambre représentant directement le peuple étant généralement prévue et démocratiquement légitime. Les deux assemblées peuvent ainsi être pleinement incluses dans le processus législatif et participer à l'ensemble du processus législatif, la première chambre conservant toutefois un pouvoir dit de « dernier mot ». Tel est le cas en France, mais aussi en Belgique sur certaines matières. Le contre-exemple notoire, en Europe28 ( * ), où l'égalité parfaite en matière législative a été atteinte, est celui de l'Italie, mais c'est l'une des principales raisons pour laquelle le Sénat italien est aujourd'hui moribond et en voie d'être réformé en profondeur29 ( * ).

En revanche, il existe des domaines de compétence spécifique où l'égalité législative est renforcée. Ainsi, en matière de révision constitutionnelle, l'égalité est presque souvent parfaite entre les deux chambres, même dans les États où la deuxième chambre n'est que nommée ou composée de membres de droit, comme en Allemagne. Le risque d'entrave à la décision démocratique est alors réel mais justifié par l'importance du sujet en cause. Il n'en demeure pas moins, ainsi que le montre la France, que des solutions mériteraient d'être recherchées car il y a une véritable remise en cause du pouvoir du peuple et, donc, de la démocratie elle-même dès lors que trois acteurs du processus de révision constitutionnelle les plus directement liés au peuple sont unanimement d'accord sur son issue et qu'un quatrième acteur, le plus éloigné du peuple, puisse la faire échouer30 ( * ).

À l'inverse, les exemples espagnol et autrichien montrent qu'une telle égalité en matière constitutionnelle n'est pas systématique. En Espagne, la Constitution prévoit en effet une possibilité de surmonter le veto de la seconde chambre31 ( * ). En Autriche, le principe est que les deux chambres ne bénéficient pas des mêmes droits et que le dernier mot appartient à la première, comme dans le cadre de la procédure ordinaire, mais que la seconde bénéficie d'un droit de veto dès lors qu'il est question de restreindre les pouvoirs législatifs ou exécutifs des Länder32 ( * ).

Un dédoublement des missions de contrôle plaçant les deux chambres dans une situation d'égalité parfaite est extrêmement rare car il est systématiquement problématique, comme en atteste d'ailleurs la situation italienne. Cela débouche sur une possibilité, pour les deux chambres, de renverser le gouvernement, conduisant à une instabilité quasiment inévitable. Cela s'explique par la composition différente des deux chambres, car elles reposent sur des légitimités différentes et, donc, par la nécessité de devoir presque toujours composer avec différentes majorités. La tâche est rude et rarement assumée sur la durée. Cela explique l'instabilité gouvernementale italienne et justifie la volonté de réformer le Sénat, que l'actuel Président du Conseil a immédiatement affirmé devant les sénateurs eux-mêmes, lors de son discours d'investiture, le 24 février 2014. De façon provocante et brutale, il a souligné l'anomalie démocratique que représentait cette chambre, en rappelant, d'une part, qu'il était le premier Président du Conseil italien à ne pas pouvoir être membre de cette noble assemblée puisque, à 38 ans, il n'a pas l'âge requis pour pouvoir y être élu et, d'autre part, qu'il espérait être le dernier Président du Conseil à susciter la confiance de ce même Sénat, car l'ambition est précisément de le réformer en supprimant ces prérogatives33 ( * ).

La réforme tend ainsi à supprimer le Sénat lui-même et à le remplacer par une assemblée des régions, réunissant des membres de droit et certains membres élus par les régions, devant laquelle le gouvernement ne peut être contraint à la démission et qui ne peut plus être dissoute. Le texte est en discussion au Parlement et le Sénat lui-même a été saisi en premier. La commission des affaires constitutionnelles l'a adopté avec certaines modifications le 11 juillet 201434 ( * ). Cela confirme que le Sénat est disposé à valider la révision et donc à se réformer lui-même, en réduisant substantiellement ses prérogatives. Si la procédure aboutit effectivement, ce sera une révision historique et fondamentale pour l'avenir des institutions italiennes et son succès s'explique par la place qu'occupe le Chef du Gouvernement actuel. En effet, celui-ci a retenu une stratégie classiquement parlementaire mais peu utilisée en Italie en raison du morcellement partisan auquel elle est confrontée, qui consiste non pas à devenir Président du Conseil pour tenter de réunir une majorité mais à réunir une majorité pour tenter de devenir, ensuite, Président du Conseil. Tenant ainsi les reines du parti majoritaire, le « PD », Partito democratico, Matteo Renzi est en mesure, d'une part, de se prévaloir d'une double légitimité, celle du parti et celle du Parlement et, d'autre part, de faire planer la menace d'une dissolution de la chambre qui refuserait cette réforme (donc du Sénat), débouchant sur une nouvelle élection à partir de listes établies par les partis, donc par leur chef. La popularité actuelle tant du Président du Conseil que de la réforme elle-même assure ainsi à M. Renzi une majorité en cas d'élections anticipées et freinent d'autant les éventuelles ardeurs contestatrices des sénateurs : mieux vaut participer à une réforme de toute façon acquise qu'en être totalement et brutalement écarté.

Le bicamérisme présente ainsi un enjeu et même un atout pour la démocratie. Nécessairement inégalitaire, même faiblement, il est le gage d'une représentation, d'une législation et d'un contrôle à la qualité renforcée. Reposant désormais essentiellement sur la représentation du peuple et des territoires, il s'est conformé à une vision moderne de la démocratie, si bien qu'il est aujourd'hui impropre d'évoquer une chambre haute et une chambre basse, distinction qui fait référence à un bicamérisme conservateur et passéiste. Malgré tout, les questions des droits de la seconde chambre - jusqu'où une chambre moins démocratique car moins représentative du peuple peut-elle bloquer les décisions d'une chambre pleinement représentative ? - et de l'entrave que peut engendrer une multiplication de la représentation démocratique ne sont pas toujours résolues, comme le montre notamment l'exemple italien, mais également français.

Ainsi, le bicamérisme, plus qu'un enjeu, représente véritablement un défi pour la démocratie, qu'il n'est pas inutile de relever.

TABLEAU : LES PARLEMENTS EN EUROPE

ÉTATS AVEC PARLEMENT MONOCAMÉRAL (25)

ÉTATS AVEC PARLEMENT BICAMÉRAL (17)

UNION EUROPÉENNE (15)

UNION EUROPÉENNE (13)

État

Superficie (en km 2 )

Population (en millions)

État

Superficie (en km 2 )

Population (en millions)

Désignation et représentation de la seconde chambre

Bulgarie

111 910

7,6

Allemagne

356 854

82

Membres de droit, par population des Länder

Chypre

9 250

0,8

Autriche

83 870

8,3

Élection par les parlements des Länder

Croatie

56 594

4,4

Belgique

30 528

10,7

Élection au SUD et SUI, par langue et par région

Danemark

43 094

5,5

Espagne

504 782

45,8

Élection au SUD et SUI, par région

Estonie

45 000

1,3

France

551 695

65,8

Élection au SUI, par département

Finlande

338 000

5,3

Irlande

70 273

4,5

Catégories socioprofessionnelles et universitaires

Grèce

131 957

11,2

Italie

301 263

60

Élection au SUD, par région

Hongrie

93 000

10

Pays-Bas

41 526

16,4

Élection par les parlements des régions

Lettonie

65 000

2,3

Pologne

312 679

38,1

Élection au SUD

Lituanie

65 000

3,3

République tchèque

78 866

10,5

Élection au SUD

Luxembourg

2 586

0,5

Roumanie

237 500

21,5

Élection au SUD, par département

Malte

316

0,4

Royaume-Uni

244 820

61,7

Catégories de personnes : les Lords

Portugal

92 000

10,6

Slovénie

20 273

2

Catégories de personnes : syndicats et intérêts locaux

Slovaquie

48 845

5,4

Suède

449 964

9,2

ÉTATS CANDIDATS (5)

ÉTATS CANDIDATS (0)

Islande

103 125

0,3

Macédoine

25 713

2

Monténégro

13 812

0,7

Serbie

77 474

7,2

Turquie

783 562

76,7

ÉTATS HORS UNION EUROPÉENNE (5)

ÉTATS HORS UNION EUROPÉENNE (4)

Albanie

28 748

2,8

Biélorussie

207 600

9,6

Élection par les conseils régionaux

Kosovo

10 887

1,8

Bosnie

51 197

3,9

Représentation des trois ethnies

Moldavie

33 843

3,7

Russie

17 098 242

143,5

Deux représentants par sujets fédéraux (régions), désignés par le parlement et l'exécutif

Norvège

385 199

5

Suisse

41 277

8

Élection au SUD, par canton

Ukraine

603 550

44,9

Les micro-États (Andorre, Lichtenstein, Monaco, Vatican) ont été délibérément exclus.

On mentionne en gras soit les États monocaméraux qui, en raison de leur superficie et de leur population (importantes), auraient pu être bicaméraux, soit les États bicaméraux qui, en raison de leur superficie et de leur population (faibles), auraient pu être monocaméraux. On mentionne également en gras les États bicaméraux où la seconde chambre ne représente pas les territoires.

SUD : Suffrage universel direct : SUI : Suffrage universel indirect.

ANNEXE 2 :
BICAMÉRISME ET CONTRÔLE BUDGÉTAIRE :
REDONDANCE OU COMPLÉMENTARITÉ
ENTRE LES DEUX CHAMBRES ?

Intervention enrichie de M. Aurélien BAUDU, rédigée avec Mme Pauline TÜRK35 ( * ).

Nous souhaiterions tout d'abord remercier très sincèrement les organisateurs de ce colloque de nous avoir conviés à participer à cette table ronde. Nous intervenons ici en tant qu'« extérieurs » et ne pouvons, bien sûr, nous prévaloir de l'expérience de l'élu, si précieuse pour l'analyse des enjeux du travail parlementaire. Nos observations s'appuieront cependant sur les travaux et observations que nous avons l'un et l'autre consacrés au fonctionnement et aux missions du Parlement 36 ( * ) .

Lorsqu'il nous a été proposé d'intervenir sur « le bicamérisme et le contrôle », il nous est apparu nécessaire de choisir un angle précis, tant les champs du contrôle parlementaire se sont diversifiés ces dernières années, aussi bien à l'Assemblée nationale qu'au Sénat, en ce qui concerne l'application des lois, la défense et les affaires extérieures, les affaires européennes, ou en rapport avec l'exercice des pouvoirs présidentiels, aspects qui ont été largement et très bien évoqués par les intervenants précédents.

C'est la raison pour laquelle notre intervention se bornera à dégager quelques idées sur la question des conséquences du bicamérisme sur l'exercice du contrôle budgétaire. Nous souhaiterions, sur ce volet du contrôle qui a été assez peu évoqué lors de ce colloque, sauf par le Professeur Pascal Jan, nous concentrer sur quelques interrogations relatives à la redondance ou à la complémentarité de l'intervention des deux chambres dans ce domaine essentiel où l'Assemblée nationale, traditionnellement, joue un rôle à la fois prioritaire et prédominant.

Rappelons d'abord que, sous la V e République, le Parlement s'est concentré sur la phase d'élaboration du budget, sorte de contrôle budgétaire a priori , plus politique, au détriment du contrôle de l'exécution des lois financières, plus complexe et technique, certains parlementaires l'estimant d'ailleurs inutile et moins intéressant car intervenant a posteriori . Ainsi, lorsque le directeur du Budget et le directeur du Trésor ont été auditionnés par la Commission des finances du Sénat, le 10 avril 2013, le Président de la Commission, Philippe Marini, invitant les parlementaires à aller plus loin dans le contrôle de l'exécution budgétaire, a clairement résumé la situation : « L'examen de la gestion publique, cela n'intéresse jamais personne. Le passé est mort pour un homme politique » 37 ( * ) . À ceux qui seraient tentés de croire que ce constat est propre aux sénateurs, voici la réponse de l'Assemblée nationale, à l'occasion de l'examen de la loi de règlement de 2012, par la bouche du député Cornut-Gentille : « Cette loi de règlement adoptée en à peine deux heures, alors qu'elle reflète la réalité du budget exécuté, tout le monde s'en moque ; elle ne suscite aucun intérêt dans la presse » 38 ( * ) .

Les auteurs classiques, comme René Stourm 39 ( * ) et Gaston Jèze 40 ( * ) , expliquaient déjà que le chemin budgétaire à parcourir serait plus enthousiasmant à regarder pour un parlementaire que le chemin financier parcouru. Et ce constat demeure largement partagé au sein des deux chambres à l'heure actuelle. Ainsi, les deux assemblées concentrent leurs efforts sur l'élaboration du budget et des lois financières, en espérant peser sur le processus décisionnel, et délaissent toutes deux le contrôle de leur exécution. Le Sénat perd ici une occasion de se démarquer, lui qui n'est déjà pas favorisé par les dispositions constitutionnelles en matière financière. N'est-il pas possible, cependant, d'entrevoir quelques spécificités dans l'approche du contrôle exercé par chacune des chambres ? A la lumière des rôles respectivement joués par l'Assemblée nationale et par le Sénat, doit-on inévitablement conclure à un bicamérisme inégalitaire en matière de contrôle budgétaire et financier ?

Nous souscrivons au constat qui a déjà été fait aujourd'hui, de l'existence d'un « monocamérisme de fait » en matière de contrôle budgétaire a priori . Nous regrettons de reconnaître également l'existence d'une « crise bicamérale » en matière de contrôle budgétaire a posteriori . Reste qu'il ne dépend que du Sénat de se saisir de certaines prérogatives, lui permettant d'apporter sa « plus-value », comme il a su le faire dans d'autres domaines du contrôle parlementaire.

Concernant l'élaboration de la loi de finances annuelle, le bicamérisme apparaît inégalitaire. L'Assemblée nationale a une prééminence sur le Sénat, qui s'explique par son statut de « chambre basse », et par des raisons historiques. On rappellera seulement ici l'article 8 de la loi du 24 février 1875, puis les conflits qui ont agité la III e République entre les députés et les sénateurs, ces derniers ayant lutté pour conserver leur droit d'amendement en matière budgétaire.

Sous la Ve République, les deux chambres partagent l'exercice du contrôle budgétaire. L'article 24 de la Constitution indique que « le Parlement contrôle l'action du Gouvernement », et l'article 47-2 que la Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l'action du Gouvernement. Enfin, les deux chambres ont investi le champ de l'évaluation, la commission des finances du Sénat ayant reçu de l'article 22 du règlement la tâche de procéder à « l'évaluation de toute question relative aux finances publiques », conformément à l'article 57 de la LOLF 41 ( * ) , mission dont elle s'acquitte dans le cadre de nombreuses missions mono-sectorielles ou transversales 42 ( * ) .

Conformément aux dispositions de la LOLF, les deux chambres confèrent au rapporteur général un statut et des pouvoirs importants, qui font de lui le porte-parole de la commission des finances auprès du Gouvernement, au stade de l'élaboration de la loi de finances 43 ( * ) . Au Sénat, le rapporteur général, comme d'ailleurs le président de la commission des finances, bénéficie d'une particulière longévité, de nature à renforcer son influence. Dans les deux assemblées, la présidence de la commission des finances est désormais confiée à un membre de l'opposition. Si cela relève des textes à l'Assemblée nationale (art. 39 al. 3 RAN), au Sénat, il s'agit d'une pratique encore récente, introduite lors du dernier renouvellement sénatorial suite à une proposition du Président du Sénat, qui n'a pas fait l'unanimité chez ses collègues... En matière budgétaire, certains sénateurs ne souhaitaient plus faire dans la majorité ce pour quoi ils plaidaient dans l'opposition 44 ( * ) !

On observe, cependant, que les ferments du bicamérisme inégalitaire perdurent : l'article 39 de la Constitution, en son alinéa 2, dispose que « les projets de loi de finances et de loi de financement de la Sécurité sociale sont soumis en premier lieu à l'Assemblée nationale ». Le dernier mot revient également aux députés (art. 45 C.) et les délais impartis leur sont plus favorables (art. 47 C., art. 40 de la LOLF). On note aussi que l'Assemblée nationale a conservé, en 2008, le pouvoir de mettre en jeu la responsabilité politique du Gouvernement sur un texte budgétaire ou de financement de la Sécurité sociale, malgré la restriction du champ d'application de l'article 49 alinéa 3 de la Constitution. Cela constitue bien une contrainte spécifique pour l'Assemblée nationale, mais qui résulte en réalité de sa prédominance bien comprise par rapport au Sénat dans le débat budgétaire 45 ( * ) .

Le poids des rapporteurs généraux, spéciaux et pour avis budgétaires, vis-à-vis du Gouvernement, y est valorisé, et la mission d'évaluation et de contrôle y est prise en charge par la Mission d'évaluation et de contrôle (MEC), créée en 1999. Ses travaux, inspirés par ceux du National Audit Office britannique, enrichis grâce à ses pouvoirs spéciaux d'enquête et appuyés sur des expertises commandées à la Cour des comptes, et des travaux du comité d'évaluation et de contrôle (CEC) de l'Assemblée nationale, dont l'équivalent n'existe pas au Sénat, ont déjà permis l'élaboration de près d'une vingtaine de rapports, qui font la synthèse d'investigations approfondies sur diverses politiques publiques sectorielles.

Si l'on peut admettre que « les chambres hautes ont un rôle spécifique à jouer en matière financière, distinct de celui des chambres basses » 46 ( * ) , il apparaît difficile d'identifier ce rôle à première vue, surtout au vu de l'évolution du positionnement de la Haute assemblée depuis la fin de la XIIIe législature. Il nous semble en effet que, depuis 2011, le caractère inégalitaire du bicamérisme s'est considérablement accentué par une forme d'autolimitation mise en oeuvre par les sénateurs. Bien qu'ayant connu l'alternance, le Sénat semble ancré dans une opposition ferme aux gouvernements successifs en matière financière. Le Sénat a ainsi rejeté le projet de loi de finances pour 2013, tout comme le projet de loi de finances pour 2014, le projet de loi de programmation des finances publiques 2013-2017, le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2013 et 2014. Nous pourrions encore multiplier les exemples 47 ( * ) . Certains sénateurs semblent vouloir perpétuer dans la « majorité sénatoriale » ce qu'ils avaient entrepris dans « l'opposition présidentielle et gouvernementale » : rejeter les textes financiers !

Par cette attitude, les sénateurs se privent de l'examen de la deuxième partie de la loi de finances, qui est le coeur même du débat budgétaire 48 ( * ) . Il est fort regrettable que les sénateurs renoncent, en vertu des dispositions de l'article 47 bis II du Règlement du Sénat, à ce suivi. En nouvelle lecture du projet de loi de finances pour 2014, le vote des sénateurs (189 pour et 145 contre) a porté sur une motion de procédure tendant à opposer la question préalable (art. 44 al. 3 du Règlement du Sénat). Ainsi, excepté en Commission des finances du Sénat (avec l'examen du rapport général et des rapports spéciaux), la deuxième partie du projet de loi de finances n'a pas été examinée par les sénateurs. Or c'est le point culminant du débat budgétaire. Il s'agit donc bien un refus du Sénat d'exercer ses compétences budgétaires, et d'effectuer un contrôle financier a priori .

Les textes budgétaires mentionnés ont été finalement adoptés conformément aux options du Gouvernement et de l'Assemblée nationale. Or l'argument classique du maintien du Sénat au sein de la Ve République, n'est-il pas, selon les professeurs Jean et Jean-Éric Gicquel, « qu'une seconde chambre améliore la qualité du travail » de la première ? 49 ( * ) De très nombreuses études ont mis en exergue le rôle de la seconde chambre, modératrice et tempérée, qui limiterait les excès de l'assemblée élue au suffrage universel direct et privilégierait l'esprit de sagesse et de compromis. Elle apporterait aux travaux de l'Assemblée nationale un deuxième regard, non concurrent ni redondant mais complémentaire et différent, caractérisé par le souci de l'expertise technique, le recul par rapport aux enjeux politiques immédiats, le souci de la qualité rédactionnelle des textes, l'attachement aux problématiques territoriales et technologiques...

Le positionnement adopté par le Sénat ces dernières années à l'égard des lois de finances, aboutissant à un «  monocamérisme de fait », paraît de nature à creuser l'écart avec l'Assemblée nationale, et à attiser la comparaison avec le système britannique d'un bicamérisme très inégalitaire en matière budgétaire et financière. Imaginons un dialogue entre des hauts fonctionnaires de Bercy sur cette situation :

« - Mais pourquoi le temps d'examen des textes financiers est-il si long, si c'est pour finalement revenir au projet de départ ? Pourquoi passer 70 jours sur le projet de loi de finances et 50 jours sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale, pour jouer le jeu du bicamérisme, si l'on sait que ce texte sera systématiquement rejeté au Sénat, quelle que soit la couleur politique du gouvernement ?

- Il est vrai que la qualité des travaux parlementaires du Sénat est toujours saluée ; mais en l'occurrence, pourquoi prolonger ces débats qui ne suscitent guère l'intérêt des sénateurs ? » .

A ce sujet, on observe, depuis l'entrée en vigueur de la LOLF du 1 er août 2001, que le nombre total d'amendements déposés au Parlement en première lecture sur le projet de loi de finances a systématiquement augmenté depuis 2007, passant de 1 184 amendements à cette date à plus de 1 691 amendements en 2014. Cette hausse s'explique par un nombre croissant d'amendements déposés par les députés 50 ( * ) . Or, le nombre d'amendements déposés par les sénateurs est stable 51 ( * ) . N'y a-t-il pas là une piste de réflexion pour une répartition mieux réfléchie des rôles entre les deux assemblées ? Pour être plus clairs, on sait qu'en Grande-Bretagne, par exemple, le texte financier est discuté essentiellement à la Chambre des Communes, la Chambre des Lords n'y jouant qu'un rôle mineur... Mais c'est ce qui lui permet de consacrer davantage de temps au contrôle budgétaire a posteriori ! En France, le contrôle budgétaire a priori concentre l'essentiel des efforts des deux assemblées et le Sénat peine à se démarquer positivement. Peut-être lui faudrait-il investir davantage le champ du contrôle a posteriori . Rappelons que, déjà en 2005, le rapport Pébereau soulignait que « le Parlement devrait jouer un rôle important dans [la] démarche de réorientation des dépenses. Cela supposerait qu'il consacre désormais deux fois plus de temps au contrôle des dépenses qu'au vote du budget » 52 ( * ) .

Il faut l'admettre, pour l'essentiel, le contrôle budgétaire a priori du Parlement est un leurre. Les parlementaires courent après un pouvoir de décision budgétaire qui ne leur appartient pas en vertu de la règle des quatre temps alternés définie par le Baron Louis en juillet 1814. On le sait, le rôle du Parlement n'est pas d'élaborer le budget 53 ( * ) , car il n'en a pas les moyens face à l'Administration des finances, mais d'éclairer les citoyens sur les choix gouvernementaux 54 ( * ) . Il doit donc porter un regard plus attentif au contrôle budgétaire a posteriori . Un bicamérisme bien pensé pourrait se fonder, sous cet angle, sur une redistribution des rôles entre les deux assemblées.

Au risque de paraître un peu sévère, on peut regretter que, après dix années, les progrès effectués en matière de contrôle de l'exécution des lois budgétaires et financières soient si timides. L'ambition des promoteurs de la LOLF du 1 er août 2001 était, rappelons-le, de permettre aux parlementaires de mieux évaluer la dépense publique, sur le modèle du contrôle de performance anglo-saxon ( efficiency, effectiveness ), afin d'engager la réforme de l'État en s'appuyant sur des analyses étayées. D'origine parlementaire, fruit d'une collaboration entre un député et un sénateur, la LOLF devait renforcer le contrôle budgétaire effectué par le Parlement, dans le cadre du cercle vertueux voulu par Didier Migaud et Alain Lambert 55 ( * ) . La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 devait prolonger cette ambition.

Force est pourtant de constater que les parlementaires ont peu progressé dans cette direction. Le mythe d'un contrôle parlementaire qui devait être « transfiguré » par la logique de performance, et pleinement assumé par les deux assemblées a vécu ! La portée du contrôle réellement opéré sur l'utilisation des fonds publics et sur l'exécution du budget reste modeste. Et, sur ce terrain, l'intérêt du bicamérisme, apparaît, pour l'heure, assez limité. Un exemple symptomatique : le contenu et le calendrier d'examen de la loi de règlement avaient été revus par la LOLF, permettant de soumettre aux parlementaires tableaux de financement, comptes de résultat, rapports annuels de performance, etc... Or chaque année depuis l'entrée en vigueur de la LOLF, les parlementaires adoptent à la sauvette la loi de règlement de l'année précédente, en séance de nuit, un lundi ou un jeudi du mois de juillet, lorsque l'hémicycle est déserté par les parlementaires. Le même constat peut être fait dans les deux chambres. Les conditions d'adoption de la loi de règlement pour 2012, par l'Assemblée nationale selon la procédure du dernier mot, à la suite de son rejet par les sénateurs, fournit un bel exemple de contrôle budgétaire manqué. On trouve difficilement des raisons de fond qui expliquent ce désintérêt parlementaire pour la loi de règlement. Les difficultés tenant au calendrier ou à un manque de moyens, encore régulièrement invoquées, ayant été réglées par la LOLF, elles ne sont que des prétextes qui ne parviennent pas à masquer la réalité : les députés et les sénateurs donnent encore priorité à la fonction législative au détriment du contrôle, notamment budgétaire et financier, qui reste extrêmement marginalisé.

Le Professeur Avril évoque ainsi « l'introuvable contrôle parlementaire » 56 ( * ) , regret qui résonne particulièrement en matière de finances publiques. Et on admettra sans mal que la formule bien connue du Professeur Carcassonne, selon laquelle ce ne sont pas les pouvoirs de contrôle budgétaire qui manquent mais plutôt les parlementaires pour les exercer, est encore plus pertinente aujourd'hui. En effet, l'argument selon lequel les parlementaires ne disposent pas de moyens d'investigation suffisants en matière budgétaire n'est plus valable, car les lois organiques leur offrent toute une gamme de moyens pour contrôler efficacement la gestion publique (art. 57 à 60 de la LOLF). Certes, des initiatives ont été prises et des travaux menés mais, lorsqu'il a lieu, le débat reste encore trop souvent caricatural et stérile entre les « vertueux ». - parmi lesquels bien souvent le Président de la Commission des finances et le rapporteur général du Budget - et les « dépensiers » - au nombre desquels figurent généralement les membres du Gouvernement...

Le contrôle budgétaire a posteriori du Parlement serait donc en crise, devant le relatif échec de sa réanimation, aussi bien devant le Sénat qu'à l'Assemblée nationale. Il en résulte une série d'interrogations relatives au rôle du Parlement, que l'on pensait avoir revalorisé. Mais aussi, plus profondément, des inquiétudes quant à sa capacité à contribuer à la réforme nécessaire de l'État. L'absence d'implication réelle du Parlement explique au moins partiellement la difficulté à donner un contenu opérationnel à la modernisation de l'action publique (MAP) qui était censée corriger les défauts de la RGPP. Le manque de soutien à la RGPP au sein même de la majorité parlementaire, manifesté par le peu d'empressement à investir les nouveaux pouvoirs de contrôle, fut indéniablement l'un des points faibles de sa mise en oeuvre, comme les députés Christian Eckert et François Cornut-Gentille l'ont souligné dans un rapport rédigé dans le cadre du Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques (CEC) 57 ( * ) . Ce diagnostic a d'ailleurs été confirmé quelques mois plus tard par les inspecteurs généraux missionnés par le Gouvernement 58 ( * ) . Autre conséquence de l'inaction du Parlement, n'est-il pas surprenant de voir désormais régulièrement la Cour des comptes, organe d'appui à la fonction de contrôle et d'évaluation, se saisir elle-même de sujets qui devraient être, en premier lieu, pris en charge par les instances parlementaires ?

Ces observations appellent une réflexion sur les voies d'un nécessaire renforcement du contrôle budgétaire a posteriori, dans les deux chambres, notamment par la revalorisation de la loi de règlement. Le cercle vertueux tracé en 2001, au vu de son bilan très mitigé, mériterait d'être redessiné... En ce sens, en décembre 2012, le Président Bartolone a confié aux députés Juanico et Cornut-Gentille une mission sur la revalorisation de la loi de règlement à l'Assemblée nationale. Trois axes d'amélioration avaient alors été présentés aux députés au mois de juillet 2013. Les deux premiers axes ne posent pas de difficultés particulières (« promouvoir le travail de contrôle tout au long de l'année et pas seulement en commission des finances » et « systématiser une démarche qui a déjà démontré son intérêt avec la constitution de binômes parlementaires de la majorité et de l'opposition pour tous les contrôles qui concernent l'efficacité de la dépense publique »). Une autre piste de travail suscite davantage d'interrogations. Elle viserait à « sanctuariser » l'examen de la loi de règlement, aujourd'hui bousculé par un ordre du jour surchargé auxquels s'ajoutent, tous les cinq ans, les soubresauts liés aux élections présidentielles et législatives. Il est ainsi proposé de déplacer le débat sur la loi de règlement à l'ouverture de la séquence budgétaire de la rentrée. Cette option présenterait l'avantage de donner une visibilité immédiate et, à terme, influencerait immanquablement - et positivement !- le contenu et la qualité des débats de la loi de finances initiale.

Quel intérêt, par ailleurs, de conserver le débat d'orientation des finances publiques (DOFP, art. 48 de la LOLF), et quelle(s) évolution(s) pour le débat sur les mesures de correction ? Pourquoi ne pas transformer la forme de la loi de finances initiale, sur le modèle de la loi de financement de la Sécurité sociale. Selon cette première option, la loi de finances initiale serait ainsi formée de quatre parties relatives respectivement au dernier exercice clos, à l'année en cours, aux recettes et à l'équilibre général pour l'année à venir et aux dépenses pour l'année à venir. A moins qu'il ne faille plutôt faire un autre choix : avancer le débat sur la loi de règlement au printemps, conformément à l'esprit initial de la LOLF ? Cette seconde option mettrait, selon nous, du lien avec l'article 14 de la loi de programmation des finances publiques du 28 décembre 2010 qui prévoit que le Gouvernement adresse au Parlement, au moins deux semaines avant sa transmission à la Commission européenne en application de l'article 121 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, le projet de programme de stabilité ; et que le Parlement débat de ce projet et se prononce par un vote, qui a lieu généralement au printemps.

L'année 2014 sera donc une année « test » concernant revalorisation de la loi de règlement. Depuis l'entrée en vigueur de la loi organique du 17 décembre 2012 sur la programmation et la gouvernance des finances publiques (LOPGFP), la loi de règlement est conçue comme un mécanisme clef du nouveau mécanisme de correction. En effet, c'est en vue du projet de loi de règlement que le Haut conseil des finances publiques rend un avis identifiant les écarts importants que fait apparaître la comparaison des résultats de l'exécution de l'année écoulée avec les orientations pluriannuelles de solde structurel définies dans la loi de programmation (art. 23 de la LOPGFP). Cet avis, annexé au projet de loi de règlement (art. 54-8° LOLF), est rendu public par le Haut conseil des finances publiques (HCFP) 59 ( * ) . On peut espérer que les parlementaires se saisiront de ce nouvel outil pour enrichir les débats sur la loi de règlement des comptes de l'année 2013.

Plus généralement, ces interrogations sur le contrôle budgétaire a posteriori appellent une réflexion plus large sur le positionnement du Sénat et le rôle que serait amené à jouer, en complément de l'Assemblée, un « Grand Sénat » aux attributions budgétaires précisées. A l'heure du 45e anniversaire du référendum sur la réforme du Sénat du Général de Gaulle, rejeté le 27 avril 1969 par 53,17% des Français, il n'est pas question de ranimer les vieilles querelles ni de commettre le faux-pas habituel consistant à faire payer au Sénat - en mettant en cause son existence - le prix des insuffisances du Parlement. Cependant, si l'on croit dans les vertus du bicamérisme à la française, il ne faut pas renoncer à envisager les options qui permettraient d'inscrire solidement et définitivement le bicamérisme dans le paysage institutionnel français. Irions-nous jusqu'à défendre l'idée, selon une terminologie empruntée au droit fiscal, d'une fusion-absorption du CESE par le Sénat ? Rappelons que, parmi les différentes formes de fusion, la fusion-absorption est celle « où la société absorbée disparaît et où l'absorbante s'enrichit de sa valeur » 60 ( * ) . On a déjà eu l'occasion, en d'autres circonstances, de souligner l'intérêt d'une telle opération en période de restriction budgétaire 61 ( * ) , permettant d'unifier sur le plan institutionnel les deux assemblées et de revoir la composition et la représentativité du Sénat. Mais là n'est pas l'important : contre le développement d'un tricamérisme chancelant, la réintégration au sein du Sénat, représentant des collectivités territoriales et des « forces vives de la nation », des attributions du CESE en matière budgétaire et financière, renforçant les siennes propres, lui permettrait de s'affirmer plus nettement comme une chambre dédiée au contrôle de l'exécution du budget.

Car précisément, si le CESE n'est pas une assemblée parlementaire chargée des fonctions d'élaboration de la loi, d'évaluation et de contrôle, il est une assemblée consultative constitutionnelle (article 69 C.) appelée à intervenir dans le domaine budgétaire et financier. Il exerce en effet sa mission consultative obligatoirement à l'égard des plans et projets de loi de programmation à caractère économique, et facultativement à l'égard des projets de loi de programmation pluriannuelles des finances publiques prévus à l'article 34 de la Constitution, lesquelles s'inscrivent « dans l'objectif d'équilibre des comptes des administrations publiques ». Les dispositions de l'article 70 de la Constitution correspondantes restent, à ce jour, sous-exploitées : certains documents, en principe soumis à consultation obligatoire, y échappent faute de sanction de cette obligation 62 ( * ) , tandis que plusieurs lois de programmation des finances publiques, pour les années 2011 à 2014 (loi n°2010-1645 du 28 décembre 2010 précitée) et pour 2012 à 2017 (loi n°2012-1558 du 31 décembre 2012), n'ont pas été soumises au CESE par le Gouvernement. Ainsi, alors que l'intérêt pour les questions financières de la représentation socio-économique siégeant au Palais d'Iéna ne fait pas de doute, le rôle joué par le CESE apparaît bien modeste, ce que confirme la lecture des rapports annuels de performance concernant le programme CESE. Le CESE ne semble donc pas, sur ce terrain en tout cas, remplir une mission qu'un Sénat rénové ne saurait accomplir lui-même.

Dans cette perspective, raccourcir la procédure législative financière pourrait avoir un intérêt majeur : réserver à l'Assemblée nationale l'essentiel des débats sur le projet de loi de finances annuelle, et dégager du temps au Sénat pour mieux assurer la fonction hautement démocratique inscrite à l'article 15 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen selon  lequel « la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration ». Ainsi, par exemple, les rapports annuels de performance (prévus par la LOLF) pourraient faire l'objet d'évaluations beaucoup plus approfondies qu'ils ne le sont actuellement 63 ( * ) . Les lois de règlement du budget et d'approbation des comptes ne seraient plus « expédiées » en quelques heures de séance publique comme elles le sont trop souvent. Un investissement de l'institution sénatoriale dans le contrôle budgétaire a posteriori permettrait non seulement de remédier à une lacune profonde du contrôle parlementaire mais aussi d'assurer la complémentarité des deux assemblées, vertu principale du bicamérisme 64 ( * ) .

On le sait, le salut du Sénat ne réside pas dans la revendication d'un rôle identique et équivalent à celui de l'Assemblée nationale, au risque de la concurrence voire de la redondance, mais dans l'exploration et la prise en charge de missions et de responsabilités manifestant la spécificité de son apport au fonctionnement démocratique de nos institutions. La fonction parlementaire de contrôle budgétaire et financier offre à cet égard aux sénateurs un large champ d'expérimentation. Espérons qu'un futur colloque consacré à l'anniversaire des 20 ans de la LOLF permette de mesurer enfin positivement le chemin accompli !


* 1 MONTESQUIEU, De l'esprit des Lois, Livre XI, Chapitre VI, De la Constitution d'Angleterre, 1748.

* 2 Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795).

* 3 Article 86 de la Constitution.

* 4 Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799).

* 5 Titre II de la Constitution.

* 6 Article 21 de la Constitution.

* 7 Pour un détail des parlements monocaméraux et bicaméraux, on renvoie au tableau en annexe, lequel répertorie tous les parlements des États européens, ainsi que la population et la superficie respectives de ces derniers.

* 8 Celui-ci distinguait ainsi les rôles des deux chambres qu'il proposait. Le corps des nobles, héréditaire, n'a « de part à la législation que par sa faculté d'empêcher et non par sa faculté de statuer », MONTESQUIEU, De l'esprit des Lois, précité.

* 9 Simone GOYARD-FAVRE, « Légitimité », in Denis ALLAND, Stéphane RIALS (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, Paris, coll. Quadrige, 2003, p. 929.

* 10 Dans le même sens, cf. Guy CARCASSONNE, La Constitution, introduite et commentée, Points Seuil, Paris, 11 ème édition, 2013, p. 200 : « dans notre système démocratique il n'y a pas une chambre basse et une chambre haute, mais bien une première chambre, celle élue au suffrage direct, et une seconde chambre, issue du suffrage indirect ».

* 11 Cf. infra, partie B), 2).

* 12 Article 95 de la Constitution de la Fédération de Russie. Il y a un représentant de l'organe législatif et un représentant de l'organe exécutif.

* 13 Projet de loi relatif à la création des régions et à la rénovation du Sénat, JORF du 3 avril 1969, p. 3315, soumis à referendum le 27 avril 1969 et rejeté avec 52,41% des suffrages exprimés.

* 14 La culture et l'éducation, l'agriculture, le travail, l'industrie et le commerce, l'administration publique.

* 15 Article 18 de la Constitution irlandaise.

* 16 Article 96 de la Constitution slovène.

* 17 Article IV, 1 de la Constitution de Bosnie-Herzégovine.

* 18 Même article 18 de la Constitution, précité.

* 19 Article 59 de la Constitution italienne.

* 20 House of Lords Act du 11 novembre 1999 : http://www.legislation.gov.uk/ukpga/1999/34/contents .

* 21 Tout cela est régi par l'article 51 de la Loi fondamentale allemande.

* 22 Ainsi qu'on l'a vu en A).

* 23 Articles 76 et s. de la Loi fondamentale allemande.

* 24 Articles 78 et 79 de la Constitution belge.

* 25 Article 90.2 de la Constitution espagnole.

* 26 Ce délai a été réduit à un an en 1944 : il était de deux ans auparavant, depuis 1911. En effet, en 1911, a été votée une loi supprimant le privilège de la noblesse (les Pairs, c'est-à-dire la Chambre des Lords) qui lui permettait de s'opposer à toute loi votée au nom du peuple, par la Chambre des Communes. Cela résulte d'une forme de crime de lèse-majesté commis par la Chambre des Lords, en ce qu'elle a rejeté la loi de finances de 1909, baptisée « budget du peuple » et introduisant un programme de législation sociale : si, jusqu'alors, son droit de veto était illimité, il existait une convention constitutionnelle selon laquelle il ne s'appliquait pas en matière budgétaire, le consentement à l'impôt étant l'affaire du peuple et de ses représentants directs. Avec l'appui du Roi, le Premier ministre (Lloyd George) a réussi, d'abord, à avaliser son budget, puis à réformer le droit de veto des Lords, en ne le rendant suspensif à l'égard de l'ensemble des projets de loi, sauf en matière budgétaire où il a été totalement interdit. Le Roi s'était en effet engagé, dans l'hypothèse d'une nouvelle résistance de la Chambre sur chacun de ces textes, de nommer suffisamment de nouveaux Lords libéraux permettant de faire voter les réformes, le nombre de Lords n'étant pas limité. Cela signe l'entrée véritable du Parlement britannique et donc des institutions du Royaume-Uni dans la démocratie constitutionnelle.

* 27 Respectivement articles 114 (pour le renversement) et 115.1 (pour la dissolution) de la Constitution espagnole.

* 28 En effet, aux États-Unis, les deux chambres du Congrès sont placées sur un pied d'égalité en matière de législation. Cela ne pose pas les mêmes problèmes rencontrés notamment en Italie, principalement en raison de la profonde culture du compromis inhérente à la politique américaine.

* 29 Cf. infra, b).

* 30 Il s'agit, respectivement, du Président de la République et des députés, tous directement élus par le peuple et du peuple lui-même, d'une part et du Sénat, élu au suffrage universel indirect, d'autre part, cf. article 89 de la Constitution française.

* 31 Article 167.2 de la Constitution espagnole.

* 32 Article 44, al. 2 de la Constitution autrichienne.

* 33 Cf. le discours d'investiture de Matteo Renzi prononcé au Sénat de la République le 24 février 2014, https://www.senato.it/japp/bgt/showdoc/frame.jsp?leg=17&tipodoc=Resaula&id=750049 .

* 34 On retrouvera le texte ici : http://www.senato.it/service/PDF/PDFServer/DF/305201.pdf . Il est difficile, étant donné le caractère inabouti de la procédure, de discuter la réforme plus en profondeur. On renvoie à des articles ultérieurs qui ne manqueront pas de paraître dans les revues françaises spécialisées.

* 35 Mme Pauline TÜRK est Maître de conférences HDR à l'Université Lille 2 Droit et santé (CRDP-ERDP / EA n°4487).

* 36 A. Baudu, Contribution à l'étude des pouvoirs budgétaires du Parlement en France, éclairage historique et perspectives d'évolution , Dalloz, 2010, 681 p. ; P. Türk, Les commissions parlementaires permanentes et le renouveau du Parlement sous la Ve République , Dalloz, 2004, 764 p ; Le contrôle parlementaire en France , LGDJ, 2011, 256 p.

* 37 P. Marini, séance de la commission des finances du Sénat, 10 avril 2013.

* 38 Assemblée nationale, Débats, 1 ère séance, 2 juillet 2013, J.O. , p. 7328.

* 39 R. Stourm, Cours de finances, le Budget , 1912, Paris, Alcan, p. 586 et s.

* 40 G. Jèze, Cours de finances publiques, 1928-1929, Paris, Giard, p. 105 et s.

* 41 C.C., déc. n° 2009-581 DC, 25 juin 2009, cons. 59, Rec. p. 120.

* 42 A. Baudu, « L'évaluation parlementaire, problème ou solution ? », RFFP , n°113, 2011, p. 13.

* 43 J.-P. Camby, P ; Dautry, « Du contrôle » in J.-P. Camby (dir.), La réforme du budget de l'État , LGDJ, coll. Systèmes, 3 e éd., 2011, p. 355 et s.

* 44 Voir séance de la commission des finances du Sénat, 3 octobre 2011.

* 45 H. Message (dir.), L'Assemblée nationale et les lois de finances , coll. « Connaissance de l'Assemblée », 4 e édition, 2010.

* 46 C. Poncelet, Président du Sénat et ancien Président de la Commission des finances du Sénat, de 1984 à 1998, « Processus budgétaire : vers un nouveau rôle du parlement », colloque du 25 janvier 2001, Sénat et OCDE, p. 11.

* 47 Projet de loi de finances rectificative pour 2013 ; projets de lois de finances rectificatives pour 2012 (1) et (3).

* 48 M. Lascombe, X. Vandendriessche, Les finances publiques , coll. « Connaissance du droit », Dalloz, 8 e éd., 2013, p. 151 et s.

* 49 J. Gicquel, J.-E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques , Montchrestien, 2011, p. 278.

* 50 557 amendements déposés au projet de loi de finances en première lecture en 2007 à l'Assemblée nationale, et 1067 amendements déposés en 2014.

* 51 627 amendements déposés au projet de loi de finances en première lecture en 2007 au Sénat, et 624 amendements déposés en 2014.

* 52 M. Pébereau, Rompre avec la facilité de la dette publique , La Documentation française, 2005, p. 19.

* 53 Voir en ce sens J.-P. Camby, « La LOLF et les rapports entre les institutions », RFFP, n° 97, 2007, p. 22.

* 54 R. Hertzog, « L'avenir du pouvoir financier du Parlement : miroir des ombres ou garant de l'équilibre du gouvernement général », in L. PHILIP (dir.), L'exercice du pouvoir financier du Parlement. Théorie, pratique et évolution, Economica, PUAM, 1996, p. 136.

* 55 D. Hochedez, « La genèse de la loi organique du 1 er août 2001 relative aux lois de finances : un processus parlementaire exemplaire », RFFP , n° 76, 2001, p. 51.

* 56 P. Avril, « L'introuvable contrôle parlementaire », Petites affiches , 14-15 juillet 2009 ; Jus politicum , n°3.

* 57 F. Cornut-Gentille, G. Eckert, Rapport d'information sur l'évaluation de la révision générale des politiques publiques (RGPP) , Comité d'évaluation et de contrôle, A.N., XIIIe lég., Doc. parl. n°4019, 2011.

* 58 IGA, IGF, IGAS, Bilan de la RGPP et condition de la réussite d'une nouvelle politique de réforme de l'État , sept. 2012.

* 59 Voir avis n°2014-02 du Haut conseil des finances publiques relatif au solde structurel des administrations publiques présenté dans le projet de loi de règlement de 2013, 23 mai 2014.

* 60 M. Cozian, Précis de fiscalité des entreprises , Litec, 2012, 871 p.

* 61 Sur ces points voir V. Dussart, A. Baudu, « Pour une fusion-absorption du Conseil économique social et environnemental par le Sénat », in Mélanges en hommage à Henry Roussillon, Le pouvoir, mythes et réalités , Presses de l'Université Toulouse 1 Capitole, 2014.

* 62 La loi de modernisation de l'économie du 4 août 2008 a ainsi échappé à l'avis du CESE.

* 63 C. Waline, « Le Sénat et la LOLF », RFFP , n°97, 2007, p. 27.

* 64 J.-L. Hérin, Le Sénat en devenir , Montchrestien, coll. « clefs politique », 2 e éd., 2012, p. 125 et s.

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