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N° 695
SÉNAT
SECONDE SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2009-2010
Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 septembre 2010 |
PROPOSITION DE LOI
relative au prix du livre numérique ,
PRÉSENTÉE
Par Mme Catherine DUMAS et M. Jacques LEGENDRE,
Sénateurs
(Envoyée à la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement.)
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
La révolution numérique concerne désormais pleinement le secteur du livre. Les rapports sur le sujet, nombreux et constructifs, ont dévoilé un paysage très évolutif et éclairé un avenir incertain.
La réflexion sur une régulation du prix du livre numérique a été initiée dans le cadre de la commission constituée sous la présidence de M. Bruno Patino qui a remis son rapport le 30 juin 2008. Ce dernier plaide très nettement pour une mesure normative permettant aux ayants-droit de conserver la maîtrise du prix du livre dans l'univers numérique.
Le raisonnement soutenant cette préconisation est fondé sur une comparaison avec le secteur de la musique dans lequel, du fait de l'impréparation des acteurs, le marché a été très rapidement contrôlé par des opérateurs extérieurs à l'économie de la création et dont l'objectif était la commercialisation d'autres produits ou services (matériel, bande passante, publicité...), les oeuvres culturelles étant reléguées au rang de produit d'appel à travers un processus de captation de la chaîne de valeur.
L'opérateur en position dominante prend le contrôle effectif à la fois du prix de vente des oeuvres et de la marge commerciale. Ce phénomène se traduit très rapidement par un appauvrissement de la rémunération des créateurs et de la création elle-même.
Ce rapport estime par ailleurs que, dans l'attente d'une régulation normative, un mode de fixation du prix par les titulaires de droit peut être mis en place par la voie contractuelle, à titre transitoire, grâce aux contrats de mandat ou d'agence.
Cette solution présente néanmoins des inconvénients sérieux. En effet, par un contrat de cette nature, l'éditeur (le mandant) confie au libraire détaillant (le mandataire) le soin de commercialiser des livres numériques de son catalogue aux conditions, notamment tarifaires, qu'il fixe de façon dérogatoire aux règles ordinaires de la concurrence. Afin que cette situation ne puisse être requalifiée d'entente illicite, le mandataire doit être exempt de tout risque commercial et abandonner toute latitude sur le choix et la présentation des produits. Le fondement même de l'activité du libraire est ainsi remis en cause puisque celui-ci perd la maîtrise de son assortiment.
Le ministère de la culture et de la communication a alors souhaité saisir pour avis l'Autorité de la concurrence afin de lui demander de préciser les limites dans lesquelles le métier de libraire peut s'exercer dans le cadre d'un contrat de mandat et, parallèlement, de l'interroger sur l'opportunité à ses yeux d'une mesure normative de régulation du secteur.
Dans son avis du 18 décembre 2009, l'Autorité de la concurrence confirme assez largement le caractère insatisfaisant dudit contrat de mandat.
Sur l'opportunité d'intervenir par la loi, l'avis émet d'abord des réserves de calendrier : il estime, en effet, qu'un délai d'un ou de deux ans devrait permettre aux contours de ce nouveau marché de se dessiner plus précisément. Sur la méthode, il propose un cadre assez précis dans lequel, à ses yeux, l'intervention doit pouvoir s'exercer. Sa proposition consisterait à restreindre l'application d'un texte sur le prix unique au seul « livre numérisé, assorti le cas échéant de fonctionnalités supplémentaires permises par le support numérique ». Cette restriction aurait le triple avantage
- d'avoir un objet clairement défini ;
- de limiter les risques de « cannibalisation » du livre papier par le livre numérique ;
- et d'avoir l'accord de « certains acteurs » défavorables à un dispositif global de régulation des prix du livre numérique.
À court terme, il aurait en outre l'avantage de couvrir l'essentiel de l'offre actuelle, le contenu des livres numériques se limitant le plus souvent au livre papier numérisé.
Le sujet a ensuite été instruit de manière beaucoup plus détaillée dans le cadre de la commission « Création et Internet » présidée par MM. ZELNIK, TOUBON et CERRUTI, dont le rapport de janvier 2010 estime nécessaire l'instauration rapide d'une régulation du prix du livre numérique.
La diversité des canaux de vente et des libraires est ainsi reconnue, même dans l'univers numérique, comme un garant de la diversité éditoriale et donc de la rémunération de la création. Une concentration excessive parmi les acteurs de la vente au détail aurait des effets regrettables sur la variété des oeuvres commercialisées.
Il préconise cependant de restreindre, dans un premier temps, le champ d'application de la loi au livre numérique « homothétique », défini comme « un livre reproduisant pour l'essentiel la même information que celle contenue dans le livre imprimé, sans pour autant se limiter au texte (cas des bandes dessinées, des livres d'art, de photographie...) et tout en admettant certains enrichissements (comme un moteur de recherche interne) » .
Rappelons qu'en janvier 2010, compte tenu de ces expertises concordantes, le Président de la République s'est prononcé en faveur d'une loi de régulation du prix du livre « homothétique » lors de ses voeux au monde de la culture. Cette proposition a été favorablement accueillie et les professionnels de la filière du livre y ont largement adhéré.
Le 28 avril 2010, notre commission de la culture, de l'éducation et de la communication a réuni, les acteurs concernés afin notamment d'appréhender les évolutions législatives que cette mutation rend nécessaires.
Cette table ronde a permis de débattre notamment de la question du prix unique pour le livre numérique et de mesurer l'impact de l'essor de la culture numérique sur les différents acteurs de la chaîne du livre.
Nous avons alors évoqué une initiative législative afin :
- d'accompagner cette mutation technologique qui ouvre de nouvelles opportunités aux professionnels - et aux lecteurs - et permet la mise à la disposition de tous un maximum d'oeuvres grâce à une offre légale abondante de livres numériques ;
- et de l'encadrer afin qu'elle se déroule dans le respect de notre patrimoine et du droit d'auteur, et avec le souci d'une préservation de la diversité de la création littéraire et de l'aménagement culturel de nos territoires, au travers des librairies.
Tel est l'esprit qui inspire la présente proposition de loi relative au prix du livre numérique.
Précisons que, même dans le cadre du livre dit « homothétique », ce texte ne peut être la simple transposition de la loi n° 81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre, dont une évaluation très positive a été faite en 2009 par notre collègue député Hervé GAYMARD, mais dont plusieurs dispositions ne sont d'aucun effet dans l'univers digital.
À cet égard, il a paru préférable de présenter un texte distinct de la loi de 1981, même si les objectifs poursuivis alors paraissent toujours pertinents et adaptés à une loi de régulation du livre numérique.
La présente proposition de loi tend à fixer un cadre souple de régulation du prix du livre numérique, à mi chemin entre l'organisation du marché par le contrat et l'encadrement trop strict d'un marché naissant.
Ainsi, elle prend en compte l'avis précité de l'Autorité de la concurrence. Elle intervient un an après l'expression dudit avis, prévoit une clause de rendez-vous dans un an et ne s'applique qu'au livre dit « homothétique ». Elle laisse une large liberté aux acteurs pour développer des offres spécifiques au commerce numérique.
De même, cette proposition respecte les grands principes d'unité du marché intérieur européen, notamment, pour le commerce électronique, la directive n° 2006/123/CE sur les services dans le marché intérieur (« directive services ») et la directive n° 2000/31/CE relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique »). En vertu de ces principes, la proposition entend limiter ses effets aux seuls opérateurs agissant sur le territoire français, les relations entre éditeurs et opérateurs hors de nos frontières étant laissées au contrat d'agence.
Les options prises dans le présent texte sont inspirées par cette voie médiane, qui postule que la croissance du marché du livre, à moyen terme, sera tirée en France, comme elle l'est actuellement dans les pays anglo-saxons, par la vente du livre à l'unité davantage que par le développement de modèles d'offres plus complexes.
L'article 1 er précise le périmètre de la loi. Cette dernière a vocation à s'appliquer :
- d'une part, aux livres publiés sous format numérique présentant un contenu intellectuel et répondant à un principe de réversibilité (c'est-à-dire déjà imprimés ou imprimables sans perte significative d'information). Dans la mesure où les évolutions technologiques sont de plus en plus rapides, il est apparu nécessaire de confier au pouvoir réglementaire le soin de préciser la définition des livres numériques, tout en veillant à restreindre le cadre d'application conformément à la recommandation de l'Autorité de la concurrence (avis 09-A-56 du 18 décembre 2009 portant sur le livre numérique) ;
- d'autre part, à l'ensemble des livres numériques qui répondront à cette définition, y compris à ceux qui auront été publiés antérieurement à la date d'entrée en vigueur des dispositions législatives.
L'article 2 pose l'obligation pour l'éditeur de fixer un prix de vente pour chaque offre commerciale se rapportant à un livre numérique. En faisant référence aux personnes établies en France qui éditent, cet article permet de viser aussi l'édition à compte d'auteur et l'autoédition.
Le premier alinéa de l'article pose également une obligation de publicité du prix dans la même logique que celle qui prévalait pour la loi n° 81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre.
Cette obligation est cependant limitée dans son champ. Elle ne s'impose qu'aux seuls éditeurs établis en France, la régulation des activités des détaillants établis hors de nos frontières étant assurée par des contrats de mandats.
En outre, le troisième alinéa tend à exclure de cette obligation les offres dites « composites », de manière à ne pas interférer sur le modèle économique des éditeurs scientifiques et techniques proposant de longue date des produits spécifiques à un public professionnel.
L'offre de vente se rapportant à un livre numérique présente un caractère hybride dans la mesure où elle inclut à la fois du contenu et des services associés à ce contenu qui viennent en préciser l'accès et l'usage (logiciel de lecture, mesures techniques de protection, possibilité de copie, etc.). C'est pourquoi, le deuxième alinéa prévoit que le prix d'une oeuvre donnée peut varier en fonction de l'un de ces paramètres, le couple contenus/services définissant une offre.
L'article 3 pose l'obligation pour toutes les personnes exerçant une activité de vente de livres numériques de respecter le prix fixé par l'éditeur. Une même offre sera donc vendue au même prix quel que soit le canal de vente utilisé. Cette obligation ne s'impose cependant qu'aux seuls opérateurs commerciaux établis en France.
Le second alinéa encadre la pratique des offres groupées de livres numériques, de type location ou abonnement (par exemple bouquets proposés par un opérateur de télécommunications), en prévoyant qu'elles ne peuvent porter que sur des livres numériques commercialisés depuis un certain délai qui sera déterminé par un décret simple. Cette mesure permet de préserver la diversité des différents réseaux de distribution assurant la commercialisation de nouveautés.
L'article 4 réserve à l'éditeur la possibilité d'initier une vente à primes de livres numériques et il pose l'interdiction pour un tel éditeur de la réserver en exclusivité à un canal de commercialisation.
L'article 5 vise les relations commerciales entre éditeurs et détaillants. Il est le corollaire naturel de la restriction de la liberté commerciale des détaillants. Si l'éditeur fixe le prix, les détaillants perdent la maîtrise de leur marge commerciale et donc de leur rémunération. Il convient donc de contraindre l'éditeur à rémunérer la qualité de leurs services.
Cette dernière sera évaluée selon des critères définis contractuellement entre les organisations représentatives des professions concernées.
L'article 6 prévoit des sanctions pénales en cas de non respect des dispositions du présent texte et renvoie à un décret la détermination des contraventions et des peines qui leur sont applicables.
L'article 7 instaure une clause de « rendez-vous » nécessaire compte tenu des évolutions très rapides du marché, via un rapport que le Gouvernement présentera au Parlement dans un délai d'un an après l'entrée en vigueur du texte.
Enfin, l'article 8 détermine les modalités d'application de la loi à l'outre-mer. Les dispositions de la loi sont rendues applicables sur l'ensemble du territoire de la République
Tel est l'objet de la présente proposition de loi qu'il vous est demandé d'adopter.
PROPOSITION DE LOI
Article 1 er
La présente loi s'applique au livre numérique consistant en une oeuvre de l'esprit créée par un ou plusieurs auteurs, commercialisé sous forme numérique et ayant été préalablement publié sous forme imprimée ou étant, par son contenu et sa composition - à l'exclusion des éléments accessoires propres à l'édition numérique -, susceptible de l'être.
Un décret précise les caractéristiques des livres entrant dans le champ d'application de la présente loi.
Article 2
Toute personne établie en France qui édite un livre numérique dans le but de sa diffusion commerciale est tenue de fixer un prix de vente au public. Ce prix est porté à la connaissance du public dans des conditions fixées par décret.
Cette personne fixe un prix de vente au public qui peut différer en fonction du contenu de l'offre, de ses modalités d'accès ou d'usage.
Les dispositions du premier alinéa ne s'appliquent pas aux licences d'accès aux bases de données ou aux offres associant des livres numériques à des contenus d'une autre nature ou à des services et proposées à des fins d'usage collectif ou professionnel.
Article 3
Le prix de vente, fixé dans les conditions déterminées à l'article 2, s'impose aux personnes établies en France proposant des offres commerciales de livres numériques au détail.
Les offres groupées de livres numériques, en location ou par abonnement, peuvent être autorisées par l'éditeur, tel que défini à l'article 2, au terme d'un délai suivant la première mise en vente sous forme numérique. Ce délai est fixé par décret.
Article 4
Les ventes à primes de livres numériques ne sont autorisées, sous réserve des dispositions visées à l'article L. 121-35 du code de la consommation, que si elles sont proposées par l'éditeur, tel que défini à l'article 2, simultanément et dans les mêmes conditions à l'ensemble des personnes mentionnées à l'article 3.
Article 5
Pour définir la remise commerciale sur les prix publics qu'il accorde aux détaillants, tels que définis à l'article 3, l'éditeur, tel que défini à l'article 2, doit tenir compte, dans ses conditions de vente, de la qualité des services rendus par ces derniers en faveur de la diffusion du livre numérique. Les critères permettant de juger la qualité de ces services sont définis contractuellement entre les organisations représentatives des professions concernées.
Article 6
Un décret en Conseil d'État détermine les peines d'amendes contraventionnelles applicables en cas d'infraction aux dispositions de la présente loi.
Article 7
Le Gouvernement présente au Parlement, un an après l'entrée en vigueur de la présente loi, un rapport sur son application au vu de l'évolution du marché du livre numérique.
Article 8
La présente loi est applicable dans les îles Wallis-et-Futuna, en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises.