II. DES ACCUSATIONS À PRENDRE AVEC PRUDENCE
Le
Soudan est un pays en guerre et comme tel, connaît à la fois une
répression policière et une crise alimentaire. Ainsi, les
diverses violations des droits de l'homme (exactions policières,
arrestations sans jugement, déplacements forcés, torture,
traitements dégradants...) sont des faits avérés et
dénoncés depuis 1994 par le rapporteur spécial de la
Commission des droits de l'homme des Nations Unies, M. Gaspar Biro. De
même, il semblerait que la vague d'attentats qui a secoué Khartoum
après le passage de la délégation sénatoriale en
juin 1998 et qui a servi de prétexte à l'arrestation d'un certain
nombre d'opposants au régime, ait été
délibérément orchestrée par les autorités
soudanaises pour accroître la surveillance policière.
Toutefois, il ne faudrait pas prêter au régime de Khartoum plus
qu'il n'en fait réellement. Les accusations de soutien au terrorisme ou
à l'esclavage dont le Soudan est l'objet sont symptomatiques de cette
exagération dont la presse occidentale, et notamment anglo-saxonne, se
fait le vecteur.
Par ailleurs, contrairement à sa réputation, le régime de
Khartoum semble aujourd'hui faire preuve de tolérance à
l'égard des minorités chrétienne et animiste, même
si l'on est loin d'une situation idyllique.
A. LE SOUDAN SEMBLE SE MONTRER DÉSORMAIS DISPOSÉ À LUTTER CONTRE LE TERRORISME
Depuis
1989, et surtout 1991, Khartoum pâtit d'une réputation sulfureuse
qui n'est sans doute pas totalement usurpée. Le régime islamiste
en place est en effet accusé, non seulement d'abriter, mais de soutenir
logistiquement et d'aider financièrement les groupuscules terroristes
(Hezbollah, Hamas, Jihad islamique palestinien...) qui frappent jusqu'au coeur
des Etats-Unis.
Le soutien présumé de Khartoum aux Groupes islamiques
armés (GIA) est ainsi à l'origine d'un gel des relations entre le
Soudan et l'Algérie depuis 1993, Alger accusant le régime d'Omar
el-Béchir d'avoir mis à la disposition des GIA plusieurs camps
d'entraînement, notamment dans la banlieue de la capitale, qui abritait
à elle seule près de cinq cents " Afghans ". Un agent
de la Direction de la recherche et de la sécurité
algérienne qui est parvenu à infiltrer les Afghans, a permis
d'évaluer à mille cinq cents le nombre d'Algériens
présents dans les camps et de les localiser à Markhiate, dans la
banlieue de Khartoum et dans la province de Damazine, principal pôle
industriel du Soudan. Les précieux renseignements que cet agent à
recueilli ont en particulier permis aux services algériens d'annihiler
plusieurs tentatives d'intrusion d'islamistes dans le Sud algérien et de
démanteler des réseaux chargés de réceptionner les
armes provenant de divers trafics.
Les autorités affirment aujourd'hui que le " refuge " d'un
certain nombre de terroristes au Soudan était la conséquence
d'une
politique d'immigration plus souple qu'ailleurs
(les
ressortissants de pays arabes n'avaient pas besoin de visas) à laquelle
elles ont désormais mis un terme.
Ainsi, après la tentative d'assassinat de Hassan al-Tourabi en janvier
1994, à Khartoum, 14 Algériens soupçonnés d'avoir
été impliqués dans l'attentat ont été
extradés vers l'Algérie. En août 1994, le gouvernement
soudanais a livré Illich Ramirez Sanchez, alias Carlos, à la DST
française.
Depuis 1996, le gouvernement soudanais affiche sa volonté de ne plus
accueillir de membres de mouvements radicaux islamistes et a annoncé
différentes mesures pour contrôler leurs activités et
réduire leur nombre (obligation de visa pour les ressortissants de pays
arabes, enregistrement des militants de mouvements d'opposition
étrangers, fermeture de bureaux de représentation).
Le richissime homme d'affaires saoudien, Oussama ben Laden
27(
*
)
, que la rumeur soupçonnait de
financer les vétérans des maquis afghans, a ainsi
été invité à quitter le pays avec sa garde
prétorienne. Son départ constituait un impératif avant
toute possibilité d'amélioration des relations du Soudan avec
l'Arabie saoudite. Ceux qui choisissent de rester au Soudan sont
cantonnés dans leur casernement et ne peuvent en sortir que la nuit.
Plus encore,
le Soudan déclare partager le désir de la
communauté internationale de prévenir, combattre et
éliminer toute forme de terrorisme international
. Khartoum, qui a
toujours affirmé ignorer la localisation des trois auteurs
présumés de l'attentat contre le président Moubarak, se
dit prêt à coopérer avec les autorités
éthiopiennes pour les rechercher, les arrêter et les
extrader
28(
*
)
. Mais les
autorités soudanaises reprochent au gouvernement éthiopien de ne
pas leur avoir fourni suffisamment d'informations
29(
*
)
pour pouvoir répondre avec
succès à sa demande d'extradition, puis d'avoir
régionalisé le conflit en le portant devant l'
Organe central
pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits entre
pays
de l'Organisation de l'Unité Africaine (OUA), et enfin d'avoir
internationalisé le litige en saisissant le Conseil de
Sécurité des Nations Unies. Les arguments de Khartoum ne semblent
pas totalement dénués de fondement puisque Le Caire n'a
communiqué le nom de la troisième personne suspectée
d'avoir pris part à l'attentat d'Addis Abeba que le 16 mai 1998.
Enfin, après avoir bombardé l'usine pharmaceutique
d'el-Chifa
30(
*
)
le 20 août
1998 au prétexte qu'elle produisait en réalité un
composant (Empta) pouvant servir à la fabrication d'armes chimiques, les
Américains eux-mêmes semblent moins certains de leur
légitimité. Ironiquement, la reconstruction de l'usine a
été confiée à une entreprise américaine,
probablement pour donner l'assurance aux Etats-Unis que la nouvelle usine ne
produirait pas de substances illicites...
B. L'ESCLAVAGE NE SEMBLE PAS PARTICIPER D'UNE POLITIQUE DÉLIBÉRÉE DU GOUVERNEMENT
Comme
l'écrit Alex de Waal
31(
*
)
,
de l'association
African Rights
, "
l'esclavage est un sujet
complexe, où la réalité peut être voilée par
des arguments émotionnels. Il irrigue très profondément la
mémoire historique soudanaise, au Nord et au Sud.
".
Ainsi, s'il convient d'interpréter avec toute la prudence
nécessaire les vigoureuses condamnations de l'esclavage par nos
interlocuteurs soudanais, il faut également nuancer les accusations dont
le gouvernement est l'objet à la lumière de l'histoire et de la
guerre civile. Au demeurant, les personnalités rencontrées par la
délégation ont été les premiers à se montrer
préoccupés par la situation des droits de l'homme dans leur pays.
L'esclavage au Soudan est devenu une controverse internationale depuis qu'en
1995, à grand renfort de publicité, deux journalistes du journal
américain
the
Baltimore Sun
payèrent chacun 500
dollars pour racheter un esclave au marché de Manyiel
contrôlé par l'APLS dans le Bahr el-Ghazal. Ils cherchaient ainsi
à contredire Louis Farrakhan, dirigeant de la
Nation of Islam,
qui, de passage au Soudan, avait dénoncé les allégations
sur l'esclavage, pour endiguer les sympathies dont ce dernier jouissait parmi
les Afro-Américains. La controverse a pris une ampleur
considérable dans le débat américain qui identifie souvent
l'esclavage au Soudan à une reproduction plus ou moins directe de
l'expérience des Afro-Américains.
Cet événement doit cependant être replacé dans son
contexte.
L'argumentation des autorités soudanaises, exécutives comme
législatives, est de dire que ce qui est aujourd'hui qualifié
d'esclavage par la communauté internationale constitue une survivance de
pratiques tribales coutumières, et que le terme
d' " esclavage " est inadéquat. En effet, dans les
guerres inter-communautaires traditionnelles pour des questions de
bétail ou de pâturages entre tribus sédentarisées et
tribus nomades, des captifs (ou otages) - généralement des
femmes et des enfants - sont enlevés et gardés pendant la
durée des hostilités. Ainsi préservés, ils servent
ensuite de monnaie d'échange au moment des négociations qui ont
lieu lors de grandes " conférences de paix ", et contribuent,
dans une certaine mesure, à éviter toute surenchère dans
les combats. Le gouvernement s'emploie d'ailleurs à institutionnaliser
de telles conférences pour prévenir les razzias et prises
d'otages.
Ainsi, comme l'écrit Alex de Waal, "
à la fin 1995, 674
esclaves furent renvoyés à leurs familles après une
conférence Dinka-Rizigat, comme part d'un accord sur la limitation des
hostilités et l'octroi d'accès à des
pâturages : de modestes indemnisations furent payées pour le
prix du voyage des enfants
. "
Il s'avérerait donc que les deux journalistes américains auraient
en réalité contribué à libérer un otage,
sans prévoir qu'une telle initiative pouvait être manipulée
par des commerçants et des responsables locaux et même motiver des
rapts d'enfants en échange d'une rançon ! Conscientes de la
publicité qu'une telle mise en scène pouvait leur apporter, il
semblerait d'ailleurs que certaines associations chrétiennes
32(
*
)
se soient emparées de la
question de l'esclavage avec des motivations autant financières
qu'humanitaires.
Quoi qu'il en soit, l'esclavage ne relève pas d'une politique officielle
du gouvernement même s'il ferme les yeux sur des pratiques qui ont
été à l'origine de la réapparition de
l'asservissement au Soudan. Il convient en effet de rappeler que les conflits
inter-communautaires
33(
*
)
ont
été délibérément entretenus par les
gouvernement successifs depuis la reprise de la guerre civile en 1983, et
notablement par celui de Sadeq el-Mahdi, afin d'affaiblir l'Armée
populaire de libération du Soudan (APLS). Certaines milices furent
même armées par le président Nimeiri puis par le Conseil
militaire transitoire entre 1985 et 1986, avant d'être dotées d'un
statut légitime comme " Forces de défense populaires "
par Sadeq el-Mahdi en 1986. Alex de Waal écrit ainsi
34(
*
)
:
" Les gouvernements successifs du Soudan ont utilisé les milices
comme éléments d'une stratégie militaire contre l'APLS.
Ces milices sont généralement appelées Murahilin
(déformation de l'arabe Marahil, nomade). L'inébranlable soutien
gouvernemental à ces Murahilin a été jusqu'à
être complice de l'asservissement.(...) De 1985 à 1989, les
Murahilin ont organisé une série d'actions
dévastatrices
35(
*
)
dans le nord du Bahr el-Ghazal, tuant des dizaines de milliers de Dinka, en
déplaçant des centaines de milliers, volant peut-être
l'essentiel du bétail de la région et raptant des milliers de
femmes et d'enfants."
La grande majorité des cas confirmés d'asservissement datent
toutefois des années 80. La délégation est par
conséquent encline à croire l'ex-ministre de la justice Alison
Monani Magaya, aujourd'hui vice-président de l'Assemblée
nationale, lorsqu'il s'engage devant la délégation
sénatoriale à poursuivre quiconque serait accusé
d'esclavage, du simple citoyen au Président de la République.
Enfin, il est important d'ajouter que l'APLS a également utilisé
le travail forcé, notamment des porteurs civils et des captifs ou des
enfants qui avaient migré vers les camps de réfugiés en
Ethiopie dans les années 80. Le rapport sur les droits de l'homme du
département d'Etat américain de 1991 évoque par ailleurs
la conscription forcée de 10 000 jeunes mineurs dans les
armées de la rébellion sudiste.