Mardi 7 mai 2024

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Mission d'information sur l'intervention des fonds d'investissement dans le football professionnel français - Audition de M. Pierre Maes, consultant spécialiste des droits TV, ancien directeur des acquisitions de droits sportifs pour les filiales internationales de Canal+

M. Laurent Lafon, président. - Au préalable, je donne la parole à Patrick Kanner, qui souhaite faire une mise au point.

M. Patrick Kanner. - Je regrette que cette audition ait lieu en même temps que la séance publique, alors que nous examinons aujourd'hui une proposition de loi très importante. De surcroît, nous recevons la présidente du Bundesrat allemand.

M. Laurent Lafon, président. - Effectivement, la gestion de l'agenda des auditions est complexe. Ainsi, cette semaine, nous avons dû les concentrer sur une journée.

Nous commençons aujourd'hui les auditions publiques de notre mission d'information, dotée des pouvoirs des commissions d'enquête, sur l'intervention des fonds d'investissement dans le football professionnel français. Je remercie M. Pierre Maes, consultant spécialiste des droits sportifs, d'avoir répondu à notre invitation.

Monsieur Maes, vous êtes un expert reconnu de l'économie du football et des droits TV. Après une carrière au sein du groupe Canal+, vous êtes devenu consultant indépendant, assistant aussi bien les vendeurs que les acheteurs de droits. Vous êtes l'auteur de deux ouvrages.

En 2019, dans Le business des droits TV du foot, vous décryptez les ressorts de ce marché et le rôle de ses différents acteurs : non seulement les acheteurs et les vendeurs, mais aussi les agences, dont la place, moins connue, est pourtant essentielle. Vous expliquez comment ce marché est financé, en bout de chaîne, par les annonceurs et par les consommateurs, contraints de multiplier les abonnements - et donc les coûts. Vous vous interrogiez déjà alors sur la pérennité du contrat conclu en 2018 entre Mediapro et la Ligue de football professionnel (LFP), ainsi que sur les intentions de l'actionnaire chinois du groupe espagnol.

En 2022, vous publiez un nouvel ouvrage, intitulé La ruine du foot français. Du crash Mediapro à la D3 européenne : à qui la faute ? Vous y déplorez notamment un certain nombre de décisions de la Ligue de football professionnel, à la suite du défaut de Mediapro. Vous y abordez en particulier la création d'une filiale commerciale de la LFP. En effet, à la suite des dispositions adoptées dans le cadre de la loi du 2 mars 2022 visant à démocratiser le sport en France, la LFP a créé une société chargée de la commercialisation et de la gestion des manifestions sportives qu'elle organise - Ligue 1, Ligue 2, Trophée des champions. Le fonds d'investissement CVC Capital Partners a acquis 13 % de cette société, moyennant un apport de départ de 1,5 milliard d'euros.

Nous nous interrogeons, dans le cadre de cette mission d'information, dont le rapporteur est Michel Savin, sur le rôle croissant des fonds d'investissement dans le football et sur ses conséquences. Les équilibres de l'accord conclu avec CVC appellent, en particulier, notre attention. Cet accord privera à l'avenir les clubs français d'une partie de leurs revenus, dans un contexte incertain s'agissant de l'évolution des droits audiovisuels. En Italie, en Allemagne, ce type d'accord a été rejeté. En Espagne, les deux plus grands clubs de la Liga s'y sont opposés.

Monsieur Maes, vous avez reçu une série de questions qui résument les différents sujets d'intérêt de notre mission d'information. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre mission d'information, dotée des pouvoirs des commissions d'enquête, est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ». Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de notre mission d'information.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre Maes prête serment.

Je rappelle à tous que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat.

M. Pierre Maes, consultant spécialiste des droits TV, ancien directeur des acquisitions de droits sportifs pour les filiales internationales de Canal+. - Je vous remercie de votre invitation. Mon propos liminaire s'articulera autour de cinq points : une courte présentation ; le contenu de mon deuxième livre, La ruine du foot français, qui contient beaucoup d'éléments qui vous intéresseront, en particulier le crash Mediapro et ce que j'appelle les décisions absurdes de la ligue qui l'ont suivi, avec la question d'une possible descente en D3 européenne des clubs français ; les droits TV - mon coeur d'expertise - ; et l'accord entre CVC et la LFP.

Pour ce qui me concerne, j'ai fait une carrière à Canal+, où je suis entré comme juriste. J'ai rapidement bifurqué vers le contenu et puis plus particulièrement vers le sport. J'ai terminé ma carrière dans le groupe Canal+, comme chargé des acquisitions de droits sportifs pour une bonne partie des nombreuses filiales internationales. Au début du siècle, après que Vivendi a vendu toutes ses filiales, je suis devenu consultant indépendant. Depuis lors, j'assiste toutes les catégories d'acteurs que l'on retrouve dans ce business : les vendeurs, les acheteurs et les intermédiaires.

Mon premier livre est un recueil sur le business des droits TV du foot. Il n'y avait pas de littérature sur le sujet, le dernier livre datant de 1998. Cela m'a permis d'avoir une étiquette d'expert reconnu, principalement auprès des médias, aussi bien français qu'internationaux, ce qui m'a valu un nombre incroyable de sollicitations. Au moment de l'affaire Mediapro, mon téléphone n'arrêtait pas de sonner... J'ai quand même décidé d'écrire ce deuxième livre, qui commence par un focus sur l'affaire Mediapro, parce que j'estimais que la mission d'information parlementaire qui lui avait été consacrée n'était pas allée assez loin, ce qui me frustrait. Je précise, en réponse à votre question, que je suis totalement indépendant. Je n'ai de relation commerciale avec aucun des acteurs dans les droits TV en France, et je n'en recherche aucune. Mon livre La ruine du foot français, publié en juin 2022, a été rédigé en mars et avril 2022, et l'annonce officielle de la création de la société commerciale a été faite le 1er avril 2022, donc pendant la phase d'écriture. Une large part de ce livre est consacrée au crash Mediapro, affaire sur laquelle on entend encore aujourd'hui beaucoup d'énormités. On dit qu'il aurait fallu laisser Mediapro renégocier. Non ! Mediapro est une agence, un broker, un acheteur. M. Jaume Roures a répété pendant des années, relayé d'ailleurs par M. Didier Quillot : « Nous ne sommes pas une agence qui achète pour dix et qui vend pour douze. » Mais si ! C'est une agence qui achète pour dix et qui essaye de vendre pour douze ! C'est ce que j'ai appelé dans mon premier livre, la Greater Fool Theory, que je me suis permis de traduire en français par : « Trouve un plus con que toi. » Autrement dit : « Achète des droits très cher et puis trouve quelqu'un qui va les acheter plus cher encore ! » C'est le jeu des agences et cela a été le jeu de Mediapro en mai 2018, lorsqu'ils ont acquis les droits. Vous en avez parlé, monsieur le président, le contexte mondial pour les agences est alors extraordinaire. On est au plus fort de la bulle, et une concurrence incroyable règne entre toutes ces instances qui sont, pour une large part, dopées par l'argent chinois. Outre Mediapro, qui a « trouvé son Chinois », citons surtout MP & Silva, qui fera faillite un peu plus tard, également en 2018. Mediapro, une fois l'accord passé avec son partenaire chinois, décide de quitter l'Espagne, et se fait expulser d'Italie, faute d'offrir une garantie financière suffisante, contrairement aux dires de M. Roures. Ce point est essentiel : Mediapro n'est pas Canal+, une chaîne de télévision ; c'est une agence, qui achète, revend, et, si possible, fait un bénéfice. Dans l'esprit de ses dirigeants, à partir du moment où les portes se sont fermées parce qu'ils n'ont trouvé personne pour acheter à douze, principalement en raison de l'accord entre beIN et Canal+ qui excluait toute la concurrence du marché de facto, il devenait très difficile de tirer profit de l'achat déraisonnable des droits. En effet, comme je l'explique dans mon premier livre, les droits TV, en réalité, ne valent rien : leur prix augmente uniquement en raison de la concurrence entre les opérateurs pour les acheter. C'est ce qui détermine 95 % de leur valeur. Donc, s'il n'y a plus de concurrence, il n'y a plus d'argent ! Mediapro me semble avoir envisagé très tôt son retrait. Ses acteurs ont été amenés à créer la chaîne en traînant des pieds, ils ont payé la première traite - la Ligue professionnelle a alors fait un communiqué à Bloomberg. À mon sens, eux-mêmes n'y croyaient pas. Ils sont sortis du deal, avec une maestria impressionnante. Ils auront payé en tout près de 200 millions d'euros alors qu'ils s'étaient engagés pour 3,14 milliards d'euros. Voilà pour l'addition. Ils ont été très bien secondés par l'avocat maître Guilhem Bremond et par le conciliateur M. Marc Sénéchal, qui ont pris la Ligue dans une nasse grâce aux dispositions sur les entreprises en difficulté, lesquelles venaient d'être encore renforcées dans le contexte de la pandémie de covid. Je le répète : selon moi, Mediapro est une agence qui n'a jamais voulu créer une chaîne ici, qui n'a jamais souhaité investir les centaines de millions d'euros nécessaires pour la porter jusqu'à un hypothétique point d'équilibre. Et même si Mediapro le voulait, son actionnaire chinois ne le voulait vraisemblablement pas.

Les clubs et la Ligue ont donc fait preuve d'une grande naïveté. Tout le monde savait que Mediapro était une agence. Juste après le deal, M. Jean-Claude Darmon a accordé au Monde un magnifique entretien dans lequel il explique combien c'est très bien joué de la part de Mediapro, qui, en tant que broker, va tirer profit de la concurrence entre beIN et Canal+, qui était encore réelle à l'époque, pour revendre les droits. Quand Mediapro a signé en mai 2018, l'entreprise était dans une situation très confortable : elle n'a pas eu à débourser 1 euro entre mai 2018 et le début de la première saison du deal, c'est-à-dire août 2020. Pendant deux ans, elle a eu tout loisir pour vendre les droits. Si elle l'avait fait, à douze ou à quinze, cela aurait été le deal du siècle. La concurrence entre opérateurs faisait monter les chiffres à des niveaux insensés. Or la Ligue ne leur a même pas demandé de verser un acompte ! A contrario, en Italie, dans la même situation, la Ligue a demandé ce qu'elle a appelé « une caution » de 64 millions d'euros. Aujourd'hui, Mediapro court toujours derrière cette somme et selon moi ne la récupérera jamais.

Autre manifestation de naïveté : la piètre qualité de la garantie financière. Tout a été dit à ce sujet. La garantie pouvait être actionnée non pas contre l'actionnaire chinois ou contre WPP, l'une des plus grosses agences de publicité au monde, actionnaire à 20 % de Mediapro, mais seulement contre Joye Media SL, la holding faîtière de Mediapro, et donc en fait contre Mediapro. Cette garantie aurait été bienvenue pour la Ligue.

A la naïveté s'ajoute un problème de gouvernance. Comme on l'a vu pendant les auditions menées par la mission d'information conduite par l'Assemblée nationale, tout le monde s'est renvoyé la patate chaude. Les clubs ont dit avoir fait confiance aux équipes dirigeantes de la Ligue, lesquelles ont indiqué qu'elles faisaient des propositions, mais ne prenaient pas de décisions, celles-ci relevant des clubs. Dans ces cas-là, personne ne se sent responsable, ce qui entraîne des catastrophes de ce type. On a beaucoup parlé aussi de l'opacité entourant ce deal. M. Pierre Rondeau a même écrit que cette opacité était encore plus forte après la mission parlementaire ! La deuxième partie de mon livre est consacrée à ce que j'ai appelé les décisions absurdes. La LFP a organisé un appel d'offres en février 2021, s'exposant à la risée au sein de notre secteur professionnel dans toute l'Europe, parce que tout le monde savait bien qu'ils couraient à l'échec. De fait, cela a été un énorme échec. Pour moi, il était totalement incompréhensible que la Ligue ne parvienne pas à établir une relation commerciale avec Canal+. M. Vincent Labrune a été choisi pour cela, même si M. Michel Denisot était le favori : renouer avec Canal+. Il n'a pas fallu attendre deux mois pour que le climat soit de nouveau pourri entre les deux acteurs.

En Angleterre, la Premier League commençait à se battre avec Sky. Quand un acteur domine dans votre pays, vous faites en sorte que la relation commerciale soit fluide, ce qui n'exclut pas, bien sûr, quelques couacs ; mais on ne peut pas se mettre à dos l'opérateur principal qui, en plus d'être la principale chaîne de télévision payante, est incontournable dans la distribution. Si une autre chaîne payante achetait les droits, ils devraient passer par Canal+ pour la distribution. Cette situation absurde s'est répétée, pour des montants beaucoup plus modestes : la ligue est parvenue à entrer en conflit avec une société de télécommunications aussi florissante que Free. C'est complètement incompréhensible. L'attribution des droits à Amazon a été une autre de ces décisions absurdes. On a lu qu'il aurait fallu être fou pour refuser Amazon, mais ce n'était pas le cas dès lors qu'Amazon payait le tiers du prix que s'était engagé à payer Mediapro ! Donc, entre 2021 et 2018, en trois ans, il a été acté que les droits valaient trois fois moins. On avançait qu'Amazon était un laboratoire, la Ligue 1 lui servant de test avant d'investir massivement. Aujourd'hui, on n'en entend même plus parler dans l'attribution des droits qui est en cours.

Dernière décision absurde : la création de cette société commerciale. Je l'écris dans mon livre, il règne une opacité incroyable. La seule information connue, c'est l'acquisition par CVC Capital Partners de 13 % de cette société moyennant un apport de 1,5 milliard d'euros. Sinon, on ne dispose d'aucune information sur les contreparties au profit de CVC. Malgré tout, la création d'une société commerciale avec un fonds d'investissement, un private equity, entraîne une dilution de la gouvernance, et donc une perte de contrôle des revenus les plus importants. Tout cela a été fait avec beaucoup d'empressement, sans vision stratégique, la Ligue a été jusqu'à expliquer ainsi cet accord avec ce fonds d'investissement concurrent : « Nous avons besoin de 1,5 milliard d'euros ; dites-nous quel pourcentage de la société commerciale vous voulez. » Se placer soi-même dans une position de négociation aussi défavorable, c'est fascinant, c'est du jamais vu. Ce type de deal est extrêmement complexe et comporte énormément de chausse-trapes. Or la Ligue y est allée la fleur au fusil, entamant la négociation avec une naïveté consternante. Au départ, la short list comptait quatre fonds ; le jour suivant, on apprenait que les 13 % avaient été attribués à CVC. Tout cela s'est fait avec un empressement démontrant que la décision prise ne l'a pas été sur des bases stratégiques : ce qui importait, c'était uniquement le cash, tout de suite. Pour le reste, on verrait bien...

Dans la troisième partie de mon livre, je pose la question : vers la D3 européenne ? Je me hasarde à prédire ce qu'il en sera des droits TV pour la période après 2024, celle qui est en train d'être négociée, que j'estime à environ 600 millions d'euros tout compris - 500 millions d'euros de droits domestiques et 100 millions d'euros de droits internationaux -, soit un niveau assez bas, non pas tant en valeur absolue qu'en valeur relative, par comparaison avec les ligues concurrentes, tous les clubs se faisant concurrence pour attirer les talents. De fait, face aux clubs anglais, allemands, italiens ou espagnols, les clubs de Ligue 1 ne parviendront pas, avec des droits TV aussi bas, à attirer et à garder les talents.

J'en viens donc aux droits TV. Le premier élément important à relever est leur part dans le budget des clubs : 50 % en moyenne en Europe, ce qui est énorme. Pour les petits clubs, cela peut aller jusqu'à 90 %. Or les clubs eux-mêmes ne contrôlent pas cette ressource puisque les droits TV font l'objet d'une vente collective par la Ligue. Entre 1980 et 2018, leur montant a connu un boom ininterrompu en raison de l'arrivée de nouveaux acteurs de plus en plus riches, des télévisions à péage, des opérateurs de télécommunications, des agences, des fonds souverains, etc. Aujourd'hui, on assiste au mieux à un plafonnement, plus sûrement à une baisse - en Europe, à tout le moins, car, aux États-Unis, les droits continuent d'augmenter. Pour ma part, j'avais pronostiqué une explosion de la bulle, qui, finalement, n'a eu lieu qu'en France. À quoi faut-il s'attendre ? Certains pensent que les droits TV pour le football en Europe vont reprendre leur progression après cette pause. Je n'en crois pas un mot : la correction va se poursuivre. La plus grande raison, c'est le piratage.

Je passe à l'accord entre CVC et la LFP, qui se caractérise, comme je l'ai dit, par son opacité et la précipitation avec laquelle il a été conclu, avec les contreparties que j'ai indiquées. Aujourd'hui, ce que l'on en sait renforce le sentiment qu'il s'agit d'un très mauvais deal. Ainsi, ce nouvel actionnaire, avec 13 % du capital, dispose d'un fort pouvoir de gouvernance ; par ailleurs, il se fait payer, non pas sur le profit de la société, mais sur son chiffre d'affaires, ce qui est du jamais vu, et avant tout le monde ; enfin, ce deal a été conclu à vie. On se demande comment un tel deal est possible tellement il est à l'avantage d'une seule partie. En outre, il reste des zones d'ombre. En général, les fonds qui investissent dans le sport n'aiment pas dévoiler la structure de vote dans les organes décisionnels comme les conseils d'administration, parce qu'elle est souvent à leur avantage. Ils aiment aussi garder le secret sur la nature des protocoles d'exit, lorsque le fonds d'investissement, le private equity, entend faire fructifier son investissement en vendant. Dans le cas d'espèce, existe-t-il des protections pour la Ligue ? Le fonds est-il libre de vendre à qui il veut ? On n'en sait rien.

Autre sujet de préoccupation : on ne sait rien de l'identité des investisseurs. CVC, c'est juste un intermédiaire qui place l'argent d'investisseurs, par exemple des fonds de pension. Il leur a été posé la question : connaissent-ils les vrais investisseurs ? CVC, comme d'autres investisseurs dans ce type de joint-venture sportive, ne répond pas, même si, bien sûr, ces investisseurs sont connus. Ce qui peut être préoccupant, c'est que deux fonds, dont CVC, apparaissent comme étant des filiales d'un fonds d'investissement saoudien, à savoir Sanabil Investments. C'est le Financial Times qui a relevé que le site internet de cette société indiquait qu'elle était actionnaire de CVC.

M. Laurent Lafon, président. - Un investisseur direct ?

M. Pierre Maes. - Je ne pense pas.

En conclusion, je veux souligner un dernier point, fondamental : la solidarité entre les clubs. M. Vincent Labrune a parlé de ruissellement ; c'est évidemment à tout l'inverse que l'on assiste avec ce deal. Je parle ici non seulement de l'apport de 1,5 milliard d'euros, mais également de la répartition des droits internationaux telle qu'elle a été décidée, de manière unique en Europe, puisque seuls les participants aux compétitions européennes les toucheront.

M. Michel Savin, rapporteur. - Je vous remercie de cette présentation, qui répond déjà à un certain nombre de questions.

Vous venez de nous dire que Mediapro espérait pouvoir revendre ses droits rapidement. En septembre 2020, Mediapro demande quand même à rediscuter le contrat qui est conclu avec la Ligue, laquelle ne répond pas. L'accord qui est trouvé quelques mois plus tard avec Amazon conduit à une perte d'environ 600 millions d'euros par an pour les clubs français. N'aurait-il pas été moins coûteux pour la Ligue de renégocier avec Mediapro, comme cela a été fait en Espagne ?

M. Pierre Maes. - Sur le papier, c'est certain, mais la volonté de Mediapro de ne pas payer et de sortir du deal était évidente. La meilleure preuve, c'est qu'ils n'ont jamais dit vouloir payer 20 % ou 50 %, ils se sont mis sous la protection du tribunal et n'ont plus rien payé. C'est significatif de la part de quelqu'un qui dit vouloir renégocier, sans être de bonne foi.

M. Michel Savin, rapporteur. - Le montant de l'indemnité, 100 millions d'euros, paraît très avantageux pour Mediapro compte tenu du préjudice subi par la Ligue. Comment expliquez-vous que les clubs l'aient acceptée, que personne n'ait dit quoi que ce soit au sein de la Ligue ?

M. Pierre Maes. - Très bonne question : je ne me l'explique pas. Dans la presse, il a été dit qu'une négociation formidable avait abouti à un résultat formidable. Je ne peux simplement pas comprendre comment une indemnité de 100 millions d'euros pour un deal à plus de 3 milliards d'euros est un bon résultat. Je ne m'explique pas pourquoi les clubs n'ont pas contesté cet accord. La même question se pose au sujet de l'accord avec CVC : les clubs sont extrêmement passifs, sauf celui du Havre, dont vous allez recevoir le président.

M. Michel Savin, rapporteur. - Dans votre livre La ruine du foot français, vous écrivez, à la page 91, que M. Vincent Labrune a été un facilitateur lors de la conciliation. Pouvez-vous expliquer son rôle ?

M. Pierre Maes. - Lors de cet épisode Mediapro, j'ai été très surpris de constater que celui qu'on présentait comme un conciliateur défendait en réalité les seuls intérêts de cette entreprise. Pour moi, un conciliateur doit rechercher un accord gagnant-gagnant, ou à tout le moins faire en sorte que chacun y perde le moins possible - on était alors dans une situation de crise. Tel ne fut pas le cas. Le conciliateur, M. Marc Sénéchal, a été choisi par l'avocat maître Guilhem Bremond et il suffit d'écouter son audition par la mission d'information parlementaire pour être convaincu que son rôle était de faire en sorte que Mediapro s'en tire le mieux possible.

M. Laurent Lafon, président. - Il a ensuite travaillé pour la LFP.

M. Pierre Maes. - Je l'ai lu, et je me l'explique difficilement.

M. Michel Savin, rapporteur. - À la page 141 de votre ouvrage, vous écrivez que M. Vincent Labrune avait l'intention, dès l'été 2020, de créer une société commerciale. Pourtant, à cette époque, il n'est pas encore président de la Ligue et encore moins candidat ou favori. Comment expliquez-vous cette anticipation ? La non-réussite, la non-négociation ou la non-discussion avec Mediapro a-t-elle été anticipée dans la volonté de créer cette société commerciale ?

M. Pierre Maes. - C'est difficile à dire. On ne peut se baser que sur des bribes d'articles de presse. Je ne dispose d'aucune autre information sur la genèse de l'idée de cette société commerciale. Ce qui est clair, c'est que les fonds d'investissement frappaient à la porte. On l'a bien vu dans le cas des ligues italienne, allemande et espagnole. Cette idée ne venait pas de nulle part.

M. Patrick Kanner. - Mediapro, CVC : tout est dans tout, et réciproquement. Les propos de M. Maes ne sont pas de nature à nous rassurer : le défaut de maîtrise du dossier relève-t-il d'une stratégie assumée ? Quand on vous lit entre les lignes, et quand on vous écoute, le sentiment prévaut que la résilience post Mediapro n'est pas tout à fait au rendez-vous. Vous avez été très critique sur la gestion et la gouvernance de la Ligue, même si vous l'avez dit très diplomatiquement. Vous y avez déjà en partie répondu, mais pensez-vous que la Ligue a pris les mesures nécessaires pour ne pas renouveler avec CVC les erreurs du passé ? Quelles garanties devraient être apportées pour sécuriser les intérêts des clubs et des supporters ? Je vous ai entendu dire que les accords passés avaient suscité des réactions dans les clubs. Dans le contexte actuel, où les droits télévisuels semblent de plus en plus difficiles à monétiser au niveau attendu, quelle est votre vision de l'avenir de la commercialisation des droits de Ligue 1 ? Notre mission d'information doit non seulement dresser un diagnostic, mais aussi faire des préconisations, s'agissant d'un sport qui compte plus de deux millions de licenciés, qui réunit des dizaines de millions de téléspectateurs, et qui est - c'est l'ancien ministre qui s'exprime - un instrument de soft power pour la France. Ma crainte, en vous écoutant, c'est que les erreurs du passé se renouvellent. À cet égard, l'audition de M. Labrune sera le point d'orgue du cheminement intellectuel et d'investigation qui est le nôtre.

M. Adel Ziane. - À l'époque, le président M. Jaume Roures expliquait, quelque temps après la rupture du contrat, qu'il n'avait pas été en mesure de négocier avec la Ligue, contrairement à ce qu'il avait pu faire, après la pandémie de covid, avec d'autres ligues professionnelles en Europe. Quel est votre sentiment sur ce refus de la Ligue, laquelle a basculé très vite vers Amazon ?

M. Pierre Maes. - Attention, s'agissant du timing : Amazon n'est pas venu aussi rapidement que vous le dites après Mediapro ; il y a eu un appel d'offres. Ce n'est pas parce qu'il y avait Amazon que la Ligue a dit non à Mediapro ! En revanche, à mon sens, la Ligue s'est retrouvée dans une nasse, Mediapro se plaçant très intelligemment sous la protection du tribunal, démontrant ainsi qu'il ne voulait plus rien payer - et il n'a plus rien payé, d'ailleurs. Dès lors, lui tourner le dos était sans doute ce que la Ligue pouvait faire de plus intelligent, mais peut-être n'avait-elle même pas le choix. Ensuite, évidemment, il fallait trouver un remplaçant. L'appel d'offres n'a rien donné, cependant que la Ligue s'est attachée à ce fameux lot 3 dont Canal+ voulait absolument se débarrasser, car il était trop cher. Cela a encore envenimé les relations avec Canal+, avant qu'elle ne tombe dans les bras d'Amazon. Voilà pour le « deal du siècle », comme l'appelle le site internet theathletic.com.

M. Patrick Kanner. - La Ligue a-t-elle pris toutes les mesures pour éviter le crash ?

M. Pierre Maes. - Après s'être fait rouler par une agence en 2018, le foot français se fait rouler par un private equity, un fonds d'investissement.

M. Patrick Kanner. - La réponse est claire.

M. Ahmed Laouedj. - J'ai deux questions.

L'an passé, la Ligue de football professionnel avait accusé de lourdes pertes financières. Aussi, je voudrais savoir si l'accord aux termes duquel le fonds d'investissement luxembourgeois CVC possède 13 % de la société commerciale peut être revu par voie judiciaire.

Par ailleurs, comment se fait-il que des clubs touchent beaucoup d'argent tandis que d'autres en touchent un minimum ? Comment s'est faite la répartition ?

M. Pierre Maes. - Le chiffre de 13 % représente deux choses : la part de capital que détient CVC dans la société commerciale ; la ponction que va opérer CVC sur le chiffre d'affaires de la Ligue et des clubs chaque année, avant tout le monde, CVC étant prioritaire.

S'agissant de la répartition des droits TV entre les clubs, elle témoigne de la volonté de la Ligue et de M. Labrune de favoriser les gros clubs, les locomotives. L'aberration, c'est que le Paris Saint-Germain touche 17 % du total, alors que c'est sans doute le club qui en a le moins besoin. Bref, tout cela pose question.

M. Michel Savin, rapporteur. - L'accord conclu avec CVC est un accord de long terme, et même de très long terme, puisque le deal est sans limite de durée. Existait-il une autre voie ? Par exemple, la Ligue aurait-elle pu recourir à l'emprunt, et n'était-ce pas préférable, plutôt que de s'engager avec ce fonds d'investissement ?

M. Pierre Maes. - Au moment où ce deal a été conclu, on entendait que, après les tsunamis Mediapro et covid, nos clubs risquaient de faire faillite et qu'il fallait donc de l'argent. Je ne suis pas d'accord : un club ne fait pas faillite, car les propriétaires sont presque toujours là pour remettre au pot quand il le faut. Qu'il faille vraiment de l'argent parce que les propriétaires en ont assez de remettre au pot, on peut le comprendre. Dès lors, le choix se fait entre l'emprunt et l'ouverture du capital. Dans le cas d'espèce, un choix sans nuance a été fait en faveur de l'ouverture du capital. C'est du cash à court terme, mais on hypothèque dangereusement l'avenir.

M. Michel Savin, rapporteur. - Le recours à un fonds d'investissement pouvait-il, au moins en théorie, créer un choc de nature à accroître l'attractivité de notre championnat ? C'est ce que nous pouvions espérer. Est-ce un projet qui peut fonctionner, et à quelles conditions ?

M. Pierre Maes. - C'est une question que beaucoup d'observateurs se posent, parce que CVC est très actif dans le sport, parmi d'autres fonds. Tout cela est encore trop récent pour que l'on puisse parvenir à des conclusions sur les performances de ce type d'association. Cependant, on peut tout de même déjà en tirer quelques enseignements. On a vendu aux clubs et au public que, grâce à l'expertise de CVC, les droits TV allaient augmenter ; or CVC n'a aucune expertise en la matière. Celle des personnes qui travaillent à la Ligue est bien plus grande en la matière. Cela n'a donc aucun sens.

M. Michel Savin, rapporteur. - Pour rebondir sur ce que vous venez de dire : pensez-vous que CVC apporte une plus-value en matière d'expertise, en tant que spécialiste des droits TV, qui soit de nature à mieux valoriser le championnat français ? On lit dans la presse que la société commerciale a engagé des discussions sur les droits de la Ligue 1 pour la période 2024-2029 . Les entretiens ont lieu directement entre le président de la Ligue, le président de beIN Sports, qui est également le président du club qui bénéficiera le plus de ces droits, et l'émir du Qatar, tout cela se déroulant à l'Élysée. Quand on sait que c'est le club dont l'émir du Qatar est propriétaire qui bénéficiera, pour leur plus grande part, des droits internationaux, peut-on dire que l'on fait face à un conflit d'intérêts ?

M. Pierre Maes. - Sur le potentiel conflit d'intérêts entre beIN et le Qatar, je peux vous dire que si beIN était intéressé, elle aurait signé depuis longtemps. Est-ce là une sorte d'agitation destinée à mettre de la pression sur beIN, via la presse ? On dit même que le président Macron suit l'affaire.

S'agissant de l'expertise de CVC, la meilleure preuve de ce que j'avance, ce sont les deux énormes erreurs qui ont été commises dans le cadre de la procédure actuelle, qui a démarré à l'automne 2023.

La première, c'est l'organisation très tardive de cet appel d'offres, en septembre 2023, alors qu'il avait été annoncé en décembre 2022 par M. Vincent Labrune. Or ils avaient toute latitude pour le lancer plus tôt. Tout le monde le sait dans notre métier : si vous voulez vous ménager des options, des portes de sortie, dans un marché qui n'est pas extrêmement propice en ce moment, il faut du temps. Cela a d'ailleurs toujours été la ligne de conduite de la Ligue. Mediapro en est le meilleur exemple puisque l'appel d'offres a été lancé en mai 2018 pour une saison qui démarrait en août 2020. L'appel d'offres est donc resté infructueux, d'autant qu'une seconde énorme erreur a été commise.

Dans tous les appels d'offres, les ligues, les ayants droit, comme on les appelle, insèrent ce qu'on appelle un prix de réserve. Or dans le cas qui nous intéresse, la LFP a remplacé les prix de réserve par ce qu'elle a appelé des « mises à prix » : aucune offre n'était autorisée en dessous de ces prix. C'était inédit. Sachant que les mises à prix étaient délirantes, puisqu'elles devaient normalement conduire à dépasser le milliard d'euros, il était évident que jamais aucune offre ne les atteindrait, encore moins ne les dépasserait. Là encore, ils ont perdu un temps incroyable. Dans le cas d'un prix de réserve, les négociations démarrent avec les offres existantes. Dans le système de mises à prix, rien de tel. Qu'ont-ils alors fait ? Ils ont dû solliciter DAZN, une entreprise dont chacun sait qu'elle est experte pour ne pas dépenser trop d'argent. Si l'on en croit la presse, cette voie s'est révélée sans issue pour DAZN. Si CVC avait disposé d'une expertise réelle, ces erreurs n'auraient pas été commises.

Sur les conflits d'intérêts, ce ne serait pas la première fois que le PSG et ses dirigeants y seraient confrontés.

M. Michel Savin, rapporteur. - Ne pensez-vous pas que la stratégie qui vise à favoriser les « locomotives », en particulier le PSG - et nous espérons tous que le PSG ira en finale de la Ligue des Champions -, mette fin à tout suspense en Ligue 1, où, dès la première journée, on sait à peu près qui sera le champion de France ?

M. Pierre Maes. - Sans doute. En Allemagne, en Italie, des clubs font aussi cavalier seul, et cela ne nuit pas nécessairement à l'économie du football ni à sa popularité. Je reste donc prudent.

M. Michel Savin, rapporteur. - Comment expliquez-vous que les présidents de club aient accepté à la quasi-unanimité ces règles de distribution discutables ? Celles qui étaient prévues lorsque Mediapro a remporté les droits audiovisuels étaient un peu plus égalitaires.

L'article 5 de la convention entre la Fédération française de football et la Ligue prévoit que le comité exécutif de la FFF peut se saisir, pour éventuellement les réformer, de toutes les décisions prises par l'assemblée ou par les instances élues ou nommées de la Ligue qu'elle jugerait contraires à l'intérêt supérieur du football. Pensez-vous que la Fédération aurait dû réagir ? Cette répartition des droits va-t-elle à l'encontre des intérêts du football ?

M. Pierre Maes. - Dans trois domaines, la solidarité a été fortement ébréchée.

J'en ai parlé : en France, les droits internationaux sont désormais distribués entre les seuls clubs participant aux compétitions européennes, ce qui est unique. Ainsi, le dernier de la Premier League touche sa part de droits internationaux. Idem en Allemagne.

Concernant le partage du cash de CVC, les choses semblent aberrantes.

Enfin, s'agissant des droits domestiques, s'ils dépassent 700 millions d'euros - on ne les atteindra probablement pas -, une répartition beaucoup plus avantageuse pour les gros clubs a été prévue. Entre 700 millions d'euros et 1 milliard d'euros, la part fixe pour chaque club disparaît. C'est donc plein pot pour les gros clubs !

On ne peut donc pas parler de ruissellement. On est dans une optique extrêmement élitiste, au bénéfice des meilleurs clubs. Le PSG, quant à lui, est hors catégorie puisqu'il est sans doute le seul club qui n'a pas besoin d'argent.

Je ne connais pas les textes dans le détail, mais si la Fédération a un droit de contrôle, il serait justifié qu'elle pose quelques questions.

M. Claude Kern. - CVC était donc, en quelque sorte, la solution de facilité, mais également un véritable piège. Un personnage, M. Vincent Labrune, a joué un rôle dans tout cela, tout en ayant certainement des liens avec CVC. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

M. Pierre Maes. - J'ignore la nature de ces liens. En revanche, ce qui est visible, c'est l'agitation dont a fait preuve M. Labrune en faveur de ce deal, alors qu'il s'agit d'un deal léonin exclusivement en faveur de CVC... Dans mes notes, je parle de lui comme du « VRP de CVC », comme M. Didier Quillot était le VRP de Mediapro pendant deux ans en répétant partout que cette entreprise formidable allait créer une chaîne, comme elle l'avait fait en Espagne.

M. Laurent Lafon, président. - Dans tous les montages, avec CVC ou avec d'autres, interviennent des conseils. Vous y avez fait une rapide allusion, d'ailleurs. Ces conseils ne sont pas de petites structures : ce sont des banques d'affaires ou des cabinets d'avocats connus. Ne doivent-ils pas mettre en garde face à certaines décisions absurdes, comme vous les avez qualifiées ? On n'a pas le sentiment qu'ils sont allés à l'encontre des décisions prises par la Ligue.

M. Pierre Maes. - Il me semble avoir lu que le cabinet d'avocats Clifford Chance, qui conseillait Mediapro, était rémunéré au pourcentage sur le montant des droits TV. Vous pensez bien que, au moment d'appuyer sur le bouton, ils doivent perdre en lucidité...

Sur le milliard et demi d'euros que CVC a mis sur la table, 1,1 milliard d'euros, plus ou moins, ont été distribués aux clubs, tandis que 100 millions d'euros ont été consacrés aux frais et au développement de la société commerciale. C'est un montant incroyable. Et, effectivement, chacune des banques avait obtenu 12 millions d'euros, et le cabinet d'avocats Darrois a également reçu une somme importante.

Toutes ces parties ont donc intérêt à ce que le deal se fasse.

M. Adel Ziane. - On touche là du doigt l'instabilité chronique qui entoure les droits TV en France, et ce depuis de nombreuses années. Cela pose la question du rôle des spectateurs, des supporters, de leur capacité à soutenir leur club, et on peut s'interroger sur le développement d'un football à plusieurs vitesses.

Sur CVC, on a le sentiment d'un sujet à mèche lente : communication dans un premier temps, avant que différents éléments ne soient rendus publics au fur et à mesure.

Quid de la solidarité entre les clubs ? On a parlé de ruissellement, mais on constate que ce modèle va nuire au spectacle en concentrant encore plus les moyens sur ceux qui en disposent déjà, ce qui réduira tout suspense sportif, la possibilité de voir émerger une équipe dans le championnat.

Vous avez parlé d'autres championnats européens, où effectivement les incertitudes sont faibles, comme en Espagne. En revanche, en Angleterre, sept ou huit clubs, en début de championnat, peuvent potentiellement l'emporter. C'est donc là un autre modèle, sur lequel vous pourrez peut-être nous en dire plus.

À la lecture des documents, des articles, des informations que vous nous soumettez, on a le sentiment que les clubs, en particulier les présidents de club, sont dépossédés de leur pouvoir de décision au profit d'une instance, CVC, sorte de boîte noire qui prendrait des décisions ayant un impact important sur le football français, notamment pour les clubs en région, qui sont de vrais vecteurs d'enthousiasme et de solidarité.

Selon vous, des garde-fous ont-ils été mis en place pour contrer des décisions contraires aux intérêts du football français que pourrait prendre CVC ?

M. Pierre Maes. - Vous parlez de mèche lente. En effet, c'est petit à petit qu'on découvre toute la réalité. Pour autant, une mèche lente peut provoquer l'explosion dès cette année, si les droits domestiques et internationaux se montent, comme je le prévois, à environ 600 millions d'euros, alors que CVC ponctionnera non seulement 13 % de ces 600 millions d'euros, mais également 100 millions et 5 millions d'euros au titre des deux saisons précédentes. Dès lors, il ne restera pas grand-chose pour les clubs.

Vous parlez de la solidarité entre les clubs et du lien avec le spectacle. M. Vincent Labrune, interrogé sur l'exemplaire solidarité du football professionnel anglais, a dit quelque chose d'assez vrai : on peut être très solidaire si les moyens financiers sont importants, comme ils le sont en Angleterre. Je vous renvoie à ce que je vous ai dit tout à l'heure à propos du seuil de 700 millions d'euros des droits domestiques. Moins hauts sont les droits, moins il y a de solidarité. Dans un tel cas de figure, les grands clubs deviennent beaucoup plus agressifs et réclament la plus grande part des recettes, sous prétexte qu'ils assurent le spectacle.

Il ne faut pas non plus idéaliser le système anglais : les droits internationaux ont déjà été revus au profit des grands clubs. Pour autant, sur le papier, tout le monde a sa chance, étant entendu que les six clubs les plus riches sont largement au-dessus des autres : on risque ainsi d'assister au quatrième titre consécutif de Manchester City.

Un mot sur la gouvernance d'une ligue et sur le rôle de son dirigeant. Une ligue ne procède pas d'une volonté d'association des clubs ; la ligue, c'est un mal nécessaire. Les droits sont vendus de manière collective et il faut donc qu'une instance s'en charge au nom de tous. Une ligue n'est pas une affectio societatis ; les clubs sont concurrents et n'ont pas les mêmes intérêts. Pour garder le pouvoir, les clubs ne trouvent rien de mieux que de nommer des dirigeants faibles. S'ils nommaient un dirigeant trop brillant, celui-ci accaparerait le pouvoir, ce qui ne plairait pas aux clubs, surtout aux plus gros. Clairement, M. Vincent Labrune a accaparé le pouvoir, mais au bénéfice des grands clubs. D'habitude, c'est plus subtil : lorsque le président de la Ligue accapare le pouvoir, il se repose plutôt sur les petits clubs, qui, additionnés, ont un pouvoir décisionnaire plus important. Bref, la gouvernance d'une ligue n'est pas un exercice facile. Il faudrait sans doute des règles plus strictes, une plus grande indépendance, une plus grande neutralité, et surtout plus d'efficacité. Dans le cas qui nous occupe, la Ligue s'en est remise largement à un fonds d'investissement dont les intérêts ne sont pas alignés sur les siens - sauf en ce qui concerne les droits TV, l'un et l'autre ayant intérêt à ce qu'ils augmentent. Cependant, ledit fonds d'investissement touchera 13 % du total avant tout le monde ; en outre, le moment viendra où il voudra réaliser sa plus-value et donc sortir du système. Ce jour-là, les intérêts ne seront plus du tout alignés.

M. Michel Savin, rapporteur. - Le plan d'affaires de la société commerciale prévoit un doublement des droits audiovisuels au cours de la décennie 2020-2030. Ceux-ci passeraient donc d'environ 800 millions à 1,6 milliard d'euros, grâce, notamment, à une forte augmentation des droits internationaux. Compte tenu de ce que vous savez de l'évolution des droits sportifs, cette hypothèse vous paraît-elle réaliste ?

M. Pierre Maes. - Non. Et ce pour plusieurs raisons.

J'ai parlé du piratage, qui est un fléau dont les acteurs essayent de cacher le développement, mais qui est très présent.

Par ailleurs, on compte de moins en moins d'aventuriers de type Mediapro, Altice, BT en Angleterre, etc. Donc il y a de moins en moins de cowboys. Les Gafa, dont les ligues attendaient énormément, sont extrêmement prudents. Amazon, qui est celui qui investit le plus dans le foot européen, est très radin et très intelligent. DAZN, qui est finalement le seul acteur ambitieux qu'il reste au niveau européen, a cumulé 6 milliards de dollars de pertes. Les ligues qui passent des accords avec lui le font en tremblant : sa survie ne tient qu'à la volonté de son propriétaire, M. Len Blavatnik, l'un des trois hommes les plus riches d'Angleterre. Le jour où celui-ci décidera de ne plus remettre au pot, c'en sera fini de DAZN.

M. Michel Savin, rapporteur. - Aujourd'hui, un tiers des clubs des ligues majeures du football européen sont adossés à des fonds d'investissement privés. Parallèlement, la multipropriété progresse en Europe. Cette évolution va-t-elle remettre en cause le modèle sportif européen ? Va-t-elle déstabiliser le football en Europe ? Compte tenu de la présence de fonds d'investissement dans plusieurs ligues, ne risque-t-on pas d'aller vers la création d'une Super Ligue ?

M. Pierre Maes. - C'est possible, mais, dans les faits, la Super Ligue existe déjà. En fait, il en existe même deux : la Ligue des Champions et la Premier League. Ces deux compétitions accaparent l'essentiel des richesses et les clubs qui en font partie peuvent se permettre d'acheter les meilleurs joueurs.

En Angleterre, on parle beaucoup de l'influence des propriétaires américains, qui, pense-t-on, n'ont d'autre objectif que de répliquer le modèle des compétitions américaines : ligue fermée, pas de relégation, etc. Force est de constater qu'à ce jour ils n'y sont pas parvenus.

Que pourraient y changer les fonds d'investissement ? Je ne sais pas. Silver Lake détient 10 % de Manchester City, mais je n'évalue pas vraiment leur influence. La multipropriété a certainement des conséquences sur les joueurs, mais je ne vois pas d'influence directe sur les compétitions.

M. Laurent Lafon, président. - Vous avez expliqué que les conseils ont un intérêt financier immédiat, de même que les clubs peuvent avoir l'attraction du cash rapide. Il y a un acteur dont vous n'avez pas parlé, c'est l'État, qui devrait normalement exercer son pouvoir de contrôle, et qui n'a pas d'intérêt financier. Que pensez-vous de la façon dont l'État exerce son contrôle sur l'organisation du football professionnel ?

M. Pierre Maes. - Le deal avec CVC est assez calamiteux et recèle encore des zones d'ombre en matière de gouvernance. Dès lors, un contrôle de l'État s'avère indispensable dans le cadre de sa délégation de service public, parce que, visiblement, les clubs ne contrôlent pas grand-chose. On peut leur faire crédit du fait qu'ils ont dû agir dans l'urgence, mais le mal est fait.

M. Michel Savin, rapporteur. - La procédure avec regroupement des diffuseurs favorise aujourd'hui le candidat qui a le plus surestimé la valeur des droits. La pluralité des lots et donc des diffuseurs a un coût important pour le consommateur, qui est obligé de multiplier les abonnements. Que pensez-vous de ces procédures ? Les règles établies par la Commission européenne sont-elles obsolètes et que faudrait-il revoir dans ces procédures pour être plus efficaces ? Est-ce que l'on doit se limiter à un seul lot global et éviter la découpe par lots ?

M. Pierre Maes. - Ces questions sont intéressantes en ce qu'elles concernent le consommateur. Sur les règles européennes portant sur la vente collective, on peut se demander pourquoi le sport fait exception et a été autorisé à vendre ses droits de manière collective, créant ainsi des monopoles qui ont abusé de leur pouvoir pendant des décennies. Cela a eu pour conséquence de faire payer plus cher le consommateur. Aujourd'hui, et je l'écrivais déjà en 2018, la grande chance de ce dernier est qu'il a le pouvoir de son côté, et ce grâce au piratage. Le consommateur français est sans doute celui qui a été le plus bousculé et sollicité pour changer d'abonnement et espérer avoir accès à tout le football, en payant de plus en plus cher. De manière générale, le business du football en Europe est focalisé sur le court terme. Il s'est lancé à corps perdu dans une quête d'argent, mais personne ne regarde un peu plus loin. Avec la multiplication des compétitions, le produit football va perdre de son attractivité. Ce n'est plus possible : il y a plusieurs matchs de football chaque soir. La NFL, aux États-Unis, procède de manière inverse en prônant le scarcity, c'est à dire la rareté et la valeur de son produit augmente. Le football européen est au contraire engagé dans une fuite en avant qui va à l'évidence mal se terminer.

M. Laurent Lafon, président. - Quelle issue voyez-vous ?

M. Pierre Maes. - À mon sens, il y a un vrai risque sur les droits TV, qui n'ont pas de valeur en eux-mêmes si l'on ne trouve aucune chaîne pour diffuser les compétitions. Certains sports doivent payer pour passer à la télévision : il suffit de constater ce qui est arrivé au basket français, qui est dans une situation catastrophique. L'exemple de Canal+ pourrait être celui de Sky en Angleterre ou de Movistar en Espagne, il s'agit d'opérateurs historiques qui bénéficient encore d'une importante base d'abonnés, mais ceux-ci sont plutôt âgés, car les jeunes ne sont pas enclins à payer des abonnements à des chaînes à péage. Dans ces conditions, n'ira-t-on pas vers une sorte de Spotify du sport, avec toutes les compétitions sportives sur son écran de smartphone pour 10 ou 15 euros par mois ? Si tel devait être le cas, les trois chaînes que j'ai citées ne vaudront plus rien, il y aura moins d'argent à distribuer et les joueurs seront payés moitié moins.

M. Michel Savin, rapporteur. - Vous écrivez dans votre livre, page 147, que M. Vincent Labrune, candidat à la présidence de la société commerciale, propose à la Ligue de lui trouver un remplaçant. Or, aujourd'hui, il cumule toujours les deux fonctions et les deux rémunérations. Quel est votre avis là-dessus ?

M. Pierre Maes. - J'ai été assez naïf d'écrire cela en 2022.

M. Michel Savin, rapporteur. - Y a-t-il conflit d'intérêts ?

M. Pierre Maes. - Il me semble, le président de la Ligue étant censé contrôler ses filiales.

M. Michel Savin, rapporteur. - Aujourd'hui, est-il possible d'envisager le football français sans Canal+ ? Quelles relations le groupe entretient-il avec la Ligue ?

M. Pierre Maes. - Je dirai plutôt que j'ai du mal à envisager Canal+ sans le foot français. Aujourd'hui, la chaîne cryptée propose à ses abonnés deux belles affiches de Ligue 1. Je vous laisse imaginer la réaction des abonnés si on les supprime. Pour autant, la chaîne est passée maître dans la gestion et la prévention des désabonnements. C'est ce que nous appelons le churn, dans notre jargon. Canal+, assez intelligemment, n'a pas voulu entrer en relation directe avec la Ligue, puisque les relations sont notoirement mauvaises, mais cela n'exclut absolument pas qu'il puisse y avoir encore du football sur son antenne en août 2024.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mission d'information sur l'intervention des fonds d'investissement dans le football professionnel français - Audition de M. Jean-Michel Roussier, président du Havre Athletic Club

M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre mission d'information, dotée des pouvoirs des commissions d'enquête, en entendant M. Jean-Michel Roussier, président du Havre Athletic Club (HAC).

Monsieur le président, je vous remercie d'être présent aujourd'hui. Vous présidez avec succès le HAC depuis juin 2022, puisque votre club a rejoint cette saison la Ligue 1, après plusieurs années passées en Ligue 2. Vous étiez auparavant directeur conseil délégué sur l'antenne et les programmes de Mediapro Sport France. De 2013 à 2018, vous avez été membre du conseil d'administration de la Ligue de football professionnel (LFP). Vous avez, du fait de votre carrière, une double expérience, d'une part à la tête de grands clubs de football et, d'autre part, dans le secteur audiovisuel.

Vous avez reçu un questionnaire qui récapitule les différents sujets d'intérêt de notre mission d'information sur l'intervention des fonds d'investissement dans le football professionnel français. Avec Michel Savin, notre rapporteur, nous nous intéressons au processus de financiarisation du football professionnel, qui touche la propriété des clubs comme l'exploitation des droits audiovisuels des championnats.

Les investissements dans le secteur du sport à l'échelle mondiale ont fortement augmenté depuis 2019, amplifiés par les difficultés financières subies par les clubs à cause de la pandémie de covid-19. Cette évolution coïncide avec le développement de la multipropriété, qui tend à transformer le modèle sportif européen. Les fonds investissent également au niveau des ligues, le risque étant moindre qu'au niveau des clubs, lesquels restent soumis à l'aléa sportif. Le fonds d'investissement CVC Capital Partners a ainsi acquis 13 % de la filiale commerciale de la Ligue de football professionnel, créée en application de la loi du 2 mars 2022 et chargée de commercialiser les droits audiovisuels des compétitions organisées par la Ligue. En contrepartie, CVC finance le football français à hauteur de 1,5 milliard d'euros versés sur trois saisons.

Le club du Havre conteste en justice les modalités de cet accord. Dans le respect de la séparation des pouvoirs, je précise que notre mission n'a évidemment pas vocation à se prononcer sur les motifs de cette contestation ni sur les procédures judiciaires en cours à ce sujet. Nous nous interrogeons, pour notre part, sur l'opportunité d'hypothéquer ainsi pour une durée indéfinie une partie des revenus du football français et sur la façon dont cette décision a été prise au sein des instances de la Ligue. De façon générale, le rôle croissant des fonds d'investissement pose la question de l'avenir de notre modèle sportif, fondé sur des principes d'unité et de solidarité, sur des compétitions ouvertes et sur un rôle organisateur de l'État.

Notre modèle est confronté, depuis déjà longtemps, à la nécessité de financer le sport-spectacle et aux investissements que cela implique pour maintenir l'attractivité des compétitions. L'arrivée des fonds d'investissement internationaux constitue un nouveau tournant dans ce processus.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre mission d'information, dotée des pouvoirs des commissions d'enquête, est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Michel Roussier prête serment.

Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de notre mission d'information.

M. Jean-Michel Roussier, président du HAC. - Je suis président d'un club de football, membre de la LFP, et qui est donc censé recevoir des subsides de sa part. Je n'ai aucun lien avec quelque opérateur ou diffuseur que ce soit.

M. Laurent Lafon, président. - Je rappelle à tous que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat.

M. Jean-Michel Roussier, président du HAC. - Monsieur le président, vous l'avez dit en préambule, je suis à l'origine d'une action judiciaire menée par le HAC à l'encontre de la Ligue. Cette action a eu pour effet, depuis notre accession en Ligue 1, de nous replonger dans ce dossier complexe. Pour être le plus précis possible, j'ai préféré préparer un document écrit sur les faits tels que nous les avons vécus. Après cela, je vous laisserai vous faire votre propre opinion.

À mon sens, je suis ici principalement pour trois raisons. J'ai fait partie de l'équipe managériale de Mediapro, donc je suis susceptible d'apporter des éclaircissements sur les faits ; je suis président de club depuis vingt-neuf ans ; j'ai siégé au conseil d'administration de la Ligue pendant six ans en qualité de membre indépendant. Vous l'avez rappelé, je suis l'actuel président du Havre Athletic Club, le plus vieux club français, qui, depuis un an, a un mal fou à faire reconnaître son existence auprès de la Ligue.

En réponse aux questions que vous m'avez transmises, je vais d'ores et déjà vous faire trois réponses : non, la seule option pour sauver le football français n'était pas la cession à vie de 13 % de ses revenus à un fonds d'investissement ; non, les clubs ne disposaient pas de l'information utile pour se prononcer sur l'accord CVC ; enfin, non, l'accord conclu ne permet pas un développement équitable du football français. C'est même le contraire : il ne fait que creuser des inégalités.

Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, je vous propose de reprendre rapidement le fil chronologique des événements à partir de 2018. Cette année-là, Mediapro acquiert sur appel d'offres les droits de huit matchs de Ligue 1 et de huit matchs de Ligue 2 par journée de championnat, moyennant une somme de 820 millions d'euros par an, et ce pour quatre saisons sportives. J'ai entendu dire, y compris dans cette salle, que Mediapro était un broker et n'avait pas d'autre vocation que de revendre les droits. Non, Mediapro est certes un broker, mais c'est aussi une des plus grosses sociétés de production européennes, tant en matière de sport - elle est toujours prestataire de la FIFA et de l'UEFA et dispose pour la captation d'un parc de cars régie et de moyens techniques considérables - qu'en matière de contenus de fiction, réalisés essentiellement en Espagne - Casa de Papel fait notamment partie de son catalogue, parmi beaucoup d'autres oeuvres. Survient la pandémie de covid-19. Les pouvoirs publics décident, en avril 2020, d'arrêter le championnat. La saison sportive 2020-2021 doit en principe démarrer au cours de l'été, mais le contexte est évidemment très incertain. Début juillet 2020, M. Jaume Roures, le président de Mediapro, rencontre Mme Nathalie Boy de la Tour, qui était à l'époque la présidente de la LFP, M. Didier Quillot, son directeur général, et M. Mathieu Ficot, son directeur en charge des médias, pour demander une remise d'un montant de 200 millions d'euros sur la première saison, somme qui aurait donc fait passer le montant des droits initialement dus de 820 à 620 millions d'euros. Dans les autres pays européens - cela a été le cas en Espagne avec Mediapro, en Angleterre avec Sky, mais également avec l'UEFA -, une telle remise a toujours été consentie au diffuseur. La Ligue temporise, un nouveau président devant être élu au mois de septembre, tandis que Mediapro fait nommer un mandataire ad hoc pour s'assurer de la préservation des droits dont il dispose. Le 10 septembre 2020, M. Vincent Labrune est élu président de la Ligue. Il était jusque-là membre de son conseil d'administration et faisait partie d'une équipe très resserrée autour du directeur général de l'époque, M. Didier Quillot - on a même parlé de shadow cabinet -, intervenant sur un certain nombre de sujets, et notamment sur un projet de création d'une société commerciale avec l'aide de nombreux conseils extérieurs. Lorsque M. Vincent Labrune est élu en septembre 2020, le projet de création de la société commerciale est donc déjà ficelé. Les anciens dirigeants de la Ligue, que vous allez peut-être auditionner, seront plus à même de vous donner tous les détails de ces dossiers.

La LFP adopte une position unique en Europe : elle refuse toute discussion avec son diffuseur. Début octobre, la société propose de payer immédiatement 64 millions d'euros à la Ligue, à la seule condition d'un statu quo jusqu'à mi-novembre, le temps de mener des négociations sur la première année. La Ligue refuse ce versement et l'éventualité de ce statu quo. Vous retrouverez tous ces éléments dans le compte rendu de l'audition de M. Jaume Roures, en 2021, par les parlementaires de l'Assemblée nationale. Les clubs avaient besoin de trésorerie pour faire face à la crise covid et la LFP a refusé de recevoir 64 millions d'euros du diffuseur sans aucune contrepartie, si ce n'est, je le répète, le temps et la possibilité de négocier. La Ligue a privilégié une rupture définitive, sans même en informer les clubs. Nous avons épluché tous les procès-verbaux des réunions de conseils d'administration de la Ligue qui se sont tenues à cette période pour essayer de comprendre comment une décision d'une telle importance a pu être prise. Nous n'en avons trouvé aucune trace. Alors, qui a pris cette décision ? Comment et, surtout, pourquoi ? Pourquoi se priver de 64 millions d'euros, sans présumer de l'avenir ? Pourquoi, à ce moment-là, en octobre 2020, se priver d'une telle somme sans en informer les clubs et convoquer quelques jours plus tard une assemblée générale pour autoriser la souscription d'un emprunt de 120 millions d'euros ?

La Ligue met donc dehors son diffuseur et récupère à la sortie ce que celui-ci proposait de payer immédiatement deux mois plus tôt. Dans la foulée, elle revend les droits TV pour le reste de la saison 2020-2021 à Canal+ pour 35 millions d'euros. Je rappelle juste que Mediapro, alors que tout devait s'arrêter en décembre, a continué à produire et à diffuser jusqu'à fin février. Canal+ a donc récupéré à partir de début mars une douzaine de journées de championnat pour un montant total de 35 millions d'euros. Bilan de l'opération : une perte nette pour la saison 2020-2021, de 285 millions d'euros.

Quid des trois saisons suivantes ? C'est encore pire ! La Ligue vend de gré à gré à Amazon pour 250 millions d'euros les lots repris à Mediapro, soit une perte nette annuelle de 570 millions d'euros par an pendant trois ans. Au total, la décision de sortir Mediapro, sans présumer de ce qui se serait passé dans les trois saisons suivantes, fait disparaître 1,5 milliard d'euros. C'est exactement la somme que CVC va mettre sur la table un an après pour entrer au capital de la société commerciale, mais avec une contrepartie de taille : 13 % des revenus de ladite société, à vie.

Les dirigeants de la LFP, les banquiers d'affaires, certains présidents de club ont parlé de deal du siècle. Pour qui ? Pour eux, je veux bien le croire. Le président de la Ligue s'est personnellement enrichi, il ne l'a jamais démenti ; les banquiers d'affaires ont touché des honoraires très substantiels ; certains clubs ont tiré leur épingle du jeu. En revanche, pour le football français, pour la collectivité des clubs, c'est plutôt le casse du siècle. On vous prend 1,5 milliard d'euros puis on vous les rend, avec une répartition différente pour chaque club, contre 13 % de vos revenus ad vitam aeternam. Comment expliquer ce tour de passe-passe ? Comment et par qui ce projet a-t-il été mené ? L'écrasante majorité des clubs n'en sait strictement rien. Je ne représente certes pas cette écrasante majorité - il ne vous aura pas échappé que nous sommes un peu seuls dans la procédure judiciaire -, donc je ne me permettrai pas de parler en leur nom. Pour autant, quand j'interroge certains de mes collègues, il m'apparaît que personne n'a vraiment compris comment tout cela s'est déroulé.

Nous allons essayer d'apporter un peu d'éclairage sur ces événements, car tout a été fait dans la plus grande opacité et très rapidement. Le projet est lancé dès la fin de l'année 2020. Dans un procès-verbal du 18 mars 2022, les banquiers d'affaires choisis par les dirigeants de la LFP confirment que la société commerciale est déjà en route. Ils assurent les management presentations, comme on dit dans le domaine du private equity, auprès des fonds d'investissement candidats, avec lesquels ils ont négocié, et nous ignorons tout de la teneur de ces échanges. En mars 2022, tout s'accélère brutalement : en deux semaines à peine, M. Vincent Labrune réunit deux fois le conseil d'administration de la Ligue et convoque une assemblée générale en visioconférence pour faire adopter en toute hâte, en appelant à l'unanimité, des décisions sur des sujets complexes et à fort enjeu que les présidents de club découvrent seulement, le tout sans débat et sans que les documents essentiels soient transmis. Je pourrai revenir en détail, si vous le souhaitez, sur ces quinze jours qui ont constitué un moment de bascule majeur. Les clubs ont approuvé à l'aveugle le projet porté par M. Vincent Labrune, comme l'a déclaré M. Jean-Christophe Germani, le patron parisien de CVC. Il est pour le moins curieux que seul le président, et non la Ligue dans sa globalité, soit mentionné. CVC, lui, a profité d'une extraordinaire dégradation du produit « football français » à la suite de l'éviction de Mediapro. Quand les revenus annuels baissent de moitié, ce qui a été le cas, la valorisation n'est évidemment plus exactement la même.

Qui en sort gagnant ? Pas le HAC, en tout cas, qui subit un traitement d'une iniquité invraisemblable. Nous sommes champions de France de Ligue 2 à l'issue de la saison 2022-2023, nous accédons à la Ligue 1, et nous n'avons reçu de CVC ni la part destinée aux clubs de Ligue 1 ni même celle qui était réservée aux clubs de Ligue 2. En Ligue 1, nos concurrents ont reçu 200 millions d'euros pour le club le mieux loti, à savoir le Paris Saint-Germain ; il y a eu 80 millions à 90 millions d'euros pour les clubs européens, et 33 millions d'euros pour tous les autres. Pour notre part, nous avons reçu 1,5 million d'euros en tout, soit une somme 22 fois inférieure à celle qui a été offerte aux moins huppés de nos concurrents. Les clubs de Ligue 2 ont reçu, eux, 3 millions d'euros. Le budget du HAC sur une saison complète s'élève à 33 millions d'euros. Nous avons demandé une correction, mais la Ligue a refusé toute discussion, s'abritant derrière une décision majoritaire.

Nous nous sommes alors tournés vers la justice, et la Ligue a aussitôt convoqué une assemblée générale dite de régularisation, en novembre 2023, toujours en visioconférence. Nous avons réclamé une réunion en présentiel afin qu'un véritable débat puisse enfin avoir lieu, compte tenu des enjeux du deal. Cela nous a été refusé. Le dossier soumis aux clubs était par ailleurs toujours incomplet à cette date. Puisque la Ligue ne nous donnait aucune information, nous avons fait mener par nos propres experts comptables, le cabinet KPMG, une étude comparative du deal français avec celui qu'avait conclu CVC en Espagne, un an plus tôt : 8 % sur cinquante ans, contre 13 % sur quatre-vingt-dix-neuf ans chez nous, sans compter les limites et conditions posées par la Liga espagnole concernant les sommes octroyées aux différents clubs. Notre objectif était juste d'ouvrir le débat. La seule réponse, lors de l'assemblée générale, fut une charge en règle des banquiers d'affaires et de certains présidents de club contre l'étude, annonçant qu'ils demanderaient des explications à la direction générale parisienne de KPMG. Par extraordinaire, huit jours après, KPMG Grand Ouest me signifiait qu'il devait arrêter la mission d'expertise comptable qu'il menait pour nous depuis douze ans, compte tenu des pressions dont le cabinet faisait l'objet.

Au conseil d'administration du 25 mars 2022, M. Vincent Labrune avait déclaré : « le projet porté par la Ligue et par CVC [est] un plan de développement et non un plan de sauvegarde du football professionnel. » Je me demande si c'est vraiment le cas. De quel développement parle-t-il ? Celui des clubs les plus riches au détriment des plus petits ? Veut-on créer une ligue fermée au mépris du mérite sportif ? Est-ce cela qui a été présenté aux parlementaires lorsqu'il a fallu les convaincre de voter la loi permettant la création de la société commerciale ? D'ailleurs, le projet de pacte d'associés de la société commerciale vous a-t-il été vraiment présenté ? Si oui, avez-vous connaissance de celui qui a finalement été signé et que nous avons obtenu ? Ce dernier contient en effet une clause supplémentaire très surprenante : si la Ligue souhaite changer de représentant permanent au sein de la société commerciale - actuellement il s'agit de M. Vincent Labrune -, elle devra se mettre d'accord avec CVC quant à l'identité du remplaçant. Faute d'accord sous quinze jours, la Ligue s'engage à abandonner ses fonctions au sein de la société.

Finalement, quel est l'apport de ce deal pour le football français ? Il a certes offert une bouée de sauvetage temporaire à certains clubs, mais il a durablement creusé les inégalités entre les clubs, et cela sera encore plus criant avec l'augmentation attendue des droits TV internationaux. Peut-être aurons-nous l'occasion de faire des comparaisons avec d'autres pays européens ? Ce deal prive ces clubs à vie d'une part substantielle de leurs revenus. Enfin, il confie la gouvernance du football professionnel à un fonds qui est, par ailleurs, investi dans le football espagnol. Sur le plan économique et au regard de sa souveraineté, le deal avec CVC n'est pas bon pour le football français. C'est le président du club doyen du football français qui vous le dit !

M. Michel Savin, rapporteur. - Je vous propose de séquencer nos interventions : d'abord Mediapro, puis l'arrivée du fonds d'investissement et, enfin, les conséquences pour le football dans notre pays.

Vous avez donc vécu en interne le crash de Mediapro en tant que directeur délégué de l'antenne de la chaîne Téléfoot. Pourquoi Mediapro a-t-il attendu 2020 pour lancer sa propre chaîne et quel regard portez-vous à ce moment sur la stratégie de l'entreprise ? Le business plan de Mediapro vous paraissait-il réaliste ?

M. Jean-Michel Roussier. - Nous avons attendu 2020, parce que les droits nous ont été accordés à partir de la saison 2020-2021. Nous n'avions donc pas de contenu à diffuser avant l'été 2020.

Le business plan me paraissait-il réaliste ? Il était compliqué concernant la distribution, sans aucun doute, mais il n'était pas totalement utopique pour autant et, sur une durée de trois ou quatre ans, il était possible de parvenir au montant envisagé par les équipes de Mediapro en Espagne. J'ai, quant à moi, rejoint l'équipe en février 2020 pour constituer les équipes de rédaction, de consultants, etc. J'étais directeur délégué à l'antenne, aux rédactions et aux productions. Je connaissais Mediapro de longue date, puisqu'il s'agissait d'un prestataire avec lequel les diffuseurs européens, d'une manière générale, travaillaient, y compris en France. Cette entreprise n'est pas sortie de nulle part. Le business plan était optimiste, sans aucun doute, mais il n'était pas irréalisable.

M. Michel Savin, rapporteur. - Vous avez dit tout à l'heure que Mediapro avait proposé à la Ligue une renégociation des termes de son contrat au moment de la crise sanitaire. La LFP aurait refusé, selon vous et le président Roures, la proposition à 650 millions d'euros pour arriver à un accord avec Amazon, quelques mois plus tard, à 250 millions d'euros, soit une perte de 570 millions d'euros chaque année pendant trois ans. L'entreprise espagnole était-elle réellement prête à négocier ou avait-elle décidé de tout faire pour se désengager de ce contrat avec la Ligue ? Avez-vous connaissance des documents qui attestent de l'échec de cette négociation ?

M. Jean-Michel Roussier. - Est-ce que l'entreprise avait vocation à se désengager ? La réponse est négative, à mon sens. Seul M. Jaume Roures pourrait répondre précisément, mais je n'ai jamais eu ce sentiment. S'il avait eu l'idée de se désengager, nous n'aurions probablement pas créé une chaîne, qui a emporté un vrai coût. Au moment de la décision d'arrêter et de licencier tout le monde, nous étions en décembre, mais nous avons continué à produire et à diffuser jusqu'en février ; l'ensemble des salariés a été payé jusqu'au mois de mai et a bénéficié de trois mois de préavis et d'un accord d'indemnité transactionnelle d'un an à 80 % de leur salaire. Cela ne ressemble pas, selon moi, à l'attitude d'un groupe qui veut se désengager de façon un peu cavalière, tant s'en faut. Les investissements techniques réalisés pour la captation des matchs prouvent aussi le contraire.

Vous me demandez s'il existe des documents confirmant ce que j'avance. À partir du moment où M. Sénéchal a été nommé conciliateur, le groupe est entré dans une logique de conciliation avec la Ligue. Je crois savoir que ce type de procédure s'effectue sous le sceau de la confidentialité, donc les documents ne circulaient pas. J'avais l'information par M. Jaume Roures du montant qu'il s'était engagé à régler début octobre auprès de M. Sénéchal, avec les cinq semaines de délai pour finaliser une négociation avec la Ligue. Je n'ai pas ce document en ma possession, mais je sais qu'il existe.

M. Michel Savin, rapporteur. - Qui l'a en sa possession ?

M. Jean-Michel Roussier. - Au moins M. Jaume Roures, et sans doute M. Marc Sénéchal, qui était le conciliateur à l'époque.

M. Michel Savin, rapporteur. - En décembre 2020, la chaîne Téléfoot est la première victime de l'éviction de Mediapro. Cette conciliation aurait-elle pu sauver Téléfoot ou la chaîne était-elle condamnée en raison de la volonté mutuelle des parties de sortir aussi rapidement ?

M. Jean-Michel Roussier. - Cette volonté n'était pas mutuelle...

M. Michel Savin, rapporteur. - Vous me confirmez que la Ligue n'a rien fait pour essayer de trouver une conciliation ?

M. Jean-Michel Roussier. - C'est à mon sens le contraire qui est vrai : la Ligue voulait se séparer de Mediapro.

M. Michel Savin, rapporteur. - Selon vous, le président de la Ligue élu en septembre 2020 avait-il déjà en tête la création de la société commerciale avant son élection ?

M. Jean-Michel Roussier. - Je le pense sincèrement, oui.

M. Laurent Lafon, président. - Sur ce point, les procès-verbaux du conseil d'administration de la Ligue mentionnent que des études ont été confiées à la banque Lazard et au cabinet Darrois dès la fin de l'année 2020. Est-ce que vous en aviez connaissance ?

M. Jean-Michel Roussier. - Je n'avais pas connaissance de l'intervention de ces acteurs. En revanche, je crois savoir qu'en 2019, ou début 2020, une étude similaire avait été confiée à la banque Rothschild.

M. Laurent Lafon, président. - A-t-elle été présentée aux membres du conseil d'administration de la Ligue ?

M. Jean-Michel Roussier. - Non, elle a été présentée au directeur général et à son shadow cabinet.

M. Laurent Lafon, président. - Pourriez-vous préciser la composition de ce fameux cabinet ?

M. Jean-Michel Roussier. - M. Didier Quillot, M. Vincent Labrune, M. Bernard Caïazzo, un avocat dont je n'ai pas le nom en tête. En revanche, Mme Nathalie Boy de la Tour en était exclue : ses relations avec M. Didier Quillot étaient alors très compliquées.

M. Michel Savin, rapporteur. - Comment le HAC a-t-il traversé cette période ? Selon vous, le football français était-il au bord du gouffre, comme certains le disent ? Des clubs professionnels étaient-ils menacés de faillite ?

M. Jean-Michel Roussier. - Les trésoreries étaient dans des situations très délicates, même s'il y a eu des prêts, notamment les prêts garantis par l'État (PGE). Le HAC a traversé cette période grâce à son actionnaire et à un ou deux de ces prêts, me semble-t-il. Nous allons terminer de rembourser l'un d'entre eux prochainement. Les plus exposés étaient les clubs dont les masses salariales étaient les plus élevées, ce qui n'était pas le cas du HAC. Le football français était bien dans une grande souffrance économique, mais je ne saurais dire s'il était au fond du gouffre.

M. Michel Savin, rapporteur. - Lorsque l'accord avec CVC se fait, ce qui se traduit pour certains clubs par un apport de 33 millions, est-ce que des clubs sont menacés de faillite ?

M. Jean-Michel Roussier. - En grande difficulté, très certainement. Si les actionnaires ne sont pas en mesure de jouer pleinement leur rôle pour renflouer le club, la situation est très compliquée, mais nous ne connaissons pas encore le montant des droits TV pour les cinq prochaines années. Tous les clubs passeront devant la Direction nationale du contrôle de gestion (DNCG) à partir de la fin du mois de mai et nous n'avons aucune idée du montant futur des droits. Sachant que les droits TV, pour un club comme le nôtre, représentent 50 % des recettes, dans quelle situation serons-nous à moyen terme ? Ce sera encore pire pour nous, puisque nous n'avons même pas pu mettre de côté l'argent de CVC. Pour autant, les situations sont très différentes d'un club à l'autre en fonction de la masse salariale, qui constitue le poste principal de dépenses.

M. Adel Ziane. - Compte tenu de votre rôle chez Mediapro dans le passé, vous occupez en quelque sorte une position pivot dans cette histoire. Le rapporteur vous a interrogé sur les raisons pour lesquelles la Ligue a refusé toute négociation avec Mediapro, mais votre réponse m'a laissé un peu sur ma faim. Vous l'avez rappelé, Mediapro a continué ses activités, multiples, dans le football et dans d'autres domaines. Aussi, je ne parviens pas à comprendre pourquoi et comment cette décision de ne pas négocier a été prise par la Ligue, contrairement à ce qui s'est passé dans d'autres pays. Compte tenu du rôle particulier que vous jouiez à l'époque, comment expliquez-vous cette fin de non-recevoir ?

M. Jean-Michel Roussier. - C'est le grand mystère, monsieur le sénateur ; c'est incompréhensible, sauf à considérer qu'il y avait une volonté manifeste de chasser Mediapro de ce marché des droits. Beaucoup de monde souhaitait en effet cette éviction. L'appel d'offres de 2018 a été une immense surprise : personne ne s'attendait à de pareils montants. Je faisais partie du comité de pilotage, donc j'étais dans le Saint des Saints, où tout était dévoilé, en présence d'huissiers. Nous savions qu'il y avait Mediapro, beIN, Canal+, Free. La première énorme surprise arrive quand Mediapro fait une offre sur le lot n° 1 - le plus important, celui que Canal+ obtient historiquement - qui dépasse très largement le montant que Canal+ a proposé. Mediapro gagne le lot n° 1, et tout bascule, parce que l'appel d'offres était conçu de telle façon qu'il fallait enchérir puis surenchérir pour les lots n° 2 et n° 3. Il me semble que beIN n'avait pas compris cela. La construction de cet appel d'offres par les équipes de M. Mathieu Ficot a été remarquable. BeIN pense alors avoir emporté le lot n° 2, mais cela ne suffit pas pour choisir le match concerné, il faut encore enchérir. C'est ainsi que l'on parvient à la somme incroyable de 330 millions d'euros. Dans le même temps, Canal+, qui n'a pas gagné le lot n° 1, continue à enchérir, et le milliard d'euros est dépassé, un montant que personne n'attendait. C'est arrivé accidentellement : le championnat de France ne valait pas du tout cela. Opérateurs et diffuseurs partageaient donc la volonté de voir Mediapro échouer. Pourquoi la Ligue s'y est-elle pliée ? Je n'en ai aucune idée, mais le constat est là : Mediapro a été sacrifié et la société commerciale est apparue. La décision de mettre un terme à toute négociation s'est prise en tout petit comité : M. Vincent Labrune, les avocats, M. Sénéchal et M. Roures. Nous n'avons trouvé aucune trace de ces discussions et des propositions de Mediapro dans les procès-verbaux des conseils d'administration de cette période.

Après cette décision prise mi-octobre, une assemblée générale est convoquée le 19 octobre, soit une dizaine de jours plus tard, durant laquelle la Ligue annonce qu'elle a entamé un processus pour contracter un prêt de 120 millions d'euros et qu'elle met un terme au contrat avec Mediapro. Toutes les structures intermédiaires - les collèges de Ligue 1 et de Ligue 2, le conseil d'administration et le bureau - sont tenues dans l'ignorance des propositions de Mediapro et du sort qui va lui être réservé.

Pour conclure, monsieur le sénateur, je suis donc incapable de répondre à votre question !

M. Laurent Lafon, président. - Vous nous indiquez que le résultat initial de l'appel d'offres a été accidentel, mais que le modèle économique de Mediapro était tenable. Sous quelles conditions ?

M. Jean-Michel Roussier. - La condition était que la distribution fonctionne.

M. Laurent Lafon, président. - Il fallait donc trouver un accord avec Canal+.

M. Jean-Michel Roussier. - Nous avons trouvé un accord avec Netflix, qui nous a apporté beaucoup d'oxygène, ainsi qu'avec tous les autres opérateurs. Restait à trouver un modèle avec Canal+, mais nous n'étions pas à six mois près. Au moment où nous avons lancé la chaîne, nous savions que nous n'aurions pas cet accord. La chaîne cryptée avait alors passé un accord avec beIN pour la distribution, moyennant la prise en charge d'une partie des 330 millions d'euros sur lesquels beIN s'était engagé. Cela ne signifie pas pour autant qu'un accord avec Canal Plus était inenvisageable à moyen terme. Dans le contexte particulier de la pandémie, M. Roures a demandé le décalage d'un mois ou deux du début du championnat 2020-2021. La Ligue l'a refusé pour une raison compréhensible : l'Olympique lyonnais avait assigné la LFP en raison de l'arrêt prématuré du championnat 2019-2020, qui avait privé le club d'une qualification européenne ; la Ligue ne voulait donc pas s'exposer à une décision de justice l'obligeant à finir le championnat précédent avant de commencer le suivant. M. Roures n'ayant pas obtenu de report, il a demandé une remise de 200 millions d'euros sur la première saison, qui lui a été refusée.

M. Michel Savin, rapporteur. - Nous confirmez-vous qu'une proposition de Mediapro à hauteur de 64 millions d'euros a été repoussée sans discussion ?

M. Jean-Michel Roussier. - Oui.

M. Michel Savin, rapporteur. - Par la suite, la Ligue a contracté un emprunt de 120 millions d'euros, a trouvé un accord avec Canal+ sur un montant de 35 millions d'euros la première année, puis avec Amazon pour les deux années suivantes, pour 250 millions d'euros. Au total, vous chiffrez les pertes annuelles à 570 millions d'euros sur trois ans.

M. Laurent Lafon, président. - D'après vous, quel a été le rôle du négociateur ? A-t-il vraiment tenté une conciliation ?

M. Jean-Michel Roussier. - Ce conciliateur a été choisi à la demande de Mediapro, mais il a changé de monture en cours de route.

M. Laurent Lafon, président. - Et il travaille maintenant pour la LFP.

M. Jean-Michel Roussier. - Il est intervenu devant l'assemblée générale pour justifier et légitimer les bonus distribués aux uns et aux autres.

M. Michel Savin, rapporteur. - En avril 2022, il est indiqué au procès-verbal que l'assemblée générale prend note de la désignation de M. Sénéchal en tant qu'expert indépendant pour négocier les honoraires des conseils de la Ligue. Êtes-vous étonné de le retrouver là, après sa mission de conciliation comme mandataire judiciaire ?

M. Jean-Michel Roussier. - C'est la raison pour laquelle je me permets d'évoquer un changement de monture en chemin.

M. Michel Savin, rapporteur. - Nous allons maintenant aborder l'accord entre CVC et la Ligue. D'après vous, les membres de l'assemblée générale de la Ligue n'ont pas reçu les informations nécessaires pour adopter cet accord en étant éclairés. Ont-ils eu connaissance du pacte d'associés et de ses annexes ?

M. Jean-Michel Roussier. - Pas du tout ! Il convient de revenir à la chronologie des faits qui se sont produits entre le 15 mars et le 1er avril, quinze jours de frénésie qui ont conduit au vote des clubs à l'unanimité. Le 15 mars 2022, M. Vincent Labrune informe les clubs par e-mail que quatre propositions ont été reçues de la part d'investisseurs et annonce qu'il faut désormais accélérer le calendrier en raison de la guerre en Ukraine. Le conseil d'administration se réunit le 18 mars et décide d'entrer en négociation exclusive avec CVC. Le 25 mars, il se réunit de nouveau pour adopter les modalités de distribution entre les clubsLe 25 mars, le conseil d'administration décide également de réorganiser la distribution des droits internationaux, qui devaient pourtant être figés pour la période 2016-2024. Vous constaterez par la suite que cela n'est pas neutre. Tous ces éléments figurent dans le même procès-verbal. M. Vincent Labrune précise également que l'unanimité est fondamentale.

Le même jour, il convoque par e-mail les clubs pour une assemblée générale en visioconférence le 1er avril - nous sommes donc le 25 mars. L'ordre du jour porte sur trois points : la modification des statuts de la Ligue ; la modification de la convention qui lie la Ligue à la Fédération ; l'adoption des statuts de la société commerciale. Le 30 mars, il envoie par e-mail aux clubs le projet de statuts de la société commerciale. Il joint également le projet de pacte d'associés, en rappelant que les clubs ne sont appelés à voter que sur le projet de statuts. L'assemblée générale se tient le 1er avril en visioconférence et l'ensemble des propositions est approuvé à l'unanimité des suffrages exprimés sans aucun débat, y compris le projet de pacte d'associés et les modalités de distribution de l'apport CVC, qui n'étaient pourtant pas à l'ordre du jour. Il était d'ailleurs impossible de discuter en visioconférence, les participants étant trop nombreux. La pression était effectivement très forte. Toutefois, les documents envoyés par M. Vincent Labrune étaient très incomplets : certains éléments essentiels manquaient. C'était le cas de l'annexe du projet de statuts, qui était vierge alors que ce document est déterminant, puisqu'il expose les termes et conditions des actions à dividendes prioritaires, c'est-à-dire toute la mécanique qui permettait à CVC de percevoir 13 % des revenus de résultat retraités - soit 13 % de 90 % des revenus, à peu près -, et non pas des dividendes de la société, contrairement à ce que beaucoup ont cru. Un an et demi plus tard, au moment de l'assemblée générale du mois de novembre 2023, la notion de dividendes réapparaîtra. Le projet de pacte d'associés ne contenait pas non plus toutes ses annexes. Le plan d'affaires, qui est également un document déterminant, manquait, en particulier. Enfin, il n'y avait pas de traces du protocole d'investissement conclu avec l'investisseur. Les clubs ont même validé la répartition et le pacte d'associés, alors qu'il ne leur était pas demandé de le faire à l'origine.

M. Michel Savin, rapporteur. - Cela ne laisse pas de m'inquiéter. Comment des présidents de club peuvent-ils se satisfaire de telles conditions de délibération ?

M. Jean-Michel Roussier. - La durée du deal était connue. Les pièces censées accompagner la convocation de l'assemblée générale manquaient ou étaient incomplètes.

M. Michel Savin, rapporteur. - Des questions ont-elles été posées sur les droits de gouvernance de CVC ?

M. Jean-Michel Roussier. - Pas à ma connaissance, mais je n'assistais pas à l'époque à l'assemblée générale. Je vous transmets ce qui m'en a été rapporté par mes prédécesseurs au HAC. L'urgence a été mise en avant, de même que la nécessaire unanimité. La question a été dramatisée durant la réunion au nom de la survie du football français.

M. Laurent Lafon, président. - L'obligation d'unanimité ne figurait pas dans les statuts. Dans le procès-verbal du conseil d'administration du 25 mars, auquel vous avez fait référence, il est écrit que « le président de la Ligue insiste pour expliquer à quel point cette unanimité est un élément fondamental pour CVC, compte tenu des précédents observés dans d'autres pays européens pour des opérations similaires. » On peut imaginer qu'il est ici fait référence à la situation espagnole. Pouvez-vous nous confirmer que c'est bien CVC qui a demandé l'unanimité ?

M. Jean-Michel Roussier. - En effet. Cela a même été rappelé par l'un des deux dirigeants de CVC lors de sa présentation devant l'assemblée générale.

M. Michel Savin, rapporteur. - D'après ce que vous savez du pacte d'associés, CVC détiendrait-il un droit de veto sur certaines décisions de la Ligue ?

M. Jean-Michel Roussier. - Je ne saurais vous répondre. Je n'ai aucune information précise sur la gouvernance de la société commerciale.

M. Michel Savin, rapporteur. - Les clubs n'ont donc pas connaissance aujourd'hui d'un éventuel droit de veto sur certaines décisions non plus que d'informations sur le poids réel de CVC dans les décisions prises par la Ligue ?

M. Jean-Michel Roussier. - En tant que président du HAC, je vous le confirme, mais je ne saurais parler au nom des autres clubs.

M. Laurent Lafon, président. - Pour bien comprendre l'implication de CVC dans le fonctionnement et dans la répartition des droits, je reprends le procès-verbal de l'assemblée générale du 4 mai au sujet des critères d'octroi des aides. Il y est inscrit que pour chaque demande d'aide, chaque club devra présenter à la commission un plan d'utilisation des fonds, lequel devra préciser un certain nombre d'éléments, notamment la compatibilité avec les objectifs du projet CVC. De quel projet parle-t-on ?

M. Jean-Michel Roussier. - Je ne sais pas. Je peux juste vous présenter un document de la commission d'octroi qui accompagne le versement des sommes, concernant les préconisations d'investissement. C'est le seul dont je dispose, puisque nous avons bénéficié de deux versements de 750 000 euros. La commission y rappelle que les investissements des clubs participant aux coupes d'Europe doivent prioritairement être ciblés vers la compétitivité sportive. Sous ce vocable, il faut entendre masse salariale et transferts. Par ailleurs, elle préconise que les investissements soient fléchés vers des projets de rénovation ou de construction d'infrastructures pertinents ; les projets de structuration interne et de développement international et numérique, ainsi que d'amélioration de la production TV sont aussi encouragés. Il est enfin rappelé que cette manne financière n'a pas vocation à combler les pertes. Pour résumer, le seul critère d'attribution de la commission d'octroi est la possession de capitaux propres. Si le club dispose de fonds propres positifs, la subvention lui est acquise ; sinon, il n'y a pas droit. Si le club concerné est européen, il a le droit d'améliorer sa compétitivité, donc son effectif ; sinon, il faut consacrer les dépenses aux infrastructures, à la formation, etc. À ma connaissance, néanmoins, aucun contrôle ne s'exerce vraiment, à la différence de la situation qui règne l'Espagne. L'étude de KPMG l'a bien montré : en Espagne, 70 % des sommes octroyées devaient servir exclusivement aux infrastructures et à la formation et la Liga a créé une société dont l'objet exclusif était de contrôler que de tels investissements sont bien effectués. Je ne comprends donc pas bien quels sont les objectifs de CVC, sinon gagner une coupe d'Europe - je souhaite d'ailleurs que Paris y parvienne cette année.

M. Adel Ziane. - Le deal passé en Espagne un an avant ne porte pas sur le même taux de rémunération - 8 % sur une durée de 50 ans. Ces éléments étaient connus en France, et notamment, j'imagine, par les membres du conseil d'administration appelés à statuer sur le projet CVC. Quels étaient les membres présents à la visioconférence que vous avez évoquée ? Ensuite, il y a eu une assemblée générale, mais, selon vous, les éléments du deal n'y ont pas été clairement présentés. Quelle est la position des autres présidents de club face aux informations qui émergent depuis ?

M. Jean-Michel Roussier. - Je n'étais pas présent à l'assemblée générale du 1er avril. Les quarante clubs professionnels y étaient représentés, en compagnie de tout l'aréopage de CVC, banquiers d'affaires et avocats. Bref, tous ceux qui étaient présents à la réunion de novembre 2023, à laquelle j'ai participé. Je le répète : il n'y a pas eu de débat, car c'est impossible lors d'une visioconférence réunissant une cinquantaine de personnes. La présentation était très sommaire et le niveau d'information, insuffisant. Je vous enverrai les pièces jointes reçues pour information. Ce jour-là, les présidents de club s'apprêtent à recevoir, pour les moins bien dotés, 33 millions d'euros, et 200 millions d'euros pour le mieux doté. Vous avez là l'explication d'une certaine passivité : Take the money and run !

M. Michel Savin, rapporteur. - L'utilisation du premier versement de CVC a-t-elle été contrôlée ? Vous dites du deuxième versement qu'il n'a pas vocation à combler les pertes ; le premier partageait-il cet objectif ?

M. Jean-Michel Roussier. - Absolument.

M. Michel Savin, rapporteur. -Mais il n'y a pas eu de contrôle ?

M. Jean-Michel Roussier. - Le contrôle est exercé de façon indirecte par la DNCG. Les versements ont lieu en juin. Avant cela, nous présentons nos comptes à la DNCG, ainsi que nos prévisions pour la saison suivante ; les capitaux propres sont apparents et, s'ils sont négatifs, nous n'avons pas accès à l'octroi, pour lequel la détention de tels capitaux constitue le seul critère. Quand nous avons demandé plus que la somme de 1 million et demi d'euros qui nous avait été allouée, j'ai détaillé, pour la DNCG, le fléchage prévu pour ces fonds. Nous envisagions notamment de rénover le centre de formation et d'y refaire les terrains, de changer les pelouses et de renforcer nos efforts pour la D1 Arkema. Le HAC est un vieux club, qui est tout petit, mais son centre de formation était classé deuxième de France, juste derrière celui de l'Olympique lyonnais il y a encore deux ans, et nous sommes toujours parmi les cinq premiers. Nous avons donc dressé la liste des travaux à mener et le montant total atteignait 9 millions d'euros. Comme nous avions déjà touché 1,5 million d'euros, j'ai demandé la différence, soit 7,5 millions d'euros. J'ai la chance d'avoir un actionnaire qui n'est pas un fonds d'investissement et qui nous finance sur ses fonds propres, grâce à son family office. Il était légitime d'espérer obtenir ce que les autres avaient obtenu, même si je n'ai pas la prétention de demander ce que Lorient ou Clermont ont perçu grâce à une distribution dont les critères restent totalement opaques. Ces clubs ont obtenu 33 millions d'euros quand Le Havre en percevait 1,5 million. Pour autant, le PSG a bénéficié de 200 millions d'euros et Marseille de 90 millions d'euros. Si des critères liés aux droits TV avaient été retenus, l'écart n'aurait pas été aussi important. Cette opacité constitue notre vrai problème.

M. Michel Savin, rapporteur. - D'après L'Équipe, dans le cadre de l'accord avec CVC, douze salariés de la Ligue auraient été rémunérés à hauteur de 8,5 millions d'euros par le fonds d'investissement ; qu'en pensez-vous ? Le président de la Ligue cumule aujourd'hui les deux fonctions et les deux rémunérations ; y voyez-vous un conflit d'intérêts ?

M. Jean-Michel Roussier. - La Ligue a toujours fonctionné par conflits d'intérêts, c'est une culture. Aujourd'hui, son personnage le plus important est M. Nasser al-Khelaïfi, qui préside le PSG et beIN. La notion de conflit d'intérêts a toujours existé dans la Ligue, mais elle est devenue plus manifeste le jour où il est devenu membre du conseil d'administration. À sa décharge, il a eu la délicatesse de ne jamais faire partie du comité de pilotage sur les droits TV. Dans le cas de M. Vincent Labrune, je ne saurais vous dire s'il y a conflit d'intérêts. Son bonus, qui est public, représente le double de ce que Le Havre a perçu.

M. Laurent Lafon. - Le conseil d'administration a-t-il été informé des montants alloués ?

M. Jean-Michel Roussier. - Cette information ne figure pas dans les procès-verbaux, qui sont d'une précision variable. Lors de l'assemblée générale, M. Marc Sénéchal a justifié publiquement ces montants, mais je ne saurais vous dire s'il s'agissait seulement des montants versés aux banquiers d'affaires et aux avocats ou également des sommes perçues par les salariés de la Ligue.

M. Michel Savin, rapporteur. - Vous avez précisé que le HAC avait reçu moins que les clubs de Ligue 2.

M. Jean-Michel Roussier. - Ces derniers ont obtenu 3 millions d'euros.

M. Michel Savin, rapporteur. - Vous avez reçu une somme similaire à celle qui a été attribuée à certains clubs relégués en National et l'on peut en effet s'interroger sur cette anomalie. S'il s'agissait d'une erreur, comment expliquer que personne, ni dans les autres clubs ni dans la Ligue, ne l'ait repérée lors de la validation de la répartition ? Comment expliquer que personne n'ait tenté de rectifier les modalités de l'accord, notamment lors de son examen global par l'assemblée générale ?

M. Jean-Michel Roussier. - Si j'avais la réponse, je ne serais pas allé au tribunal.

M. Michel Savin, rapporteur. - Vous en discutez pourtant avec les présidents des autres clubs ? Qu'en est-il de la solidarité ?

M. Jean-Michel Roussier. - Il n'y a pas de solidarité. Quand nous avons lancé la procédure en référé, j'ai averti les sept présidents de clubs qui avaient encore des sommes importantes à recevoir de notre démarche, pour que ceux-ci sachent à quoi ils s'exposaient si le référé devait nous donner raison - cela n'a pas été le cas. Si nous avions eu gain de cause, les sommes qui leur étaient dues en juin auraient été bloquées. Je les ai donc alertés et je les ai encouragés à demander à M. Vincent Labrune de régler le problème.

M. Laurent Lafon, président. - Les sommes que vous réclamez sont importantes pour Le Havre, mais ne représentent pas grand-chose au regard de la somme de 1 milliard et demi d'euros à répartir.

M. Jean-Michel Roussier. - En effet : il s'agit de 7,5 millions d'euros, dont la Ligue dispose, puisque les clubs n'ont pas tous reçu ce qui doit leur être versé. Il reste des réserves, mais je subodore que, dans l'attente de l'attribution des droits TV, notamment domestiques, la Ligue capitalise afin de pouvoir compléter le moment venu, si ces droits devaient ne pas atteindre un niveau suffisant. En effet, l'an prochain, il lui faudra verser à CVC environ 120 millions d'euros pour l'ensemble des droits TV. Quelle somme les clubs recevront-ils de ces droits ? Les onze ou douze clubs ne bénéficiant pas des droits internationaux ne seront rémunérés que par les droits domestiques, après déduction de ce qu'il faudra reverser à CVC.

M. Adel Ziane. - Vous dites que les décisions sont prises à court terme, sans considérer une stratégie qui permettrait de sanctuariser et de sécuriser le financement du football français sur le long terme. En prenant en considération le moyen et le long terme, quel regard portez-vous sur la négociation des droits TV, à l'aune de ce que vivent les autres grandes ligues européennes et de l'accord passé avec CVC, qui ponctionne 13 % du chiffre d'affaires ?

M. Jean-Michel Roussier. - Si l'on doit se comparer aux ligues européennes, il faut retenir le modèle anglais, qui fait rêver tout le monde grâce à ses chiffres, à la qualité de son spectacle et à ses résultats sportifs. Dans la Ligue 1 anglaise, le ratio entre le premier club et le vingtième est de 1,8 : le premier ne gagne jamais plus de 1,8 fois ce que perçoit le dernier. En France, en prenant en compte la possible augmentation des droits internationaux, qui ne concernera que six ou sept clubs français, au premier rang desquels figure le PSG, qui touchera environ 45 % de ces recettes, le ratio passera de 3,2 à 8 ou 9. Il n'y aura plus de compétition : seuls huit clubs joueront vraiment le championnat de France.

Je souhaite évoquer l'exemple du National. Quand les Espagnols ont négocié leur accord avec CVC, ils ont sanctuarisé une somme conséquente pour les clubs qui passent de la troisième à la deuxième division et ont fait en sorte que, par principe, ces clubs reçoivent quelque chose. En France, il n'y a que très peu d'argent pour la Ligue 2 et rien pour le National, ce qui peut conduire à des situations paradoxales. À titre d'exemple, le Red Star, seul club de National à accéder à la Ligue 2, devra participer à l'effort de guerre en reversant 13,04 % de ses revenus, ce qui créera un manque à gagner, alors qu'il n'aura rien perçu des sommes versées dans le cadre de l'accord avec CVC. C'est inconcevable !

M. Michel Savin, rapporteur. - Selon la répartition envisagée, le PSG sera le premier bénéficiaire de l'accord et CVC le deuxième. Viendront ensuite les clubs de Lyon et de Marseille, puis ceux qui reçoivent 33 millions d'euros et enfin celui du Havre, qui ne touche que 1,5 million d'euros. L'article 5 de la convention passée entre la Fédération française de football (FFF) et la LFP prévoit que le comité exécutif de la Fédération « peut se saisir, pour éventuellement les réformer, de toutes les décisions prises par l'assemblée et par les instances élues ou nommées de la LFP, qu'il jugerait contraires à l'intérêt supérieur du football ». La situation que vous vivez n'est-elle pas contraire à cet intérêt ? Quelle est la position de la FFF sur ce point ?

M. Jean-Michel Roussier. - L'ensemble du deal avec CVC est contraire à l'intérêt supérieur du football. En ce qui concerne la situation du HAC, j'ai dit au président de la Fédération que je ne l'accepterai jamais et que j'utiliserai tous les recours possibles, jusqu'à ce que notre statut soit reconnu. La Fédération aurait pu se saisir de la question de l'accord passé avec CVC dans son ensemble, mais le seul dossier du HAC ne saurait justifier une telle démarche.

M. Michel Savin, rapporteur. - Cette saisine aurait-elle été justifiée s'agissant de l'accord avec CVC ?

M. Jean-Michel Roussier. - Cet accord va à l'encontre des intérêts supérieurs du football.

M. Laurent Lafon, président. - Nous évoquons la Fédération, mais l'État est un autre acteur important de l'organisation et du contrôle du football français. Comment jugez-vous son attitude par rapport au montage de l'accord avec CVC ? A-t-il joué son rôle ?

M. Jean-Michel Roussier. - S'il doit jouer un rôle protecteur, alors la réponse est non. Dans le contexte compliqué du covid, l'État a joué un rôle important. En ce qui concerne l'avenir du football, alors que les décisions se prennent à l'horizon de trois ans, et dans la perspective de l'événement majeur que représentent les jeux Olympiques, il était peut-être compliqué pour l'État de s'opposer à cet accord qui reposait sur l'idée - illusoire - que l'ordinaire des clubs de football professionnels français allait être amélioré.

M. Michel Savin, rapporteur. - L'arrivée du fonds d'investissement devait représenter un apport technique et ses compétences en matière de négociation des droits TV internationaux et de développement des recettes commerciales étaient mises en avant. Or on lit dans la presse que les droits internationaux sont négociés par le président de la Ligue, par celui de beIN Media, qui est aussi celui du PSG, et par l'émir du Qatar, le tout se déroulant à l'Élysée. Ces droits internationaux, qui pourraient augmenter de manière significative, seraient versés par un diffuseur qatari, sachant qu'une grande partie de ces droits reviendrait à un club qui appartient aussi au Qatar ; n'y a-t-il pas, là aussi, conflit d'intérêts ?

M. Jean-Michel Roussier. - Le football professionnel doit avoir un diffuseur et nous avons évoqué les effets désastreux du renvoi de Mediapro. Reproduire un tel épisode, alors que la durée de la prochaine attribution des droits sera de cinq ans, représenterait une catastrophe et un accident industriel majeur pour de nombreux clubs. Le football français a-t-il les moyens de se priver de la volonté de l'émir du Qatar et du Président de la République ? Non. Est-il légitime de penser que l'augmentation importante des droits internationaux, qui profitera d'abord au PSG, est anormale ? La nécessité de disposer d'un diffuseur et des moyens nécessaires pour que les clubs puissent continuer à exister avec un train de vie suffisant prévaut. En ce qui concerne la valeur ajoutée de CVC, je serais ravi de revenir dans un mois pour mesurer son apport dans les négociations, quand nous connaîtrons les montants des droits domestiques et internationaux.

M. Michel Savin, rapporteur. - Dans la société commerciale créée, CVC contribue aussi en matière de personnel.

M. Jean-Michel Roussier. - CVC arrive avec des collaborateurs, dont je ne connais ni le CV ni le passé, et sur lesquels je ne peux pas émettre d'avis. Si le fonds devait constituer une véritable valeur ajoutée pour le résultat final de l'appel d'offres, je pense que nous le saurions déjà et que nous aurions des chiffres. Si nous ne les avons pas, c'est qu'il doit être très compliqué de parvenir à un montant acceptable. Je ne suis donc pas convaincu de l'apport effectif de CVC, mais j'espère me tromper.

M. Michel Savin, rapporteur. - En ce qui concerne la société commerciale, un nouveau siège a été acheté, pour un montant de 125 millions d'euros. Cette décision a-t-elle été discutée et validée ?

M. Jean-Michel Roussier. - Elle a sûrement été discutée et validée en assemblée générale.

M. Michel Savin, rapporteur. - Quelle est votre réaction à ce sujet ?

M. Jean-Michel Roussier. - Qui suis-je, président d'un club qui reçoit 1,5 million d'euros de CVC, pour porter un jugement sur l'achat d'un siège dans le VIIIe arrondissement ? Il était sans doute possible de faire moins royal et plus économique, au regard des trois années que nous avons traversées et des cinq années à venir.

M. Michel Savin, rapporteur. - Canal+ est désormais un acteur incontournable de la distribution, sur le marché français des droits audiovisuels. Quel regard portez-vous sur cette situation et sur les relations qu'entretiennent ce groupe et la Ligue ? Est-il possible d'envisager le football français sans cette chaîne ?

M. Jean-Michel Roussier. - Il est compliqué de l'imaginer. Canal+ abuse légitimement d'une situation qui lui donne la maîtrise absolue de la distribution par satellite, même si l'autorité de la concurrence n'a jamais plaidé en ce sens. Il s'agit d'un acteur incontournable pour tous ceux qui souhaitent investir le marché français.

Canal+ a été le partenaire historique de la Ligue, avant d'être chassé de façon cavalière. Je peux concevoir que le président du groupe Vivendi, qui n'est pas un grand amateur de football, en ait conservé une rancoeur profonde. Les choses peuvent-elles être réparées ? Aujourd'hui, la chaîne est satisfaite des droits dont elle dispose. Souhaite-t-elle casser sa grille pour diffuser des matchs de Ligue 1 entre le rugby et la formule 1 ? Je l'ignore. Cependant, il s'agit toujours d'un acteur qui occupe une position dominante.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 30.