Jeudi 2 mars 2023
- Présidence de M. Mathieu Darnaud, président -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Audition de M. Guillaume Vuillemey sur la démondialisation
M. Mathieu Darnaud, président. - Nous recevons M. Guillaume Vuillemey, docteur en économie et professeur de finance à HEC, spécialiste des questions de responsabilité des entreprises et d'histoire économique.
Monsieur Vuillemey, vous avez récemment fait paraitre « Le temps de la démondialisation ». Nous vous avons invité pour en parler : c'est un sujet d'actualité mais qui a aussi une portée prospective. Le concept de démondialisation est relativement nouveau et très transversal. La question des échanges touche en effet tous les secteurs de l'économie - agriculture, industrie, services...
Longtemps, nous avons été persuadés des avantages presque illimités de la mondialisation. Nous pensions qu'elle était source de croissance et donc de bienfaits pour notre économie et nos concitoyens. Aujourd'hui, nous en sommes un peu revenus en constatant, par exemple, les pénuries de masques et de médicaments, l'invasion du marché du photovoltaïque par les panneaux solaires chinois, ou encore la dépendance de nos éleveurs au soja importé pour nourrir leurs animaux, sans parler bien sûr des conséquences en termes de pertes d'emplois, de fermetures d'usines sur nos territoires et de coût environnemental.
Dans ce contexte, comment peut-on envisager cette démondialisation dont vous dites que le temps est arrivé ? Nos économies ne sont-elles pas trop imbriquées et interdépendantes pour imaginer que cela puisse se produire ? Quels leviers faudrait-il mettre en oeuvre ? Peut-on en espérer un avantage non seulement pour notre économie mais également pour nos territoires ? Aura-t-elle à l'inverse un coût pour nos concitoyens ? Pensez-vous que ce concept a un avenir en Europe et dans le reste du monde ?
M. Guillaume Vuillemey, docteur en économie, professeur de finance à HEC. - Deux concepts sont à distinguer : démondialisation et bi-mondialisation. Le temps de la mondialisation, telle que nous l'avons connue, est probablement fini. Pendant très longtemps les économistes n'ont voulu juger la mondialisation que du point de vue du consommateur qui, grâce à elle, bénéficiait de plus de biens à des prix plus bas. Pour le consommateur, la mondialisation a produit ces deux effets positifs. Mais l'extrême abondance des biens privés a eu pour conséquence la raréfaction des biens communs. En ne voyant la mondialisation et le libre-échange que du point de vue du consommateur, on a oublié les collectivités, les peuples, les territoires, les intérêts publics et les intérêts communs. Cela a conduit à la dégradation de la nature ou encore à la perte d'équilibre des modèles sociaux, avec des inégalités de plus en plus criantes, la perte du sentiment d'appartenance, l'oubli de savoir-faire, de territoires ou encore d'intérêts stratégiques.
Le temps de la démondialisation est venu pour deux raisons fondamentales. La première nous est en partie extérieure : nous la subissons en France et plus largement dans le monde occidental. L'autre raison est interne : nous avons intérêt à la démondialisation pour renforcer les biens communs et les biens publics dans notre vie quotidienne.
La première raison de la perte de vitesse de la mondialisation tient à l'affaiblissement du bloc euro-occidental. Depuis deux ans, les pays du G7, qui portaient la mondialisation, sont tombés sous les 10 % de la population mondiale et représentent moins de 50 % de la richesse mondiale, au lieu des deux tiers dans les années 1970. Des pays qui ont une vision différente des relations économiques mondiales montent en puissance. L'Inde a ainsi annoncé viser une autonomie alimentaire complète à l'horizon de quelques décennies. La Chine mène depuis une dizaine d'années une réorientation de sa politique économique en visant à maîtriser des infrastructures stratégiques, par exemple en remplaçant les puces informatiques américaines dans les ordinateurs des entreprises publiques chinoises par des puces locales. L'idée d'un Internet libre et connecté de la même manière partout s'affaiblit. Un autre exemple réside dans les systèmes de paiement. Les paiements entre banques passent par le système Swift, installé en Belgique lors de sa création pour en faire une infrastructure neutre pouvant être utilisée par tous les pays de la planète sans discrimination. Désormais, Swift est vu comme une infrastructure américaine. Ainsi, la Chine a développé un système de paiement alternatif à Swift, dénommé Cips (Cross-Border Interbank Payments System). La Chine est également en pointe dans les monnaies numériques de banque centrale (CBDC pour Central Bank Digital Currencies), avec le renminbi numérique, utilisé sans aucun contrôle américain ou occidental. Cette monnaie numérique se développe en Chine, mais aussi le long des routes de la soie et singulièrement en Afrique. En matière de semi-conducteurs, la Chine, comme les États-Unis, développe une stratégie d'autonomie. L'idée d'un monde unifié par le commerce existe de moins en moins. On assiste plutôt à une fragmentation des infrastructures essentielles aux échanges, dans un phénomène qu'on a parfois qualifié de bi-mondialisation. Les logiques politiques prennent le dessus sur des logiques purement économiques.
Actuellement aussi, l'idée d'États civilisationnels prospère. La Chine, l'Inde ou encore la Turquie ne se voient pas comme des agrégats de consommateurs mais diffusent l'idée qu'ils portent une civilisation. On se réfère à des penseurs très anciens, Confucius ou Mencius. L'objectif premier de ces États n'est pas celui d'améliorer la vie du consommateur grâce au libre-échange.
La raréfaction de ressources naturelles comme les métaux rares entre également en jeu. Plus les ressources sont rares, moins leur allocation à l'échelle mondiale se fait selon les règles du libre-échange et plus les logiques politiques prédominent.
La démondialisation s'explique donc d'abord par le fait que de nombreux pays hors du bloc occidental commencent à porter une vision différente de la structuration des échanges mondiaux.
Mais une deuxième raison à la démondialisation dépend de nous. Nous avons des facteurs intérieurs qui nous poussent à rechercher des modèles alternatifs à la mondialisation. Les bienfaits de la mondialisation - avoir accès à plus de biens et à des prix plus bas - sont contrebalancés par une raréfaction des biens communs dans des proportions qui deviennent insoutenables, avec une dégradation des milieux naturels, une remise en cause d'un certain équilibre social se traduisant par une montée des inégalités sociales et territoriales, au détriment de la « France périphérique ».
Les coûts de transport ont été beaucoup trop bas, notamment grâce aux pavillons de complaisance - dont les principaux sont le Libéria, le Panama et les Iles Marshall - qui se sont généralisés depuis 40 ans et représentent désormais 80 à 90 % de la flotte maritime marchande mondiale. Or, 80 à 90 % des échanges mondiaux se font par voie maritime par porte-containers ou tankers. Les pavillons de complaisance engendrent une évasion fiscale systématique, avec un taux d'imposition des sociétés tendant vers 0 %, un échappement aux règles sociales et un échappement à la responsabilité de l'armateur en cas de dommage, par exemple une marée noire. Alors que le commerce maritime restait lié aux territoires et environnements réglementaires des grandes puissances maritimes, il l'est désormais à des pavillons de complaisance, contribuant à faire baisser les coûts et à favoriser la délocalisation.
Certains exemples sont sidérants : le bois français est envoyé en Chine pour être transformé et revient transformé en France. Certes, du point de vue du consommateur, on y gagne quelques centimes. Mais on peut se demander légitimement si la pollution causée par le transport maritime n'est pas trop importante, ou encore si les coûts de la désindustrialisation, de la perte d'emplois et de savoir-faire n'est pas excessive par rapport aux bénéfices tirés des échanges.
Aux États-Unis, des études montrent les coûts globaux importants de la mondialisation, par exemple à travers des taux de divorce ou des taux de suicide plus élevés dans les comtés les plus exposés à la mondialisation. Démondialiser revient donc à prendre davantage en compte les coûts collectifs de la mondialisation et à chercher à réduire cette mobilité des biens et services à l'échelle du monde. Il ne s'agit pas d'arrêter toute forme de commerce mais de retrouver un équilibre entre intérêts communs et bénéfice pour le consommateur.
En conclusion, il y a deux manières de penser la démondialisation. Soit on subit la démondialisation et, en restant attachés à la vision de la mondialisation telle que nous l'avons connue jusqu'à présent, on est conduits à regretter en permanence les décisions protectionnistes de nos partenaires commerciaux - comme l'Inflation Reduction Act des États-Unis - et on va de pénurie en pénurie. Soit on prend conscience qu'on a des intérêts stratégiques, des équilibres sociaux et des intérêts environnementaux à protéger et on organise la démondialisation.
Il n'y a pas de solution miracle mais un éventail de solutions. Une première piste consisterait à définir ce que sont les infrastructures stratégiques européennes à protéger, plutôt que de s'appuyer sur des infrastructures non européennes. La Banque centrale européenne (BCE) commence à réfléchir à la mise en place d'une monnaie numérique de banque centrale mais malheureusement, elle choisit un partenaire non-européen : la société Amazon. Une autre piste consisterait à instaurer une responsabilité territoriale des entreprises, plus complète que la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE) qui repose sur une vision trop abstraite et mondiale et permet de dégrader un espace en effectuant une compensation à l'autre bout du monde. Il conviendrait de territorialiser la RSE. Enfin, nous devons avoir une réflexion plus poussée sur le transport maritime et son cadre réglementaire.
M. Mathieu Darnaud, président. - A-t-on réellement les moyens de parvenir à une certaine forme de démondialisation, alors que nos économies sont de plus en plus imbriquées ? L'Accord économique et commercial global entre le Canada et l'Union européenne (CETA) ou encore l'accord entre l'Union européenne et le Mercosur posent des questions en matière de sécurité alimentaire et de normes sanitaires et agricoles. Alors que la France était le grenier de l'Europe et exportait, désormais, on importe de plus en plus de produits agricoles et alimentaires.
Concernant le transport maritime, je souscris à votre analyse, mais le poids de la Chine dans les échanges ainsi que sa maîtrise des infrastructures portuaires sont devenus prépondérants, comme on le voit dans les Caraïbes - au Panama, en Jamaïque, à Sainte-Lucie - ou encore dans l'Océan indien - à Maurice, au Comores, à Madagascar - alors que nous-mêmes avons du mal à donner une dimension suffisante à nos infrastructures comme à Pointe-à-Pitre ou encore dans le canal du Mozambique. Cela pose la question de nos capacités et de nos moyens, à l'échelle française et européenne.
Le lien des entreprises au territoire est essentiel mais les entreprises de taille intermédiaire allemandes sont bien plus liées à leur territoire que les entreprises françaises. Le coût de la démondialisation ne risque-t-il pas d'être trop fort pour le consommateur français ? Une dernière interrogation porte sur la géopolitique de l'eau. Un État riche peut être vulnérable : si la Malaisie ferme le robinet, Singapour s'effondre, malgré ses réserves financières considérables.
M. Guillaume Vuillemey. - Il ne s'agit pas de renoncer aux interdépendances et aux échanges mais il faut redéfinir la manière dont on fait fonctionner les échanges. Aujourd'hui, les imbrications sont pensées uniquement sur le plan économique. Or, la recherche du prix le plus bas ne doit plus être le critère unique de nos choix. Il convient de remettre du politique dans l'économique, en définissant quelques priorités à l'échelle de la France et de l'Europe. Il faut ainsi définir quels sont les partenaires stratégiques que l'on souhaite avoir. Le débat sur la manière dont l'Europe va se définir dans la prochaine décennie entre les États-Unis et la Chine est à cet égard très important. Il s'agit aussi pour nous de savoir si l'on souhaite dépendre d'infrastructures américaines ou chinoises ou si l'on veut des infrastructures européennes. Bref, il convient de dire quelles dépendances nous acceptons.
Concernant l'agriculture, la France avait une balance excédentaire qui devient désormais déficitaire. On a renoncé à voir l'agriculture comme profondément stratégique, sans que cela ait été débattu. Or, il convient de discuter collectivement de la ligne de partage entre les secteurs qui peuvent être laissés à une concurrence internationale peu régulée et les secteurs stratégiques où nous devons développer des politiques de long terme. Les outils à notre disposition sont très nombreux. Par exemple, les labels comme les appellations d'origine protégée (AOP) fonctionnent bien et sont assez efficaces pour protéger un territoire, mais ils sont attaqués à chaque traité de libre-échange. Pendant longtemps, on avait une vision du monde dans laquelle la situation par défaut devait être le libre-échange sans limite, et les labels devaient être l'exception, toujours un peu suspecte. Il convient de changer de perspective et de commencer à réfléchir sur le libre-échange en se demandant ce qui est stratégique pour un territoire et doit être protégé.
M. Roger Karoutchi. - Je suis plus pessimiste que vous. Le libre-échange s'est développé au 19e siècle, à un moment où les pays européens étaient en guerre constante les uns contre les autres et où les transports se développaient grâce aux machines à vapeur. S'est alors déployée une pensée politique et économique qui considérait le commerce comme une garantie pour la paix grâce aux échanges et à l'interdépendance économique. Cela a été un rêve pendant un siècle. Mais on n'a pas réussi à trouver un régulateur, même si on a mis en place des instances : la SDN puis l'ONU, l'OMC, l'OCDE. Lorsqu'on négocie des accords commerciaux, on vient avec sa liste de courses nationale, pas avec l'idée de défendre un intérêt collectif. On a tous cru que le monde pouvait être uni grâce aux échanges et grâce à une plus grande satisfaction des consommateurs.
Mais depuis quelques décennies, la souveraineté ou encore l'indépendance constituent des aspirations, notamment en France. Mais la France est trop faible pour être seule et doit s'en remettre à l'Europe, alors que la Chine ou les États-Unis se suffisent à eux-mêmes. On est ainsi passé de la mondialisation à l'affirmation nationale puis à l'affirmation de bloc avec probablement une mondialisation de blocs. En tout état de cause, quel que soit le système (mondialisation, affirmation nationale ou affirmation de bloc), notre souci est l'incapacité à avoir un régulateur : l'OMC est trop faible et l'ONU également.
On parlait il y a 20 ou 30 ans d'indépendance. Désormais on parle de souveraineté, ce qui constitue une évolution inquiétante du vocabulaire. La remise en cause de la mondialisation est normale dans le contexte actuel, mais on ne peut pas tout produire tout seul, ou alors à des coûts tels que cela sera inacceptable. Donc il faut trouver des moyens de retrouver une indépendance dans des domaines stratégiques, tout en évitant de recréer des affrontements. A-t-on la capacité de mettre en place un régulateur ?
M. Guillaume Vuillemey. - Il est difficile de croire à un régulateur mondial indépendant. L'architecture mise en place après la Seconde Guerre mondiale était d'inspiration américaine. La Chine invente aujourd'hui un nouveau système.
Évidemment, on ne pourra pas tout produire localement mais nous devons avoir une réflexion stratégique sur ce que l'on doit produire localement et relocaliser. Le cadre mental dominant des dernières décennies a été pénalisant pour nous. En matière de transport maritime, l'organisation maritime internationale (OMI) est un bel exemple d'échec d'un cadre de régulation international. Les droits de vote sont fonction des tonnages. Après 1945, les États-Unis, la Grèce, le Japon et le Royaume-Uni en étaient les principaux acteurs, alors qu'il s'agit aujourd'hui du Panama ou du Libéria. L'OMC est aussi en mauvais état et se voit supplanter par des accords commerciaux de zone.
M. Jean-Jacques Michau. - La France a fait le choix de normes sanitaires alimentaires exigeantes. Nous avons de bons produits mais peu accessibles. Quelle stratégie doit-on avoir ?
M. Guillaume Vuillemey. - Il est difficile de définir des règlementations sanitaires et environnementales exigeantes pour nos producteurs sans instaurer de mesures protectionnistes, soit en imposant des clauses miroirs soit en taxant les produits venant d'autres zones, sinon on créé un système à deux vitesses.
Mme Cécile Cukierman. - Devant le constat d'une France qui a tout laissé partir et s'est affaiblie à l'échelle mondiale, l'exigence de relocaliser est assez largement partagée, toutes sensibilités politiques confondues, des gaullistes aux communistes. Mais on ne peut pas viser une autarcie totale. Même durant la guerre froide on échangeait ! En revanche, le commerce doit apparaître davantage comme une forme de rapport de force qui irrigue l'organisation même des sociétés. Le producteur ne maîtrise pas toujours ce rapport de force : ainsi l'agriculteur produit mais subit le rapport de force à son échelle. À l'échelle internationale également, le pays producteur n'est pas toujours celui qui s'enrichit et se renforce le plus. Dès lors, doit s'organiser sur la planète une réflexion sur les raisons du commerce et la remise en cause du système de l'OMC totalement dépassé. Mais qui maîtrise le processus : les États, les citoyens, les grandes entreprises ? Au final, la démondialisation ne serait-elle pas une utopie, car il est indispensable de commercer ensemble ?
M. Guillaume Vuillemey. - La démondialisation est peut-être un terme trop négatif. On a toujours échangé. Le commerce lointain existe depuis le paléolithique. Mais il concernait des biens d'assez forte valeur. Avec la baisse des coûts de transport, tout est mis en concurrence par les prix. Depuis l'entrée de la Chine dans l'OMC, on a vu une accélération de la désindustrialisation. Beaucoup de productions qu'on réalisait encore en l'an 2000 ont depuis disparu.
Le commerce est évidemment fondé en partie sur des rapports de force et ceux-ci ont un poids plus important aujourd'hui qu'hier. Lorsque le Gatt avait été créé, l'essentiel des débats portait sur les droits de douane. Un traité équilibré réduisait les droits de douane de chaque côté. Aujourd'hui les droits de douane sont faibles partout, donc on négocie sur les barrières non tarifaires, c'est-à-dire sur les réglementations. Aujourd'hui, un traité de libre-échange fait des milliers de pages. Lorsque l'on négocie sur des mesures non tarifaires, le poids des rapports de force est bien plus important. Les entreprises comme Monsanto, ont pu aussi peser sur les accords.
Un ordre mondial avec une organisation centrale désintéressée ne marche pas. Il faut donc poursuivre un autre idéal, même si nous sommes plus faibles en Europe qu'il y a quelques décennies : protéger des secteurs stratégiques du point de vue social ou environnemental.
M. Mathieu Darnaud, président. - Merci pour cette présentation et ces échanges.
La réunion est close à 9 h 25.