Lundi 5 juillet 2021
- Présidence de M. Bernard Jomier, président -
La réunion est ouverte à 14 h 35.
Examen des recommandations sanitaires, économiques et budgétaires
M. Bernard Jomier, président. - Mes chers collègues,
Nous achevons aujourd'hui le programme de travail que nous nous étions fixés début février, lors de la réunion de cadrage. La semaine dernière a été marquée par la restitution de l'étude que nous avions confiée, courant avril, à l'ANRS | maladies infectieuses émergentes sur l'évolution de la stratégie vaccinale et, plus largement, de la politique de lutte contre la pandémie. Je crois pouvoir dire que nous avons rempli notre rôle prospectif, en lançant le débat sur l'obligation vaccinale pour tous les adultes. Le fait est que nous arrivons au moment où les vaccins sont disponibles pour tous et que nous pouvons nous attendre à une nouvelle augmentation de la circulation virale, d'autant qu'un nouveau variant est apparu, plus contagieux.
Le marché d'étude des réponses opérationnelles et juridiques à la crise sanitaire dans cinq pays européens dont la France n'a pas apporté d'élément qui pouvait modifier le travail réalisé par ailleurs en matière sanitaire. En revanche, dans le domaine économique, les conclusions du travail du cabinet Taj donnent matière à réflexion pour l'avenir.
Je passe maintenant la parole à nos rapporteurs pour présenter les enseignements économiques et budgétaires de l'étude de comparaisons internationales.
M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur. - L'étude de comparaison internationale que la mission a commandée au cabinet TAJ revient sur un certain nombre de constats, appuyés par des comparaisons internationales entre la France, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne et le Royaume-Uni.
Pour faire face à l'épidémie et aux conséquences des restrictions de liberté, la réponse économique de l'ensemble de ces États a principalement été portée par l'endettement public, de sorte que ce sera, encore une fois, aux générations futures d'assumer les conséquences des choix budgétaires qui ont été faits.
Les déficits publics ont en effet été décuplés par un effet ciseau composé d'une baisse des recettes publiques et d'une hausse des dépenses : ainsi, en France en 2020, les recettes de prélèvements obligatoires ont diminué de 44 milliards d'euros, tandis que les dépenses ont augmenté de 73,5 milliards d'euros.
En plus de la croissance de la dette, le produit intérieur brut a fortement diminué, de sorte que le ratio de dette sur PIB a augmenté de 17,5 points, pour atteindre environ 117 % du PIB.
Il faut ici rappeler que la France est entrée dans la crise avec des finances publiques qui n'avaient pas été assainies et un niveau de dettes publiques très élevé, déjà proche des 100 points de PIB.
Si les dépenses publiques doivent avoir un rôle contra-cyclique en période de crise, il semble indispensable de rappeler que la hausse de l'endettement public, si elle n'est pas maîtrisée, peut également avoir des conséquences très négatives lorsque les États ne dégagent pas d'excédents en phase haute du cycle pour rembourser leurs dettes. Ces recommandations, souvent avancées dans le débat public, semblent avoir été volontairement ignorées durant toutes ces années...
Alors que la sortie de la pandémie reste une perspective incertaine, le faible espace budgétaire dont la France dispose pour faire face à une nouvelle dégradation de la situation demeure particulièrement inquiétante. En d'autres termes, nos marges de manoeuvre sont devenues particulièrement faibles.
À l'inverse, et à titre d'exemple, l'Allemagne disposait avant la crise d'un espace budgétaire beaucoup plus conséquent et a pu mobiliser une capacité d'endettement d'autant plus importante pour apporter un soutien massif à son économie.
Pour soutenir l'économie, le choix de l'exécutif français a porté sur le soutien aux liquidités des entreprises, principalement via les prêts garantis par l'État (PGE), tandis que d'autres pays ont davantage mis l'accent sur la solvabilité, c'est-à-dire la viabilité des entreprises. En d'autres termes, la France a choisi de s'assurer que les entreprises ne manquent pas de trésorerie, tandis que certains de nos voisins ont choisi de les prémunir de la faillite. En effet, il ne suffit pas de disposer d'avances de fonds pour connaître un développement pérenne. Encore faut-il être capable de les rembourser.
D'après une étude du fonds monétaire international, les dispositifs mis en oeuvre par les différents États européens auraient permis de répondre à hauteur de 80 % aux besoins de liquidités, mais ne permettraient de répondre qu'à 40 % des besoins en solvabilité, en particularité concernant les petites et moyennes entreprises.
Le maintien de l'accès aux liquidités a permis de reporter les faillites dans la plupart des États de la comparaison : hors le cas de l'Espagne, on a en effet observé une baisse du nombre de faillites en 2020.
C'est également ce que montre la comparaison du cabinet TAJ : dans l'ensemble des pays étudiés, la crise de la liquidité a été plutôt bien évitée et les entreprises ont dans l'ensemble réussi à obtenir des financements grâce aux dispositifs mis en oeuvre. En revanche, comme nous l'avons vu, la question de la solvabilité a fait l'objet d'un traitement différencié entre les différents pays.
Je cite l'étude TAJ : « l'Allemagne a aidé les entreprises au travers d'apports en fonds propres et de réductions de coûts fixes [et] le Royaume-Uni a eu moins recours aux prêts garantis, privilégiant les aides financières directes. »
La question de la solvabilité et de la viabilité d'un grand nombre d'entreprises françaises reste donc pleinement posée.
D'après la note de la direction générale du Trésor sur « L'impact de la pandémie de Covid-19 sur les entreprises françaises », plus optimiste, la part des entreprises qui seraient devenues insolvables sans les soutiens publics s'élèverait à 11,9 %, tandis qu'une fois pris en compte les différents dispositifs, cette part descendrait à 6,6 %. La note relève également que la hausse du niveau d'endettement des entreprises françaises pourrait freiner leurs investissements à l'avenir. Ainsi, même en cas de retour de l'activité au même niveau qu'avant crise, la baisse du niveau de l'investissement privé atteindrait près de 4 milliards d'euros.
Pour préciser cette analyse, le cabinet Taj s'est efforcé d'évaluer l'impact de la crise dans plusieurs secteurs si les mesures de soutien n'avaient pas été mises en oeuvre.
Ainsi, les entreprises du secteur de la restauration et de l'hébergement auraient perdu 13,1 points de rentabilité par rapport à 2019, ce qui aurait entraîné une perte de trésorerie se traduisant par une augmentation du nombre d'entreprises illiquides de 34 %. Après les mesures de soutien mises en oeuvre, cette perte ne représente plus « que » 1,3 point, soit une compensation de 11,8 points.
Dans le secteur du transport de personnes, les entreprises auraient perdu 10,5 points de rentabilité sans mesure de soutien, ce qui aurait entraîné une augmentation du nombre d'entreprises illiquides de 61,9 %. A contrario, les dispositifs d'aide auraient permis de ramener cette perte à 0,3 point, soit une compensation quasi-intégrale des pertes subies.
L'objectif du « quoi qu'il en coûte » n'a donc pas été atteint.
L'étude commandée par la mission d'information montre clairement que les différents dispositifs n'ont pas permis de préserver la situation de l'économie française : la baisse de marge très forte des entreprises françaises sur la période, de l'ordre de 14 %, est la plus forte des pays sous revue après l'Espagne (- 17 %). À l'inverse, les entreprises britanniques et allemandes n'ont quasiment subi aucune baisse de marge, et celle constatée en Italie est restée bien plus modérée qu'en France (- 6 %).
En outre, selon l'étude, la part d'entreprises insolvables atteindrait 18 %, laissant ainsi présager une vague massive de faillites dans les mois à venir.
Le « quoi qu'il en coûte » ne signifiait pas uniquement que les vannes de la dépense étaient grandes ouvertes. En cela, il a rempli son objectif. Cela signifiait également que tous les salariés et toutes les entreprises devaient être protégés par ce soutien public. Or, sur ce point, les chiffres que je viens de rappeler témoignent que l'objectif n'a pas été atteint.
M. Roger Karoutchi, rapporteur. - Jean-Michel Arnaud vient de nous livrer ses conclusions sur la situation des finances publiques et la santé financière des entreprises. Mon propos se concentrera sur un aspect spécifique de l'étude du cabinet TAJ, la situation des jeunes.
Tout le monde a salué, à raison, la mise en place de l'activité partielle, qui a permis d'éviter - pour un temps - une vague de licenciements qui aurait eu lieu si les entreprises avaient dû à la fois continuer de verser les salaires sans engranger aucun chiffre d'affaires. Les salariés - c'est sûr - n'ont pas à payer les conséquences des mesures de fermeture décidées par les pouvoirs publics.
Ce dispositif d'activité partielle et, de façon générale, le choix de prendre des mesures essentiellement au bénéfice des salariés en emploi, ont toutefois eu un effet de bord sur l'emploi des jeunes. Ces derniers n'étaient le plus souvent pas titulaires de contrats de travail concernés par l'activité partielle, puisqu'ils travaillaient en CDD ou sur des emplois saisonniers, ou bien étaient sur le point d'entrer sur un marché du travail qui a brutalement arrêté toute embauche.
L'emploi des 15-24 ans est donc fortement affecté depuis le début de la crise. Par exemple, lors de la première vague, en 2020, il a diminué de 11 % en France tandis qu'il s'est à peu près maintenu en Allemagne (- 1 %) et au Royaume-Uni (2 %).
À l'inverse, l'emploi des 25-64 ans a été globalement préservé et le nombre d'actifs de cette classe d'âge est à peu près revenu au niveau de 2019.
Il s'agit d'un choix assumé, délibéré, de concentrer le soutien sur une certaine catégories d'actifs. Les quelques mesures ponctuelles prises en faveur de la jeunesse n'ont évidemment pas été à la hauteur du choc qu'elle a subi, au même titre ou même parfois davantage que les salariés de 25-64 ans.
Bien qu'un rebond ait pu être observé durant l'été 2020, à la faveur notamment des emplois saisonniers, le niveau d'emploi des jeunes se trouvait toujours fin 2020 environ 3 % sous sa moyenne de 2019.
D'autre part, l'étude commandée par la mission observe qu'en mars-avril 2021 « le recul du nombre d'actifs chez les jeunes est quasiment similaire au recul du nombre d'employés par rapport à 2019. En d'autres termes, les pertes d'emplois se sont, in fine, traduites par une sortie des jeunes du marché du travail, et non par une hausse du chômage ». En pratique, de nombreux jeunes actifs ne se sont pas inscrits dans une démarche de recherche d'emploi et se sont éloignés durablement du marché du travail.
Si certains l'ont fait pour reprendre ou prolonger des études, il est très vraisemblable que beaucoup subissent désormais une inactivité prolongée et contrainte.
Cette situation est particulièrement alarmante d'abord sur le plan personnel parce que ces jeunes se retrouvent sans ressource et qu'ils doivent supporter les effets des mesures de lutte contre la pandémie depuis le déclenchement de la crise (confinement, rupture du lien social, cours à distance, etc.). Ensuite, une telle sortie du marché du travail a un impact sur le « capital humain » du pays, les compétences se dépréciant à mesure que l'éloignement de l'emploi perdure. À moyen et long terme, cela se traduira par une perte de productivité et un affaiblissement de la croissance potentielle du pays.
Je note d'ailleurs un certain désintérêt du débat public pour cette question, pourtant cruciale. Le Sénat - lui - s'est à juste titre saisi de la question de la jeunesse au travers de différentes structures temporaires (Mission d'information sur la politique en faveur de l'égalité des chances et de l'émancipation de la jeunesse, Mission d'information sur les conditions de la vie étudiante en France ou encore, de façon indirecte, à l'occasion de la Mission d'information sur l'évolution et la lutte contre la précarisation et la paupérisation d'une partie des Français). Mais l'impact de la crise sur les compétences et la productivité de notre pays est peu abordé, alors qu'il déterminera en grande partie notre croissance à moyen et long terme.
Cibler, comme cela a été fait, le soutien aux salariés je dirai « insérés » était sans doute plus facile que de s'adresser à l'ensemble des situations individuelles plus fragmentées (j'observe d'ailleurs que, contrairement à un certain nombre d'idées reçues, le Royaume-Uni a eu recours au chômage partiel dans des proportions bien supérieures à la France).
Il n'en reste pas moins que, globalement parlant, les jeunes sont les grands oubliés de la réponse budgétaire à la crise sanitaire. Le « quoi qu'il en coûte » a manifestement buté sur la diversité des situations particulières. Je ne dis pas que la solution est toute trouvée mais il me semble du devoir de notre mission d'alerter l'ensemble de nos collègues sur ce point, sans compter qu'il faudra bien un jour rembourser les montagnes de dettes accumulées et que c'est sur les jeunes d'aujourd'hui que cette charge pèsera. Entre les jeunes qui ont laissé tomber leurs études supérieures, ceux qui éprouvent de grandes difficultés à s'insérer sur le marché du travail et ceux qui y parviennent mais à qui on martèle qu'ils n'exerceront pas le même métier tout au long de la vie active, il est clair que les perspectives ne sont pas roses. L'étude menée par Taj montre que ce phénomène n'est pas propre à la France, mais il y est particulièrement préoccupant. Même si nous manquons sans doute de solutions, les pouvoirs publics doivent s'engager très vite pour faire face à ce double impact négatif.
Mme Laurence Cohen. - Ce que vous dites de la situation des jeunes est effectivement très préoccupant. Les incidences sont multiples, à la fois à court, moyen et long terme. Sans compter son impact personnel et ses conséquences psychologiques pour chacune des personnes. Nous devons vraiment porter cette inquiétude dans le débat public. C'est tout simplement une question de vie démocratique.
M. Roger Karoutchi, rapporteur. - Ma première tâche, en tant qu'acteur public, a été, au sein du cabinet de Philippe Seguin, ministre des Affaires sociales, de mettre en oeuvre un plan d'urgence pour l'emploi des jeunes. Je mesure combien il s'agit d'un travail colossal, tant les situations sont diverses et souvent pleines d'incertitudes. À ce jour, le Gouvernement n'a pas mis en place un tel plan d'action et sa réponse n'est pas à la hauteur.
M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur. - Nos deux interventions sont liées : demain, si 18 % des entreprises font faillite, cela aura des conséquences très directes pour leurs salariés mais aussi pour les futurs salariés que sont les jeunes. L'autre question qui se pose concerne évidemment le devenir des jeunes qui sont sortis des statistiques.
M. Bernard Jomier, président. - Tout à fait. Ont-ils changé de projet de vie ? Qu'est-ce qui se cache derrière l'absence d'entrée sur le marché du travail prolongée ? Cela traduit-il un nouveau rapport au travail et au revenu ? Comprendre ces phénomènes et envisager des réponses suppose de mener un travail plus approfondi.
M. Roger Karoutchi, rapporteur. - L'accroissement sensible du nombre des inscrits à l'université à la rentrée 2020 pourrait constituer un début d'explication. L'écart encore plus important que les années passées entre nombre d'inscrits et nombre de candidats présents aux examens pourrait indiquer que certains jeunes se sont inscrits afin de disposer d'un statut, comme solution d'attente.
M. Henri Cabanel. - Il me semble qu'il est encore trop tôt pour mesurer les conséquences des choix économiques mis en oeuvre, même si je suis, comme vous, inquiet de la situation financière des entreprises, je partage également votre préoccupation sur la situation des jeunes. Dans mon département, je constate un double phénomène : beaucoup de jeunes éprouvent de grandes difficultés à s'insérer sur le marché du travail et un grand nombre d'entreprises ont du mal à trouver des candidats afin de pourvoir leurs offres d'emploi. Est-ce un phénomène général ? Cela ne pose-t-il pas la question de l'adéquation des formations avec les attentes des entreprises ?
M. Roger Karoutchi, rapporteur. - C'est un phénomène général. À l'inverse, beaucoup d'entreprises, d'administrations ou d'institutions ont supprimé un grand nombre d'offres de stages ou ce CDD. Cela montre la diversité des situations des jeunes, à laquelle il faut trouver des réponses diversifiées. Encore une fois, on ne peut se contenter de quelques mesures puis de dire « débrouillez-vous », d'où l'idée d'un plan plus global. Par ailleurs, les jeunes sont sans doute plus exigeants qu'il y a dix ou quinze ans en termes de salaires, d'organisation du travail et de vie personnelle.
M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur. - J'observe aussi que des jeunes font le choix de rester au sein du bassin de vie qu'ils connaissent et sont peu mobiles. Je partage ce que vous avez dit sur le manque de visibilité concernant les stages ; j'ajouterai les difficultés rencontrées pour mettre en oeuvre les contrats d'apprentissage, dont on sait pourtant qu'il s'agit d'une des meilleures voies d'insertion des jeunes.
La mission autorise la publication de la communication des rapporteurs sous la forme d'un rapport d'information.
M. Bernard Jomier, président. - Nous allons en rester là pour le moment.
La réunion est close à 15 h 05.