Mardi 22 juin 2021
- Présidence de M. Pierre Cuypers, président d'âge -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Réunion constitutive
M. Pierre Cuypers, président. - Il me revient, en ma qualité de président d'âge, d'ouvrir la première réunion de notre mission d'information sur le thème : « Uberisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi ?
Je vous rappelle que cette mission a été créée sur l'initiative du groupe CRCE, en application du droit de tirage reconnu aux groupes politiques par l'article 6 bis du Règlement du Sénat.
Le groupe CRCE a formulé sa demande par un courrier de sa présidente, notre collègue Éliane Assassi, et la Conférence des présidents du 16 juin dernier en a pris acte. Les 23 membres de la mission ont été désignés, sur proposition de l'ensemble des groupes politiques, lors de la séance publique du jeudi 17 juin.
Nous devons tout d'abord procéder à la désignation du président de la mission d'information.
Je vous rappelle que, en application du deuxième alinéa de l'article 6 bis du Règlement du Sénat, « la fonction de président ou de rapporteur est attribuée au membre d'un groupe minoritaire ou d'opposition, le groupe à l'origine de la demande de création obtenant de droit, s'il le demande, que la fonction de président ou de rapporteur revienne à l'un de ses membres ».
J'ai reçu la candidature de Mme Martine Berthet, du groupe Les Républicains, qui est présente en téléconférence du fait de ses obligations électorales locales.
La mission d'information procède à la désignation de sa présidente, Mme Martine Berthet.
- Présidence de Mme Martine Berthet, présidente -
Mme Martine Berthet, présidente. - Je vous prie tout d'abord de bien vouloir m'excuser de ne pas être physiquement parmi vous, du fait des élections qui ont eu lieu hier. Je vous remercie de la confiance que vous m'accordez pour présider nos travaux. C'est pour moi un grand honneur, car, sénatrice depuis 2017, c'est la première fois que j'accède à une telle responsabilité. Cette présidence s'inscrit dans la continuité du rapport en préparation de la Délégation aux entreprises sur les nouveaux modes de travail et de management, dont je suis l'un des co-rapporteurs avec nos collègues Michel Canévet, qui participe à cette mission, et Fabien Gay. Notre rapport sera présenté à la Délégation le 8 juillet.
Les deux sujets se chevauchent partiellement. La Délégation aux entreprises a ainsi organisé, le 6 mai dernier, une table ronde consacrée à la question des travailleurs des plateformes numériques. Dès lors, il s'agira, dans le cas de la présente mission d'information, d'approfondir un aspect particulier de cette nouvelle forme de travail, sans aborder la question du statut des travailleurs indépendants économiquement dépendants des plateformes, qui a déjà fait l'objet, d'une part, d'un rapport d'information de la commission des affaires sociales, qui a été publié le 20 mai 2020, s'agissant du droit social qui leur est applicable, et, d'autre part, de trois propositions de loi tendant à leur conférer le statut de salariés, examinées, respectivement, les 15 janvier 2020, 4 juin 2020 et 27 mai 2021, toutes rejetées.
La position de notre commission des affaires sociales demeure d'actualité : il faut « développer les droits sociaux et une couverture sociale indépendante du statut. » On ne peut nier que les plateformes, qui entendent valoriser le travail indépendant et permettent à un public très éloigné de l'emploi d'y accéder, créent un nouveau modèle économique et un nouveau modèle d'emploi, et questionnent notre vision traditionnelle du travail, des relations de travail, du droit du travail fondé sur un collectif de travail, comme notre modèle de protection sociale, fondé sur le salariat.
Enjambant la suspension des travaux parlementaires cet été, nos travaux devront prendre fin au plus tard le jeudi 30 septembre, date de l'examen du rapport. Un tel calendrier nous impose donc le format d'une « mission flash ». Néanmoins, compte tenu de la numérisation de l'économie, c'est un sujet que nous retrouverons après cette échéance.
Eu égard à ces contraintes de temps, nous vous proposons de commencer nos auditions dès aujourd'hui en recevant M. Bruno Mettling, ancien directeur des ressources humaines (DRH) de Orange et président fondateur de Topics. Il est l'inspirateur direct de l'ordonnance n° 2021-484 du 21 avril dernier qui organise le dialogue social au sein des plateformes. Nous recevrons également jeudi, à 11 heures, Mme Uma Rani, chercheuse à l'Organisation internationale du travail (OIT), co-auteure du rapport intitulé Les plateformes de travail numérique et l'avenir du travail : pour un travail décent dans le monde en ligne. Nous effectuerons des déplacements dans le courant du mois de juillet et au mois de septembre. Quant à l'audition des ministres concernés par notre sujet, Mme Élisabeth Borne et M. Cédric O, elle pourrait avoir lieu la semaine du 20 septembre. Le rapport d'information serait présenté à la mission le jeudi 30 septembre.
Un calendrier prévisionnel récapitulatif des auditions vous sera régulièrement distribué. Celles-ci s'effectueront en format rapporteur, mais seront ouvertes à tous les membres de la mission d'information. Ce sera donc une mission d'information « 2.0 » ; avec une vitesse de connexion élevée !
Nous poursuivons maintenant la constitution du Bureau de la mission d'information.
Nous procédons, dans un premier temps, à la désignation du rapporteur.
Le groupe CRCE, qui est à l'origine de notre mission d'information, propose le nom de M. Pascal Savoldelli, du groupe CRCE.
La mission d'information procède à la désignation de son rapporteur, M. Pascal Savoldelli.
Mme Martine Berthet, présidente. - Nous procédons, dans un second temps, à la désignation des vice-présidents et des secrétaires.
Compte tenu des désignations de la présidente et du rapporteur qui viennent d'avoir lieu, la répartition des postes de vice-président est donc la suivante : un vice-président et un secrétaire pour le groupe Les Républicains (LR) ; deux vice-présidents pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain (SER) ; un vice-président et un secrétaire pour le groupe Union Centriste (UC) ; un vice-président pour chacun des quatre autres groupes, le groupe du Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI), le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen ( RDSE) ; le groupe Les Indépendants-République et Territoires et le groupe Écologiste- Solidarité et Territoires (GEST).
Pour les fonctions de vice-président, j'ai reçu les candidatures suivantes : pour le groupe Les Républicains, Mme Frédérique Puissat ; pour le groupe Socialiste écologiste et républicain, Mme Monique Lubin et M. Olivier Jacquin ; pour le groupe Union Centriste, M. Michel Canévet ; pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, M. Ludovic Haye ; pour le groupe du RDSE, M. Stéphane Artano ; pour le groupe Les Indépendants-République et Territoires, M. Emmanuel Capus ; pour le groupe Écologiste- Solidarité et Territoires, Mme Sophie Taillé-Polian.
Pour les fonctions de secrétaire, j'ai reçu les candidatures suivantes : pour le groupe Les Républicains, M. Patrick Chaize ; pour le groupe Union Centriste, Mme Dominique Vérien.
La mission d'information procède à la désignation des autres membres de son Bureau : Mme Frédérique Puissat, Mme Monique Lubin, M. Olivier Jacquin, M. Michel Canévet, M. Ludovic Haye, M. Stéphane Artano, M. Emmanuel Capus, Mme Sophie Taillé-Polian, M. Patrick Chaize et Mme Dominique Vérien.
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Élu en 2017, être rapporteur de cette mission d'information est aussi une première pour moi, madame la présidente. Je vous remercie de la confiance que vous m'accordez, et je sollicite de votre part votre bienveillance. Je veux travailler dans un esprit d'entraide.
Notre objectif consistera à dégager une réelle plus-value par rapport aux travaux de grande qualité déjà menés par différentes institutions, y compris le Sénat. Nos collègues, dont Frédérique Puissat, Monique Lubin et Olivier Jacquin - cette liste n'est pas exhaustive -, se sont beaucoup investis sur ce sujet. Nous n'allons pas faire un « copier-coller » du travail déjà réalisé. Néanmoins, dans le temps extrêmement contraint qui nous est imparti, nous tenterons d'aboutir à un diagnostic, à une analyse partagée et à des réponses que je souhaite les plus convergentes possible. Pour ce faire, nous devrons nous référer tout au long de nos travaux à son intitulé : « Quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi ? ». De ce constat maintes fois dressé - je le dis avec humilité -, nous devrons nous émanciper afin de rafraîchir un débat trop manichéen. Sont concernées des catégories précises de travailleurs et de plateformes numériques de travail, et nous aurons à décortiquer cette complexité. L'uberisation, j'y insiste, relève du travail et non de la simple intermédiation ou de la mise en relation numérique. Son modèle ne pouvant exister sans une force de travail, nos travaux devraient s'articuler autour de ces plateformes particulières.
Dix ans après l'arrivée sur notre territoire d'Uber, qui est entré dans le dictionnaire, une multitude de plateformes numériques de travail se sont développées. Elles sont soumises à un modèle économique unique, mais portent sur des emplois et des secteurs différents. Le sujet est complexe, sachant que certaines sont « hybrides » : elles assurent le support de la mise en relation entre le client et le donneur d'ordres ou celui de la fourniture de service final. Le contournement du modèle de travail standard se développe toujours plus, entraînant autant de défis que de conséquences, avec l'apparition de nouvelles vulnérabilités liées aux asymétries de pouvoir informationnel et aux formes de surveillance numérique que l'on peut qualifier d'intrusives, ainsi que des effets importants sur les emplois et secteurs que ce modèle risque d'absorber. Enfin, il convient de s'interroger sur l'appropriation de ces méthodes de management algorithmique par des sociétés qui ne sont pas des plateformes. Nombre de TPE-PME de mon département m'ont alerté sur ces pratiques qui les attirent ou qu'ils se sentent obligés de mettre en place.
Premièrement, nous tenterons au travers de nos auditions d'identifier les métiers et secteurs concernés, l'écueil étant de se tourner uniquement vers les activités de la restauration et de la livraison. Nous pourrons ensuite essayer d'établir un panorama aussi complet que possible des incidences de l'uberisation sur le monde du travail, qui touche de plus en plus de secteurs économiques trop souvent méconnus, et suscite a priori une forte polarisation du marché du travail, avec, d'un côté, des free-lance qualifiés et autonomes - ceux qui assument la situation - et, de l'autre, des travailleurs contrôlés et soumis à une grande précarité - ceux qui subissent. Notre mission aura pour but de comprendre et d'identifier comment les travailleurs précaires de plateformes peuvent devenir un pôle principal, voire dominant, et comment l'évolution du modèle s'oriente davantage vers des conditions de travail subies plutôt que choisies. Nous pourrons peut-être trouver ensuite des définitions juridiques appropriées.
La problématique de la protection sociale des travailleurs de plateforme a souvent été abordée par le Sénat, y compris en séance publique, même si nous n'y avons pas toujours apporté les mêmes réponses. Nos travaux devraient plutôt constituer des clefs de lecture, car, avant de qualifier des droits, il faut en caractériser les faits générateurs. Concernant ces « micro-prolétaires du web », pour reprendre les mots du sociologue Antonio Casilli que nous aurons l'occasion d'auditionner, l'expression suivante m'a particulièrement marqué : « Il n'y a pas d'algorithme ; il n'y a que des choix de quelqu'un d'autre. » Réfléchir à la façon dont ces conditions de travail se répandent et pourraient constituer la norme, nous conduit à nous interroger sur l'impact du modèle économique des plateformes et sur les métiers et les secteurs concernés : voilà la deuxième ambition de cette mission d'information.
Je souhaiterais ainsi que nous élargissions le périmètre de l'uberisation, qui ne concerne pas seulement le chauffeur Uber ou le livreur Deliveroo. Ce point me semble fondamental pour ne pas plonger dans le piège de cette vision restrictive qui guide trop fréquemment les travaux du Gouvernement, dénués d'une appréhension globale de l'ensemble des secteurs et des travailleurs visés par l'uberisation.
Deuxièmement, un nombre croissant de plateformes organisent la fourniture de prestations par les travailleurs indépendants à travers des algorithmes. Ils déterminent les prix ou les horaires de travail en temps réel, en fonction de l'offre et de la demande. Ce phénomène se traduit par l'opacification de l'organisation du travail pour les professionnels de ces secteurs. Chaque plateforme ayant son propre mode de fonctionnement, nous aurons à coeur d'approfondir et de clarifier les problématiques des algorithmes, en particulier les incidences de leur qualification juridique. Nous devrons mettre au jour le véritable rôle de l'intermédiation algorithmique et son assimilation à un contrôle ou à des prérogatives d'employeur. Il s'agira davantage de régulation que de transparence algorithmique, ce qui nous amènera à nous poser d'autres questions, telles que la caractérisation de la subordination algorithmique, la frontière entre le management et la subordination algorithmique, avec un dominant et un dominé. Comment définir toutes ces situations dans le droit du travail ?
Troisièmement, au-delà du statut, la question de la protection sociale demeure posée. Or la discrimination algorithmique est une réalité. Il conviendra donc de déterminer si, via l'algorithme, la plateforme n'a pas tenté de perturber l'autonomie du travailleur. Nous nous interrogerons sur les incidences de ces décisions automatiques individualisées sur la vie des travailleurs. Il serait nécessaire de trouver des outils et des critères suffisamment précis et globaux applicables aux plateformes numériques caractérisées comme étant des plateformes de travail. Et puisque l'économie de la donnée s'invite dans les mutations de la société, nous devrons nous interroger sur la manière de redonner au travailleur la main sur la donnée qui est le fruit de sa production, mais que seul l'algorithme, et donc la plateforme, récolte.
Quatrièmement, une harmonisation européenne est nécessaire concernant la protection garantie aux travailleurs des plateformes. À cet égard, j'espère que nos travaux éclaireront les différentes réflexions et guideront la consultation des partenaires sociaux, lancée en février par la Commission européenne. L'européanisation de ce nouveau phénomène social et économique est positive, car elle favorisera une future harmonisation que j'appelle de mes voeux. À une autre échelle, l'Organisation internationale du travail a récemment prôné la mise en oeuvre d'une régulation mondiale des rapports entre les plateformes et leurs travailleurs, y compris par la régulation algorithmique. Nous aurons l'occasion d'auditionner l'une de ses représentantes le jeudi 24 juin, afin de disposer d'une vision globale du phénomène et d'élargir le champ de nos réflexions.
Les travaux de cette mission d'information s'annoncent aussi passionnants qu'utiles pour les dizaines de milliers de nos concitoyens travaillant chaque jour au travers des plateformes numériques. Pour avoir regardé les dix métiers où la demande est la plus forte et les réponses les plus faibles, je constate qu'il s'agit surtout de métiers de services et peu qualifiés. Du fait de l'uberisation de la société, nous serons souvent invités à nous demander si telle ou telle activité économique est professionnelle ou non. Même les métiers dits « ingrats » nécessitent des savoirs. Une plateforme interactive, sous la forme de questions-réponses, sera élaborée, ce qui ne manquera pas d'humaniser encore nos propos. Nous attendons aussi des témoignages de travailleurs de ces plateformes, qu'ils soient chauffeur VTC, livreur, restaurateur, prothésiste, etc.
Nous nous réunirons dès que cela sera nécessaire, notamment par visioconférence compte tenu des contraintes de l'agenda législatif. J'apporte ma contribution avec humilité et enthousiasme !
Mme Martine Berthet, présidente. - Merci beaucoup pour ces éléments d'orientation des travaux de la mission d'information. Les questions en suspens, dont l'amélioration des conditions de travail, sont encore nombreuses, et requerront des réflexions approfondies. Nous attendons depuis 2007 un investissement du Gouvernement au travers du fameux plan de soutien aux indépendants. Heureusement, la Commission européenne y travaille.
M. Olivier Jacquin. - Je me félicite que le groupe CRCE ait demandé la création de cette mission d'information et je me réjouis des travaux de prospective que souhaite engager notre rapporteur pour évaluer l'impact des plateformes sur les métiers et l'emploi. En effet, les livreurs à vélo et les chauffeurs de VTC sont des arbres qui cachent la forêt.
Vous avez indiqué, madame la présidente, que le champ de notre mission n'incluait pas le statut des travailleurs, mais ce volet est quasi indispensable. À cet égard, l'excellent rapport d'information de nos collègues Frédérique Puissat, Michel Forissier et Catherine Fournier évoquait clairement la nécessité de s'interroger de nouveau sur le statut d'auto-entrepreneur, l'un des éléments qui conduisent aux dérives constatées.
Nous sommes face à deux types de plateformes : la « giga-factory », qui est territorialisée et qui n'opère pas partout dans le monde, contrairement à la « cloud factory », qui a des approches différentes. Les travailleurs du clic s'affranchissent totalement des frontières, à quelque niveau que ce soit. Le mode de régulation sera donc différent d'une plateforme à l'autre.
Des directives européennes sont en cours d'élaboration, dont une sur les travailleurs des plateformes. La Commission européenne poursuit sa réflexion sur la question des droits sociaux des travailleurs indépendants, sans tomber dans les affres du droit de la concurrence ni créer des ententes et des cartels. De même, une réflexion est en cours sur l'algorithme pour retirer le concept de neutralité technologique de l'outil. On découvre que cette machine presque vivante est dépourvue de neutralité : il y a toujours des hommes et des femmes qui appuient sur le bouton.
Permettez-moi en conclusion de vous faire part de mon étonnement quant à notre calendrier de travail. Je ne connais pas les contraintes, mais il me semble difficile de clôturer nos travaux au 30 septembre. Quoi qu'il en soit, Monique Lubin et moi-même sommes ravis de participer à cette mission d'information extrêmement utile.
Mme Martine Berthet, présidente. - Nous sommes effectivement contraints par des délais réglementaires.
M. Patrick Chaize. - Je souhaiterais poser une question à notre rapporteur sur l'uberisation de l'État. On parle beaucoup du monde économique, mais il pourrait être intéressant d'observer ce que font les administrations. Qu'en pensez-vous ?
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Nous pourrions effectivement intégrer ce volet, car, on le voit bien, la question de l'uberisation se pose dans toutes les sphères d'activité. La visibilité est certes plus grande dans le secteur marchand, mais il n'est qu'à considérer l'algorithme de Parcoursup pour constater que l'administration utilise cet outil de management. Devons-nous examiner cette question d'une manière générale ou sous le prisme des trois fonctions publiques ? Nous le savons, une forme d'uberisation existe déjà dans le domaine de la santé, mais sans le dire ouvertement : disons-le et appelons les choses par leur nom !
M. Patrick Chaize. - Je vous propose d'auditionner Laura Létourneau, qui a publié un livre intitulé Uberisons l'État avant que d'autres ne s'en chargent.
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Si Mme la présidente en est d'accord, nous pourrions organiser une table ronde sur ce sujet.
Mme Martine Berthet, présidente. - La proposition de Patrick Chaize est intéressante. Nous pourrions en effet organiser une table ronde sur cette question. Nous nous retrouvons dans quelques instants pour l'audition de M. Mettling.
La réunion est close à 15 h 10.
- Présidence de Mme Martine Berthet, présidente -
La réunion est ouverte à 15 h 45.
Audition de M. Bruno Mettling, chargé par le ministère du travail de coordonner une mission sur l'emploi des travailleurs des plateformes numériques
Mme Martine Berthet, présidente. - Dans le cadre de notre mission d'information sur le thème de l'uberisation de la société et de l'impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi, nous accueillons aujourd'hui M. Bruno Mettling, qui a été chargé par le ministère du travail de coordonner une mission sur l'emploi des travailleurs des plateformes numériques.
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Monsieur Meetling, vous êtes la première personne auditionnée par notre mission d'information. Peut-être pouvez-vous vous présenter avant que l'on ne vous questionne sur l'objet de la mission ?
M. Bruno Mettling, chargé par le ministère du travail de coordonner une mission sur l'emploi des travailleurs des plateformes numériques. - Celui que vous avez choisi d'interroger aujourd'hui se définit comme un praticien, c'est-à-dire une personne qui observe depuis quelques années déjà l'impact de la transformation numérique sur le travail. J'ai souvent été frappé par le temps de retard de l'État, notamment en matière sociale, lorsque les grandes transformations sont à l'oeuvre. Il y a cinq ans, j'ai conduit, à la demande de M. François Rebsamen, une première réflexion au niveau national sur ce sujet, où se croisaient les points de vue des partenaires sociaux et ceux des experts du numérique. Le travail, remis à l'époque à Mme Myriam El Khomri dans un contexte difficile, avait abouti à une conclusion consensuelle, validée à la fois par le Mouvement des entreprises de France (Medef) et la Confédération générale du travail (CGT). Les partenaires sociaux, confrontés à cette transformation numérique, avaient le souci, d'une part, de construire ensemble un certain nombre d'équilibres et, d'autre part, de traiter avec la même exigence les opportunités et les risques entraînés par cette transformation. À l'époque, nous avions, par exemple, pointé la nécessité du droit à la déconnexion, repris ensuite dans la loi El Khomri.
J'ai également été le directeur des ressources humaines (DRH) d'Orange, premier employeur du numérique en France, pendant la crise sociale que l'entreprise a connue. Au-delà de la nouvelle économie, les gros acteurs industriels sont également confrontés à cette transformation numérique. Plus récemment, j'ai créé une structure dédiée à l'accompagnement de cette transformation. C'est dans ce cadre que Mme Élisabeth Borne, la ministre du travail, m'a demandé de coordonner une task force pour répondre à ce formidable défi.
Ces plateformes ont permis à environ 100 000 personnes d'accéder à l'emploi, sachant que beaucoup d'entre elles étaient, pour des raisons diverses, le plus souvent exclues du marché du travail. Dans le même temps, ces livreurs et ces chauffeurs sont victimes d'un déficit de droits et de protections qui me paraît inacceptable dans notre système social. La question se pose donc : comment y remédier, tout en gardant la dynamique porteuse de cette nouvelle économie ?
En nous appuyant sur une série de rapports - dont celui, de grande qualité, de la mission Frouin -, nous avons pu écrire, de manière rapide, ce projet d'ordonnance pour le Gouvernement. Au-delà du débat légitime sur la question du statut - salarié ou pas -, notre ambition était, dans le cadre de la négociation collective, de progresser sur les droits et les protections de ces travailleurs des plateformes. Quand on examine les problématiques de temps de repos, de revenu minimum, de transparence dans l'accès à l'information, la logique actuellement à l'oeuvre n'est pas respectueuse d'un certain nombre de droits sociaux fondamentaux.
Pour construire un dialogue social, il convient d'abord de désigner des représentants légitimes. Ce projet d'ordonnance, dans un secteur socialement très sensible, n'a pas suscité de protestation sociale, car la concertation fut assez large en amont. Nous avons essayé de définir des équilibres, incluant la responsabilité de l'État dans l'accompagnement de ce nouveau dialogue social. L'idée est d'agir vite, afin de permettre à une négociation de s'enclencher et à des droits nouveaux d'être octroyés.
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Dans le cadre de cette mission d'information, nous avons besoin d'explorer, de façon précise, ce que l'on appelle « l'uberisation de la société ». L'autre aspect concerne l'impact des plateformes sur les métiers et l'emploi ; il faut nous dire ce qui relève de l'activité et ce qui relève de l'emploi, dans la mesure où ces deux termes n'ont pas la même signification.
Je demande à mes collègues de ne pas commenter le fait qu'il s'agisse d'une ordonnance ; ce n'est pas le sujet du débat. L'ordonnance s'intéresse au cas des livreurs et les chauffeurs, mais d'autres secteurs de l'activité économique, me semble-t-il, sont concernés. Pouvez-vous nous en indiquer quelques-uns ? Il serait peut-être bon d'effectuer un travail d'anticipation.
Dans quelle mesure les secteurs économiques « uberisés » sont-ils marqués par la polarisation entre travailleurs à forte et à faible valeur ajoutée ?
Dans votre rapport de 2015 relatif à la transformation numérique, vous évoquez les conséquences de l'uberisation sur le lieu et le temps de travail, sur la rémunération, la fonction managériale et le rapport à la hiérarchie, sur la qualité de vie et la santé au travail. Pouvez-vous nous éclairer sur ces problématiques, ainsi que sur les mobilités et les reconversions professionnelles ?
Quelles évolutions législatives ou réglementaires vous semblent-elles prioritaires, en termes de droit du travail et de droit à la sécurité sociale ?
Concernant les enjeux de la négociation collective, où en sommes-nous après les avancées de la mission Frouin sur les questions du dialogue social et du statut ?
Comment les organisations syndicales traditionnelles appréhendent-elles ces secteurs d'économie touchés par l'uberisation ? Des actions se passent, mais nous avons peu de références dans ce domaine.
Sur la question du dialogue social, des évolutions législatives supplémentaires sont-elles nécessaires ?
Le public concerné adhère-t-il à ce choix de représentation nationale ?
Comment percevez-vous les évolutions de la Commission européenne ? On a pu constater des fortes mobilisations, ainsi que des actes juridiques dans plusieurs pays européens qui ont changé la donne.
Enfin, je souhaite vous entendre sur le rôle de l'algorithme dans le management. On pourrait, à l'échelle de l'État, évoquer l'uberisation de la fonction publique, la plateforme Parcoursup. De mon point de vue, il s'agit d'un outil de subordination et il me semble nécessaire de le réguler.
Mme Martine Berthet, présidente. - Nous avons un temps limité pour réaliser cette mission d'information, puisque nous devons présenter un rapport fin septembre. Le sujet de l'uberisation de l'État, évoqué par notre rapporteur, est très large et mériterait un traitement à part entière.
M. Bruno Mettling. - Notre sujet est encore en cours de construction ; c'est une de nos difficultés. Par exemple, le nombre de travailleurs de ces plateformes susceptibles de voter pour désigner ses représentants est en constante évolution. Tout évolue très vite, et la capacité à suivre en termes d'encadrement législatif et réglementaire représente un énorme défi. Je pense, notamment, à la périlleuse dialectique entre la puissance des algorithmes et les principes de droit auxquels nous sommes tous attachés.
Quand on me demande de résumer l'impact de la transformation numérique sur la situation des salariés, j'aime rappeler qu'un contrat de travail comporte quatre mentions obligatoires : la rémunération, le temps de travail, le lieu de travail et l'autorité sous laquelle se situe le salarié. Trois de ses quatre mentions sont complètement bouleversées par ces nouvelles façons de travailler : la référence à un chef précis, celle à un lieu déterminé, ainsi que les équilibres de temps de travail.
Nous sujet, plus globalement, s'inscrit dans la transformation numérique du travail, ce qui appelle, encore une fois, autant de risques que d'opportunités.
L'ordonnance se concentre, en effet, sur les livreurs et les voitures de transport avec chauffeur (VTC). Il y a deux raisons à cela ; la première concerne la situation de dépendance économique et le déficit de protections de ces catégories, en contradiction avec notre système de protection sociale et même le droit social européen ; la deuxième raison, peut-être plus importante encore, est liée au fait que ces plateformes numériques ont investi des marchés qui n'existaient pas. L'activité de livreur s'est développée avec l'arrivée de ces plateformes, et les chauffeurs VTC sont venus compléter une offre de taxis qui avait besoin d'un peu de renouveau pour assurer le service. Avec l'arrivée de ces plateformes VTC, l'offre des taxis s'est d'ailleurs modernisée.
Établir dans ces deux secteurs des nouveaux équilibres et des nouveaux droits - par exemple, le fait que le statut de salarié ne soit pas la condition sine qua non du développement d'un certain nombre de droits - est sans doute pertinent, mais les élargir à l'ensemble des aides de services à la personne ou des aides aux entreprises comporterait, de mon point de vue, des risques importants. Pour ce qui concerne l'intérim, on viendrait déstabiliser des secteurs préexistants qui emploient des milliers de salariés. Soyons prudents et ne généralisons pas un tel traitement pour des emplois qui représentent un volume aussi important.
En tant que citoyen et observateur du dialogue social, l'absence de contribution au financement de notre protection sociale des plateformes est inconcevable. Le jour où l'on aura défini des modalités de contributions pour ces acteurs économiques qui emploient de plus en plus de travailleurs, on aura beaucoup progressé. Lors de la concertation récente, on a constaté que les représentants des entreprises et des professions libérales étaient parmi les plus virulents pour contester, au nom de la concurrence déloyale, l'extension d'un tel système.
Cet enjeu se heurte aussi au droit à la concurrence européen qui s'oppose à ce que des entreprises employant des livreurs puissent convenir, à l'issue d'un dialogue social, d'un accord collectif, par exemple sur le prix minimum de la course. Nous avons interrogé sur ce thème les autorités de la concurrence européennes, et elles nous ont clairement répondu que la situation était inacceptable. Un projet de directive est en cours ; les autorités à Bruxelles comptent beaucoup sur la présidence française au Conseil de l'Union européenne afin de porter cette directive. Il est indispensable de la faire aboutir, précisant que les accords collectifs signés entre les représentants des travailleurs et les plateformes ne peuvent être qualifiés d'entente ; en effet, si l'on raisonne toujours sous cette menace, on risque de ne pas progresser rapidement sur les droits nouveaux.
En outre, l'ordonnance permet de désigner les représentants des travailleurs, de créer l'autorité accompagnant la mise en place de ce nouveau dialogue social. Il manque cependant encore toutes les thématiques de dialogue social et de désignation des représentants des plateformes. La moitié du chemin a été effectuée, mais, si l'on veut respecter le calendrier fixé par le Gouvernement et que nous avions en tête au moment de la concertation - désignation des représentants des travailleurs au premier semestre de l'année prochaine, dialogue social et premiers résultats au second semestre -, un dispositif législatif doit être rapidement proposé.
Concernant la position des organisations syndicales traditionnelles et la question du salariat, sans prétendre trancher ce débat sensible, je vais donner quelques repères. Le système salarié n'est pas homogène en Europe. La France se caractérise par un niveau de droits et d'obligations associés à ce statut exigeant pour les deux parties. Quand, en Grande-Bretagne, l'on accorde à un chauffeur le statut de worker, celui-ci bénéficie d'un certain nombre de protections complémentaires ; mais je vous rappelle également qu'un contrat de worker peut compter zéro heure de temps de travail. La réponse apportée à la question du salariat est donc très différente selon les pays européens et ne peut être appliquée en France sans conséquence.
Les organisations syndicales en sont de plus en plus conscientes, en défendant la généralisation du statut de salarié pour tous les travailleurs indépendants, on risque de se retrouver avec un questionnement sur les équilibres et une recherche de nouveaux aménagements du statut pour mieux répondre aux contraintes d'activités qui, à terme, vont conduire à une fragilisation du salariat.
Pour ces 100 000 travailleurs et pour ceux à venir, deux options sont envisageables : soit un statut de salarié avec, inéluctablement, des aménagements, des flexibilités, des adaptations du statut ; soit l'octroi de droits et de protections par la négociation collective, avec des accords qui s'imposent à l'ensemble des parties. Ma préférence, vous l'avez compris, va à la seconde option ; celle-ci a l'avantage d'être rapide à mettre en place, et n'enlève rien à tous ceux qui, à travers des décisions de justice ou des actions collectives, utilisent le levier de la requalification pour faire progresser la situation des droits et des protections.
Dans notre système, avec ce niveau de droits et d'obligations associés au statut de salarié et ce déficit de protections dont sont victimes ces travailleurs, il s'agit de favoriser la voie de la négociation collective sous le contrôle de l'État. L'enjeu, selon moi, est moins la défense du statut de salarié que l'octroi des droits et des protections correspondant à une situation. La France doit apporter une réponse spécifique, en cohérence avec son modèle, qui répond à ce déficit de droits sans recourir ce que l'on appelle le « tiers-statut », porteur de beaucoup de déséquilibres.
Toutes les organisations syndicales sont solidaires de la situation de ces travailleurs, mais certaines considèrent qu'elles ont avant tout la légitimité de représenter le travail salarié. D'autres réfléchissent à des formes d'organisation nouvelles. Les attentes de ces travailleurs - leur relation au temps de travail, l'autonomie dont il souhaite conserver le bénéfice - les amènent à penser qu'une projection pure et simple des négociations de branches et des conventions collectives ne serait pas pertinente. En vue des prochaines élections, certaines organisations syndicales s'appuient ainsi sur des associations accueillant ce type de travailleurs. On peut signaler l'important travail réalisé auprès des livreurs par une organisation comme la CGT afin de créer des collectifs ; la Confédération française démocratique du travail (CFDT) s'est également engagée, et Force ouvrière (FO) hésite encore. Toutes les organisations réfléchissent à la manière d'intégrer et de respecter la spécificité de ces travailleurs. Il est prévu que des collectifs de ces travailleurs puissent se présenter aux élections. Je crois beaucoup à des logiques de rapprochement entre les organisations professionnelles traditionnelles et ces nouveaux acteurs, afin de développer le dialogue social. La grande majorité des livreurs et des chauffeurs VTC - même s'ils sont tout à fait conscience de ne pas être dans une situation acceptable - est encore loin d'une prise en compte de l'intérêt d'une organisation collective pour défendre ses droits ; la participation à ce futur scrutin est donc un défi.
Vous avez évoqué la question de la polarisation. Les experts de haut niveau, qui quittent une entreprise et peuvent parfaitement assumer un statut d'indépendant, sont dans une relation d'équilibre avec leur ancienne entreprise. D'ailleurs, les entreprises vont renoncer de façon croissante à garder toutes les compétences en interne. Je vois venir une sorte d'uberisation par le haut, avec des entreprises faisant appel à des compétences externes de haut niveau. Auparavant, les compétences devenaient obsolètes après huit ou dix ans ; désormais, l'obsolescence, par exemple dans le domaine de l'informatique ou du numérique, intervient entre 18 et 24 mois.
À côté de cette uberisation par le haut, potentiellement problématique pour l'emploi très qualifié, il y a bien sûr tout ce qui concerne l'emploi peu qualifié. Les plateformes de mobilité, déjà opérationnelles, vont progressivement s'étendre. Dans tous les cas, l'impact sur l'emploi est à surveiller.
Aujourd'hui, quand on voit la rapidité avec laquelle se développent les plateformes d'intelligence artificielle, la technologie du deep learning ou encore l'automatisation des process, il ne faudrait pas que ce débat sur les plateformes de mobilité et l'uberisation nous fasse perdre de vue le grand défi d'adaptation de notre modèle. Quels seront les emplois de demain pour une main-d'oeuvre qualifiée ? Et comment va-t-on accompagner ces mouvements ? Souvent, quand elles rentrent dans ces logiques d'anticipation de ces transformations, les entreprises repositionnent des collaborateurs. Derrière ce que l'on appelle uberisation - alors qu'il vaudrait mieux parler de transformation numérique du travail - nous attend un défi qui suppose des adaptations et des investissements à long terme.
Mme Martine Berthet, présidente. - Monsieur Mettling, où en sommes-nous du plan annoncé pour les indépendants ? Celui-ci devait faire suite au rapport Frouin. Les propositions avancées, notamment en matière de couverture sociale via les entreprises de portage salarial, ne convenaient pas à une partie des travailleurs des plateformes. Un travail est réalisé au niveau européen, pour lequel vous êtes force de propositions. La directive européenne supplantera-t-elle le plan annoncé à différentes reprises ces derniers mois par M. Alain Griset ?
M. Bruno Mettling. - À ma surprise, les collectifs de travailleurs nous ont exprimé leur refus de voir la protection sociale dans le champ du dialogue social. Dès lors qu'ils sont considérés comme indépendants, ils ne souhaitent pas que les plateformes déterminent pour eux le type de couverture sociale. La protection sociale est sans doute - avec le revenu minimum, les temps de repos et la transparence des algorithmes - l'une des grandes thématiques sur lesquelles il convient de progresser rapidement.
L'idée de légiférer sur l'amélioration de la protection sociale des indépendants est absolument nécessaire. Cela permettrait de couvrir beaucoup mieux les indépendants et, parmi eux, d'abord les plus fragiles, avec un dispositif amélioré. Il y a une vraie attente sur le sujet. J'ai cru comprendre que le projet de loi était toujours en préparation. La mise en place de deux dispositifs permettrait à notre pays de progresser : un premier concernant la protection sociale complémentaire des indépendants, tourné notamment vers les plus fragiles ; et un second favorisant l'organisation et la structuration des représentants des travailleurs de ces plateformes, afin qu'il puisse y avoir une négociation avec accord généralisable. Au-delà du débat légitime sur le salariat, si ces deux dispositifs pouvaient aboutir, on aurait fait progresser la situation de ces travailleurs.
M. Michel Canévet. - La plupart des travailleurs des plateformes préfèrent le statut d'indépendant. Le confirmez-vous ? En conséquence, il faut sans doute travailler sur la question du statut des indépendants et voir les améliorations éventuelles.
Parmi les secteurs susceptibles d'être concernés par ces nouvelles formes de travail, en complément de ceux identifiés, vous avez évoqué les métiers financiers. Des tendances se dégagent-elles ?
M. Bruno Mettling. - La Cour de cassation a rendu un arrêt important, reconnaissant la mise en situation de subordination dans le laps de temps où s'effectue la course. Beaucoup de livreurs ou de chauffeurs VTC souhaiteraient pouvoir continuer à exercer dans le cadre d'une activité d'indépendant. Dans l'équilibre important des droits et des devoirs, je considère que pouvoir choisir, à tout moment, entre vous et votre concurrent n'est pas compatible avec le statut de salarié, ne serait-ce que par rapport au principe de loyauté à l'égard de l'employeur. Le salariat est un recours utilisé pour faire progresser le niveau de protection. Même les collectifs les plus engagés qui, faute d'un dialogue social organisé, utilisent le salariat comme levier de pression, ne veulent pas rendre obligatoire pour tous le statut de salarié. Ils souhaitent que l'option puisse être offerte, ce qui pose des questions.
Je voudrais revenir sur l'exemple, souvent cité, de Just Eat. Cette plateforme, qui a opté pour le statut de salarié pour ses collaborateurs, ne vit que marginalement de l'activité de livraison : à titre principal, elle met en relation directe les restaurateurs et les clients. Elle n'a donc pas la même sensibilité dans son modèle économique, et elle a même intérêt à proposer un statut qualifié. Deux compléments d'information sont intéressants à savoir : le taux élevé de démission des livreurs ayant rejoint Just Eat précisément pour accéder à ce statut salarié ; et le dispositif de sélection mis en place par Just Eat, qui permet d'être plus exigeant sur la qualité de la prestation.
Just Eat tire le modèle vers le haut et peut conduire à améliorer la situation des livreurs ; mais n'imaginons pas non plus que la réponse de cette plateforme soit applicable et généralisable à l'ensemble des plateformes. Il s'agit, avant tout, de mettre l'accent sur la négociation collective et les accords pour faire progresser la situation dès l'année prochaine. Par ailleurs, un dispositif doit pouvoir accompagner ces évolutions et inciter au progrès social, soit à travers des mesures gouvernementales, soit à travers la requalification.
Les services financiers ressortent plutôt d'une logique de disruption numérique. Concernant les plateformes numériques, on observe deux grands enjeux aujourd'hui : les services à l'entreprise et les services à la personne. Dans ces deux domaines se structure une offre d'indépendants. Toutes les activités peu qualifiées, tournées vers la personne ou vers l'entreprise, peuvent proposer des solutions numériques.
Le secteur traditionnel, de son côté, doit adapter son offre ; je pense notamment au secteur de l'intérim. Par exemple, un restaurateur faisant face à la défection brutale d'un collaborateur doit pouvoir trouver en quelques minutes, via un outil numérique, un intérimaire pour deux ou trois heures, avec naturellement un statut de salarié répondant aux conventions de l'intérim. L'économie traditionnelle doit parvenir à un niveau supérieur de souplesse dans son mode de fonctionnement.
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Monsieur Mettling, vous avez fait état d'un avis de l'autorité de la concurrence ; est-ce à l'échelle nationale ou européenne ?
M. Bruno Mettling. - Nous avons eu, dans le cadre de nos travaux, un échange avec la direction générale de la concurrence de la Commission européenne. Un projet de directive existe ; celle-ci précise la situation de l'accord résultant d'une négociation, afin qu'il ne soit plus qualifié d'entente. Par ailleurs, une grande consultation a été organisée au niveau européen, couvrant l'ensemble du statut du travailleur numérique
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Vous avez évoqué aussi la question de l'externalisation pour les entreprises. Parmi les acteurs économiques, certains externalisent déjà des missions. Est-ce pour baisser le coût du travail ?
Vous avez évoqué les restaurateurs ; j'ai un problème avec les dark kitchen, que l'on a vu fleurir ces derniers temps. Ces derniers amènent-ils, selon vous, une évolution positive des métiers de la restauration ? Je vois l'externalisation de manière moins uniforme et plus dialectique.
La confusion existant entre la notion d'autonomie et celle d'indépendance, du point de vue des travailleurs des plateformes numériques de travail, m'a beaucoup frappé. Dans ce bouleversement de la nature du travail, j'ai pu également constater un isolement profond. Cette chape de solitude et d'invisibilité a des conséquences sur la façon de s'organiser, de revendiquer, de discuter, de travailler ; je souhaitais partager ce ressenti.
M. Bruno Mettling. - Le fait que les entreprises aient recours à des contributions externes n'est pas nouveau, mais la facilité d'accès et la profondeur de l'offre viennent accentuer le phénomène. Quand j'ai commencé à travailler pour des entreprises internationales, il était courant de disposer en interne d'équipes de traduction ; aujourd'hui, les entreprises font systématiquement appel à une plateforme.
Ce constat n'est pas forcément porteur de graves déséquilibres, mais il indique bien que le statut de salarié n'est plus forcément lié au coeur de la compétence. Cela complète le panorama sur l'uberisation de l'économie, y compris lorsque celle-ci touche des fonctions à très haute valeur ajoutée.
Il est important pour une entreprise de définir des compétences clés, sur lesquelles elle peut fidéliser ses salariés et investir dans la durée. D'ici à cinq ou sept ans, on demandera autant à un DRH de gérer un portefeuille de compétences - pour certaines dans l'entreprise, pour d'autres à l'extérieur - qu'un certain nombre d'emplois.
J'ai été l'un des premiers observateurs à dire que le télétravail à 100 % était une bêtise. Je crois profondément à la dimension collective, source de performance et de productivité ; je crois, en effet, au risque d'isolement des télétravailleurs ; je crois à cette nouvelle façon de travailler en mode hybride ; je crois à la représentation des intérêts par les organisations syndicales, et celle-ci ne se combine pas bien avec le télétravail.
Mme Martine Berthet, présidente. - On voit bien que la crise sanitaire et les périodes de confinement ont changé les pratiques. Monsieur Mettling, merci pour votre intervention ; nous regarderons avec intérêt la suite de vos travaux, ainsi que les prochaines initiatives du Gouvernement.
La réunion est close à 16 h 50.
Jeudi 24 juin 2021
- Présidence de M. Michel Canévet, vice-président -
La réunion est ouverte à 11 heures.
Audition de Mme Uma Rani, chercheuse à l'Organisation internationale du travail, co-auteure du rapport « Les plateformes de travail numérique et l'avenir du travail : Pour un travail décent dans le monde en ligne »
M. Michel Canévet, président. - Madame Uma Rani, vous êtes économiste senior au département de recherche de l'Organisation internationale du travail (OIT) à Genève, et je vous remercie d'avoir accepté cette audition du Sénat français.
En 2021, vous avez coordonné une étude sur le rôle des plateformes numériques dans la transformation du monde du travail ; cette étude fut menée dans 100 pays, auprès de 12 000 travailleurs ; les entretiens ont été conduits avec des représentants de 70 entreprises de différents types, de 16 entreprises de plateformes et de 14 associations de travailleurs de plateformes à travers le monde, dans de multiples secteurs.
Cette étude correspond au thème de la mission d'information qui s'est constituée mardi dernier au Sénat. Vous constatez que ces plateformes transforment les processus de travail, avec des implications majeures pour l'avenir du travail à un double niveau : les plateformes en ligne, situées physiquement dans les États, remettent en question nos modèles sociaux ; et les plateformes géolocalisées, partout ailleurs dans le monde, concurrencent de façon déloyale les entreprises traditionnelles, notamment sur le plan de la fiscalité et de la réglementation du travail.
Votre étude souligne que la France est l'un des États qui a commencé à apporter des réponses réglementaires à ces nouvelles conditions de travail. Cependant, compte tenu de la dimension transnationale du sujet, une convention internationale semble appropriée. Un tel instrument juridique est-il en préparation à l'OIT ?
Après votre propos liminaire, le rapporteur de la mission d'information, mon collègue M. Pascal Savoldelli, vous posera des questions, de même que les autres sénateurs participant à cette audition.
Mme Uma Rani, chercheuse à l'Organisation internationale du travail. - Merci de m'accueillir au Sénat pour vous présenter ce rapport. Comme vous l'avez très justement indiqué, les plateformes numériques entraînent des changements considérables et transforment le monde du travail. Ces plateformes peuvent opérer sous différentes juridictions, à partir de n'importe quel endroit et quel que soit le lieu de travail des travailleurs. Dans ce cadre, elles redéfinissent la nature des échanges économiques et apportent des changements rapides aux conditions de travail.
Je souhaite souligner quatre éléments.
Premièrement, les plateformes utilisent des algorithmes permettant d'évaluer et de répartir la charge de travail. C'est un changement fondamental par rapport à la gestion humaine habituelle du travail, et ces pratiques sont désormais de plus en plus souvent adoptées par les entreprises de l'économie traditionnelle.
Deuxièmement, l'investissement et les coûts opérationnels sont portés par les travailleurs, qui doivent eux-mêmes se doter des instruments leur permettant de travailler. Un double marché du travail s'est créé, avec des employés qui travaillent directement pour les plateformes et de très nombreux travailleurs extérieurs. Les travailleurs de la première catégorie bénéficient de tous les avantages accordés aux travailleurs salariés, au contraire de ceux de la deuxième catégorie, souvent des contractuels ou des travailleurs indépendants, envers lesquels les plateformes n'ont aucune responsabilité. Le travail de ces derniers est réglementé par un accord de service élaboré de façon unilatérale par les plateformes, sans aucune consultation avec les partenaires sociaux.
Troisièmement, le modèle de tarification de ces plateformes consiste à donner des salaires différents aux travailleurs. Faire payer des cotisations est tout à fait contraire aux instruments des différentes conventions sur le travail, qui interdisent aux employeurs de faire payer ce type de cotisation ; cela entraîne un changement absolument fondamental.
Enfin, différents types de sociétés dépendent de plus en plus de ces plateformes pour réduire leurs coûts et avoir accès à un ensemble de travailleurs, avec des talents et des compétences différentes à l'échelle mondiale. Cela offre notamment des opportunités pour les femmes, les personnes handicapées, les migrants ou encore les travailleurs dans les pays en développement.
Après cet état des lieux, je souhaite pointer un certain nombre de difficultés.
On a notamment constaté que, pour beaucoup de travailleurs des plateformes, les revenus sont faibles. Environ 50 % des travailleurs gagnent moins de 2,50 dollars de l'heure - de 3,3 à 7,5 dollars pour les travailleurs des plateformes en ligne ; de 0,9 à 8,6 dollars pour ceux des plateformes géolocalisées. Un grand nombre de ces travailleurs paient une commission très élevée, pouvant aller jusqu'à 40 %, à soustraire de leurs revenus ; et un grand nombre également travaillent de longues heures pour les plateformes géolocalisées, jusqu'à 80 heures par semaine. Dans le cadre des plateformes en ligne, les travailleurs doivent effectuer des tâches pour lesquelles ils ne sont pas payés, avec environ un tiers de leur temps de travail consacré à la réalisation de tâches non rémunérées mais pourtant nécessaires pour leur permettre de réaliser des tâches rémunérées. Les travailleurs dans les pays en développement gagnent 60 % de moins que ceux des pays développés ; on trouve également des différences en fonction du genre et de l'âge.
Le deuxième type de problème que je souhaite mentionner est l'absence de protection sociale pour les travailleurs de ces plateformes. En particulier dans les pays en développement, une très faible proportion de ces travailleurs a accès à une protection sociale ; dans les pays développés, cet accès est généralement meilleur.
Ces plateformes jouissent d'une grande liberté, mais les pratiques de gestion sont contraintes par les rémunérations, variables, qui leur sont accordées. Dans un certain nombre de pays, ces mécanismes de correction ou de redressement ne sont pas disponibles. Dans certaines plateformes, les annulations de travail ont des conséquences considérables sur l'accès au travail et sur la désactivation des travailleurs.
Enfin, la dernière difficulté concerne les travailleurs hautement qualifiés, auxquels ces plateformes n'offrent aucune perspective de carrière.
En raison du nombre de problèmes que posent ces plateformes, beaucoup de pays sont intervenus en faveur d'une réglementation ; certains, les pays développés notamment, se sont attachés aux caractéristiques de l'emploi et aux relations de travail ; d'autres, les pays en développement, ont mis l'accent sur la question des prix et ont essayé d'imposer des mesures de sécurité sociale ; en Europe, des pays ont également voulu s'attaquer aux problèmes de santé au travail, de temps de travail, et de protection des données.
Au regard de la diversité des interventions réalisées dans le monde, il est difficile d'envisager une homogénéité en matière de réglementation. Il faudrait instaurer un dialogue politique et une coordination à l'échelle internationale, afin de veiller à ce que les conditions de travail de ces travailleurs soient protégées. Pour cela, notre rapport établit quinze recommandations, dans le domaine du droit du travail, du droit de la concurrence, et en matière fiscale.
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Madame Uma Rani, j'ai eu l'occasion de lire un résumé analytique de votre rapport, très riche, de février 2021.
Quels sont les principaux secteurs économiques concernés par l'émergence de ces plateformes de travail ? Et quel impact cette émergence a-t-elle sur les métiers et l'emploi ?
Comment pourrait-on renforcer la transparence des processus algorithmiques qui déterminent les conditions de travail de ces travailleurs ?
Vous aviez déjà effectué un énorme travail sur le même sujet en 2018, et vous venez donc de présenter ce nouveau rapport en 2021. Quelles évolutions avez-vous pu constater en trois ans ? Ce phénomène d'uberisation de l'économie produit des mouvements extrêmement rapides. Votre analyse de la séquence récente nous sera donc très utile.
Mme Uma Rani. - Les plateformes numériques communiquent beaucoup sur le fait qu'elles créent des opportunités d'emploi et de revenus. Prenons l'exemple du secteur des taxis qui existait et continue d'exister sur le marché du travail traditionnel ; dans les pays développés, les plateformes ont offert des possibilités de revenus à un petit segment de travailleurs qui était exclu de l'offre traditionnelle des chauffeurs de taxis ; et dans les pays en développement, les chauffeurs de taxis traditionnels font déjà partie d'un marché traditionnel. Il convient donc d'être prudent sur le sujet des créations de revenus.
Dans les secteurs traditionnels, où les droits des travailleurs sont décidés par des accords collectifs, la situation a empiré avec l'arrivée des plateformes ; en s'appuyant sur la loi de l'offre et de la demande, les droits des travailleurs sont désormais revus à la baisse. Il faudrait s'assurer que les prix des taxis, fixés par les gouvernements sur la base d'un certain nombre de caractéristiques, soient bien respectés ; et c'est le même raisonnement pour beaucoup d'autres secteurs.
On observe aujourd'hui une interpénétration entre les activités. Il y a toute une série de secteurs - le traitement des données, la traduction, la transcription, la programmation d'ordinateurs - où les plateformes se sont imposées. Toutes ces activités existaient auparavant sur le marché traditionnel ; ce sont des activités souvent anciennes, dans lesquelles les prix ou les taux ont été déterminés par des accords sectoriels ou d'autres mécanismes du même genre. Les plateformes sont en train de précariser un grand nombre de ces activités ; je pense notamment au secteur de la manufacture, à celui de l'automobile. Beaucoup de tâches, dans ces secteurs, sont confiées à des sous-traitants dans des pays en développement - en Asie, en Afrique ou en Amérique latine - où elles sont réalisées par des travailleurs hautement qualifiés à des salaires très bas. Les plateformes disent qu'elles créent des emplois ; en réalité, elles précarisent ceux qui existaient déjà dans le secteur traditionnel.
Votre deuxième question portait sur le renforcement du processus algorithmique. Je pense, en effet, qu'il s'agit d'une chose importante. À l'OIT, nous travaillons en ce moment sur les secteurs des entrepôts et des hôpitaux pour comprendre dans quelle mesure les pratiques de gestion sont influencées par les algorithmes. Les pays doivent intervenir rapidement, car les algorithmes et l'intelligence artificielle ne sont pas des sujets accessibles.
Il s'agit notamment de bien comprendre le code source. L'Espagne a pris des mesures, mais elles sont insuffisantes, il faut aller plus loin. Qu'est-ce qui figure dans le code source ? Nous devons avoir plus de détails sur la manière dont tout cela est constitué.
Dans ces plateformes, de la répartition du travail au paiement, tout est automatisé. Lorsque vous effectuez un travail par exemple, un algorithme décide si votre travail est bon ou pas, si vous devez être récompensé ou non ; il n'y a aucune intervention humaine et il n'existe aucun mécanisme de recours pour les travailleurs. C'est un problème que nous devons régler, en demandant une intervention humaine plutôt que de l'intelligence artificielle.
Pour les plateformes de taxis notamment, on parle beaucoup de liberté, de souplesse, d'autonomie ; tout cela, bien sûr, n'existe pas. Souvent, les chauffeurs doivent payer des amendes liées à certains comportements ; ce genre de pratiques ne doit pas être autorisé.
En 2018, lorsque nous avons rédigé notre rapport, nous travaillions uniquement sur les entreprises de micro-travail. Nous souhaitions élargir le champ d'étude, et nous avons commencé à examiner les plateformes d'indépendants ou encore celles de programmation d'ordinateurs. Il faut trouver des solutions dans toute une série de domaines : la science informatique, la médecine et beaucoup d'autres encore.
Les entreprises de télécommunications ne comptent plus sur leurs compétences en interne et s'adressent aux plateformes de mise en relation avec des travailleurs indépendants pour réaliser le même travail à un tarif le plus bas possible.
Un changement important est intervenu entre le mois de février précédant l'apparition du covid-19 et aujourd'hui, avec une « plateformisation » croissante du travail, y compris dans des secteurs traditionnels tels les soins à domicile. La situation commence à devenir inquiétante.
Mme Dominique Vérien. - Merci beaucoup pour ces propos édifiants. Vous avez dit que les femmes étaient moins bien payées que les hommes, y compris en raison de l'existence de ces plateformes. Est-ce parce qu'elles font moins d'heures et que, pour disposer d'un revenu correct, il leur faudrait travailler entre 65 et 85 heures par semaine, ce qui est souvent impossible à cause de l'inégalité dans le partage des tâches domestiques ?
Mme Uma Rani. - Nous calculons les revenus par heure. Or en fonction du type d'activité choisie, elles se retrouvent à être moins payées que les hommes. Mais on constate aussi que, sur certaines plateformes, pour le même travail, elles font l'objet d'une discrimination non identifiée qui aboutit au même résultat : elles touchent moins que les hommes. En résumé, les inégalités sont d'ordre algorithmique, mais résultent aussi du fait que ce sont des femmes.
M. Michel Canévet, président. - Je souhaite revenir sur la question que j'ai évoquée lors de mon propos liminaire. Compte tenu du caractère transnational du développement de ces pratiques « uberisées », un instrument juridique serait-il en préparation au niveau de l'OIT ?
M. Olivier Jacquin. - Merci beaucoup pour votre exposé passionnant. J'aurai une seule question : dans le fonctionnement de ces plateformes, qu'est-ce qui doit, selon vous, trouver une régulation au niveau européen et qu'est-ce qui doit relever des normes étatiques ? S'agissant de la CloudFactory, tous les problèmes liés à la transparence des algorithmes doivent être réglés au niveau européen. Je pense aussi au statut des indépendants et à la possibilité d'engager un dialogue social sans que cela soit considéré comme une entente par le droit européen de la concurrence. Cependant, beaucoup de questions sociales doivent être examinées à l'échelle de chaque État.
Mme Uma Rani. - Comme indiqué très clairement dans le rapport, il faut d'abord engager un dialogue politique international et national, ainsi qu'une bonne coordination, entre les entreprises de plateformes, les travailleurs et les autorités. Les situations sont en effet très diverses selon les endroits, avec des micro-travailleurs ou autres. Les gouvernements doivent commencer à discuter avec ces entreprises pour comprendre comment elles mettent en place leurs accords de services, si elles agissent de façon unilatérale et si les conditions de travail doivent être améliorées, et dans quelle mesure le droit national, s'il s'applique, doit être renforcé.
Les accords de services des plateformes sont déterminés de façon unilatérale par celles-ci sans aucune consultation des travailleurs. Garantir leur statut est pourtant indispensable, et cela doit passer par la définition de leurs heures de travail et l'élaboration de règles qui leur garantiront un traitement correct. Dans la mesure où certaines plateformes relèvent de plusieurs juridictions, il faut à tout le moins renforcer la réglementation nationale, européenne et internationale, pour opérer des rapprochements en vue de l'acceptation de règles de travail appropriées pour tous.
Deuxièmement, il faut veiller à ce que les travailleurs indépendants aient le droit de négocier collectivement certaines tâches qu'ils exécutent sur les plateformes.
Troisièmement, la transparence des algorithmes sous toutes les formes, qu'il s'agisse, entre autres, de la répartition et de l'évaluation des performances, est une nécessité absolue ! Le dialogue sera long, mais il est temps de l'ouvrir dès maintenant, car le travail sur plateforme concerne de plus en plus de secteurs de l'économie.
Vous avez commencé les consultations avec certaines entreprises de transport, qui devraient aboutir à de nouvelles normes d'ici à la fin de l'année. Cela constituera un excellent point de départ pour avancer en la matière. Certains pays ont déjà pris des mesures, mais notre action au niveau national doit être plus forte pour que les travailleurs soient protégés et non exploités par les plateformes.
Enfin, les instances gouvernantes de l'OIT ont approuvé au mois de mars une réunion tripartite d'experts sur les plateformes de travail numériques, qui aura lieu entre les mois de juillet et septembre 2022. Cela nous offrira la possibilité de discuter des conditions de travail des travailleurs de ces plateformes. Espérons que nous pourrons progresser en vue de la mise au point d'un instrument protecteur dans le cadre de l'adoption d'une convention à plus long terme. Mais nous pouvons d'ores et déjà nous réjouir de cette possibilité de discussion.
M. Michel Canévet, président. - Vous confirmez qu'un outil serait proposé d'ici à la fin de l'année. Cela est particulièrement nécessaire concernant la transparence des algorithmes. Je souhaiterais aussi vous poser une question sur le statut des travailleurs de ces plateformes. En France, la plupart d'entre eux ont adopté le statut d'indépendant, certains étant recrutés en tant que salariés. Compte tenu du développement à venir des métiers liés aux plateformes, pensez-vous que l'adoption d'un statut intermédiaire serait plus appropriée ?
Mme Uma Rani. - À mes yeux, il faut être très prudent dans notre progression. Le cas d'une catégorie intermédiaire a été appuyé par une décision de la Cour suprême prise juste avant notre rapport, qui prévoit des salaires minimums et des avantages concernant notamment les congés payés. C'est une excellente chose, mais cela concernera-t-il tous les travailleurs sans restriction ? Il faut commencer par voir quels sont les avantages dont les travailleurs devraient bénéficier, le point de départ étant un revenu minimum, des congés maladie, une protection sociale, une pension et un temps de travail non limité : c'est une recommandation que nous allons formuler, en les mettant dans une catégorie intermédiaire. La difficulté vient du fait qu'un travailleur, quel que soit le nom qui lui est attribué, doit obtenir tous les avantages afférents à cette catégorie, y compris le droit de négocier. Il est donc délicat de se lancer tête baissée dans le processus.
En outre, il est quelque peu délicat de vouloir examiner toute cette question à l'aune de l'autonomie et du contrôle pour savoir si un travailleur est indépendant ou non. En effet, dans toutes sortes de plateformes - et pas uniquement celles qui regroupent des chauffeurs de taxi ou des livreurs -, les travailleurs ne disposent pas nécessairement de cette autonomie. Ils reçoivent des instructions, sont suivis et surveillés, et si leur travail n'est pas effectué correctement, c'est souvent un client qui obtient ce travail. Il existe donc bien un problème dans la relation entre l'employeur et l'employé. Il est très important que les clients et les entreprises ne se déchargent pas de leur responsabilité en la transférant au travailleur. Il ne faut pas avoir peur d'une éventuelle disparition des plateformes. Les travailleurs, soumis à des conditions de travail bien pires, auraient de toute façon été employés sur le marché traditionnel du travail. Si nous partons de ces postulats, nous pourrions participer à l'amélioration des conditions de vie des travailleurs, et de la société en général.
Enfin, il faut garder à l'esprit que la plupart des plateformes n'ont pas réalisé de bénéfices et financent leurs coûts sous la forme de venture capital.
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Vous avez souligné que ces nouvelles plateformes numériques de travail précarisent certains travailleurs et modifient certains métiers de différents secteurs. Avez-vous constaté que ce modèle économique et social en expansion touchait les services publics, à l'instar de la livraison de courrier, autrefois exécutée exclusivement par La Poste, et qui l'est désormais également par Stuart, une nouvelle plateforme numérique de travail ayant reçu une délégation de service public (DSP) ? Comment imaginez-vous la représentation de ces travailleurs, ainsi que les éventuelles négociations collectives et individuelles, encore inexistantes aujourd'hui ? Dernière question, je m'interroge sur le management de l'algorithme : n'avons-nous pas à définir au niveau tant national qu'international l'intermédiation numérique ? Si celle-ci est la seule à alimenter l'offre et la demande, les travailleurs ne seront plus protégés par aucune norme, à quelque niveau qu'elle se situe. J'aimerais bénéficier de votre expertise à ce sujet, dont le périmètre est extrêmement large.
Mme Uma Rani. - Merci pour ces excellentes questions. Je commencerai par la deuxième : comment envisageons-nous la représentation, qui inclut notamment la négociation collective ? La technologie, qui entraîne l'exploitation des travailleurs peut également être utilisée de façon très efficace par les travailleurs eux-mêmes afin de lutter pour leurs droits. Ce fut le cas au Royaume-Uni où des associations de chauffeurs ont organisé des grèves sur leur site. De même, au Costa Rica, des travailleurs s'organisent sur WhatsApp pour refuser certaines commandes dans le but de modifier la façon dont le calcul des paiements est réalisé. Ces manifestations informelles se sont révélées efficaces.
Des tentatives similaires ont eu lieu un peu partout dans le monde pour améliorer les relations de travail. Il faut voir comment les syndicats traditionnels peuvent en reprendre certaines et les intégrer pour lutter en faveur des droits des travailleurs. Quel que soit le résultat escompté, l'élan est déjà donné pour que nous allions à la table des négociations. Nous avons constaté que, très souvent, les livreurs essaient de créer un espace avec d'autres travailleurs précaires pour attirer l'attention du public, faire intervenir les municipalités et avoir un échange sur l'amélioration de leurs droits. Ce sont des cas particuliers, mais ils ont montré que toute action pouvait avoir un retentissement positif. Dans les pays nordiques, la négociation collective est en train de se mettre en place, mais à une très petite échelle. Cela pourrait être un moyen pour qu'un grand nombre de ces entreprises concluent des accords sectoriels et s'assurent de la protection de leurs travailleurs. Voilà comment faire en sorte que les travailleurs soient en mesure de négocier leurs conditions de travail.
Vous avez indiqué, à juste titre, que les plateformes concernaient de plus en plus de secteurs traditionnels et les précarisaient. Il est très difficile de savoir dans quelle mesure les services publics sont visés, mais je ne serai pas surprise que cela se produise déjà dans les hôpitaux, dont certains établissements de santé privés, où des plateformes ont proposé les services d'infirmières ou de médecins très qualifiés. Pendant la pandémie de la covid, ces deux plateformes ont fort bien fonctionné pour faire face à la pandémie. Au demeurant, on ne sait pas très bien si cette pratique s'est développée en Europe ou ailleurs. Quoi qu'il en soit, la pénétration est maintenant très nette dans ce domaine.
S'agissant des algorithmes et l'intermédiation numérique, il faut effectivement parler de réglementation nationale et internationale. Une convention de l'OIT sur les agences de travail devrait s'appliquer à ces plateformes. Ce pourrait être un point de départ pour nous, mais une réglementation au niveau international est également nécessaire, car il s'agit d'un domaine virtuel, avec le risque de mouvance vers d'autres pays. Il faut se pencher très sérieusement sur ce sujet, ainsi que sur la fiscalité des entreprises. Certaines mesures ont déjà été prises lors du dernier G7, et la situation de ce type de plateformes devrait être approfondie la prochaine fois.
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Peut-on dire que certaines pathologies ou affections spécifiques comme des burn-out ou du stress chronique sont directement liées au travail des plateformes ? Des modifications très importantes, notamment statutaires, ont été réalisées en Belgique après la mise en lumière d'un nombre beaucoup plus important d'accidents chez les livreurs. Quelle est votre évaluation de la situation ?
Mme Uma Rani. - Nous avons effectivement constaté un grand nombre de risques et de mesures discriminatoires à l'encontre de ces travailleurs en raison de la nature des tâches réalisées. Dans une très large mesure, les risques sont liés à la durée des heures de travail effectuées sans repos, ils s'accroissent pour les chauffeurs de taxi et les livreurs, ainsi que pour les travailleurs de nuit travaillant sur des plateformes indépendantes et ceux qui sont soumis à des délais très contraints ou à une forte charge psychologique liée à une activité intense ou stressante. C'est un vaste domaine de préoccupation.
M. Michel Canévet, président. - Vous avez évoqué précédemment la précarisation liée au transfert d'emploi. Ne pourrait-on considérer néanmoins que le développement de ces plateformes est propice à la création de nouveaux emplois, plutôt qu'à la substitution de certains d'entre eux, et à l'apparition d'une nouvelle valeur ajoutée ?
Mme Uma Rani. - Les plateformes créent 10 % à 15 % de nouveaux emplois, mais la plupart d'entre eux existent déjà dans le secteur traditionnel. Soyons précis : une partie des nouveaux emplois résulte seulement du nettoyage et du traitement des données ou de la capitalisation, je ne pense donc pas que les plateformes créent toute une série de nouveaux emplois. En réalité, si ces plateformes novatrices ont été créées, c'est parce qu'un besoin se faisait sentir pour certains types de compétences et de manières de travailler. Elles étaient au départ destinées à être des intermédiaires. Il en est de même pour les plateformes indépendantes, dont Microsoft et Amazon - la première sur le marché -, qui ont immédiatement présenté l'avantage de pouvoir réaliser le travail que d'autres entreprises ne pouvaient effectuer elles-mêmes. Et cela est possible pour n'importe quelle tâche, même traditionnelle comme la transcription, la traduction, ou encore la programmation. Autre avantage, la main d'oeuvre est bon marché. Mais cette efficacité du marché du travail risque d'entraîner une dégradation des conditions de travail pour les exécutants, voire la précarisation de leur emploi, comme cela se répand un peu partout depuis les années 1990 sur les chaînes d'approvisionnement des entreprises. De plus, des travailleurs sont mélangés aux clients, ce qui soulève d'autres difficultés. En réalité, la création d'emploi touche moins de 10 % des emplois.
M. Michel Canévet, président. - Merci de cet échange très fructueux et de nous avoir permis de partager le fruit de vos observations. Espérons que la négociation collective pourra être conclusive afin que nous aboutissions à des solutions les plus équitables possible et les plus respectueuses de l'humain.
La réunion est close à 12 h 05.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.