- Mardi 16 mars 2021
- Paupérisation des quartiers prioritaires de la ville et du parc HLM - Audition de M. Philippe Rio, maire de Grigny
- Habitat privé dégradé - Audition de M. Nicolas Binet, ancien directeur de Marseille rénovation urbaine, Mmes Joëlle Boneu, directrice générale adjointe de l'Établissement public foncier d'Île-de-France (EPFIF) et Valérie Mancret-Taylor, directrice générale de l'Agence nationale de l'habitat (ANAH)
Mardi 16 mars 2021
- Présidence de Mme Annie Le Houerou, présidente -
La réunion est ouverte à 16 heures.
Paupérisation des quartiers prioritaires de la ville et du parc HLM - Audition de M. Philippe Rio, maire de Grigny
Mme Annie Le Houerou, présidente. - Mes chers collègues, nous commençons notre programme de ce mardi par l'audition, en visioconférence, de M. Philippe Rio, maire de Grigny et signataire de « l'appel du 14 novembre 2020 » émis par un grand nombre de maires concernés par la politique de la ville.
Monsieur Rio, je vous remercie d'avoir accepté l'invitation de notre mission d'information. Avec vos collègues signataires de l'appel du 14 novembre, vous avez souhaité alerter le Président de la République sur l'évolution des quartiers prioritaires de la ville (QPV), en employant des expressions très fortes, comme la « non-assistance à territoires en danger ».
Je vous propose de débuter cette audition par un propos liminaire d'une quinzaine de minutes. Vous pourriez notamment nous livrer vos constats de terrain sur les sujets en lien avec l'objet de nos travaux. Vous pourriez également nous préciser comment la situation a évolué dans votre ville (et chez vos collègues signataires) depuis l'appel du 14 novembre ? La crise économique et sanitaire s'est-elle aggravée ?
Nous ouvrirons ensuite une phase d'échanges, en commençant par les questions de notre rapporteur, Mme Frédérique Puissat. Je vous rappelle que cette audition fera l'objet d'une captation vidéo qui sera retransmise en direct sur le site internet du Sénat et sera consultable en vidéo à la demande.
M. Philippe Rio, maire de Grigny. - Comme vous l'avez souligné, les maires signataires de l'appel du 14-novembre ont employé des termes forts. Ceux-ci nous semblaient pleinement justifiés : alors même que nos quartiers étaient frappés par la crise épidémique, que ce soit en termes de surmortalité ou en termes économiques et sociaux, le train de la relance ne semblait pas devoir s'arrêter chez nous au fil des annonces du Gouvernement. Nous devions donc sonner l'alarme.
Je voudrais revenir sur les conséquences économiques de la crise dans une ville comme Grigny. Lors du premier confinement, « l'armée des précaires » a cessé de travailler, sans filet de sécurité. Depuis, beaucoup n'ont pas repris d'activité et n'ont donc plus de salaires. Ceux qui ont continué étaient ceux qu'on a baptisé les « premiers - ou seconds - de corvée ».
Nous avons constaté une augmentation des impayés de loyer. Et, dans les copropriétés difficiles, les impayés de charges se sont envolés : + 100 % au cours de l'année 2020. À cet égard, nous avons réclamé au Gouvernement la création de l'Observatoire des impayés de loyers et de charges, qui s'est concrétisée depuis lors.
Par ailleurs, nous avons constaté une hausse de l'ordre de 20 % des demandes de revenu de solidarité active (RSA) et une augmentation encore plus forte des inscriptions auprès des associations caritatives, comprise entre 30 et 40 %. La crise alimentaire a été forte et soudaine. Les associations ont su se mobiliser pour y faire face et nous les avons évidemment soutenues. À Grigny, nous avons ainsi servi jusqu'à 1200 colis par semaine, ce qui est un record.
Il faut souligner que globalement, dans les quartiers populaires, les crises sont plus fortes, plus impactantes et plus durables qu'ailleurs. Et nous ne pouvons pas négliger que l'accélération de la misère peut parfois créer les conditions d'un « décrochage républicain ».
Aujourd'hui, nous nous sommes relevés du premier confinement. Néanmoins, la présence de nouveaux arrivants dans nos centres communaux d'action sociale (CCAS) et dans les associations caritatives, par exemple des personnes âgées isolées - bien que nous ayons une population plus jeune que la moyenne.
Face à cette situation, je relève un point positif : nous avons pu adapter nos services publics, en lien avec les associations, pour tisser de nouvelles relations de proximité et aller au plus près des personnes qui en avaient besoin.
Je voudrais enfin évoquer la question éducative puisque nos quartiers concentrent aussi les inégalités scolaires. Je salue la forte mobilisation des enseignants pendant cette période qui ont parfois accompagné des familles et même détecté des situations de fragilité alimentaire - dans un cadre défini en accord avec le ministère de l'éducation nationale. De ce fait, nous n'avons « perdu » que peu d'enfants et nous avons ainsi évité un décrochage massif des élèves de nos quartiers.
Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - Merci, Monsieur Rio, pour cette introduction et, ajouterai-je, pour l'appel du 14-novembre.
Vous avez bien décrit la façon dont la crise a touché la population d'une ville comme Grigny. Simplement, comme l'ont montré nos précédentes auditions, il est souvent difficile d'objectiver ces choses vues ou ressenties. De votre côté, avez-vous des éléments, statistiques par exemple, afin d'objectiver, par exemple, le basculement d'une partie de la population de la précarité vers la pauvreté ?
Ensuite, vous avez parlé d'une partie de la population qui n'avait pas de filet de protection. Pourtant, il faut reconnaître que le système de protection sociale a globalement joué son rôle pendant la crise épidémique. Pas pour tout le monde tout de suite, il est vrai, l'intérim n'ayant été concerné par l'activité partielle que dans un deuxième temps. Mais, au bout du compte, reste-t-il des personnes qui n'ont jamais disposé de solution et qui auraient ainsi basculé dans la pauvreté ?
Enfin, pour votre ville et chez vos collègues signataires de l'appel du 14 novembre, comment les choses ont-elles évolué depuis lors ? Et quelles préconisations pourriez-vous faire afin que nous soyons plus réactifs et plus efficaces d'un point de vue social si, par exemple, un nouveau confinement devait se produire ?
M. Philippe Rio. - En premier lieu, je voudrais revenir sur les 120 premiers signataires de l'appel du 14-novenbre. Ces communes ne sont pas toutes, loin de là, des villes de banlieue de grandes métropoles mais aussi souvent, et j'en ai été surpris, des villes moyennes, telles qu'Albi, Cahors, Aurillac, Montceau-les-Mines, Le Creusot, etc. Je remercie d'ailleurs le Sénat et son président, qui nous ont reçus et soutenus de manière transpartisane. Ce n'est qu'à la fin que les grandes villes nous ont rejoints. Cela montre que la crise a frappé fortement l'ensemble du pays.
Pour ce qui concerne ma description des populations « sans filet », vous avez raison, je me référais aux conséquences immédiates du premier confinement à de son effet « blast ». Mais il est juste de relever que, dans un deuxième temps, les intérimaires ont pu également bénéficier d'un dispositif comme l'activité partielle.
Vous aimeriez avoir des chiffres et des éléments pour objectiver la situation. Moi aussi car j'avoue manquer de telles données pour ne pas piloter dans le brouillard dans une ville qui, je le rappelle, détient le triste record d'avoir la moitié de sa population sous le seuil de pauvreté. Or les données sont éparpillées : le RSA aux départements, les chômeurs à Pôle emploi, etc. et elles sont publiées tardivement. Je crains donc de ne pouvoir vous éclairer, hormis nos données d'aide sociale ou associatives...
Pour autant, nous avons eu, à Grigny, une démarche singulière. Nous ne nous sommes pas contentés d'interpeller l'État sur les crédits de la politique de la ville mais avons voulu territorialiser la politique nationale de lutte contre la pauvreté. Dit autrement, nous avons voulu mobiliser les outils de droit commun de façon massive. Nous avons, à cette fin, remis 21 propositions à Nadia Hai, ministre déléguée à la ville et Marine Jeantet, déléguée interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté, lors de leur venue à Grigny, le 18 décembre dernier. Parmi ces propositions, qui s'appuient sur des projets locaux déclinant la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, des choses aussi concrètes que les petits déjeuners gratuits en école maternelle, l'augmentation des places en crèches ou la garantie jeunes qu'il conviendra de doubler. Nous sommes dans une phase d'expérimentation à l'échelle locale, en lien avec les organismes de sécurité sociale, l'État et le département.
Les réponses appropriées sont à recherche dans le plan de relance et, j'y insiste, dans la déclinaison locale, au plus près du terrain, de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté.
Je conclurai en parlant de la question de l'accès aux droits. Notre système doit beaucoup évoluer afin de prévenir ce phénomène. Depuis presque deux ans, nous avons fait un diagnostic avec notre caisse d'allocations familiales pour constater que le non-recours est, hélas, devenu un « sport national » dans les quartiers populaires, à cause de l'illectronisme, de la complexité des démarches et de l'individualisation de notre société. Je ne citerai que deux chiffres pour illustrer mon propos : à Grigny, 20 % des personnes âgées vivent en-dessous du niveau de l'allocation personnalisée aux personnes âgées (ASPA) ; et, sur 1600 familles monoparentales, majoritairement des femmes, seules 600 perçoivent l'allocation de parent isolé (API).
Mme Viviane Artigalas. - Nous avons été très sensibilisés au Sénat par votre appel du 14 novembre et nous nous étions vus à ce moment-là à l'initiative du Président du Sénat. Je voudrais vous interroger par rapport aux points que vous souleviez à l'automne et notamment l'inquiétude que l'argent arrive bien jusque dans les quartiers prioritaires. Les associations de terrain ont-elles pu, ont-elles le temps de répondre aux appels à projet qui se multiplient ou ces procédures profitent-elles à des structures plus éloignées ? Est-ce que le nombre des cités éducatives augmente ? Vous aviez souligné leur action pendant la crise sanitaire et après en matière de continuité pédagogique ? Enfin, Outre-mer, la disparition des revenus de l'économie informelle est un problème important. Qu'en est-il dans les quartiers ? Quel rôle peut jouer l'association pour le droit à l'initiative économique (ADIE) ?
M. Philippe Rio. - L'interpellation du 14 novembre reposait sur deux piliers différents, les moyens tout d'abord. Nous demandions 1 % du plan de relance soit un milliard d'euros, à l'issue du Conseil interministériel à la ville, 2 milliards pour l'ANRU et 1,3 milliard dans le cadre du plan de relance ont été fléchés. La méthode ensuite, nous défendons le principe d'un Conseil national des solutions qui promeuve des solutions locales pour les généraliser au plan national. Les cités éducatives en sont d'ailleurs un bon exemple. Nous souhaitons qu'il y en ait 200 à la fin du quinquennat. Il y a une « indigestion » en matière de méthode descendante. C'est trop complexe. Les préfectures sont des goulots d'étranglement alors que les préfectures sont actuellement focalisées sur la vaccination et moins sur les quartiers, et que leurs effectifs ont baissé. Nous voulons rendre les choses « agiles ». Les associations font face à un trop grand nombre d'appels à projets et ne peuvent pas répondre. Il en est de même pour les villes. Pourtant il faut saluer les efforts de simplification qui ont été faits pendant la crise notamment pour réaliser les opérations « quartiers d'été », « vacances apprenantes » ou « quartiers solidaires » avec les chèques services. Le « stop & go » en matière d'aides sociales et de contrats aidés est également très contre-productif. Avec la Garantie-jeune, on va retrouver les niveaux de contrats aidés du début du quinquennat mais en voulant aller trop vite on dégrade la qualité de l'accompagnement social.
Mme Annie Le Houerou, présidente. - Est-ce qu'à l'occasion de la crise vous avez inventé de nouvelles pratiques qui pourraient être démultipliées sur les territoires ?
M. Philippe Rio. - Oui, c'est par exemple le cas pour la prise en compte des personnes âgées. Nous avons utilisé le répertoire qui avait été constitué pour le plan canicules pour entrer en contact avec les personnes isolées dans le cadre de la crise Covid. Nous avons développé la polyvalence et réfléchi à mener nos actions moins en silo. Nous avons été beaucoup plus loin dans la prise de contact. Le nombre de repas à domicile est passé de 40 à 140. Au total, nous avons multiplié par quatre ou cinq le nombre de personnes âgées qui pourront être contactées lors de la prochaine canicule !
Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - Que pensez-vous des emplois francs, vous n'en avez jamais parlés ? Et, seconde question, que pensez-vous du rapport de l'Institut Montaigne « Les quartiers pauvres ont un avenir » en termes d'aménagement du territoire mais aussi de limitation du pourcentage des logements sociaux ?
M. Philippe Rio. - L'aménagement du territoire est un peu un impensé de nos sociétés. On met en concurrence différents territoires vulnérables. Il n'y a pas que les QPV. D'ailleurs dans les grandes villes, la gentrification grignote et repousse la pauvreté plus loin. En fait, il faudrait que « la pauvreté n'ait pas d'avenir » !
La vraie question autour du logement social, en termes de volume, c'est beaucoup plus l'attribution que la construction. On se focalise sur la construction mais il faudrait faire le bilan du DALO et de l'usage des contingents préfectoraux. On concentre les difficultés dans les mêmes lieux, le parc social ancien ou les copropriétés dégradées. Il faudrait au contraire que les villes carencées prennent en charge les publics prioritaires qui y auront plus de change de s'en sortir. Il faut se poser la question des surloyers et de certains plafonds pour permettre plus de mixité dans le logement social.
En matière d'emplois aidés, c'est le « stop & go » qui ne fonctionne pas. Il faut de la continuité et ne pas chercher à faire trop vite. C'est également difficile compte tenu de la situation financière des entreprises et des communes. On aurait pu aller plus vite vers le déblocage des moyens si des positions idéologiques n'avaient pas été prises.
Concernant les copropriétés, la création d'un observatoire des impayés a été actée. Je milite pour celle d'un fonds de solidarité spécialisé. Il pourrait être financé par petite partie des droits de mutation. Il faut également qu'on accélère sur la question des syndics publics pour réussir les redressements auxquels ne parviennent pas les syndics privés car les phénomènes de dégradation sont trop importants. Les bailleurs sociaux peuvent beaucoup aider. Ils ont l'expérience. Il faut qu'on arrive à assurer les services essentiels à commencer par l'eau et le chauffage sur lesquels nous constatons des impayés.
Mme Patricia Schillinger. - Est-ce qu'on constate des retours de la ruralité vers les villes en raison de la montée de la pauvreté ? Comment construire plus de logements sociaux avec une pénurie de terrains constructibles et de moyens financiers notamment pour assurer les services et fournir les équipements ?
M. Philippe Rio. - Le logement social est une solution dans les quartiers populaires pour tous les publics. Il faut utiliser toute la gamme du logement social et ne pas en écarter pas idéologie. Avec la crise, on ne constate pas de retours vers la ville comme cela avait été le cas à la suite de la crise de 2008 par exemple en provenance d'Espagne et d'Italie. On assiste plutôt à un éloignement des travailleurs vers des départements hors Île-de-France ce qui va provoquer des problèmes sociaux du type « Gilets jaunes » compte tenu de l'importance des trajets.
Il convient de mieux prendre en compte les spécificités des parcs de logements sociaux pour aider les communes pauvres. Il faudrait par exemple une dotation pour surcharge scolaire. Grigny compte un parc important d'appartements familiaux. Il y a 1 500 enfants de plus à scolariser que dans les communes voisines ayant la même population.
Par ailleurs, les personnes sont souvent dans une forme d'impasse car qu'il s'agisse des divorces ou des jeunes adultes, il n'est pas possible de décohabiter dans le parc privé. On doit trouver des solutions dans le logement social.
Mme Annie Le Houerou, présidente. - Mme le rapporteur et moi vous remercions de votre participation ; si vous souhaitez nous faire part de contributions écrites, elles seront les bienvenues.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
- Présidence de Mme Annie Le Houerou, présidente -
Habitat privé dégradé - Audition de M. Nicolas Binet, ancien directeur de Marseille rénovation urbaine, Mmes Joëlle Boneu, directrice générale adjointe de l'Établissement public foncier d'Île-de-France (EPFIF) et Valérie Mancret-Taylor, directrice générale de l'Agence nationale de l'habitat (ANAH)
Mme Annie Le Houerou, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux de l'après-midi par un échange sur l'habitat privé dégradé.
Nous avons le plaisir d'accueillir trois intervenants : Mme Valérie Mancret-Taylor, directrice générale de l'Agence nationale de l'Habitat (ANAH), Mme Joëlle Boneu, directrice générale adjointe de l'Établissement public foncier d'Ile-de-France (EPFIF) et M. Nicolas Binet, ancien directeur de Marseille rénovation urbaine.
Notre mission sénatoriale, chargée de comprendre et de proposer des solutions face au phénomène de précarisation et de paupérisation d'une partie des Français, c'est-à-dire plus au mouvement de fragilisation qui frappe certains de nos concitoyens qu'à des situations déjà installées, autant que cette distinction puisse être faite.
La dégradation de l'habitat privé participe de ce processus, tant pour ce qui concerne les conditions de vie des personnes qui vivent dans ces logements que pour la perte de valeur patrimoniale pour certains propriétaires.
Je vous propose de débuter cette audition par un propos liminaire d'une petite dizaine de minutes chacun, qui permettra de bien identifier vos différentes contributions.
Je propose que Mme Mancret-Taylor débute, puisque vous aurez la vision nationale la plus large. Puis, Mme Boneu et M. Binet s'exprimeront à leur tour, en nous livrant leur vision à partir d'expériences plus locales ou régionales. Vous pourrez notamment nous livrer vos constats sur le phénomène de dégradation de l'habitat privé, son ampleur et sur le processus qui conduit à cette dégradation.
Nous ouvrirons ensuite une phase d'échanges, en commençant par les questions de notre rapporteur, Mme Frédérique Puissat et en continuant par les questions des sénateurs et sénatrices membres de notre mission d'information.
Je vous rappelle que cette audition fera l'objet d'une captation vidéo qui sera retransmise en direct sur le site internet du Sénat et sera consultable en vidéo à la demande.
Mme Valérie Mancret-Taylor, directrice générale de l'Agence nationale de l'habitat (ANAH). - Vous travaillez sur les questions de vulnérabilité au sens large et ici plus spécifiquement dans l'habitat.
Je commencerais par relever que les situations de plus grande vulnérabilité sont observées dans le parc privé, et non - comme on le croit souvent - dans le parc social. Plusieurs chiffres illustrent ce constat. Près du quart des allocataires des aides au logement ont un taux d'effort supérieur à 39 % et sont logés dans le parc privé. 65 % des ménages sous le seuil de pauvreté, soit environ 3 millions de personnes sont dans le parc privé et 56 % d'entre eux sont locataires. 80 % des ménages en précarité énergétique, soit 2,9 millions, sont également dans le parc privé, et sont pour deux tiers d'entre eux des propriétaires. 5,5 millions de personnes sont éligibles aux aides de l'ANAH, dont près de 80 % sont logés dans des maisons individuelles. Les concentrations des plus forts taux dans les secteurs ruraux sont notamment identifiés dans des centres anciens et la majorité des régions sont identifiées comme abritant des territoires concentrant de forts taux de précarité, mais l'est de la France et les Hauts-de-France sont plus spécifiquement concernés. Il en va de même dans de grandes agglomérations comme l'agglomération parisienne ou celles de la région Nouvelle-Aquitaine. 400 000 à 600 000 logements sont considérés comme étant indignes dans notre pays. Nous suivons cette situation à travers la mesure de l'indice du parc potentiellement indigne. Enfin, 1,2 million de logements appartiennent à une copropriété fragile. En effet, depuis 2000, les prix de l'immobilier ont connu des augmentations pouvant aller jusqu'à 200 % dans les grandes villes. Les revenus des ménages n'ayant pas suivi, cette situation pose la question de la capacité des ménages modestes et très modestes à pouvoir se loger ou, lorsqu'ils sont propriétaires ou copropriétaires, à pouvoir entretenir le patrimoine individuel ou collectif.
Le parc indigne concerne notamment des copropriétés mais pas uniquement. Le parc privé est néanmoins difficile à appréhender dans la mesure où il concerne précisément des propriétés privées. Depuis la loi pour l'accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR), l'ANAH tient le registre national d'immatriculation des copropriétés, qui recense un nombre de plus en plus important d'entre elles. Au plan national, en 2015, on estime qu'il y avait approximativement 740 000 copropriétés en France. Au 14 mars 2021, 470 000 copropriétés sont immatriculées. Cet instrument a permis de révéler des constats étonnants. Quasiment 75 % d'entre elles sont de petites copropriétés de moins de onze logements. Un tiers des propriétaires en copropriété sont éligibles aux aides de l'ANAH, soit environ 1 million de ménages. En outre, 75 % des logements occupés par un locataire du privé en copropriété sont anciens et ont plus de 15 ans, soit 2,7 millions de résidences principales. Dans les copropriétés, on observe une répartition assez égale entre propriétaires occupants et propriétaires bailleurs. Les situations des propriétaires occupants et locataires sont plutôt équivalentes, mais leur capacité d'intervention sur le patrimoine commun n'est pas le même.
L'ANAH dispose d'outils pour faire face à cette situation. Elle dispose en premier lieu d'outils d'identification, à partir des fichiers fiscaux et d'autres outils statistiques, qui permettent d'identifier de mieux en mieux les poches de pauvreté en habitat individuel ou collectif. Ces données sont partagées avec les services déconcentrés de l'État. Lorsque les collectivités territoriales souhaitent pousser plus loin cette démarche d'identification sur leur territoire, l'ANAH dispose également d'outils pour les accompagner dans le financement d'études.
Le métier essentiel de l'ANAH est d'accompagner des ménages pour les aider à réaliser des travaux. Ces aides sont décidées au niveau national par le conseil d'administration. Elles sont accessibles partout sur le territoire.
Les programmes de contractualisation avec les collectivités territoriales pour financer des études et de la programmation constituent également une force de l'ANAH. Dans ce cadre, les collectivités territoriales peuvent abonder les aides de l'agence, permettant de faire baisser le reste à charge des ménages et de générer un véritable effet de levier sur la décision des ménages d'engager des travaux de rénovation de logements.
Pour autant, face à des situations extrêmement difficiles de logements dégradés, une volonté très forte des collectivités territoriales est nécessaire. Il convient de mettre en place avec elles de véritables stratégies d'intervention s'inscrivant dans le temps long, car on intervient sur la propriété privée et face à des ménages en situation de très grande vulnérabilité sociale et économique.
Mme Joëlle Boneu, directrice générale adjointe de l'Établissement public foncier d'Île-de-France (EPFIF). - J'ai appris que vous venez d'auditionner Philippe Rio, avec qui nous venons justement d'annoncer l'avancement du projet urbain « Grigny 2 » aux copropriétaires occupants.
L'EPFIF a deux missions principales. Il a été initialement créé en 2007 pour intervenir sur les politiques foncières franciliennes, soit en achetant, en portant ou en traitant du foncier pour les rendre facilement aménageables, notamment pour des aménageurs ou des pour les bailleurs sociaux. Il s'agit donc de mener une action de régulation foncière, particulièrement nécessaire en Île-de-France où les prix ont fortement augmenté, et d'être un maillon de la chaîne d'aménagement pour accélérer la construction et le développement d'activités économiques.
La loi ALUR (loi no 2014-366 du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové) a créé un nouveau dispositif : les opérations de requalification des copropriétés dégradées (ORCOD), sur la base du bilan des politiques menées depuis des années par l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) et par l'ANAH. L'ANRU intervient historiquement sur la requalification des quartiers en rénovation urbaine et de la politique de la ville, et principalement sur des quartiers de logements sociaux ; elle a eu du mal à intervenir sur les copropriétés dégradées. Les plans de sauvegarde pilotés et cofinancés par l'ANAH ont pour leur part été l'outil majeur de traitement de ces copropriétés en finançant de l'ingénierie et en subventionnant des travaux de réhabilitation. On s'est toutefois rendu compte qu'ils étaient parfois insuffisants pour intervenir sur tous les aspects de la dégradation d'une copropriété.
Les ORCOD s'appuient toujours sur la mobilisation de ces plans de sauvegarde, mais ils prévoient aussi de pouvoir piloter des projets d'aménagement pour transformer la situation des copropriétés dégradées et intervenir sur les quartiers, l'espace public et les alentours afin de changer l'image de ces ensembles immobiliers. Ils prévoient enfin de créer un outil de portage, sous la forme d'un opérateur public qui vient racheter des logements dans les copropriétés afin de stopper la dégradation en agissant en bon propriétaire. À travers ces actions de portage, l'opérateur participe ainsi au redressement et à la requalification de ces ensembles, ou il démarre une opération foncière qui permettra leur transformation, soit vers du logement social, soit éventuellement vers une démolition. Ces actions sont systématiquement couplées à des outils de lutte contre l'habitat indigne et à des actions de relogement et d'accompagnement social.
La loi permet aussi, dans les cas les plus compliqués, de déclarer d'intérêt national certains projets. L'État crée alors une opération d'intérêt national (OIN) par décret en Conseil d'État dont il confie la mise en oeuvre à un EPF d'État, qui peut consacrer annuellement une part de la taxe spéciale d'équipement (TSE) à l'habitat dégradé.
En 2014, les administrateurs de l'EPFIF ont ainsi voté l'augmentation de la TSE en Île-de-France, au taux plafond de 5 euros par habitant et par an, pour générer un budget de 60 millions d'euros annuels à consacrer au traitement des copropriétés dégradées.
Contrairement à l'ANAH, l'EPFIF n'intervient que dans le cadre de ces ORCOD d'intérêt national (ORCOD-IN). L'objectif est de consacrer tous nos moyens financiers sur quelques quartiers particulièrement dégradés. En Île-de-France, les interventions concernent trois quartiers (le Chêne Pointu à Clichy-sous-Bois, Grigny 2 et le Val Fourré à Mantes-la-Jolie) et un quatrième ORCOD devrait être créé dans les mois qui viennent (le Parc de la Noue à Villepinte). L'EPFIF y intervient, en partenariat avec l'État, l'ANAH, l'ANRU et les collectivités, pour mettre en oeuvre tous ces dispositifs. Nous sommes une équipe d'environ 35 personnes qui intervenons sur ces différents ensembles immobiliers.
En matière de vulnérabilité et de fragilisation, ces grands ensembles sont l'illustration parfaite de ce qui peut mal se passer. Ils ressemblent à du logement social mais ont été créés dans le parc privé, espérant initialement attirer des classes moyennes voire supérieures. Or, pour prendre l'exemple de Clichy-sous-Bois, l'A87 qui devait desservir Clichy et Montfermeil n'a jamais été créée, si bien que le grand ensemble du Chêne Pointu a rapidement connu des problèmes de commercialisation. Très vite, des propriétaires occupants de milieu ouvrier qui ont accédé à la propriété dans les années 1960 ont quitté l'immeuble quand ils ont pu ; ils ont été remplacés par des primo-accédants qui ont acheté parce que le logement était peu cher mais n'imaginaient pas qu'il leur faudrait aussi payer des charges. Par ailleurs, des propriétaires occupants qui n'ont pas réussi à vendre leur logement au moment de prendre leur retraite sont devenus des propriétaires bailleurs, parvenant à louer avec de bons rendements locatifs à des personnes qui n'accèdent pas au logement social. Or, les propriétaires bailleurs sont d'autant moins motivés pour payer les charges qu'ils n'habitent pas dans l'immeuble. C'est ainsi qu'une spirale de dégradation s'enclenche rapidement. À Clichy-sous-Bois, quand l'EPFIF a commencé à intervenir, on atteignait 70 % de propriétaires bailleurs, ce qui est un des signes de fragilisation. À Grigny, cette part était de 50 % mais ce sont des proportions qui évoluent très vite.
Au fur et à mesure que l'entretien des parties communes se dégrade, la valeur des biens diminue ; les propriétaires occupants sont alors nécessairement perdants. La plupart d'entre eux sont très endettés vis-à-vis de la copropriété. Dans certains syndicats secondaires de Grigny 2, sur 300 logements, trois ou quatre occupants seulement n'ont pas de dettes de charges. Des millions d'euros de dettes s'accumulent ainsi de la copropriété vis-à-vis des fournisseurs et des copropriétaires vis-à-vis du syndicat.
Chemin faisant, ce patrimoine devient un « parc refuge » pour des gens qui ne parviennent pas à se loger ailleurs. J'ai le souvenir d'un habitant de Clichy-sous-Bois qui avait acheté au Chêne Pointu, afin de justifier son regroupement familial, un quatre pièces pour accueillir sa famille dont il n'a jamais eu la capacité de payer les charges.
Il y a aussi de nombreux primo-accédants qui arrivent à Clichy ou à Grigny du fait de l'existence d'une très grande solidarité communautaire. Ces copropriétés jouent malgré tout un rôle social de fait que l'on ne peut pas nier. Leur traitement passera nécessairement par un accompagnement social important des ménages concernés.
Parmi les propriétaires bailleurs, les « marchands de sommeil », dont on parle le plus, restent minoritaires. Beaucoup de « petits propriétaires bailleurs » ont fait un jour un placement raté et sont aussi endettés et en difficulté que les occupants.
Quant aux locataires, ce sont les pauvres parmi les pauvres, qui paient 10, 15 voire 25 euros le mètre carré de loyer mensuel. À Grigny, par exemple, il y a énormément de logements à la découpe. Leurs locataires sont généralement les personnes les plus fragiles. Le traitement de ces copropriétés est une perspective de les réintégrer dans un parcours résidentiel sain.
M. Nicolas Binet, ancien directeur de Marseille rénovation urbaine. - Merci de me convier à vos travaux. Je vais essayer d'y ajouter une pincée supplémentaire de « local », et de montrer comment les publics concernés et les dispositifs qui les accompagnent s'inscrivent dans la ville.
J'ai été président du GIP Marseille rénovation urbaine pendant onze ans et j'ai réalisé dans ce cadre les quatorze projets de renouvellement urbain (PRU) conventionnés avec l'ANRU puis préparé les quatorze nouveaux projets à partir de 2016. La particularité de ces PRU est qu'ils intègrent, au-delà des quartiers HLM, des quartiers anciens et des copropriétés dégradées.
Au-delà de l'approche globale des publics, comment des personnes se retrouvent-elles reléguées et assignées dans certains quartiers, et comment au contraire trouver des mécanismes qui fluidifient le jeu et leur redonner une capacité de tremplin ? Cet aspect modèle les dispositifs d'accompagnement et prédétermine les politiques urbaines des collectivités territoriales.
Le parc HLM n'est pas aujourd'hui le principal pourvoyeur de logements pour les populations les plus pauvres et précaires. En effet, dans les grandes villes, il est à peu près immobile avec un taux de rotation de 5 à 10 % par an et un rythme de construction modéré. Il est de plus très discriminé : en son sein, certains quartiers ont regagné une attractivité et les candidats à la location ne manquent pas ; d'autres, au contraire, ne trouvent pas toujours preneur, y compris parmi les bénéficiaires du droit au logement opposable (DALO). L'allongement des délais de location et, parfois, l'obligation pour les bailleurs de faire des gestes commerciaux rendent visible ce processus.
C'est donc le parc privé dégradé qui est le recours privilégié pour les populations les plus précaires. L'offre et la demande se stimulent l'une l'autre : il y a de la demande car il y a une offre conséquente dans une grande ville pauvre comme Marseille, et l'offre est conséquente parce qu'il y a un public qui se renouvelle. Les loyers sont supérieurs à ceux du parc HLM, mais leur atout décisif est que leur accès est relativement simple : il suffit de payer, nul besoin de présenter de multiples justificatifs. C'est donc le seul moyen que rencontrent certaines personnes pour trouver un toit.
Concernant le décrochage des copropriétés, la situation marseillaise est voisine de ce qui a été exprimé par Mme Boneu sur l'Île-de-France. Avec 80 000 logements inclus dans des copropriétés de plus de 100 logements, la ville de Marseille détient un record de France. Beaucoup de ces logements ont vieilli très vite avec le processus déjà décrit de remplacement des propriétaires occupants par des bailleurs. Leur dépréciation a été accélérée par l'absence d'entretien et d'investissement, et par une gouvernance incapable de prendre les décisions pour redresser la situation et les financer. Des « malgré nous » de la copropriété coexistent avec les propriétaires qui endossent l'habit de marchand de sommeil.
Il conviendrait de parler des professionnels et des problèmes auxquels ont été confrontées les collectivités, particulièrement à Marseille à partir du milieu des années 1990. On assiste à un appel au secours de copropriétés en faillite : les gens ne paient plus leurs charges, soit parce qu'ils n'ont pas compris l'économie d'une copropriété, soit parce qu'elles n'ont plus d'argent.
Les collectivités territoriales ont utilisé toute la batterie d'outils disponibles au gré des lois. Les conventions avec l'ANRU ont été utiles et efficaces. Des Opérations d'intérêt national (OIN) ont été créées. Je n'ai pas parlé des ORCOD, qui n'ont pas eu beaucoup d'attrait en région Provence-Alpes-Côte-d'Azur (PACA) puisque l'EPF n'a pas décidé d'augmenter la TSE. Le bilan de tout cela est qu'il n'y a aucune formule magique. Il faut parvenir à réaliser un assemblage de ces outils de manière à faire des acquisitions pour démolir ou pour transférer à des bailleurs sociaux, engager des réhabilitations en maintenant le statut des copropriétés, et conserver une capacité d'adaptation des projets. On a beaucoup progressé sur la boîte à outils, et beaucoup progressé sur un point essentiel : le fait d'éviter le pré-fléchage des réponses en fonction des personnes à qui on s'adresse - par exemple une situation où l'on n'envisagerait par principe pas de réhabilitation pour la seule raison que le financeur pressenti pour le projet ne financerait pas ce type d'opérations.
Pour conclure et en synthèse, je rappellerai premièrement l'enjeu de la cartographie des situations dans la ville et dans les parcs immobiliers pour mieux adapter les réponses et essayer de construire du vivre ensemble.
Mon deuxième point de synthèse concerne le parc HLM : la situation quelque peu immobile que j'évoquais n'est ni satisfaisante ni tenable. Il faut poursuivre et intensifier la requalification des patrimoines qui ne l'ont pas été, sous peine d'avoir une offre qui ne trouve plus d'utilisateurs. Ces situations, compréhensibles dans des marchés déprimés, est difficilement admissible dans des métropoles dynamiques.
Troisième point de synthèse : le parc privé est l'enjeu des prochaines années. Comme cela a été dit précédemment, une course de vitesse est engagée entre les processus de dérive et de dégradation financières et sociales des ensembles et notre capacité à mettre en place les dispositifs. On a toujours une guerre de retard. Nous avons observé des situations où il était initialement possible de sauver une partie de bâtiments, mais ceux-ci ont été délaissés trop longtemps et la pelleteuse devient alors la seule option. Au-delà de tous les sigles et de l'ensemble des outils, il faut un projet urbain pour ces quartiers, qui doit marcher sur quatre pattes : premièrement l'habitat - qu'est-ce qu'on réhabilite, qu'est-ce qu'on démolit ? - ; deuxièmement l'espace public - espaces non bâtis, réseaux vétustes... - dont une partie a vocation à basculer dans le domaine public pour le plus grand bonheur des collectivités territoriales... ; troisièmement, l'accompagnement social des populations les plus fragiles en termes d'insertion, de scolarisation mais aussi en termes sanitaire et médical ; et enfin, quatrièmement, l'intensification d'une gestion urbaine de proximité - entretenir, nettoyer, réparer... On se réjouit à cet égard d'observer que l'ANAH a le souci d'intégrer ces enjeux dans ces financements. Ces quatre piliers peuvent s'intégrer à une ORCOD ou un plan de sauvegarde, mais il faut en général mettre plusieurs ingrédients pour que la soupe soit bonne. Il faut aussi des engagements financiers de long terme, pluriannuels. La capacité de l'ANRU à signer des conventions pluriannuelles est l'un de ses atouts. Il est en outre nécessaire de renforcer les maillons faibles. Il reste des marges de progrès dans les relations avec la justice : les procédures sont extrêmement longues et incertaines, parfois surprenantes, voire désespérantes pour les services juridiques des collectivités. Par exemple, les procédures de carence demandées par le juge pour constater l'incapacité d'une copropriété à accomplir son rôle peuvent durer sur 4 à 5 années, et impliquer de multiples sollicitations d'experts. Il faut mieux impliquer la justice dans les équipes-projets des projets urbains. Le deuxième maillon faible concerne la sécurité : par exemple, les refus d'attribution de logements HLM tiennent le plus souvent aux risques perçus par les attributaires du point de vue de la sécurité publique. La question de la police a donc sa place dans ces projets urbains.
Mon quatrième point de synthèse porte sur la nécessité d'améliorer les relations avec France Domaines pour l'évaluation des biens. Il faut se montrer en capacité de discriminer plus nettement, dans la fixation du prix, les opérations de rachat de biens appartenant à des marchands de sommeil et les rachats à des propriétaires occupants en situation de grande difficulté.
Mon cinquième et dernier point concerne les relations avec l'ensemble des professionnels de l'immobilier. Toutes ces démarches ne peuvent prospérer qu'avec des syndics compétents, disponibles - et donc payés correctement -, les administrateurs de biens, les agents immobiliers et les notaires. Il faut que l'information sur le métier de propriétaire soit mieux diffusée.
Mme Frédérique Puissat. - Merci pour ces interventions très denses.
Cela fait plus de cinquante ans que l'on travaille sur ces enjeux. A-t-on travaillé sur les bonnes pistes et réussi à faire changer les choses ? Comment a-t-on fait évoluer nos politiques ces dernières années ? Faut-il tirer des constats d'échec ?
Madame Mancret-Taylor, êtes-vous en mesure d'objectiver une évolution du parc de logements dégradés, que ce soit dans les zones urbaines ou rurales, dans le secteur public ou dans le parc privé ? Constatez-vous une évolution sur les dix dernières années ?
Disposons-nous d'outils d'évaluation suffisants pour voir comment la situation évolue en matière de dégradation, d'un observatoire ? Il est vrai que leur création est souvent vue comme une perte de temps...
Quels sont les principaux obstacles à la réussite de cette politique ? La décentralisation est-elle une piste pour la favoriser ?
Madame Boneu, les EPF sont souvent des outils de portage intéressants. Ils mettent toutefois en oeuvre des dispositifs très lourds qui ne permettent pas toujours d'aller assez vite. En termes de financement, ne faudrait-il pas que des taxes puissent financer les EPF de manière spécifique ?
Monsieur Binet, vous dressez un constat assez sombre de ce qu'il se passe sur le terrain. Vous avez évoqué des pistes, mais je ne suis pas certaine que le nombre d'opérateurs nous permette de gagner du temps. Peut-on réussir à accélérer les procédures ?
Mme Valérie Mancret-Taylor. - La question sur l'évolution du parc est très difficile : tout dépend à partir de quand on veut la mesurer.
Sur le traitement du parc de l'habitat indigne en France, et notamment du parc de copropriétés dégradées, les choses ont beaucoup changé depuis la loi ALUR, puis depuis le début de ce quinquennat à travers le plan Initiative copropriétés.
Dans l'après-guerre, le Fonds national pour l'amélioration de l'habitat a été créé en « effet miroir » du ministère de la reconstruction. Dans les années 1970, il est devenu l'Agence nationale de l'habitat. En 2000, celle-ci a intégré les propriétaires occupants qui étaient traités par un autre dispositif. À partir de 2010, l'ANAH a commencé à investir massivement les questions de rénovation énergétique... On peut ainsi raconter l'histoire de l'agence au fil de l'évolution des besoins sociétaux.
Les choses ont beaucoup changé : on a commencé par mettre de l'eau à tous les étages et des salles de bains dans les logements. Aujourd'hui, on traite un autre type d'habitat indigne. Ma réponse va vous paraître sombre, mais je crois qu'il y aura toujours de l'habitat indigne. J'espère qu'il y en aura de moins en moins mais cela représente un « patrimoine refuge ». La copropriété dégradée est le dernier accueil avant la rue.
On traite, au fur et à mesure des époques, des situations différentes dans le parc privé comme dans le parc social. Des ménages vulnérables se retrouvent dans tous les cas dans un habitat qui n'est pas le plus confortable pour eux, au plan social comme au plan économique.
L'ANAH publie régulièrement un mémento de l'habitat privé, que je vous adresserai. Il montre que la situation évolue favorablement dans certains territoires. Cependant, un territoire de désindustrialisation peut révéler petit à petit un patrimoine d'habitat privé de plus en plus dégradé, sur lequel il faudra intervenir. Il y a donc un mouvement constant. Dans les politiques de l'habitat, on parle toujours d'un besoin de production de logements, aussi bien dans le parc privé que dans le parc social, pour pouvoir faire face à l'évolution démographique mais aussi aux évolutions territoriales et immobilières des territoires. Il n'y a pas d'observatoire à proprement parler en dehors de ce mémento.
Nous ne disposons que d'études de terrain puisqu'il s'agit de propriétés privées. Petit à petit, on commence à connaître les copropriétés au travers du registre mais il reste extrêmement complexe d'accéder aux informations.
Sur la question des copropriétés, la puissance publique a un rôle à jouer. Elles n'ont pas été traitées dans le premier programme de rénovation urbaine de l'ANRU. On a commencé par ce qui était immédiatement faisable.
Il y a eu, par la suite, plusieurs plans en faveur des copropriétés. Le dernier, le plan Initiative copropriétés, date de la fin 2018 : il a été présenté à Marseille quelques jours avant les effondrements de la rue d'Aubagne. Porté par l'ANAH au niveau national, il a trois objectifs.
Le premier axe, qui est le plus difficile, est de transformer les copropriétés qui sont dans les situations les plus dégradées vers du parc social. Que l'on reconstruise ou que l'on transforme, il y a un sujet majeur de relogement. Ce sont des copropriétés situées dans des territoires tendus, et qui sont parfois surpeuplées, avec plusieurs familles dans un même logement. En Île-de-France, l'enjeu est de faire en sorte que les travaux urgents de mise en sécurité soient financés au maximum par la puissance publique. À défaut, le risque est de ne pas pouvoir reloger les nombreuses familles d'un grand ensemble, qui s'exposent de surcroît à un accident. À Grigny, nous sommes dans un mixte de transformation et de redressement dans lequel intervient l'EPF en faisant des acquisitions massives dans les copropriétés afin de peser au moment des votes de travaux en assemblée générale.
Le deuxième axe du plan est de redresser. Il s'agit de permettre à des copropriétés, qui vont conserver ce statut, de retrouver de la sérénité et d'assainir leurs comptes, en travaillant sur les impayés de charges et en faisant de la pédagogie auprès des propriétaires, afin de pouvoir financer des travaux d'amélioration.
Le troisième axe, de ce plan, c'est de prévenir. On a pour objectif de traiter plus de 60 000 logements en dix ans. Il faut garder à l'esprit qu'il y existe des copropriétés qui ne sont ni dans des centres anciens de villes petites ou moyennes, ni dans des grands ensembles mais dont on sait qu'elles sont fragiles. On le sait car cela fait des années qu'elles ne votent aucun d'entretien en AG, et donc que, bien qu'elles n'aient à ce stade aucun problème d'impayés ou de dette, leur patrimoine est en voie de se dégrader. L'ANAH possède des dispositifs permettant de faire de la veille et de la pédagogie auprès de ces copropriétés afin qu'elles s'engagent dans un tel cercle vicieux.
S'agissant des copropriétés, et sans entrer dans le détail, l'ANAH a revu un certain nombre de ses aides dans le cadre de ce plan, renforcé de manière générale le panel d'aides spécifiques destinées aux copropriétés fragiles - aides pour les travaux d'urgence et de sécurité, aides à la gestion... En effet, sans la puissance publique, il ne peut rien se passer dans les copropriétés. L'État et les collectivités territoriales doivent mettre en place des stratégies d'intervention conjointes pour générer des effets de leviers sur les décisions des assemblées générales.
Mme Joëlle Boneu. - Mme le rapporteur a posé une question sur la rotation du stock des EPF. En matière d'habitat privé dégradé, la rotation du stock est très difficile. L'immobilisation du stock peut être donc de longue durée, parfois sur 10-15 ans, le temps de mener à bien leur réhabilitation. Cela peut même parfois s'apparenter à de la subvention dans la mesure où l'opération peut se terminer par une démolition. Le traitement des copropriétés nécessite un soutien financier très important. L'EPFIF a racheté 1 400 logements environ et nous savons que ce stock est immobilisé pour longtemps.
S'agissant des obstacles identifiés, je noterai que beaucoup d'outils existent déjà. Les politiques des copropriétés dégradées fonctionnent et fonctionnent bien entre elles. Les questions d'aménagement et de redressement de copropriétés ont déjà été évoquées. En revanche, l'accompagnement social des ménages est toutefois sous-mobilisé, même lorsqu'il s'agit des aides sociales de droit commun versées par les caisses d'allocations familiales. Le fonds de solidarité pour le logement (FSL) de l'Essonne est par exemple sous-consommé à Grigny, alors que c'est la ville la plus pauvre du département. De même, en Seine-Saint-Denis, du fait de la situation financière tendue du département, les aides du FSL destinées aux propriétaires occupants sont fermées d'accès à Clichy-sous-Bois faute de pouvoir répondre à l'augmentation de l'accès au droit que l'EPFIF y crée par son action... Il faudrait réfléchir à adapter le règlement des FSL départementaux à la situation de certaines copropriétés. C'est ce qui est expérimenté à Grigny : l'adaptation du règlement essonnien pourrait éventuellement permettre de récupérer plus d'occupants grignois.
Il ne faut pas perdre de temps en matière d'accompagnement social : après deux mois d'impayés de charges, c'est souvent déjà trop tard et s'enclenche alors un cercle d'endettement voire de surendettement. Il faut agir donc agir au plus tôt au moyen d'un accompagnement renforcé. Or, les syndics, pour des raisons souvent électorales, hésitent à engager des contentieux avec les mauvais payeurs. Quand des procédures sont lancées, les délais de la justice sont extrêmement longs, et pendant ce temps le propriétaire continue de cumuler les impayés, tandis que le patrimoine commun se dégrade.
Un lien est à faire avec la Banque de France et les commissions de surendettement. Il s'agit en effet du principal dispositif d'accompagnement des personnes surendettées en France, permettant de mettre en place un accompagnement et une négociation avec les créanciers. Ces commissions fonctionnent de manière très autonome et il est parfois aberrant de constater que certaines procédures de surendettement permettent à des propriétaires d'apurer leur dette et de repartir à zéro. Il ne faut pas oublier que l'effacement des dettes du propriétaire n'efface pas les créances de la copropriété, qui deviennent douteuses et seront supportées solidairement par les copropriétaires. Nous nous efforçons d'entrer en contact avec ces commissions, mais nous éprouvons des difficultés à travailler correctement avec elle de sorte que l'EPFIF puisse intervenir au bon moment. En effet, si l'EPFIF est prévenu suffisamment en amont, il peut éventuellement proposer de racheter l'appartement et faire de l'ancien propriétaire son locataire tout en l'accompagnant de façon adéquate. Une articulation entre ces commissions et nos actions de portage immobilier et de redressement de copropriétés est donc à expérimenter. Nous avons fait des propositions en ce sens au ministre du logement.
Parmi les obstacles auxquels nous nous heurtons, je veux également évoquer la question du secteur bancaire et des assurances dans le contexte de précarisation de certains propriétaires que j'ai évoqué. Il existe aujourd'hui des procédures de purge, que nous avons mises en place avec notre notaire, pour négocier des apurements avec les banques. Il s'agit de procédures très spécifiques et individuelles nécessitant un gros travail d'ingénierie. Une négociation avec les banques dépassant le niveau individuel permettrait d'envisager des abandons de créance.
Tous ces dispositifs permettraient de sortir du surendettement de nombreux ménages qui, bien que travaillant pour la plupart, se retrouvent piégés dans cette situation du fait qu'ils sont logés dans des copropriétés dégradées.
Je souhaite également revenir sur la question des syndics et des administrateurs provisoires. Nicolas Binet était resté optimiste au sujet des syndics, pourtant ils font aussi partie des responsables de la dégradation des copropriétés, dont ils ont fait un marché. Ils ont souvent été reconduits année après année sans forcément engager les contentieux qui s'imposaient et leur absence de transparence a contribué à l'accumulation des impayés, entretenue par le très faible niveau de confiance des copropriétaires à leur égard. On peut se demander s'il faut faire venir des bailleurs sociaux pour gérer certains grands ensembles.
Quand une copropriété tombe en faillite, elle peut passer sous administration provisoire dans le cadre d'un mandat judiciaire. La seule personne qui contrôle l'administrateur provisoire aujourd'hui est le juge, via un rapport annuel, établi par l'administrateur provisoire lui-même, faisant état des travaux de redressement. Les juges n'ont donc pas réellement le temps, la capacité ni les compétences pour contrôler l'administration provisoire ; il en résulte un bas niveau de confiance. Pourquoi ne pas permettre au préfet, dans le cadre d'une ORCOD ou du plan Initiative copropriétés, de donner lui aussi son avis au juge sur l'action de l'administrateur provisoire ? Le niveau de défiance actuel, couplé aux honoraires élevés des administrateurs, donnent le sentiment que ceux-ci ont aussi fait des copropriétés dégradées un marché. Ceci est d'autant plus problématique qu'in fine, c'est la collectivité qui les finance alors qu'ils n'ont aucun compte à rendre à l'ANAH.
M. Nicolas Binet. - Je précise que cela ne fait pas cinquante ans que l'on se penche sur les copropriétés. Tout ce qu'il s'est passé et qui s'intensifie depuis une dizaine d'années va dans la bonne voie. Le plan Initiative copropriétés, qui a le mérite d'assembler des procédures existantes et de ne pas en créer une de plus, est très positif.
Reste la question de la course de vitesse. Certains patrimoines, de par leur année de naissance, vont exiger dans les dix ans à venir beaucoup de réinvestissement que leurs copropriétaires ne seront guère capables d'assumer. Il y a donc bien des préoccupations à avoir.
Le nombre d'intervenants est le témoignage d'une prise de conscience de la complémentarité des métiers requis. Il y a bien un nécessaire basculement dans le secteur locatif social de certains immeubles. Or, il ne s'agit pas de portage mais d'un transfert de patrimoine. CDC Habitat a ainsi créé une filiale pour intervenir dans les copropriétés. D'autres actions répondent en revanche à la terminologie de portage. Enfin, il y a une série de tâches d'aménagement à mener, consistant à réorganiser, reprendre les voiries, etc. Cela peut être, selon les cas et les régions, le métier de l'établissement public, ou du bailleur social. Un assemblage est donc nécessaire, en étant attentif à éviter le doublonnement des intervenants.
Comment tirer le plein bénéfice des erreurs passées dans la conception des projets urbains d'aujourd'hui ? Sommes-nous vigilants à ne pas reproduire les complexités actuelles ? Il y a tout un ensemble de populations qui ne vivent pas bien en France aujourd'hui. Il convient de tirer les enseignements des dérives du patrimoine construit dans les années 1960 pour éviter de les reproduire.
Mme Valérie Mancret-Taylor. - Dans le plan Initiative copropriétés, en complément de ce que fait l'EPFIF, CDC Habitat et Action Logement ont été sollicités pour faire du portage et de l'acquisition massive dans les copropriétés dégradées des territoires où il n'y a pas la possibilité d'avoir des ORCOD d'intérêt national.
On voit donc que les choses évoluent favorablement. Nous avons tiré beaucoup d'enseignements et savons maintenant mettre en oeuvre, au travers également de prêts spécifiques pour les copropriétaires modestes mis en place par Procivis, des moyens pour intervenir dans les copropriétés.
Tous les deux ans, les retours d'expérience nous permettent d'améliorer procédures et financements dans le but d'aider les territoires et surtout les habitants de ces ensembles immobiliers.
Mme Joëlle Boneu. - L'objectif n'était pas de vous donner une vision trop négative ! J'ai été exigeante dans ma présentation sur les points à améliorer, mais il faut reconnaître qu'il n'y a jamais eu une telle mobilisation autour des copropriétés que sous le plan Initiative copropriétés. Avec la création des ORCOD-IN, c'est la première fois que Clichy-sous-Bois ou Grigny sont intégrés dans des traitements qui laissent penser que l'on va y arriver. L'EPFIF va investir 900 millions d'euros pour traiter les copropriétés en Île-de-France : c'est du jamais-vu, mais c'est ce qu'il faut. Nous sommes en train de créer une filiale avec CDC Habitat pour intervenir en Île-de-France et pour compléter notre action sur d'autres ensembles qui ne sont pas en ORCOD-IN, à Évry, en Seine-Saint-Denis, dans l'Essonne, le Val d'Oise, etc.
Nous apprenons vite à mobiliser les nouveaux outils et nous essayons de les déployer rapidement.
M. Nicolas Binet. - Madame Boneu, je ne tresse pas une couronne de lauriers aux syndics, mais je trouve intéressant de comparer le dispositif de gestion d'un immeuble HLM de 150 appartements et celui que l'on trouve dans des copropriétés privées de même calibre. Le bailleur social a une étendue de présence considérable qui n'existe pas aujourd'hui, sauf exception, dans les copropriétés. Il conviendrait donc de payer davantage les missions assumées par les syndics, car il y a un manque d'ingénierie et d'accompagnement des situations fragiles.
Mme Frédérique Puissat. - J'appuyais sur les côtés négatifs pour obtenir une réaction de votre part. Vous avez parfaitement répondu, ce qui nous permet de nous quitter sur une note plus optimiste !
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 heures.