- Jeudi 4 juin 2020
- Audition de M. Christophe Castaner, ministre de l'intérieur : « Quelles marges d'action pour les collectivités territoriales en lien avec l'État ? »
- Communication d'étape de Mme Josiane Costes et M. Charles Guené sur l'ingénierie territoriale et l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT)
- Communication de M. Éric Kerrouche relative à la consultation sur les difficultés rencontrées par les élus dans la gestion de l'épidémie de Covid-19
Jeudi 4 juin 2020
- Présidence de M. Jean-Marie Bockel, président -
La visioconférence est ouverte à 9 h 30.
Audition de M. Christophe Castaner, ministre de l'intérieur : « Quelles marges d'action pour les collectivités territoriales en lien avec l'État ? »
M. Jean-Marie Bockel, président. - Monsieur le Ministre, j'ai le plaisir, avec mes collègues présents en cette salle Clemenceau du Sénat et par visioconférence, de vous accueillir pour cette audition importante. Merci à vous de jouer le jeu, et merci à vos collaborateurs de l'avoir préparée avec nous, afin que nous puissions aborder les nombreux sujets relevant de votre compétence et intéressant notre délégation.
Vous dresserez certainement le bilan de l'action de votre ministère, à la fois pendant le confinement et, aujourd'hui, en période de déconfinement. Parmi nos thématiques de prédilection, se trouve évidemment l'angle sécuritaire : bilan des mesures de police administrative, apport des polices municipales en lien avec vos propres services, etc. Je pense aussi au rôle des secrétariats généraux pour l'administration du ministère de l'Intérieur, les SGAMI, qui assurent, dans chaque zone de défense, l'appui administratif et logistique des services de police et de gendarmerie, ainsi que des préfectures.
Mais votre ministère est aussi celui du réseau préfectoral. Nous avons pu constater, à travers les travaux de notre délégation et, plus généralement, ceux du Sénat, le rôle spécifique et particulièrement important qui a été joué par les préfets. Ils ont été, pour les élus et les parlementaires, des interlocuteurs réguliers, nous adressant même des retours d'expérience dans le but d'améliorer leur action. Notre délégation a ainsi avancé, en lien avec le président du Sénat et après avoir auditionné les principales associations d'élus, une douzaine de propositions pour le déconfinement, la première étant la création, en période de crise, d'une sorte de « task force » autour d'un préfet « pilote ». Nous reviendrons sans doute sur ces questions, notamment dans le cadre des travaux du Sénat sur la poursuite de la décentralisation.
Alors que votre collègue Jacqueline Gourault, que nous avons auditionnée - ainsi que Sébastien Lecornu -, prépare un texte dit « 3D », vous nous préciserez quelles pistes vous envisagez en termes de déconcentration et de rassemblement des services de l'État sous l'autorité du préfet de département.
Nous parlerons sans doute aussi du second tour des élections municipales, dont la préparation relève de votre compétence, et des enjeux de partenariat en matière de sécurité entre l'État et les collectivités territoriales.
Cette audition est retransmise, en direct, sur le site du Sénat et sur la chaîne Public Sénat, et suivie par un certain nombre de journalistes, dont je salue la présence.
M. Christophe Castaner, ministre de l'Intérieur. - Il n'est pas question pour moi de « jouer le jeu » ; il est normal que je me présente devant vous pour répondre à vos questions. Le parlementaire que j'ai été sait l'importance de ces moments. Je m'y plie par devoir, mais aussi avec plaisir, car, ayant également été maire pendant quinze ans, j'ai conscience du lien unissant les maires et le Sénat. Ce lien s'est exprimé tout particulièrement à l'occasion de la crise sanitaire majeure que nous venons de vivre, crise ayant bouleversé nos quotidiens et demandé autant une réponse forte de l'État qu'une réponse coordonnée avec les collectivités territoriales.
Les derniers mois ont montré au grand jour la complémentarité de nos actions et la pertinence du couple préfet / maire pour répondre, au plus près du terrain, à la situation d'urgence, étant rappelé qu'aux termes de l'article 72 de notre Constitution le préfet représente l'État et les membres du Gouvernement auprès des collectivités territoriales de la République.
C'est le premier enseignement que nous pouvons tirer de la gestion de la crise et, dès la première rencontre avec les associations d'élus, la principale revendication portée par leurs représentants a été de conforter ce couple préfet / maire.
Je voudrais aborder trois points dans mon propos liminaire : le travail accompli avec les collectivités territoriales depuis le début de la crise, la façon dont il a conforté le continuum de sécurité et l'organisation des élections municipales.
Dès les premières heures, j'ai souhaité que les collectivités territoriales, en particulier les maires, soient associées à notre travail. Chaque soir, j'ai présidé des réunions en visioconférence avec les préfets de région et l'ensemble des préfets et, chaque soir, j'ai porté et entendu ce message. À travers ce contact permanent avec les préfets, j'étais en contact avec les élus locaux, pouvant ainsi mesurer les inquiétudes, les attentes, mais aussi la mobilisation et la volonté de faire.
Ce que j'ai pu noter, c'est que le préfet a été identifié, dans ce rapport de proximité, comme une figure d'autorité, capable de délivrer une parole plutôt rassurante et d'organiser le dialogue avec chacun.
Durant la période de confinement, de nombreux maires ont légitiment souhaité prendre des mesures d'interdiction d'accès à certaines zones ou décréter des couvre-feux. J'ai donné systématiquement la même consigne, demandant aux préfets d'accompagner les municipalités et, plus largement, les collectivités territoriales dans leurs démarches, dans le respect du droit et avec efficacité, pragmatisme et souci du dialogue. Cela m'a paru tout à la fois efficient et naturel : c'est bien au niveau local que l'on connaît le mieux le risque et les capacités de réaction face à ce risque.
Pour avoir confirmation de cette méthode, il suffit d'examiner les arrêtés pris à la demande des maires pour des couvre-feux ou des interdictions d'accès. Au-delà des cas largement médiatisés, comme la fermeture de la promenade des Anglais à Nice ou celle des berges de la Seine à Paris, les exemples ont été très nombreux.
Pourtant, rares sont les arrêtés de couvre-feux qui ont été contestés par les préfets et, chaque fois, nous avons mis l'accent sur la coordination. Dans les Alpes-Maritimes, par exemple, à partir du moment où plusieurs maires ont pris de tels arrêtés, j'ai demandé au préfet de prendre un arrêté départemental pour assurer une coordination d'ensemble. Le seul type de mesures que j'ai refusées, ce sont les arrêtés de couvre-feu par quartier : sachant les conséquences que ces décisions pourraient avoir en termes de stigmatisation, j'ai donné une consigne stricte pour que les arrêtés soient toujours pris à l'échelle de la commune et même, plutôt, sur l'ensemble urbain. Il en va de même pour d'autres sujets, comme les ouvertures dérogatoires de marché ou la gestion des cimetières.
Cette relation préfet / maire, particulièrement intense et efficace durant la période de confinement, est tout aussi nécessaire aujourd'hui. C'est le sens de la stratégie arrêtée par le Président de la République et le Premier ministre : permettre une adaptation locale du déconfinement.
Dans une circulaire du 6 mai, le Premier ministre a ainsi demandé aux préfets et aux directeurs généraux des agences régionales de santé (ARS), de s'appuyer systématiquement sur les élus locaux. Nous avons créé des comités locaux de levée du confinement pouvant réunir État, collectivités territoriales, acteurs économiques et sociaux. J'ai aussi, dès le début de la crise sanitaire, demandé aux préfets qu'ils invitent régulièrement les parlementaires de leur territoire à participer à diverses réunions.
Par ailleurs, à l'occasion de l'évolution du cadre réglementaire de l'état d'urgence sanitaire, le Gouvernement a aussi souhaité que les préfets travaillent en étroite collaboration avec les collectivités territoriales, pour toutes les questions locales.
Ainsi, durant la première phase de confinement, nous nous sommes inspirés de la règle appliquée pour les marchés afin de permettre la réouverture des plages, lacs et bases nautiques : ouverture possible à la demande des maires, sous réserve du respect de certaines règles. Le même principe a prévalu pour l'ouverture de certains musées, monuments ou zoos ou, a contrario, pour l'interdiction d'ouverture de certains marchés ou centres commerciaux.
Depuis la semaine dernière, et l'entrée dans la deuxième phase de déconfinement, je note combien le binôme préfet / maire poursuit sa relation de confiance. Je ne prétends pas qu'il n'y ait eu aucune tension nulle part - ce serait mentir -, mais le système, globalement, a bien fonctionné. Preuve en est : le nombre de fois où j'ai été sollicité par un élu local pour appeler le préfet et lui demander un peu de souplesse a été relativement faible !
Cela a été le cas, aussi, pour l'accompagnement des maires dans la distribution des masques, sujet sur lequel le ministère de l'Intérieur a beaucoup travaillé avec eux. Nous avons notamment assuré la distribution de plus de 700 000 masques aux plus petites communes. L'État a en outre pris en charge et organisé, en collaboration avec les différentes collectivités territoriales, selon leurs compétences, la mise à disposition de 5,3 millions de masques aux publics dits vulnérables et de 1,2 million de masques aux personnels de la petite enfance.
Vous l'avez compris, la relation de confiance qui s'est nouée avec les collectivités locales durant le confinement, et qui perdure aujourd'hui, a permis de mettre en lumière les vertus de ce travail en commun.
C'est valable aussi pour les questions de sécurité et, en particulier, pour le continuum de sécurité. La complémentarité entre l'action des forces de sécurité intérieure et des polices municipales est une évidence.
D'ailleurs, dans la loi du 23 mars 2020, nous avons permis aux polices municipales de sanctionner les infractions à l'état d'urgence sanitaire ; elles ont dressé un total de 152 949 contraventions. Je souhaite donc leur rendre hommage : c'est aussi par leur action, au contact des forces de l'ordre, que l'épidémie a pu reculer.
Pour la période de déconfinement, nous avons encore étendu les capacités à verbaliser les infractions à l'état d'urgence sanitaire, en autorisant notamment les agents de sécurité assermentés des opérateurs de transport et les policiers municipaux à verbaliser le non-port du masque.
Ce sont là des points importants, car, pour ma part, je suis convaincu que la sécurité de demain doit être appréhendée comme un sujet global : nous ne pourrons pas la construire sans les acteurs locaux. Ce qui s'est passé durant le confinement, comme ce qui se passe aujourd'hui, à l'occasion du déconfinement, apporte une preuve supplémentaire de la nécessité de faire monter en puissance les coopérations de cette nature.
Enfin, je voudrais aborder l'organisation des élections municipales. Comme vous le savez, dans plus de 30 000 communes, les conseils municipaux qui avaient été élus à l'issue du premier tour du 15 mars se sont installés. Dans les autres communes, ce sont les conseils élus en 2014 qui voient leur mandat prorogé jusqu'au second tour du 28 juin.
Ce second tour, je le pose comme un principe. La réversibilité en fonction de l'évolution sanitaire est toujours possible, mais, même si nous aurons l'occasion de discuter ensemble d'un projet de loi portant sur une éventuelle annulation, le décret que j'ai signé convoque bien les électeurs le 28 juin.
Sur ce sujet, je veux également souligner l'engagement exceptionnel de tous les élus dont le mandat a été prolongé dans un contexte difficile. Parfois, ils étaient battus, ou avaient décidé de ne pas se représenter. Pourtant, ils ont continué à exercer leurs fonctions, portant haut et fort leurs engagements. Je tiens à les en remercier.
Mais, avec le déconfinement, il fallait que la vie démocratique locale puisse reprendre ses droits. C'est pourquoi nous travaillons à la sécurisation de l'élection du 28 juin.
Je ne m'appesantirai pas sur la date, choisie en responsabilité, mais j'insisterai sur certaines règles : port du masque obligatoire - grand public pour les électeurs, et chirurgical pour les personnes tenant le bureau de vote et les scrutateurs -, organisation spécifique des bureaux de vote afin d'assurer la distanciation sociale, accès au gel hydroalcoolique ou à un point d'eau, règles de manipulation des stylos et des pièces d'identité. En résumé, nous reprenons la totalité des préconisations sanitaires exprimées par le Conseil scientifique.
Je me suis engagé, devant l'ensemble des associations d'élus, sur une prise en charge par l'État de la totalité des surcoûts liés à la dimension sanitaire du déroulement du vote.
Je voudrais souligner l'excellent travail réalisé par les communes à l'occasion de la préparation du premier tour : en peu de jours, l'organisation mise en place a été remarquable. Par conséquent, compte tenu des délais impartis, je ne doute pas que nous puissions garantir aux Français qui se déplaceront pour voter dans les 5 000 communes concernées par un second tour de le faire dans les meilleures conditions de protection sanitaire.
Cette période, j'insiste, révèle l'importance du travail que nous pouvons accomplir avec les collectivités territoriales.
Nos administrations ne sont pas toutes organisées sur le même échelon territorial. Le Premier ministre a fait le choix de conforter les préfets de département, de les faire monter en puissance. La gestion de la crise démontre que cet échelon de proximité, l'échelon départemental, que beaucoup pensaient ringard - peut-être m'est-il arrivé de le penser lorsque je siégeais dans un exécutif régional... -, est un levier majeur d'animation territoriale.
Je suis assez fier d'être à la tête d'un ministère de l'Intérieur qui a montré toute sa force de résilience. La période récente n'a pas été de tout repos. Les préfets ont fait face, depuis dix-huit mois, à des situations difficiles. Mais, quand il a fallu mettre en place les mesures d'accompagnement du confinement - en vingt-quatre heures - ou des dispositifs comme les cellules d'appui territorial à l'isolement, j'ai vu une machine impressionnante se déployer pour répondre à toutes les sollicitations, celles des maires, comme celles du Gouvernement ou de la représentation nationale, à travers les textes adoptés par ses soins.
M. Jean-Marie Bockel, président. - Nous avons eu des remontées à propos de tensions, ou de difficultés, survenues durant la période de pandémie et de sortie de confinement, entre forces de police municipale et forces de sécurité de l'État. Ayant été maire de Mulhouse pendant plus de vingt ans, une ville où des questions de sécurité se posaient, je suis depuis longtemps partisan du partenariat, et convaincu que les choses peuvent se passer très harmonieusement, dans un climat de confiance. Mais celui-ci se bâtit en permanence, et un moment comme celui que nous venons de vivre peut permettre de mettre certaines choses au clair. Quel est votre sentiment sur ce point ?
Par ailleurs, la crise ne connaît pas les frontières ! À la frontière de l'Allemagne et de la Suisse, nous avons connu de fortes restrictions de passage, non pas pour les travailleurs, mais pour les relations régulières liées à la vie quotidienne. Certaines restrictions sont encore maintenues jusqu'au 15 juin. C'est difficile à comprendre, surtout au moment où les économies, très interdépendantes, redémarrent.
M. Hervé Gillé. - Dans vos propos introductifs, vous avez exprimé une satisfaction globale, mais je n'ai pas perçu de mise en perspective de certains points d'amélioration. Or, de toute évidence, on doit en trouver en analysant la gestion de cette crise.
Au travers des différentes auditions que nous avons menées, il est possible de repérer quelques éléments, notamment s'agissant des zones de défense et de sécurité, qui, au-delà de leur premier représentant, sont souvent restées au second plan. Il semble que, dans la gestion de la crise sanitaire, les acteurs et parties prenantes de la prévention et de la protection civile n'aient pas tous été associés de manière satisfaisante. À ce titre, il faut peut-être réinterroger les plans communaux de sauvegarde, ou PCS : certains sont pertinents, d'autres mériteraient d'être retravaillés. Quelle est votre analyse ? Comment améliorer ces interactions ?
Vous avez logiquement mis en avant le couple préfet / maire et l'intérêt de l'échelon départemental. On peut souligner, aussi, le rôle joué par les conseils départementaux dans l'accompagnement de l'ensemble de ces politiques.
Mme Françoise Gatel. - Cette audition présente un grand intérêt, dans une période un peu particulière, où l'on peut évoquer à la fois les insuffisances et les perspectives ouvertes par les leçons que l'on peut tirer de la crise.
Le couple État / collectivités territoriales, on le sait, a une relation du type « je t'aime, moi non plus », une relation parfois complexe. Vous soulignez la nécessité d'un dialogue au plus près du terrain. C'est tout à fait juste et, sincèrement, c'est ce que j'ai pu constater dans ma région de Bretagne : les préfets ont été exemplaires, le dialogue avec les maires a été très positif et ces derniers ont été tout à fait remarquables ! Je salue donc, sans flagornerie, la qualité exceptionnelle du corps préfectoral, ayant légitimé la reconnaissance de l'utilité d'un État régalien qui soit facilitateur et accompagnateur.
La crise actuelle met en avant les « scories contreproductives » d'une organisation de l'État en tuyaux d'orgue. Chacun est dans son silo, dans le cadre d'une organisation très verticale, et personne ne se parle. Il y a une réflexion à avoir sur ce sujet de la territorialisation de l'État.
Vous avez mis en avant une capacité d'adaptation, par exemple pour l'ouverture des plages ou des marchés. Pensez-vous que le pouvoir dérogatoire accordé aux préfets par décret doit être inscrit dans la loi, pour permettre des solutions intelligentes, respectant l'intérêt général, mais adaptées à chacun des territoires ?
M. François Bonhomme. - Je voudrais rebondir sur cette question du couple État / maire, à travers la problématique qui a été la plus visible : l'approvisionnement en masques.
Je ne reviendrai pas sur les atermoiements et les tergiversations sur le port du masque. Mais, quand il a été avéré que cet élément venait utilement compléter les gestes barrières, les maires ont généralement été les plus réactifs et ont fait preuve de la plus grande « débrouillardise » pour s'approvisionner, y compris en mobilisant des couturières dans de tout petits villages.
Il se trouve que le Gouvernement, s'agissant du soutien financier de l'État à hauteur de 50 % du prix de référence des masques, a annoncé plusieurs dates : le 28 avril, puis le 13 avril. Je ne comprends pas ce besoin d'instaurer des dates butoirs pour prendre en compte les efforts des communes, notamment celles qui ont été les plus réactives. Dès lors que celles-ci présentent un bon de commande, pourquoi ne bénéficieraient-elles pas d'un soutien financier, au demeurant partiel ?
Mme Michelle Gréaume. - Ma première question porte sur la prime de feu pour les sapeurs-pompiers. Vous avez annoncé sa revalorisation, mais le décret n'a toujours pas été publié. Qu'en est-il de son financement, alors que cette revalorisation représente 80 millions d'euros de dépenses supplémentaires et que les collectivités souffrent déjà des conséquences financières désastreuses de la crise actuelle ?
Par ailleurs, l'État central a réaffirmé durant la crise son autorité face à l'échelon local. Mais ce sont les polices municipales qui ont été mobilisées pour faire appliquer les règles de confinement ! De nombreuses villes ont pris des arrêtés de couvre-feu, car elles n'avaient pas d'autres solutions, manquant d'effectifs de policiers ou de gendarmes. Faut-il rappeler les fermetures de bureaux de police nationale et de gendarmerie depuis 2014 ? La sécurité ne devrait-elle pas être assurée par l'État, de manière égalitaire, par le biais d'une police nationale ?
Mme Patricia Schillinger. - Je voulais vous remercier, Monsieur le ministre, ainsi que l'ensemble du Gouvernement, car j'ai conscience que vous avez vécu une période très difficile.
Dans la continuité de la question de Jean-Marie Bockel sur les problématiques transfrontalières, j'estime important de trouver un référent spécialiste sur ces questions, en particulier, nous concernant, quelqu'un qui parle l'allemand. Nous avons vécu des moments difficiles en matière de communication et les préfets ne peuvent pas tout faire ! Peut-être pourrez-vous prendre un engagement en ce sens dans un proche avenir ?
Par ailleurs, alors que les Français s'apprêtent à partir en vacances, les services des mairies ne suivent pas s'agissant de la délivrance des passeports et pièces d'identité. Que comptez-vous faire sur cette question ?
M. Jean-François Husson. - Effectivement, le Gouvernement a tergiversé sur la prise en charge des coûts liés à l'achat de masques. Pouvez-vous confirmer ce qu'il en est de cette mesure, qu'il faut mettre en oeuvre sans condition de date de facturation ? Le Gouvernement s'honorerait de tenir sa parole à l'endroit de collectivités locales qui ont su prendre leurs responsabilités, parfois avec une juste anticipation.
Ma deuxième question porte sur la place et le rôle de l'État déconcentré. À travers le pays, on a pu constater un dysfonctionnement majeur dans l'articulation entre préfets et sous-préfets, d'un côté, et agences régionales de santé (ARS), de l'autre. Il y a eu de nombreux cafouillages, engendrant des mises en tension inutiles.
Je souhaite également évoquer les ressources financières des départements, qui vont se retrouver très vite en tension. Comment envisagez-vous de « corriger le tir », dans la perspective de l'effondrement des droits de mutation à titre onéreux et de l'explosion à venir des dépenses sociales ?
Enfin, nous avons adopté mardi une proposition de loi traitant de l'amélioration des conditions de vote. Quelle est votre position sur ce texte ? J'ai bien entendu les propos que vous nous aviez tenus sur la procuration, mais également sur le vote par correspondance. Je suis surpris de voir qu'un vote porteur de sécurité, à la fois sur le plan sanitaire et sur le strict plan de l'opération de vote, suscite encore de fortes réserves du Gouvernement.
M. François Calvet. - Je souhaite aussi revenir sur les problèmes frontaliers, dans mon cas avec l'Espagne. Je suis un Européen convaincu et je développe en permanence des projets transfrontaliers - notamment la construction d'un hôpital transfrontalier. Mais, franchement, j'ai vu un moment où l'on aurait même des difficultés à soigner les patients français en Espagne, parce que l'on ne voulait pas les laisser passer... Certaines conventions internationales, comme dans le cas de l'hôpital que j'ai mentionné, ne sont souvent pas respectées !
Par ailleurs, du fait de la pandémie, les entreprises réclament, dans les marchés en cours, la prise en charge de certaines dépenses liées à la crise et initialement non prévues. Qu'en est-il ? Va-t-on appliquer la vieille théorie de l'imprévision, tirée d'un arrêt du Conseil d'État de 1916 ?
M. Marc Daunis. - Il avait été question que certaines mesures d'aménagement soient prises pour faciliter le vote et amortir le report de plusieurs mois du second tour des élections municipales. De nombreux élus locaux s'interrogent, à quelque temps du scrutin, sur les aspects pratico-pratiques. Avez-vous des informations à ce sujet ?
Ma seconde question rejoint celles de Françoise Gatel et Jean-François Husson. On a tout de même constaté, durant cette période, des perturbations en ligne entre l'échelon régional et l'échelon départemental. Je défends, depuis de nombreuses années, la suppression des préfets de région et le renforcement de l'échelon départemental de l'État. N'est-il pas temps, aujourd'hui, de toiletter l'organisation et de retrouver la simplicité qui s'impose en matière opérationnelle ?
M. Bernard Delcros. - Vous avez rappelé le rôle important joué par les préfets de département dans la coordination des actions avec les collectivités territoriales, notamment les maires. Je peux témoigner que, dans mon département du Cantal, tout a très bien fonctionné. Je me réjouis donc que la période récente vienne confirmer l'idée d'un nécessaire renforcement du rôle des préfets de département.
Vous avez également évoqué le couple préfet / maire et je tiens, comme un de mes collègues l'a précédemment fait, à souligner le rôle important des présidents des conseils départementaux dans la gestion de la crise. Ceci m'amène à cette question : ne faut-il pas à l'avenir repenser les prérogatives en matière de santé, pour en redonner à l'échelon départemental ?
S'agissant des élections, je me réjouis que le second tour puisse se tenir le 28 juin. Mais il va falloir ensuite installer les intercommunalités et, compte tenu de la date du vote et du délai de droit commun pour leur installation, celles-ci ne devraient pas pouvoir être en place avant le début du mois d'août. Peut-on réduire ce délai ?
Enfin, de nombreux travaux et projets d'investissement ont pris du retard. Les très petites communes ne disposent pas des services techniques et administratifs pour accélérer le mouvement. Ne serait-il pas opportun d'assouplir certaines règles de la commande publique, par exemple en portant à 100 000 euros le seuil des commandes publiques ne nécessitant pas d'appels d'offres ?
Mme Sonia de la Provôté. - Un décret du 8 avril 2020 a consacré un pouvoir dérogatoire généralisé aux préfets, et ce dans tous les domaines, pouvoir fondé sur une expérimentation antérieure et dont le contexte a justifié la mise en oeuvre. Un bilan a-t-il été tiré de l'usage qui en a été fait dans les départements ? Quelle articulation entre ce bilan et la future loi « 3D » ? Utilisera-t-on ce pouvoir dérogatoire pour faire évoluer le bloc de compétences et le rôle de l'État déconcentré ? Existe-t-il un délai limite d'application du décret ou considère-t-on que cette mesure dérogatoire va devenir la règle, y compris en dehors des périodes épidémique et post-épidémique ? Le décret présente tout de même un paradoxe absolu : l'État est responsable de la règle et, en même temps, il incarne la dérogation à cette règle. Sans doute faut-il envisager une évolution pour que ce pouvoir dérogatoire soit partagé entre les collectivités locales et le préfet...
M. Jean-Marie Bockel, président. - Je voudrais saluer, à cet instant du débat, la présence parmi nous de notre collègue Louis-Jean de Nicolaÿ, qui représente ici le conseil d'administration de l'Agence nationale de la cohésion des territoires, l'ANCT.
M. Antoine Lefèvre. - S'il est essentiel de rappeler l'importance du rôle du corps préfectoral, il faut aussi revenir sur les insuffisances et les manques : dans certains départements, on a effectivement constaté un certain flou dans la relation avec l'ARS.
Je vous remercie également d'avoir salué l'action des polices municipales, qui sont encore très mobilisées dans la gestion de cette crise.
Mon interrogation porte sur l'organisation des courses hippiques. La question peut paraître anecdotique, mais, derrière ces courses, on trouve toute la filière équestre, qui est composée de nombreux petits éleveurs, entraîneurs et acteurs modestes et qui se trouve actuellement dans une situation dramatique. Il y a eu un flottement au niveau de l'organisation des courses, autorisées dans certains endroits à huis clos et pas dans d'autres. Existe-t-il désormais des perspectives claires de reprise de ces activités ?
M. Alain Richard. - On devrait faire le bilan du plan de réforme des préfectures lancé par Bernard Cazeneuve. Il reste une charge administrative et procédurale lourde dans les préfectures, s'agissant de la gestion des étrangers et de la politique d'immigration. Un travail de simplification et clarification des procédures devrait être mené avec la juridiction administrative. C'est urgent !
M. Charles Guené. - Je serai très bref, de nombreuses questions ayant été posées. Je souhaite simplement insister sur différentes thématiques : le vote par correspondance, la date de mise en place des intercommunalités, les besoins d'assouplissement des règles des marchés. Enfin, même si nous savons que vos fonctions vous laissent peu de temps pour la prospective, nous sommes très intéressés par vos développements concernant le traitement de la déconcentration et de la décentralisation dans le cadre de la loi « 3D ».
M. Christophe Castaner, ministre de l'Intérieur. - Je ne suis pas compétent pour répondre à toutes vos questions, mais je transmettrai aux ministres concernés celles auxquelles je n'aurai pas pu répondre.
Vous avez fait mention de tensions entre les forces de sécurité et les polices municipales. Il y en a sans doute eu, mais elles ne sont pas fréquentes. En tout cas, elles n'ont pas lieu d'être et auraient dû être évitées. Nous sommes très attachés à la collaboration entre elles, et cela constitue un vrai changement de culture. Lorsque, au moment de ma prise de ma fonction, je me suis rendu dans les commissariats et les gendarmeries, j'ai constaté que les polices municipales étaient à chaque fois présentes. C'est un symbole fort, qui illustre la notion de continuum de sécurité. Chacun y participe et joue son rôle, en fonction de ses compétences.
Attention toutefois aux déséquilibres. Certaines communes ont les moyens de se doter d'une police municipale nombreuse et bien équipée, d'autres non. L'État doit jouer son rôle de régulateur, comme il le fait déjà avec la répartition des forces de police et de gendarmerie. Environ 3 000 communes dotées de polices municipales ont signé avec les préfets des conventions de coordination. De même, 954 groupes de partenariat opérationnels ont été mis en place dans le cadre du déploiement de la police de sécurité au quotidien, dispositif qui avait été mis en place par mon prédécesseur et que j'ai poursuivi, afin d'associer tous les acteurs - maires, bailleurs sociaux, départements, associations, etc. - pour trouver la meilleure manière de garantir la sécurité publique.
Ce n'est pas de la place Beauvau que l'on peut décider de tout. Le continuum de sécurité pose aussi la question de l'articulation entre la prévention et la sanction, qui relève du ministère de la Justice. Le ministère de l'Intérieur est un pivot, mais, seul, il ne peut rien faire. Par exemple, ce serait une erreur de croire que la politique de présence dans les quartiers repose uniquement sur le ministère. Celui-ci peut mobiliser des forces de sécurité, mais l'enjeu est aussi la mise en place d'actions d'accompagnement, d'animation, d'éducation, par exemple avec la poursuite, le cas échéant, de l'école apprenante, etc. Cette politique doit se construire en concertation avec les collectivités territoriales. Je suis très favorable à cette collaboration. La police judiciaire ne peut être confiée au maire, car il s'agit d'une fonction régalienne, mais certains dispositifs d'interopérabilité montrent déjà que nos actions peuvent se compléter. Ainsi, l'accueil sur les fréquences de radiocommunication des forces de sécurité de l'État des communications des polices municipales me semble aller dans le bon sens. De même, j'ai généralisé l'accès aux fichiers du système national du permis de conduire (SNPC) et du système d'immatriculation des véhicules (SIV) dans le cadre de conventions - 327 ont déjà été signées. Je souhaite développer le partage d'informations et la coordination en amont autant que cela est possible. Ainsi, pendant la crise sanitaire, les policiers municipaux ont pu dresser des contraventions. L'essentiel est la complémentarité.
Les polices municipales ont été fortement mobilisées. Certes, mais les forces de sécurité intérieure l'ont été autant, sinon plus ! Le ministère a eu un taux d'activité très élevé. Les forces de sécurité ont répondu présent en adaptant leurs horaires, en réalisant des actions de prévention, d'abord, puis de sanction, ensuite, pour faire respecter le confinement. Nous devons donc agir ensemble.
J'en viens à la relation franco-allemande et à l'échéance du 15 juin. Je tiens d'abord à rappeler que la France n'a pas fermé ses frontières...
M. Jean-Marie Bockel, président. - C'est vrai.
M. Christophe Castaner, ministre de l'Intérieur. - L'initiative a été prise par les pays voisins. En ce qui concerne la frontière franco-allemande, trois Länder ont exercé une forte pression pour mettre en place des restrictions de circulation. Nous avons beaucoup oeuvré, avec mon homologue allemand, pour alléger ces mesures. Je rappelle que la France compte 360 000 travailleurs transfrontaliers français. Comme la situation sanitaire le permet, nous rouvrons les points de passage autorisés. Nous avons simplifié les procédures, avec une déclaration commune numérique avec l'Allemagne. Nous nous sommes fixé comme échéance le 15 juin avec l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique et la Suisse, et voulons donner plus de souplesse, ce qui vaut aussi pour l'Espagne. Nous avons aussi prévu des dérogations pour prendre en compte les situations individuelles, par exemple des conjoints séparés, l'accompagnement d'enfants scolarisés, la visite à une personne dépendante accueillie dans le pays voisin, etc. Nous avons donc veillé à simplifier. Le 20 mai, nous avons ouvert les frontières pour les travailleurs saisonniers, ce qui est conforme au souhait des agriculteurs. Après ces assouplissements et cette ouverture coordonnée et progressive des points de passage à la frontière, nous espérons, si tout va bien, rouvrir la totalité de la frontière le 15 juin.
J'ai aussi évoqué hier la question de l'extra-Schengen avec la commissaire européenne. Si certains pays décident unilatéralement d'ouvrir leur espace aérien aux pays situés en dehors de l'espace Schengen, où le virus circule encore activement, nous risquons d'avoir des problèmes. Avec l'Allemagne, nous nous sommes coordonnés et proposerons une position commune lors du sommet des ministres européens de l'Intérieur qui aura lieu vendredi.
Comme MM. Hervé Gillé, Marc Daunis ou Alain Richard, j'ai appartenu, quand j'étais parlementaire, à une majorité qui avait fait le choix d'un modèle d'organisation territoriale de l'État très différent, celui de la régionalisation - peut-être à l'excès. Les retours d'expérience montrent que l'on a besoin de coordination. En matière d'économie, le niveau régional est pertinent, par parallélisme avec les prérogatives des régions. Mais, pour beaucoup de politiques, il fallait remettre l'église au coeur du département, si vous me permettez cette expression, et donc renforcer le rôle du préfet de département. Nous avons ainsi revu l'équilibre entre préfet de région et préfet de département, et renforcé le rôle du préfet en tant que coordonnateur en matière d'interministérialité, afin qu'il puisse répondre à toutes les demandes des élus. Lors de la réouverture des écoles, par exemple, les préfets ont pu apporter une dimension humaine dans la relation technique entre les Directeurs académiques des services de l'Éducation nationale (Dasen) et les maires, car ils les connaissent mieux et entretiennent avec eux une relation de proximité au quotidien. Les Dasen ont ainsi pu s'appuyer sur eux pour apaiser les tensions ici ou là ou rassurer les maires. L'importance du rôle des préfets a encore été reconnue lorsque le président de l'Association des maires de France, M. Baroin, nous a appelés pour demander qu'ils soient cosignataires des conventions de réouverture. Les préfets sont un interlocuteur naturel. On peut donc retenir de la crise que l'on a besoin de préfets puissants, c'est-à-dire disposant de moyens. Je plaiderai pour que le mouvement de baisse continue depuis plusieurs années des effectifs des préfectures soit revu.
Je ne partage pas l'avis de M. Gillé sur les zones de défense et de sécurité. Nous devons les actionner en fonction des sujets. Par exemple, nous avons travaillé sur les vecteurs aériens à l'échelle de la zone Est. De même, dans la zone Antilles, nous avons travaillé avec une coordination entre les hélicoptères de l'armée, de la gendarmerie et de la sécurité civile, car une approche de zone se justifiait. Ce n'est pas le cas sur tous les sujets. Nous avons fait monter en puissance les acteurs de prévention et de protection civile. On a mobilisé 30 000 bénévoles pendant la crise. Ces associations connaissent des difficultés financières en raison de l'annulation de nombreux événements pour lesquels elles réalisent des prestations.
Faut-il revoir les PCS ? Je sais d'expérience, pour en avoir piloté, que l'on a parfois tendance à l'oublier un peu une fois qu'il a été réalisé. Ils doivent être mis à jour régulièrement. Force est de constater que le risque sanitaire ne faisait pas partie de notre conscience collective. Il faut désormais mieux le prendre en compte. Comme vice-président de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, j'ai eu à piloter avec le préfet, à la suite des inondations du Rhône, un plan Rhône : j'ai constaté que l'on avait oublié la mémoire du fleuve et que l'on avait construit au fil du temps dans des zones où il déborde tous les dix ou quinze ans. Les PCS devront donc être revus à la lumière de la crise sanitaire.
Vous avez évoqué le rôle du conseil départemental. Si l'on veut renforcer les préfectures de département, il faut aussi, par cohérence, qu'elles aient un interlocuteur à leur niveau, le conseil départemental. Il ne m'appartient pas de commenter la loi « 3 D », qui sera présentée par mes collègues. Je ne suis pas favorable, cependant, à donner des compétences à tous sur tout, car alors on ne fait pas grand-chose ! Il vaut mieux attribuer les compétences en fonction de la proximité, et les conseils départementaux ont montré leur rôle fondamental sur certains sujets. Mais n'oublions pas les différences de richesses et de moyens entre les départements, et l'État doit faire vivre la solidarité.
J'en viens au droit de dérogation du préfet. Il ne semble pas utile de l'inscrire dans la loi, car il relève du pouvoir réglementaire au plus haut niveau, sous la forme d'un décret pris le 8 avril en Conseil des ministres. Ce décret n'est pas provisoire, mais bien définitif, même s'il a été pris pendant la crise. Il constitue un signe de confiance à l'égard des préfets, et entérine une expérimentation qui s'est déroulée dans dix-sept départements. Il prévoit que le préfet peut déroger à une réglementation nationale, mais pas à la loi, dans certains domaines précis : subventions, concours financiers et dispositifs de soutien en faveur des acteurs économiques, des associations et des collectivités territoriales ; aménagement du territoire et politique de la ville ; environnement, agriculture et forêts ; construction, logement et urbanisme ; emploi et activité économique ; protection et mise en valeur du patrimoine culturel ; activités sportives, socio-éducatives et associatives. Son pouvoir est donc large. Les 183 arrêtés de dérogations pris durant l'expérimentation n'ont fait l'objet d'aucun recours parce que les préfets avaient pris le temps de la concertation et de la pédagogie, permettant une meilleure compréhension des mesures que si le pouvoir central était intervenu. Nous devrons en tirer les leçons pour la loi « 3D ».
Il faut souligner un paradoxe : on veut tous à la fois plus de libertés, mais, d'un autre côté, on veut des règles claires et cadrées ! On réclame un pouvoir d'appréciation, mais on veut aussi que celui-ci soit strictement limité, sinon, à la moindre incertitude, on s'inquiète et on s'émeut, comme cela s'est produit lorsque le préfet du Morbihan a interdit la vente d'alcool et que l'affaire est remontée jusqu'à moi.
Je ne peux que rejoindre M. Bonhomme lorsqu'il souligne l'esprit de « débrouillardise » des maires, un esprit que notre administration, en raison des cadres qui s'imposent à elle, ne peut pas développer. Les maires ont aussi été efficaces.
Je ne rappellerai pas les chiffres, mais l'engagement de l'État aux côtés des collectivités territoriales a été significatif. On a beaucoup entendu que les collectivités territoriales avaient su acheter des masques, oubliant parfois les difficultés - les délais, les masques inappropriés, etc. Toutefois, cet effort est sans comparaison avec celui de l'État, qui a acheté des masques pour les répartir auprès des professionnels de santé, des forces de sécurité, de ses services, des collectivités territoriales... J'ai ainsi été surpris de la médiatisation de la remise de 300 masques par telle ou telle personnalité dans un commissariat, alors que j'en avais déjà livré 17 millions... Il faut reconnaître le talent de certains en matière de communication !
L'État prendra en charge la moitié du coût de l'achat des masques, comme le Premier ministre l'a annoncé. M. Husson peut ainsi constater que le Gouvernement honore sa parole ! Mieux, cela vaudra pour toutes les commandes de masques passées à compter du 13 avril, et non du 11 mai comme cela avait été prévu initialement. Nous regarderons le volume des masques commandés et payés avant cette date, mais les sommes en jeu doivent être relativement modestes. Je comprends l'enjeu politique de ce débat, mais il ne doit pas occulter l'engagement de l'État dans la gestion de la crise.
Vous m'avez aussi interrogé sur l'aide financière de l'État aux collectivités territoriales. Vous connaissez les engagements pris par le Gouvernement en faveur des départements, mais je souligne le paradoxe : les mêmes qui réclament l'autonomie fiscale veulent aussi être aidés en cas de difficultés ! La situation financière de l'État est aussi tendue, mais nous répondrons présent. Le Premier ministre a fait, comme vous le savez, des annonces en faveur des collectivités territoriales. Celles-ci ont été mises en oeuvre par ordonnances. Le pacte de Cahors sera assoupli. Je ne détaille pas, car je sais que vous avez reçu Mme Gourault et M. Lecornu.
La prime de feu a été discutée avec les collectivités territoriales. Les pompiers sont financés en grande partie - il ne faut pas l'oublier - par l'État, à travers les taxes collectées qui sont reversées aux départements. Les pompiers sont des salariés des services d'incendie et de secours (SDIS), qui relèvent du conseil départemental. La prime doit être financée par l'employeur. L'État a montré l'exemple avec les formations militaires d'intervention de la sécurité civile : j'ai pris l'initiative de relever, par arrêté, leur niveau de prime dès cette année et l'État financera 100 % pour ses agents. Il est normal que l'État ouvre la discussion sur ce sujet en lien avec les collectivités territoriales. Des discussions sont en cours avec l'État sur le financement des SDIS. Il ne faudrait cependant pas partager le salaire entre plusieurs entités, mais l'État sera vigilant sur l'équilibre économique des SDIS. La ministre de la cohésion des territoires et le Premier ministre sont attentifs à ce sujet.
Un mot sur la complémentarité entre les polices municipales et la police nationale. Il faut trouver le bon équilibre, même si ce n'est pas toujours évident. Il ne faut pas voir dans la décision du Conseil d'État, et non du ministre de l'Intérieur, annulant l'arrêté du maire de Sceaux, la volonté d'une reprise en main. Nous avons travaillé en concertation avec les communes sur des arrêtés de couvre-feu. Il nous est arrivé d'en refuser. Ainsi, le préfet a-t-il demandé à un maire du Haut-Var de retirer son arrêté, car le couvre-feu ne semblait pas pertinent en l'espèce. À Sceaux, la Ligue des droits de l'Homme a fait un recours. Interrogé sur le sujet, j'avais évoqué le caractère irrégulier de l'arrêté, mais ce n'est pas l'État qui a intenté le recours. Le préfet avait plutôt demandé une discussion sur le sujet. C'était la période de confinement, à un moment où l'on essayait de dissuader les gens de sortir dans la rue. Imposer le port du masque dans l'espace public pouvait donner l'idée que l'on pouvait sortir en étant protégés par le port d'un masque ; or cela ne suffisait pas à l'époque. J'ai eu, depuis lors, l'occasion de dire que des arrêtés municipaux rendant obligatoire le port du masque dans certains secteurs pouvait être envisagés, en lien avec les préfets, en cas de difficulté. Donc je n'ai pas d'opposition de principe. Je m'étais simplement exprimé sur l'arrêté du maire de Sceaux avant la décision du Conseil d'État, car je savais que cet arrêté était fragile d'un point de vue juridique. Je regrette que cela ait fait l'objet d'une polémique et que le maire de Sceaux ait contesté la « décision du ministère de l'Intérieur », alors qu'il s'agissait d'une décision de justice.
Les préfectures de régions bénéficient de l'appui de conseillers diplomatiques. Ils suivent, en lien avec le secrétariat général pour les affaires régionales (SGAR), la question des transfrontaliers. Le conseiller en poste à Strasbourg parle allemand.
S'agissant des cartes nationales d'identité et des passeports, je prends note de votre inquiétude. Il faut que les mairies, dans leur reprise d'activité, remettent en route ces services. J'espère que les retards seront résorbés dans les mois qui viennent.
Vous avez évoqué des cafouillages entre les préfectures et les ARS. Sans doute, mais je n'ai pas le sentiment qu'ils aient été très fréquents. Des décisions ont dû être prises dans l'incertitude et dans des délais très brefs. Il me semble que les acteurs ont été à la hauteur. Il est vrai que l'organisation des ARS n'est pas la même que celle de l'État. Le dialogue entre le préfet de région et l'ARS est d'évidence, en dépit d'éventuelles divergences de points de vue, car ils sont dans la même ville et ont l'habitude de se voir et de travailler ensemble. En revanche, les relations entre les ARS et les préfets de département ont certainement été moins fluides en raison de la distance. Mais, dans l'ensemble, ils ont fait face et rempli leurs missions.
M. Jean-Marie Bockel, président. - Nous avons beaucoup travaillé et auditionné sur les ARS. Il nous semble que le sujet mérite un retour d'expérience.
M. Christophe Castaner, ministre de l'Intérieur. - Je ne dis pas que tout a été parfait mais, dans un contexte de tensions et d'urgence, ils ont fait au mieux. Toutefois, un retour d'expérience sera certainement utile.
Communication d'étape de Mme Josiane Costes et M. Charles Guené sur l'ingénierie territoriale et l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT)
M. Jean-Marie Bockel, président. - J'ai souhaité que, dans le cadre de leur rapport sur l'ingénierie territoriale, nos collègues Josiane Costes et Charles Guené puissent faire une courte communication d'étape.
Il s'agit ici de dresser les premiers constats et de présenter les points de vigilance à signaler à l'ANCT pour qu'elle puisse en tenir compte lors de son prochain conseil d'administration, relatif à sa feuille de route, qui se tiendra le 17 juin. Cette intervention intervient au meilleur moment puisque l'instruction relative aux modalités d'intervention de l'ANCT, signée de la ministre Mme Jacqueline Gourault, vient d'être publiée.
Je vous rappelle que l'audition de la présidente et du directeur général de l'agence est prévue en réunion plénière le 25 juin prochain. Ce sera l'occasion pour eux de répondre aux questions de nos rapporteurs.
Mme Josiane Costes, rapporteure. - Merci Monsieur le Président. Avec mon collègue Charles Guené nous avons entamé nos travaux d'auditions en janvier dernier et effectué deux déplacements en février, à Vesoul et Saint-Brieuc, pour rencontrer sur le terrain les futurs acteurs et partenaires (préfets, élus locaux, agences techniques départementales) de l'ANCT qui, comme vous le savez, me tient à coeur puisqu'elle a été créée par la loi du 22 juillet 2019 sur une initiative du groupe RDSE. Cette agence existe juridiquement depuis le 1er janvier 2020 mais elle n'était pas opérationnelle tant que les textes réglementaires d'application n'étaient pas publiés. Cette condition est maintenant remplie avec la publication ce lundi 1er juin de l'instruction du 15 mai relative aux modalités d'intervention de l'ANCT.
Dans cette communication d'étape, je vais vous présenter les premiers constats issus de nos travaux, ensuite, mon collègue Charles Guené vous dressera une liste de points de vigilance à signaler à l'ANCT pour souligner la priorité que nous entendons donner à l'accompagnement des territoires les plus en difficulté.
Le constat majeur, à l'issue des déplacements et auditions, est la diversité et l'hétérogénéité des politiques et moyens locaux en matière d'ingénierie dans les territoires.
Nous avons remarqué que les politiques publiques diffèrent très sensiblement d'un département à l'autre. Une soixantaine de départements disposent d'une agence technique sous forme d'établissement public administratif ou de syndicat. Les autres départements peuvent fournir, à partir de leurs moyens propres en régie, une assistance technique auprès de leurs collectivités.
Mais même pour les départements disposant d'une agence technique, leurs champs de compétence technique peuvent être très inégaux. Certains se limitent aux fonctions de base « voirie/urbanisme » et d'autres explorent de nouveaux besoins tels que l'étude prospective des potentialités d'un territoire ou des besoins en numérique et e-administration (en Haute-Saône et Côtes d'Armor), mais cela reste exceptionnel. Quoiqu'il en soit, dans la plupart des cas nous constatons soit un déficit de moyens, soit une absence de coordination ou tout simplement de connaissance mutuelle entre des acteurs locaux, parfois très proches géographiquement.
La difficulté récurrente pour les collectivités qui disposent de moins de moyens est d'accéder à une ingénierie stratégique et de conception qui leur permettrait d'identifier les potentialités de développement de leur territoire et de définir des projets. La logique des appels à projet venant du haut fait que l'aide ne va pas à ceux qui en ont le plus besoin mais vers ceux qui disposent déjà d'une capacité technique minimale pour constituer des dossiers. La logique verticale et descendante ne répond pas à ce besoin et tout l'enjeu pour l'ANCT doit donc être de faciliter et d'accompagner l'émergence des projets locaux.
Pour cela, il manque une cartographie de tous les moyens d'ingénierie publique au sens large réunissant tous les moyens de l'État, de ses services déconcentrés et de ses agences, avec ceux des collectivités, de leurs établissements publics et de l'ensemble du réseau des agences de Conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE) dans une même base de connaissances qui serait mise en réseau. Cela permettrait dans un premier temps d'identifier tous les acteurs et de recenser finement les fonctions et compétences de chaque structure pour les mettre en réseau. Il nous semble par exemple qu'il s'agirait typiquement d'une mission à confier à l'ANCT.
Maintenant, quelques mots sur l'ANCT avant de passer la parole à Charles Guené.
La création de l'ANCT marque-t-elle le « retour de l'État dans les territoires » que notre proposition de loi sénatoriale entendait promouvoir ? La configuration de l'agence telle que créée par la loi du 22 juillet 2019, portant création d'une Agence nationale de la cohésion des territoires, et les moyens alloués diffèrent sensiblement de l'ambition du projet initial.
Les trois axes d'intervention de l'ANCT listés par l'instruction ministérielle sont d'abord « le déploiement de programmes d'appui territorialisés », puis « l'aide à la conception et à la mise en oeuvre de projets de territoires, dans le cadre de contrats territoriaux intégrateurs, les contrats de cohésion ». Le troisième axe, « l'appui en ingénierie et sur mesure à des projets locaux, qui ne pourraient aboutir sans le soutien spécifique de l'agence et de ses partenaires », est cité en dernier, or il s'agit de notre première préoccupation : développer du bas vers le haut, plutôt que renforcer les projets venus d'en haut.
Pour moi et l'ensemble des élus des territoires enclavés, l'enjeu majeur est que l'agence soit en mesure de sortir de la logique verticale visant à décliner localement les programmes décidés à l'échelle nationale. Quels seront les moyens humains et financiers effectivement dédiés au troisième volet relatif à « l'appui en ingénierie et sur mesure à des projets locaux » ? L'ANCT aura-t-elle les moyens de ses ambitions ? C'est précisément l'appui aux projets de territoire et l'aide à leur émergence qui doivent être érigés en priorité. Je partage les mêmes préoccupations que mon collègue Charles Guené.
M. Charles Guené, rapporteur. - Chers collègues, comme vous l'a annoncé notre président et ma collègue Josiane Costes, la mise en oeuvre opérationnelle de l'ANCT appelle de notre part de nombreux points de vigilance. Je ne parle pas encore à ce stade de recommandations, car laissons à l'agence le temps de s'organiser, mais plutôt de « messages » à faire passer dans la perspective de la réunion du conseil d'administration de l'ANCT prévu le 17 juin prochain.
D'ailleurs, s'agissant de la gouvernance nationale de l'agence, il convient de se féliciter que la présidence et la vice-présidence du conseil d'administration aient été confiées à des élus locaux, Mme Caroline Cayeux, présidente de l'association Villes de France et maire de Beauvais, et à sa vice-présidence et M. Vanik Berberian, président de l'Association des maires ruraux de France et maire de Gargilesse-Dampierre. J'encourage également nos deux collègues sénateurs Françoise Laborde et Louis-Jean de Nicolay, qui sont membres du conseil d'administration, à porter la voix des collectivités territoriales.
J'en reviens à nos points de vigilance. En lieu et place d'un guichet unique regroupant tous les moyens de l'État, l'ANCT ne regroupe au final que 3 entités - le Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET), l'Établissement public national d'aménagement et de restructuration des espaces commerciaux et artisanaux (EPARECA) et l'Agence du numérique -, laissant ainsi hors de son champ de décision des moyens importants, alors qu'il était initialement envisagé de fusionner également l'Agence nationale de l'habitat (ANAH), de l'Agence nationale de la rénovation urbaine (ANRU), de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME), et du Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (CEREMA). La voilure n'est donc pas la même, et nous espérons que les conditions de conventionnement entre l'ANCT et ces autres agences s'inscrivent dans la durée sans devenir un risque supplémentaire de friction ou de déperdition d'énergie dans les circuits de traitement des dossiers.
La question des moyens de l'ANCT est primordiale. Sur un budget global de 75 millions d'euros, les crédits alloués pour le soutien à l'ingénierie des collectivités sont fixés à 10 millions d'euros répartis entre 2,95 millions d'euros consacrés à des projets numériques et 7,05 millions d'euros à des projets de toutes natures (études commerciales, prospectives, de mobilité, etc.). Seront-ils de nature à couvrir les besoins ? À titre de comparaison, la Banque des territoires alloue annuellement 5 millions d'euros en soutien aux collectivités territoriales et le budget annuel agrégé de toutes les agences techniques départementales est estimé entre 65 et 70 millions d'euros, sans compter les moyens engagés en régie ou par d'autres structures (syndicats, SEM, SPL, etc.).
Deux points devront faire l'objet d'une vigilance particulière, notamment lors de l'examen des prochains projets de loi de finances. Cette enveloppe budgétaire initiale doit être pérenne et affectée aux seuls projets initiés par les collectivités qui en ont le plus besoin, et non à la déclinaison locale de programmes nationaux. Au-delà de la réorganisation de l'État et de la rationalisation de ses services, l'évaluation de l'action de l'ANCT devra comporter des indicateurs de performance retraçant l'accompagnement des projets locaux, notamment ceux qui n'auraient pu se développer sans l'appui de l'agence. La rationalisation budgétaire est légitime, mais l'enjeu pour l'ANCT est avant tout d'apporter une plus-value pour les collectivités.
La question de la gouvernance locale reste une zone dont on saisit mal le rôle et les missions ainsi que l'articulation entre le préfet de département et le préfet de région. La délégation territoriale de l'agence sera confiée à chaque préfet de département, charge à celui-ci d'assurer la présence des collectivités territoriales et des acteurs locaux de l'ingénierie au sein des comités locaux de cohésion territoriale. Ces comités locaux doivent avoir un rôle primordial dans le processus d'identification des besoins et de sélection des projets, mais qu'en sera-t-il concrètement ? Par ailleurs, l'articulation de l'échelon de décision départemental avec le comité régional des financeurs, que doit mettre en place chaque préfet de région, n'est pas précisément définie dans l'instruction. Cette instance régionale sera-t-elle aussi efficace pour mobiliser des moyens existants pour les grands programmes que pour les « petits » projets émergents ?
Le principe d'action de l'agence repose sur la subsidiarité. L'ANCT n'interviendrait que si le besoin ne peut être couvert par un autre acteur local, public ou privé. Il importe donc tout particulièrement de veiller à la simplification des procédures de saisine par les collectivités afin que les territoires ruraux ne soient pas, dans les faits, les oubliés du système. À cet égard, la dotation de 10 millions d'euros doit être fléchée vers les seuls projets initiés par les collectivités, hors programmes nationaux. Il faut d'ailleurs savoir que ces crédits visent à rétribuer les cabinets d'ingénierie titulaires d'un accord-cadre dont la procédure de marché public est en cours.
Enfin, la doctrine d'action de l'agence doit s'adapter aux spécificités du maillage territorial, qu'il s'agisse des échelons communaux, départementaux et de la nécessaire coordination avec les stratégies régionales, mais aussi des intercommunalités et des Pôles d'équilibre territoriaux et ruraux (PETR) qui, dans les territoires de faible densité, constituent la maille adéquate de gestation et de réalisation des projets.
Pour terminer, je ferai une observation d'ordre budgétaire. Serait-il possible, au titre des mesures d'accompagnement budgétaire de l'ANCT et des collectivités territoriales, d'étudier l'idée d'une modification de l'emploi de certaines dotations - la Dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) et la Dotation de soutien à l'investissement local (DSIL) - afin de pouvoir en affecter une partie des crédits vers les frais de rémunération de personnels dédiés à l'ingénierie, à titre exceptionnel et sur des territoires en besoin tels que les PETR ?
M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Merci Monsieur le Président de m'avoir invité. Les analyses faites précédemment sont tout à fait pertinentes. Plusieurs questions doivent être posées au prochain conseil d'administration qui aura lieu le 17 juin prochain.
Le premier point que je veux aborder concerne le fonctionnement de l'agence aujourd'hui. Les conventions avec les grands opérateurs ont-elles déjà été signées ? Est-ce que ces conventions apportent de l'efficacité et de la souplesse ou sont-elles simplement des conventions de financement pour l'agence ? L'agence sera efficace si elle coordonne vraiment les politiques publiques de l'ensemble des partenaires et si elle répond aux questionnements des collectivités locales. L'agence n'a que peu d'intérêt si elle n'est qu'un relais de plus pour appliquer les financements et les projets déjà existants par chacun des opérateurs contractualisés avec l'agence. On espère que les comités locaux et les préfets sauront faire remonter auprès de l'agence les demandes locales, qui sont différentes dans chaque territoire. J'espère ensuite que l'agence saura faire le poids auprès de l'ANAH, du CEREMA, de l'EPARECA, de la Banque des Territoires, de l'ADEME, pour faire en sorte que les politiques décidés par ces opérateurs répondent à ces demandes locales. Il faut que les problématiques locales puissent être prises en compte et puissent répondre à des financements possibles de la part de ces grands organismes. C'est ainsi que l'agence montrera qu'elle est utile aux collectivités territoriales.
Le deuxième point important à aborder est la coordination de l'agence avec les territoires. Elle doit être organisée correctement avec ce qui existe déjà au niveau départemental, et notamment les agences des Départements d'ingénierie, pour éviter les doublons ou concurrences, et perdre en efficacité.
M. Bernard Delcros. - Merci à mes deux collègues, je partage leur analyse et leur position. La question de l'ingénierie territoriale est un sujet extrêmement important, et parfois le défaut d'ingénierie est un frein au développement des territoires, ce qui crée des disparités de développement entre les territoires.
Je partage leur analyse, notamment sur la lisibilité des financements classiques qui pourraient être réorientés vers l'ingénierie. Et je voudrais vraiment insister sur le fait que si l'on veut donner toutes ses chances de saisir les opportunités de projets, de financements, de développement, il faut trouver les moyens pour leur permettre de monter en compétences en interne. Dans les politiques contractuelles menées avec l'État, notamment dans les contrats de ruralité, il faudrait un volet pour donner la possibilité aux collectivités territoriales de recruter des compétences en interne pour monter et élaborer mais aussi pour animer le projet du territoire.
M. Philippe Dallier. - Je n'ai pas trouvé mes collègues très optimistes, notamment sur les moyens de l'agence. Je m'interroge et j'aimerais avoir quelques précisions sur l'idée de fusionner aussi bien l'ANRU que l'ANAH, et d'autres, avec l'ANCT. J'ai toujours été très opposé à une telle fusion, car ces agences abordent des sujets très spécifiques et dans des territoires très particuliers.
M. Hervé Gillé. - Je voudrais insister sur un point : la mise en tension de la déconcentration et de la décentralisation. L'ANCT ne remplira pas son rôle si elle s'affirme simplement comme une volonté d'État et si elle ne crée pas les conditions d'une réelle coopération et d'un partage avec les collectivités territoriales. C'est-à-dire qu'on ne peut mettre en place des groupements de compétences qu'à partir du moment où ces groupements de compétences sont suffisamment partagés tant au niveau de la commande qu'au niveau de la manière dont c'est exécuté. L'exemple de Gironde Ressources, agence d'ingénierie départementale, illustre parfaitement la problématique. Elle s'est vue refuser par le préfet que l'ANCT intègre dans son guide de compétences celles de Gironde Ressources. Cela illustre le risque majeur d'une agence qui serait dans l'incapacité de créer le niveau de coopération territorial absolument essentiel. L'agence ne peut pas être simplement une affirmation des compétences de l'État.
M. Charles Guené, rapporteur. - S'il ne s'agit pour l'État que de rationaliser son administration, sans s'occuper véritablement des territoires et en gardant la verticalité existante, alors on arrivera à rien. C'est à l'intérieur des plus petits territoires qu'on sent ce besoin de mise en situation de projet du bas vers le haut, alors que très souvent dans certains territoires on dispose de toute l'ingénierie dont on a besoin.
Concernant la question de M. Bernard Delcros, évoquant ce besoin de monter en compétences en interne et en puissance, on demande que certains financements actuels, comme la DETR ou la DSIL, qui sont normalement consacrés aux investissements purs, puissent être fléchés vers l'ingénierie, qui est aussi de l'investissement. Lorsque certains territoires en ont besoin pour se mettre en situation de projet, ces financements pourraient être envisagés de manière exceptionnelle ou dérogatoire.
En ce qui concerne la remarque de M. Philippe Dallier, il faut savoir que l'ANCT a des fonctions et des programmes d'État et à la fois une injonction d'organiser l'ingénierie sur les territoires. Mais il y a quand même toute cette part d'objectifs d'État, qui existait auparavant, qui sont l'accès au service public, la transition écologique, le développement économique, et le numérique, mais aussi le logement, la mobilité aux quartiers prioritaires, et la revitalisation des centres-bourgs et centres-villes. Nous trouvons alors curieux que l'ANRU et l'ANAH ne soient pas incluses dans l'opération alors que c'est l'objet de l'ANCT. Ce qui est alors proposé est de faire des conventions, mais il faut voir ce que contiennent ces conventions ainsi que leurs modalités pratiques et financières.
Mme Josiane Costes, rapporteure. - L'ANCT était vue au départ comme un guichet unique pour toutes les possibilités d'ingénierie sur les territoires. C'est pour cela qu'on avait demandé la présence de l'ANRU, de l'ANAH, etc. Mais il y a une contradiction, par rapport aux missions confiées à l'agence, car le lien avec les différentes agences se fera par des conventions. Toutefois, le contenu des conventions est encore à clarifier ainsi que le mode de facturation.
Je partage tout à fait ce qu'a dit M. Bernard Delcros. C'est dans les territoires où en interne il y a déjà des compétences en ingénierie que cela fonctionne le mieux. Il faudrait développer ces compétences en interne dans tous les territoires. Il faudra veiller à ce que cette agence ne soit pas là uniquement pour la mise en oeuvre de programmes nationaux déclinés sur les territoires, mais qu'elle prenne en compte les besoins locaux et fasse même émerger des projets en examinant toutes les potentialités des territoires en question. C'est sur ce dernier point qu'il faut être particulièrement vigilant.
M. Jean-Marie Bockel, président. - Merci à nos co-rapporteurs et rendez-vous le 25 juin prochain pour l'audition de la présidente et du directeur général de l'agence.
Communication de M. Éric Kerrouche relative à la consultation sur les difficultés rencontrées par les élus dans la gestion de l'épidémie de Covid-19
M. Jean-Marie Bockel, président. - Je me tourne à présent vers Éric Kerrouche, qui évidemment se rend compte qu'il commence à avoir la pression du temps et que nous allons désormais écouter. Je rappelle à nos collègues que la délégation avait lancé via la plateforme du Sénat une consultation par internet des élus locaux face à la crise du Covid-19, entre le 9 avril et le 4 mai, soit avant le déconfinement. Nous avons eu 1 762 réponses, ce qui est un bon échantillon compte tenu de la période, principalement de maires. Au-delà des constats locaux, les avis sont mitigés, assez divers sur la qualité de l'accompagnement des collectivités territoriales par l'État dans cette gestion de crise, ce qui d'ailleurs ressort des auditions que nous avons menées jusqu'alors. Des différences d'un territoire à l'autre ont en particulier été relevées. Je laisse la parole à Éric Kerrouche, que je remercie d'avoir accepté de faire cette présentation avec les compétences qui sont les tiennes et que nous connaissons.
M. Éric Kerrouche. - Merci, Monsieur le président. L'avantage est que le ministre de l'Intérieur est parti, ce qui est une bonne chose au regard de ma présentation car il y a un contraste assez fort entre le discours qu'il a tenu et la manière dont l'action de l'État a été perçue par les élus locaux sur le terrain.
En termes de contexte, le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) a réalisé une enquête depuis le début de la pandémie qui retrace la confiance institutionnelle des Français, auprès d'un panel de 2 200 Français interrogés chaque semaine. Tout en haut, il y a la confiance des maires et en bas celles du Gouvernement et du Président de la République. La cote de confiance ne s'est jamais démentie pendant la période et rassemble trois Français sur quatre (74%). Dans le même temps, une décrue de la confiance accordée au gouvernement et au Président de la République est constatée, déjà faible au départ mais qui passe d'un Français sur deux à un Français sur trois.
Cette enquête fait donc état d'une confiance localisée, très forte dans les maires qui, dans la période, deviennent une balise. La confiance dans l'absolu est très forte, encore plus élevée dans les communes de moins de 2 000 habitants, du fait d'un véritable rapport de proximité du maire. La confiance croît également avec l'âge, même si celle-ci est déjà très élevée chez les moins de 35 ans (68%).
La consultation a mobilisé un public de près de 1 800 personnes, formé à 81% de maires, dont la moitié sont élus dans une commune de moins de 1 000 habitants.
L'élément le plus important qui ressort de cette enquête est la gestion du manque.
Les élus dans leurs réponses ont souvent souligné d'abord le manque de matériels de protection et de tests de dépistage, ce qui ressort très clairement (36% des réponses), le manque de directive claire et cohérente de la part de l'État et son incapacité à assumer son rôle de centralité (17%), puis les questions soulevées par les décisions prises concernant la réouverture des écoles (7%). Un vrai sentiment d'abandon s'est dessiné pour certains élus locaux et qui ressort également nettement dans les verbatim.
Concernant l'association de la commune à mise en oeuvre de l'état d'urgence sanitaire, en termes globaux, 48% des communes estiment avoir été bien associées et 40% mal associées. Néanmoins, dans le détail, le sentiment d'association est plus important dans les petites communes (52%) que dans les grandes communes (45%), signe d'une situation inégalitaire. Au niveau de l'accompagnement, 45% des communes considèrent avoir eu un mauvais accompagnement et 38% un bon accompagnement. La première cause du mauvais accompagnement est l'absence d'interlocuteur disponible (27%), mais aussi parce qu'il y -avait trop d'interlocuteurs (18%), ce qui a été vu comme source de difficultés. Se distingue la difficulté à identifier parfois le bon interlocuteur et cette difficulté varie selon les territoires, puisque, par exemple, les élus franciliens ont eu le sentiment d'être moins bien associés. Sur ce point, il y a un élément déconcertant : si certains n'ont pas eu d'interlocuteur du tout, d'autres en ont eu plusieurs et cette pluralité a été dans certains cas bien considérée, dans d'autres vue comme un handicap.
La coordination avec les services de l'État qui relève du réseau préfectoral a été perçue comme efficace par 60% des répondants, mais avec un bémol car seuls 8% l'ont jugée très efficace. En revanche, pour les ARS, l'inefficacité domine mais, surtout, 35% des répondants n'arrivent pas à se prononcer : soit cette institution n'est pas comprise, soit elle n'est pas identifiée au niveau local, soit elle n'est pas considérée comme efficace, ce qui pose en toute hypothèse de réelles questions organisationnelles.
Il y a eu des difficultés pour assurer la continuité des services publics locaux selon les élus locaux, avec cinq grandes difficultés : les services aux personnes âgées, la petite enfance et l'éducation, les déchets, la sécurité sanitaire et la sécurité tout court. Encore une fois, en fonction de la taille de la collectivité, les difficultés ont été plus importantes dans les communes les plus grandes, notamment pour les services aux personnes âgées. De manière générale, les collectivités les plus peuplées ont souligné davantage de difficultés, notamment sur la question de la sécurité tout court.
Face à ces difficultés, le palliatif a été les initiatives locales. J'ai entendu les propos du ministre de l'Intérieur ; pour autant les communes sont massivement intervenues pour l'achat des équipements de protection individuels et collectifs, ce qui est vrai pour les masques, les gels ou les sur-blouses.
M. Jean-Marie Bockel, président. - Le ministre a forcé le trait en insistant sur les cas de communes qui avaient beaucoup dit et peu fait. En tant qu'élu du Grand Est, je peux dire que certes il y a eu des couacs, mais dans l'ensemble, notamment les grandes collectivités et ces dernières en lien avec les petites, ont beaucoup fait.
M. Éric Kerrouche. - Exactement. Il y a eu, par rapport au sentiment d'abandon, la première nécessité absolue de prendre des initiatives en raison d'une défiance vis-à-vis de la parole de l'État. En termes d'initiatives locales, le deuxième élément révélateur est que les communes ont dû donner des renseignements à la population sur les mesures annoncées par l'État. Ces deux éléments sont le signe d'une désorganisation locale. Face à elle, les communes les plus importantes, car elles en avaient les moyens, ont mis à disposition des locaux, des équipements et se sont placées au soutien de l'activité locale.
Demain, si cette situation se devait se représenter, les élus voudraient disposer de directives claires et de réactions cohérentes de la part de l'État, ce qui signifie en creux qu'au cours de cette crise elles n'ont pas été considérées comme claires et cohérentes. Les collectivités territoriales voudraient davantage de stockage de matériels de protection, mais aussi ne plus se sentir abandonnées par l'État. De façon synthétique, les élus locaux regrettent la défaillance organisationnelle, en l'absence de message clair, et la défaillance matérielle, en l'absence d'approvisionnement de dispositifs de protection. Les élus locaux souhaitent plus de concertation, ce qui ne peut passer que par une meilleure prise en compte des territoires, et de nouveaux moyens accordés aux collectivités.
Les attentes des élus locaux s'orientent vers plus de protocoles sanitaires, plus de stocks de sécurité et plus de clarté, mais aussi l'amélioration de la communication de l'État. À l'aune de ce qu'ils ont vécu, ils attendent de l'anticipation, appellent à plus de clarté et veulent des mesures structurelles. Ces attentes sont complètement en phase avec celles des Français, au regard de l'enquête d'opinion menée récemment par le Sénat : 60% des Français souhaitent que leur commune ait davantage de pouvoir à l'avenir. D'une certaine façon, la parole des élus locaux reflète les attentes de la population.
M. Jean-Marie Bockel, président. - Un triple remerciement à Éric Kerrouche : patient mais néanmoins placide jusqu'au bout de cette synthèse remarquable, claire et intéressante, en un temps exagérément limité. Cette présentation va faire l'objet d'un rapport d'information et d'une communication dédiée, en ce qu'elle s'inscrit complètement dans les travaux conduits par l'ensemble des groupes politiques autour du président du Sénat sur les enseignements à tirer de cette période. Le ministre de l'Intérieur, que nous venons d'auditionner, traduit au fond l'état d'esprit d'aujourd'hui, alors que le résultat de notre consultation traduit le vécu des élus, notamment au début, lorsque tout était compliqué et la situation s'est améliorée petit à petit. D'où l'intérêt du rappel fait par cette communication.
M. Marc Daunis. - Je félicite notre collègue Éric Kerrouche pour cette présentation.
M. Charles Guené. - Vous avez conclu par l'essentiel, Monsieur le président. Il y a deux moments un peu différents, la posture du ministre est celle d'aujourd'hui alors qu'avec notre consultation nous sommes mis face au vécu de nos collègues, qui n'a pas été aussi rose que certains le disent aujourd'hui, à la fin de cette période, si tant est que nous en soyons à la fin.
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