- Mercredi 11 mars 2020
- Audition de M. Philippe Martin, président de la section des travaux publics du Conseil d'État
- Audition de M. Bruno Angles, représentant des sociétés concessionnaires d'autoroutes dans les discussions avec l'État sur les contrats de concession de 2014 à 2015
- Audition de M. Gilles de Robien, ministre de l'équipement, des transports, du logement, du tourisme et de la mer de 2002 à 2005
- Audition de M. Gilles Carrez, président de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire de l'Assemblée nationale de 2012 à 2017
Mercredi 11 mars 2020
- Présidence de M. Éric Jeansannetas, président -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Audition de M. Philippe Martin, président de la section des travaux publics du Conseil d'État
M. Éric Jeansannetas, président. - Dans le cadre de ses travaux sur les concessions autoroutières, la commission d'enquête procède tout d'abord à l'audition de M. Philippe Martin, président de la section des travaux publics du Conseil d'État.
Cette audition, diffusée en direct sur le site internet du Sénat, fera l'objet d'un compte rendu publié.
Monsieur Martin, après vous avoir rappelé qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Martin prête serment.
Avant de passer la parole à notre rapporteur, et comme convenu la semaine dernière, je vous demande, mes chers collègues, de poser des questions précises, qui ne seront pas groupées, afin que M. Martin puisse répondre précisément à chacune d'entre elles.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Le but de cette commission d'enquête est de faire le point sur les contrats de concession autoroutière, ainsi que sur les avenants et protocoles d'accord conclus postérieurement. Nous voulons surtout aider l'État à envisager l'avenir de ses relations avec les sociétés d'autoroute.
La section des travaux publics du Conseil d'État est chargée de suivre ce sujet, parmi d'autres, avec cette particularité d'être à la fois juge et conseil du Gouvernement.
De quelle façon conseillez-vous l'exécutif sur ces questions relatives aux autoroutes ? Le Conseil d'État lui transmet des avis, mais, si j'ai bien compris, ces derniers ne sont pas publics et il faut obtenir l'autorisation du Gouvernement pour y accéder.
Sur quels sujets le Conseil d'État travaille-t-il en particulier ? Combien de personnes sont-elles impliquées sur ces dossiers ? Selon quelle fréquence les avis sont-ils rendus ?
Enfin, quel est votre point de vue sur la fin des concessions, programmée entre 2031 et 2036 ? Comment voyez-vous l'avenir, notamment sur le plan législatif ? Certains nous disent que l'État ne pourra pas reprendre la gestion des autoroutes sans modifier la loi. Quelles sont les possibilités, et que pourrait dire l'Union européenne ? Faut-il, selon vous, conserver le modèle des concessions ou au contraire évoluer vers un affermage, une régie intéressée ou une gestion en direct ?
M. Philippe Martin, président de la section des travaux publics du Conseil d'État. - La compétence de la section des travaux publics excède largement le domaine des autoroutes, puisqu'elle couvre toutes les relations entre l'homme et le territoire : environnement, urbanisme, aménagement, construction de logements, mines, agriculture, ainsi que toutes les grandes infrastructures de télécommunications, de transports et d'énergie.
Au sein de cet ensemble, les autoroutes occupent une place croissante depuis 2015, à travers quatre modes d'intervention.
Premièrement, nous intervenons sur des projets de lois, d'ordonnances ou de décrets relatifs au secteur autoroutier. Ce fut le cas par exemple pour les décrets portant sur les redevances domaniales payées par les sociétés d'autoroute.
Deuxièmement, les déclarations d'utilité publique, qui portent souvent sur des projets autoroutiers, sont approuvées par décret en Conseil d'État.
Troisièmement, les contrats de concession et leurs avenants sont également approuvés selon la même procédure, ce qui nous a beaucoup occupés en 2015 et 2018, au moment des plans de relance et d'investissement autoroutiers.
Enfin, quatrièmement, le Gouvernement peut nous consulter sur ce qui est juridiquement possible en matière de concessions autoroutières. Nous avons rendu plusieurs avis, mais le Gouvernement a choisi de ne pas les rendre publics, ce qui est son droit le plus strict. Il n'a pas nécessairement envie de divulguer toutes les idées qu'il a eues, ni tous les conseils qui lui ont été donnés.
Je pourrai donc répondre au nom du Conseil d'État à certaines questions. Pour les autres, je répondrai en mon nom personnel.
Je précise que le Conseil d'État porte un regard juridique sur les questions qui lui sont posées, y compris sur les contrats de concession et leurs avenants, en se demandant si leurs clauses sont juridiquement acceptables. Le rôle du Conseil d'État est donc légèrement différent de celui de l'Autorité de régulation des transports (ART).
L'actualité s'est accélérée depuis 2015, en raison du débat public qui s'est engagé à la suite des rapports de la Cour des comptes et de l'Autorité de la concurrence. Nous avons beaucoup travaillé sur ce qu'il est possible de faire à l'égard des concessions en cours.
Pour l'avenir, il n'y a pas de position officielle du Conseil d'État. Le Gouvernement fera ses choix quant au mode de gestion du service public autoroutier. Je ne peux que vous livrer une réflexion personnelle, fruit de l'expérience accumulée au cours des dernières décennies sur ces contrats de longue durée, prolongés à plusieurs reprises.
À mes yeux, l'expiration des concessions à partir de 2031 représente pour l'État une réelle opportunité de reprendre la main en tant que concédant. Il pourrait le cas échéant conclure, après mise en concurrence, de nouvelles concessions équilibrées, portant sur des liaisons rationnelles en termes de desserte du territoire, et affichant des tarifs cohérents. Cela permettrait de recalculer l'équilibre économique global des concessions à partir du point zéro, et d'éviter peut-être aussi d'insérer certaines clauses figurant dans les concessions actuelles.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - À quelles clauses faites-vous référence ?
M. Philippe Martin. - Il existe une grande variété de clauses, notamment celles de l'article 32, portant sur les variations du « paysage fiscal ». Ces différences peuvent s'expliquer par des considérations historiques, notamment les investissements consentis à telle date par tel ou tel opérateur.
Il existe au fond trois types de clauses, selon que l'on considère le contrat conclu avec Cofiroute, les contrats conclus avec les anciennes sociétés d'économie mixte, ou encore ceux conclus dans le cadre des nouvelles concessions. On pourrait peut-être réfléchir à la rédaction de clauses un peu moins surprenantes.
Par ailleurs, le mode d'évolution des prix des péages a été très fortement contractualisé, alors que le cadre législatif et réglementaire existant ne suppose pas nécessairement une contractualisation aussi poussée des évolutions tarifaires. Peut-être faudrait-il réfléchir au bon équilibre en matière de clauses tarifaires. Faut-il laisser plus de marges de manoeuvre au pouvoir réglementaire ou inscrire dans le marbre des concessions les clauses d'évolution des tarifs ?
Les concessions sont des contrats qui sont faits pour être respectés, même si leur durée est très longue. Parfois, l'État peut regretter d'être engagé par des clauses signées voilà vingt ou trente ans, mais les concessionnaires espèrent à juste titre pouvoir en bénéficier jusqu'à la fin du contrat. Il est juridiquement difficile de conseiller au Gouvernement de trop s'écarter des contrats.
Si la fin des concessions est une opportunité pour l'État, la conclusion de nouvelles concessions ne me paraîtrait nullement incongrue. La concession est en effet un mode de gestion des services publics vieux de plus d'un siècle, parfaitement connu et reconnu, consacré par une directive européenne de 2014.
Au-delà de l'hypothèse de nouvelles concessions de travaux pour des autoroutes à construire, on peut aussi envisager la conclusion de concessions de service, attribuées à l'issue d'une mise en concurrence et fondées sur de nouveaux équilibres, des clauses appropriées ainsi qu'une réflexion sur la cohérence du périmètre du service de transports et la tarification.
Pour moi, l'État a une chance à saisir. Il peut toujours reprendre les autoroutes en régie s'il le souhaite, et s'il peut financer. Mais la concession me semble un bon outil. Il ne me paraît pas incongru que les autoroutes soient gérées par des opérateurs privés. Le métier de concessionnaire suppose des savoir-faire financiers et techniques, notamment parce qu'il faut réaliser des travaux très lourds. La concession me semble donc un outil tout à fait approprié pour une bonne gestion du service public, à condition de bien s'en servir.
M. Olivier Jacquin. - Vous avez parlé de « clauses surprenantes », M. Martin. Cela me rappelle les termes de « dividendes étonnants », employés par M. Roman. Rapprochez-vous également ces deux qualificatifs, d'un point de vue juridique ?
Hier, lors de son audition, le ministre Alain Vidalies nous a signifié en creux que les contrats et les clauses mériteraient d'être beaucoup plus précis. Il a évoqué aussi des discussions interminables entre concédant et concessionnaires, lesquelles absorbent une énergie considérable, allant même jusqu'à suggérer que certains termes soient précisés par le Parlement lui-même.
Je souhaite également vous interroger sur le non-respect de la signature de l'État dans les premiers contrats de concession. Il était prévu, en 2006, un inventaire des biens de retour. Un état des lieux devait avoir lieu tous les cinq ans, afin qu'il n'y ait pas de discussions sur la qualité des biens rendus à la fin de la concession. Il semblerait toutefois que nous n'ayons aucun document en ce sens. Qu'a fait le Conseil d'État, ou qu'aurait-il dû faire ?
M. Philippe Martin. - Il faut distinguer la question des dividendes de celle des clauses.
Certaines données juridiques peuvent éventuellement justifier que l'on modifie un contrat en cours, mais il faut des éléments fondés sur l'équilibre global de la concession.
La distribution de dividendes annuels élevés est un indice de bonne santé économique, qui peut donner lieu à un débat public. Il n'est toutefois pas totalement anormal qu'un concessionnaire soit en meilleure santé économique en fin de concession qu'au début, lorsqu'il consent de lourds investissements et qu'il s'endette fortement.
Pour intervenir sur un contrat en cours, il faut des motifs portant sur l'ensemble de la durée de vie de la concession. C'est pourquoi je fonde beaucoup d'espoirs sur les travaux de l'Autorité de régulation des transports, notamment son rapport quinquennal, dont la parution est prévue d'ici fin 2020. Celui-ci devrait en effet mettre en perspective la rentabilité des capitaux investis sur toute la durée du contrat de concession.
Je rappelle l'arrêt d'assemblée du Conseil d'État de 2009, Commune d'Olivet, selon lequel un concédant peut résilier une concession en cours si le taux de rentabilité du concessionnaire dépasse ce qui est raisonnable en termes d'amortissement des investissements et de juste rémunération du concessionnaire.
La concession est un contrat à très long terme, justifié par la lourdeur des investissements consentis par le concessionnaire, mais elle a pour finalité de gérer efficacement le service public dans l'intérêt des usagers. Le concédant peut donc reprendre la main s'il estime que les conditions de la concession excèdent ce qui est normal pour atteindre un tel objectif.
S'agissant des clauses, ce qui surprend le plus, très sincèrement, c'est leur variabilité. Certaines clauses peuvent se justifier par des facteurs historiques et par certains investissements réalisés, mais la juxtaposition de trois catégories de clauses est surprenante. Certaines s'apparentent à la théorie du fait du prince, d'autres s'en rapprochent, d'autres en sont très éloignées. Tout cela mériterait d'être remis à plat.
Le fait du prince est une théorie qui oblige le concédant à compenser les conséquences de mesures qu'il a prises spécifiquement dans le secteur concédé, qui n'étaient pas prévisibles à l'époque de la conclusion de la concession et qui ont un impact suffisant sur l'équilibre économique de la concession. Toutefois, la rédaction de l'article 32 est très variable selon les concessions. Sur l'inventaire de 2006, je n'exerce mes fonctions actuelles que depuis 2012, monsieur Jacquin. La distinction entre biens de retour et biens de reprise, qui n'est pas aisée, s'affine parfois au dernier moment. Il serait sans doute préférable de la préciser en amont. Dans le cas contraire, des discussions intenses à l'approche du terme de la concession sont inévitables, ce qui n'est pas dramatique non plus...
En revanche, la préparation de la remise des biens de retour me semble plus intéressante. La question se pose de la mise à niveau de ces derniers, le concessionnaire ayant l'obligation de les remettre en bon état. Pour cela, un inventaire doit être réalisé pour que concédant et concessionnaire se mettent d'accord sur les investissements jugés nécessaires.
Pourriez-vous enfin me rappeler votre troisième question, monsieur Jacquin ?
M. Éric Jeansannetas, président. - Selon M. Roman, ce débat contradictoire entre le concédant et le concessionnaire doit avoir lieu sept ans avant la fin de la concession.
M. Olivier Jacquin. - Vous dites que vous n'étiez pas en poste en 2006, mais je ne doute pas de la continuité du Conseil d'État. Comment expliquer que cet inventaire n'ait pas eu lieu ? Le Conseil d'État ne peut-il pas rappeler à l'État son engagement, certains de mes interlocuteurs m'ayant tout simplement parlé d'un oubli ?
M. Philippe Martin. - Le Conseil d'État est saisi ponctuellement de demandes d'avis, ou sur des projets de textes et de concessions. Si le Conseil d'État n'est pas saisi, il ne se prononce pas.
Faudrait-il, à l'occasion de dossiers ultérieurs, signaler à l'État qu'il aurait dû penser à cet inventaire ? Il y a beaucoup de matières à traiter dans les projets d'avenants autoroutiers et je reconnais que nous n'avons pas pris le temps de nous pencher sur cette question. Encore une fois, il est sans doute regrettable, mais pas totalement inhabituel qu'un concédant et un concessionnaire discutent assez âprement de la distinction entre biens de retour et biens de reprise.
Les contrats de concession sont des contrats de longue durée qui constituent l'actif essentiel du concessionnaire, lequel tire toute sa rentabilité des droits qui lui sont conférés par le contrat. Lorsque l'État discute avec de grands groupes spécialisés dans les concessions autoroutières, la discussion peut être tendue : il faut prendre garde à la rédaction des clauses, qui font loi entre les parties, dans l'intérêt tant du concessionnaire, qui cherche à se prémunir contre des variations d'humeur de l'État, que du concédant, qui doit veiller à ne pas se dessaisir d'outils de pilotage du service public.
Le cahier des charges fait une centaine de pages : c'est déjà un instrument relativement copieux, et je ne suis pas sûr qu'il faille le porter à 300 pages ! Il faut être attentif à peser les conséquences de chaque clause.
M. Dominique de Legge. - Vous estimez que l'échéance d'un certain nombre de concessions en 2031 représente une opportunité pour l'État. Encore faut-il savoir la saisir ! L'État peut être tenté de reprendre l'exploitation en gestion directe, au vu du profit que peuvent réaliser les sociétés concessionnaires. Mais n'y a-t-il pas un risque qu'il soit moins exigeant envers lui-même en termes de gestion qu'il ne le serait avec des sociétés concessionnaires ? Nous avons des exemples qui montrent que l'État est parfois dans l'incapacité d'entretenir son patrimoine...
Quelles règles l'État pourrait-il s'imposer à lui-même sans que Bercy considère qu'il n'y a pas d'affectation possible de recettes spécifiques à l'entretien du patrimoine ?
Vous avez indiqué que la gestion des autoroutes nécessite un savoir-faire technique et financier. Considérez-vous que l'État dispose aujourd'hui de ce savoir-faire ?
M. Philippe Martin. - La question du mode de gestion relève plutôt du choix politique que de l'opinion du juriste.
M. Dominique de Legge. - Ne nous en voulez pas, nous sommes une assemblée politique !
M. Philippe Martin. - Le système de la concession a un bel avenir devant lui. La gestion directe et la construction des grandes infrastructures sont extrêmement coûteuses pour l'État, qui peine à trouver les financements.
La concession peut être de services. Pour la gestion et l'entretien, il peut être intéressant de conclure un contrat de concession avec un cahier des charges approprié établissant des standards de qualité. Lorsqu'une exploitation se fait en régie, l'expérience montre que la responsabilité du gestionnaire se résout par un débat public sur la qualité du service rendu. Ce qui est écrit dans le marbre juridique, c'est le cahier des charges des concessions. Je ne suis pas certain que l'outil de la concession, y compris de services seuls, soit abandonné à l'avenir. La gestion directe n'est donc pas impossible, mais encore faut-il trouver le financement approprié.
Quant au savoir-faire, l'exemple des concessions montre que les difficultés résident davantage dans l'équilibre de la concession et le montant du péage réclamé à l'usager que dans la qualité de service constatée. Les discussions peuvent être assez âpres sur la question de la mise à niveau des infrastructures : incombe-t-elle aux concessionnaires parce que c'est une mise à niveau attendue par les usagers ? Ou est-ce un investissement supplémentaire demandé par le concédant qui mérite rémunération, laquelle sera évidemment à la charge de l'usager ?
Si l'on choisit la voie de la concession, l'usager devra payer le coût de la mise en concession, alors que, dans le cas de la régie, ce serait plutôt le contribuable.
En matière de concessions, il faut veiller, d'une part, à bien définir les obligations du concessionnaire et, d'autre part, à disposer des outils permettant de vérifier que l'usager paye un prix approprié, qui n'excède pas ce qui est nécessaire pour une bonne gestion du service public.
M. Éric Bocquet. - Vous avez dit que vous n'aviez pas le droit de divulguer les avis pour lesquels le Conseil d'État a été sollicité par le Gouvernement. Je suis surpris : est-ce valable aussi devant une commission d'enquête ? Le rapporteur et le président auraient-ils le droit d'avoir accès à ces documents ?
Par ailleurs, vous avez évoqué l'échéance de 2031 comme une grande opportunité pour l'État, et estimé que les concessions étaient un bon outil. Est-ce votre avis ou celui du Conseil d'État ? Plus qu'un avis technique, c'est une opinion.
Des alternatives sont-elles proposées au Gouvernement, dont le Conseil d'État est le conseiller pour la gestion des affaires publiques ? En 2031, conseilleriez-vous au Gouvernement de proroger les concessions privées de gestion des autoroutes françaises ? Vous n'excluez pas le retour à une gestion publique, qui est une option possible, mais vous avez dit que l'État ne trouverait pas l'argent pour le financer. Or, cette année, l'État va emprunter 205 milliards d'euros sur les marchés financiers.
M. Jérôme Bascher. - Même davantage !
M. Éric Bocquet. - La gestion directe est une option sérieuse qu'il faut aussi examiner.
Sur la fin des concessions, nous avons appris, il y a quelques semaines, que le gouvernement de Boris Johnson, qui n'est pas un fou furieux de l'étatisation absolue, avait décidé de renationaliser les lignes ferroviaires du nord de l'Angleterre, qui avaient été concédées à la grande époque de Margaret Thatcher à 16 sociétés privées. Quel est votre avis sur cette situation ?
M. Philippe Martin. - La question du secret se pose entre le Conseil d'État et le Gouvernement, d'une part, et entre la commission d'enquête et moi-même, d'autre part.
À l'égard du Gouvernement, la situation est extrêmement claire. Le Conseil d'État donne un avis au Gouvernement, qui en fait l'usage qu'il souhaite : il peut le rendre public ou non. Nous ne sommes pas censés divulguer le contenu de ces avis, qui sont exclus par la loi des documents librement communicables au public.
S'agissant de la commission d'enquête, l'article 6 de l'ordonnance de 1958 ne délie pas, me semble-t-il, les personnes auditionnées du secret professionnel. Je n'ai donc pas le droit de divulguer le contenu des avis. Sur certaines questions, je peux évoquer les travaux du Conseil d'État ; sinon, je me bornerai à vous donner mon opinion.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Le président de la commission d'enquête et moi-même pouvons demander communication des avis du Conseil d'État au Gouvernement, qui a priori ne peut pas refuser. Seul le secret judiciaire peut nous être opposé.
En cas de problème, je peux, en tant que rapporteur, aller consulter les documents sur place.
M. Philippe Martin. - Quand je donne une opinion, c'est en mon nom personnel, même si elle est enrichie par les dossiers que j'ai vu passer depuis 2012.
Le Conseil d'État ne participe pas à l'heure actuelle à un débat sur la fin des concessions, peut-être parce qu'il est un peu tôt et que les choix ne sont pas encore faits. Certains y réfléchissent déjà, notamment les concessionnaires qui ont un problème de maintien de leur activité après l'échéance des concessions en cours. Les paramètres du choix sont relativement connus. Je constate qu'en matière d'infrastructures publiques il existe une tendance à recourir au système de la concession en raison de la rareté de l'argent public pour les infrastructures. Le système de la concession, qui présente l'inconvénient d'un péage pour l'usager, est donc assez attractif à cause des contraintes budgétaires.
Par ailleurs, la concession me semble être un outil tout à fait légitime, mais qu'il faut bien gérer : il faut faire en sorte que la qualité du service rendu à l'usager soit garantie par le cahier des charges et que l'équilibre économique de la concession soit de nature à permettre au concessionnaire de garantir le fonctionnement du service.
Vous avez évoqué la tentation du Royaume-Uni de renationaliser certains services : cela peut arriver si l'on s'aperçoit que le concessionnaire est hors d'état de rendre un niveau de service acceptable. Il appartient alors au concédant de reprendre la main. Dans le droit des concessions, l'un des éléments essentiels, y compris dans la jurisprudence contentieuse du Conseil d'État, c'est l'intérêt du service public et de l'usager, dans le respect de la santé économique de l'opérateur, laquelle est vitale pour que le service soit correctement rendu.
De même, si les conditions économiques font que la rémunération du concessionnaire excède ce qui est normal dans le système de la concession, peut-être faut-il réfléchir à la durée de la concession et à son expiration anticipée.
Ces raisonnements procèdent du constat que la concession est un outil de gestion de service public qui doit être piloté par le concédant.
M. Jérôme Bascher. - Je veux évoquer le prisme du temps long et du temps court.
Dans les contrats de concession, envisagés sous l'aspect des travaux uniquement et non du service, la question de la soulte n'explique-t-elle pas - je vous prie d'excuser ce mauvais jeu de mots - les « concessions » sur le reste ?
La question des biens de retour et des biens de reprise n'est-elle pas forcément inhérente à la longue durée de la concession ?
Enfin, il existe une asymétrie du temps long et du temps court entre le concessionnaire et l'État lorsqu'ils discutent de la concession. Vous l'avez dit, les concessionnaires réfléchissent déjà à 2031, alors que l'État, avec ses hauts fonctionnaires qui changent de poste tous les trois ou quatre ans et ses ministres dont la durée de vie est en moyenne de deux ans, raisonne forcément à temps court. On assiste donc à une perte d'expérience du côté de l'État, alors que les sociétés concessionnaires continuent de par le monde à gérer ce genre de contrats. Le rapport de force est très inégal.
M. Philippe Martin. - Je n'ai pas été amené à réfléchir sur la question du versement de soulte : je n'ai donc pas de raison particulière d'avoir des éclairages sur le sujet.
Les biens de retour et les biens de reprise peuvent donner matière à discussion. Comme souvent en matière de concessions, il y a parfois des clauses contractuelles très précises, mais en l'absence de telles clauses on se réfère aux principes généraux, selon lesquels le bien de retour est ce qui est indispensable au concédant pour gérer le service public comme il l'entend. Autrement dit, le concessionnaire ne doit pas garder des biens qui seraient en fait essentiels au concédant pour gérer lui-même le service. Sinon, ce dernier serait dépendant de la bonne volonté du concessionnaire pour récupérer un bien qui lui permettrait de passer en gestion directe. Il peut y avoir des questions de propriété intellectuelle, dans les cas où le concessionnaire peut faire valoir qu'il a créé un bien et qu'il a le droit de le conserver. Une négociation peut alors s'engager en vue d'une indemnisation. Même si l'on peut réfléchir à l'avance, il peut arriver que d'âpres débats naissent en fin de concession car la frontière n'est pas toujours évidente.
La question du temps long et du temps court est une difficulté que l'on rencontre dans de nombreux domaines de l'action publique. Certains opérateurs privés ont une capacité de raisonner sur le temps long, notamment grâce à des compétences humaines et à la conservation des archives. Lorsque nous avons mené des recherches sur le long terme dans le passé, nous avons été surpris de constater que des ministères manquaient d'archives. Certains opérateurs privés ont des archives mieux tenues.
La gestion des ressources humaines est un art difficile : les politiques publiques ont plutôt valorisé la rotation des personnes dans les postes à responsabilité ou d'encadrement, ce qui peut présenter des inconvénients lors des discussions avec des opérateurs privés, lesquels investissent davantage dans le long terme en ce qui concerne leurs personnels et leurs archives.
Mme Michèle Vullien. - Une question me taraude depuis un certain temps : celle du lien entre le choix du tracé de l'autoroute et le choix du concessionnaire. La succession des déclarations d'utilité publique (DUP) conduit parfois à choisir automatiquement tel ou tel concessionnaire, soit par adossement, soit en raison de la construction par « petits bouts » - lorsqu'il reste un petit bout d'autoroute à construire, on le donne à celui qui a fait le tronçon précédent sans qu'il y ait finalement de mise en concurrence. J'ai en tête des exemples bien précis. Quel est votre sentiment sur cette réalité ?
Certains sont tentés, pour régler le problème de la remise en état des routes, de prolonger de quelques années les concessions accordées au privé. Qu'en pensez-vous ?
M. Philippe Martin. - Il faut distinguer deux régimes juridiques : celui de la déclaration d'utilité publique (DUP) et celui de l'attribution des concessions. La DUP est un acte se rattachant au droit d'expropriation dans le but de construire une nouvelle infrastructure : la question est purement géographique. L'attribution de la concession est un autre exercice, pour lequel nous sommes sous contrainte de l'Union européenne : la directive « concessions » de 2014 s'intéresse essentiellement à l'attribution des concessions, et non au régime de fond, lequel demeure très largement régi par le droit interne et par de grands principes qui ont plus d'un siècle.
En matière d'attribution, le régime européen veille avant tout au respect d'une mise en concurrence, afin d'abaisser les coûts et de permettre à de nouveaux entrants, éventuellement d'un autre État membre, de proposer leurs services. Une concession doit faire l'objet d'une mise en concurrence, sauf certaines exceptions, parmi lesquelles le cas où il ne serait pas économiquement faisable de prendre un autre concessionnaire que celui qui gère un tronçon adjacent.
Il y a un art de ne pas se mettre dans ce genre de situations, c'est-à-dire de ne pas concevoir la succession des infrastructures de manière à ce que la mise en concurrence soit éludée. L'application correcte de la directive « concessions » et des principes du droit des concessions impliquerait d'éviter ce genre de situations autant que faire se peut.
Quand j'évoque l'opportunité historique qui se présentera à partir de 2031, c'est aussi pour dire qu'il serait bon que le concédant se mette en situation de reprendre la main et d'attribuer de nouvelles concessions après mise en concurrence, sur la base d'un équilibre économique recalculé et de règles de tarification redéfinies. Je ne dis pas cela par hostilité au régime de la concession, mais je pense qu'il y a des règles du jeu à respecter. L'art d'être un bon concédant peut impliquer l'évitement de situations dans lesquelles des attributions seraient tronçonnées à tel point que le concédant ne pourrait pas reprendre la main.
Mme Michèle Vullien. - Votre propos est vertueux, mais quelquefois on s'aperçoit que la gestion du dossier a conduit à en arriver là où on voulait en venir...
Je n'arrive pas à comprendre qui décide en bout de course du tracé de l'autoroute, en passant outre tous les documents d'urbanisme. On a évoqué la volatilité des élus et des techniciens : je crois plus fortement en celle des élus qu'en celle des techniciens, qui sont d'ailleurs les mêmes que l'on retrouve d'un côté - les sociétés autoroutières - et de l'autre - l'État. Je ne porte pas de jugement, et je ne donne pas de noms, mais j'ai tout de même la fâcheuse impression, pour l'avoir vécue sur le terrain, qu'on met les élus dans une nasse.
M. Philippe Martin. - Le métier du Conseil d'État est de rappeler les grands principes du droit des concessions ainsi que - c'est la raison pour laquelle je me permets de donner une opinion - les quelques principes de base de bonne gestion pour un concédant.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous avez parlé de la jurisprudence du Conseil d'État de 2009 sur « l'excès de rentabilité » d'une concession et la possibilité de remettre en cause celle-ci en cas de modification de son équilibre économique. J'ai toujours constaté, pour ma part, la possibilité pour un concessionnaire de remettre en cause son contrat s'il considère que ses conditions économiques en ont été modifiées dans un sens défavorable.
Dans le protocole de 2015 a été introduite une clause non pas de rentabilité mais de chiffre d'affaires : en cas de dépassement de 30 % du chiffre d'affaires cumulé et évalué en euros de 2006, une remise en cause est envisageable. Je pense que nous en sommes loin, et ce taux me paraît presque inatteignable d'ici à la fin des concessions. Nous allons vérifier ce point. Cette clause remet-elle en cause la jurisprudence de 2009 ?
Vous avez dit qu'il faudrait recalculer l'équilibre économique du contrat. Comment faire ? Cela a-t-il déjà été effectué ? Cet équilibre économique est régulièrement évoqué, notamment par les concessionnaires, pour ne rien changer. Selon mon analyse, cet équilibre économique est celui de 2006, établi sur les plans d'affaires de 2006, avec des hypothèses de 2006, puisque c'est à cette époque que les sociétés ont acheté les participations de l'État. On nous dit que tous les avenants ultérieurs, y compris le protocole de 2015, étaient équilibrés, ce qui signifie qu'il y a eu autant de charges mises sur le dos des concessionnaires que de contreparties accordées, soit par des prorogations de concessions, soit par des augmentations de tarifs.
M. Philippe Martin. - L'impact de la clause de durée endogène, qui a été introduite par les avenants de 2015, est limité à la durée supplémentaire des contrats en cours.
Lorsqu'il s'agit de nouvelles concessions, on peut inscrire une clause de durée endogène pour la durée complète de la concession. Mais pour les concessions qui ont été modifiées en 2015 par avenants, la clause n'était valable, en raison du respect des contrats, que pour la durée supplémentaire.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Résiduelle ou supplémentaire ?
M. Philippe Martin. - Les avenants de 2015 ont prolongé de plusieurs années la durée des concessions.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - De deux ou trois ans.
M. Philippe Martin. - La clause ne concerne que les années qui ont été ajoutées.
Cela dit, cette clause repose sur des indicateurs, sur le chiffre d'affaires, et elle est contractuelle. Si les critères de la jurisprudence Commune d'Olivet étaient remplis, celle-ci pourrait jouer. L'ennui, c'est que cette jurisprudence repose sur des principes relativement généraux : l'hypothèse que l'équilibre de la concession est « non réalisé » en quelque sorte, et ce dans un sens trop favorable aux concessionnaires.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce serait un suréquilibre.
Ce que je comprends de votre réponse, c'est que la clause introduite en 2015 s'applique aux années supplémentaires d'allongement des concessions, et non pas aux années précédentes. En cas de suréquilibre, il faut regarder s'il est de 5 % par rapport à l'équilibre initial - on ne dira alors rien - ou de 50 % ou 100 % : là, les choses seraient différentes, la jurisprudence pourrait s'appliquer.
Quid de l'équilibre économique ?
M. Philippe Martin. - C'est un point fondamental qui n'est pas facile à saisir. L'équilibre économique est un des paramètres essentiels du contrat de concession, dès le début du XXe siècle. Les juristes Jean Romieu et Léon Blum évoquaient déjà cette notion. On parle d'un équilibre « juste » ou « honnête » entre les besoins d'une gestion économe du service public et une rémunération permettant d'amortir les investissements, tout en rétribuant justement le concessionnaire.
La notion d'équilibre est un peu vague, mais elle a quelques marqueurs essentiels. L'équilibre, d'abord, se mesure sur la durée totale de la concession. L'une des difficultés que l'on rencontre dans le débat public, me semble-t-il, depuis 2013, c'est qu'on dispose d'indicateurs laissant penser qu'un certain nombre de concessions en cours font l'objet d'une rémunération aujourd'hui assez confortable pour le concessionnaire. Mais ces indicateurs sont annuels : excédent brut d'exploitation, baisse des taux d'intérêt, distribution de dividendes aux actionnaires. L'équilibre économique d'une concession se calcule sur l'ensemble de la concession. L'exercice n'est pas économiquement impossible.
Il y a deux règles d'usage de ce concept. La première, c'est que ce concept a un aspect contractuel ex ante. Lorsqu'une concession est conclue, les parties calculent la rémunération à partir d'un équilibre économique sous-jacent, qui peut être précisément détaillé ou non. Cet équilibre est constitué de projections de trafic à l'avenir, de conditions économiques générales qui sont très difficiles à prévoir, à l'horizon de quelques dizaines d'années. Il est révisé, rénové, lors des avenants, par une modification des engagements des parties ou des clauses de rémunération, sauf si ces avenants sont présumés neutres.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Avez-vous eu connaissance d'avenants qui n'étaient pas équilibrés ? Pourriez-vous nous en donner la liste ?
M. Philippe Martin. - Les avenants ont été présentés comme équilibrés, ce qui n'est pas facile à vérifier. Il est également difficile de mesurer la variation éventuelle de l'équilibre lors d'un avenant et de mesurer l'équilibre constaté dans l'exploitation de la concession.
Néanmoins, il n'est pas impossible de constater ce qui est devenu l'équilibre lors de l'évolution de la concession, puisque celle-ci repose sur des paramètres économiques qui sont évalués lors de la signature et, éventuellement, lors des avenants. Ces paramètres sont assez volatiles : il s'agit du trafic, des conditions économiques générales, du coût, des taux d'intérêt...
Cette évaluation peut être refaite lors des avenants et à tout moment, en se projetant sur la durée complète de la concession. La jurisprudence Commune d'Olivet repose sur l'idée qu'il est possible, à l'année N d'une concession qui peut durer 30 ou 40 ans, de calculer ce qu'est devenu l'équilibre économique. Comme certains paramètres ont évolué dans un sens qui n'était pas du tout prévu par les parties lors de l'équilibrage initial, on peut s'attendre à ce qu'en fin de concession il y ait une sur-rémunération du concessionnaire, qui est justement l'objet de la jurisprudence Commune d'Olivet, ou une sous-rémunération.
C'est la raison pour laquelle je dis que le débat public a peut-être manqué d'éléments économiques pertinents pour mesurer l'équilibre économique. C'est aussi pour cela que j'évoquais avec grand intérêt le rapport quinquennal de l'Autorité de régulation des transports (ART) sur l'équilibre des contrats de concession : si nous disposions d'une étude indépendante sur l'équilibre des contrats de concession tel que constaté et, bien sûr, calculé sur le champ temporel correct, c'est-à-dire la durée complète de la concession, le débat public et le Conseil d'État disposeraient d'un indicateur intéressant, permettant de réfléchir à l'hypothèse d'une sur-rémunération.
Je ne me prononce pas, mais comme la jurisprudence Commune d'Olivet existe, elle n'est pas vaine. L'exercice n'est pas simple, mais il n'est pas infaisable non plus.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je conclus de votre réponse que l'hypothèse que j'ai évoquée est la bonne.
Les sociétés d'autoroute ont investi plusieurs milliards d'euros pour l'ensemble des acquisitions, en prévision d'un plan d'affaires sur la durée des concessions et à partir d'hypothèses dont j'ai pu avoir connaissance. Quand on prévoit l'avenir, on fait forcément des hypothèses, et on se trompe toujours - reste à savoir dans quelles proportions et dans quel sens : sur ou sous-rémunération. Notre commission d'enquête doit faire toute la clarté sur ce point, et pas seulement l'ART.
Savez-vous pourquoi le gouvernement a tenu à l'époque à garder secret le protocole de 2015 ? Il avait été demandé de le rendre public, mais il a fallu deux ou trois ans avant d'en connaître le contenu exact.
Enfin, le projet de loi Macron comprenait des dispositions sur les sociétés autoroutières. Le Conseil d'État a été sollicité pour un avis initial sur ce texte, avis qui n'a, à ma connaissance, pas été publié. Des modifications ont été ensuite apportées par le Gouvernement à ce projet de loi. Avez-vous donné un nouvel avis ?
M. Philippe Martin. - S'agissant du protocole de 2015, c'est vraiment un choix du Gouvernement qu'il ne m'appartient pas de commenter. Mais ce protocole trouvait en partie une traduction dans les avenants de 2015, qui n'étaient pas secrets - on peut consulter en ligne les cahiers des charges des concessions autoroutières.
En ce qui concerne la loi de 2015 dite « Macron », comme c'est souvent le cas, le Conseil d'État est consulté sur le projet de loi initial mais ne l'est pas sur des évolutions ultérieures du texte en cours de débat parlementaire.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. -L'ART, émet des avis sur les projets d'avenants. Ses avis sont-ils toujours suivis par le Conseil d'État ? Ce sont des avis simples, et je ne suis pas sûr d'ailleurs qu'il faille changer cette règle. Prévoir des avis conformes donnerait à l'ART un pouvoir très important.
J'ai eu l'impression que les avis de l'ART étaient assez souvent négatifs - mais peut-être me trompé-je - mais qu'ils n'avaient pas forcément de grandes conséquences sur la signature des avenants.
M. Philippe Martin. - Les relations entre les régulateurs sectoriels et le Conseil d'État dépendent de la nature des missions de l'un et de l'autre. Nous avons plusieurs régulateurs en face de nous, essentiellement l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), la Commission de régulation de l'énergie (CRE) et l'ART. L'Autorité de la concurrence a un rôle plus général.
Quand nous examinons un projet de décret, nous lisons très attentivement les avis des régulateurs sectoriels. Ensuite, nous donnons un avis en droit, parfois en modifiant nous-mêmes la rédaction du texte. Les régulateurs peuvent parfois émettre des opinions d'opportunité que le Gouvernement ne souhaite pas retenir. Si nous estimons que le Gouvernement peut juridiquement faire le choix A, alors que le régulateur conseille le choix B, nous n'allons pas nous opposer au choix du Gouvernement, car c'est un choix d'opportunité.
Sur les analyses techniques de marché, le poids des régulateurs peut être très important car ces instances sont indépendantes. Les travaux de l'ART sur l'équilibre économique, notamment pour le rapport quinquennal, nous intéressent prodigieusement.
Ensuite, il y a d'autres hypothèses, dans lesquelles les interventions du régulateur et du Conseil d'État sont en réalité assez proches. C'est ce qui a pu se produire avec les avenants du plan d'investissement autoroutier (PIA). L'Arafer avait pour mission de rendre des avis simples sur l'application de l'article L. 122-4 du code de la voirie routière, notamment sur la légitimité de la répercussion sur les péages de tel ou tel investissement supplémentaire effectué par les concessionnaires d'autoroutes. Comme chacun le sait, elle a émis en 2017 des avis assez critiques sur un certain nombre de points, et le scénario qui s'en est suivi a été très particulier : réflexion du Gouvernement, retrait des projets qui étaient devant le Conseil d'État, puis nouvelle saisine du Conseil d'État sur la base de textes tenant pour partie compte des observations de l'Arafer.
Le Conseil d'État a dû, sur un exercice très minutieux - il s'agissait de vérifier la légitimité de chaque investissement nouveau -, jeter un regard qui pouvait, à certains égards, sembler assez proche de la mission exercée par l'Arafer. La différence, c'est que l'Arafer a vérifié le respect de l'article L. 122-4 du code de la voirie routière, tandis que le Conseil d'État a eu une approche très juridique, en examinant la compatibilité de la rédaction des avenants avec la directive « concessions » et l'article L. 122-4 susmentionné.
L'avis de l'Arafer est extrêmement intéressant pour le Conseil d'État, sans qu'il soit liant. Nous étions, dans certains cas, d'accord avec l'Arafer, et nous avions parfois des positions plus souples. Il est possible de discerner l'évolution en comparant les avis de l'Arafer et les avenants publiés.
Le Conseil d'État a eu une position très proche de l'Arafer sur les investissements qui incombaient par nature au concessionnaire, qui était l'un des points de contrôle.
Sur la question de l'évaluation des coûts, le Gouvernement a produit des contre-expertises par rapport à celles de l'Arafer. Le Conseil d'État n'a pas souhaité s'engager dans un contrôle des coûts très minutieux.
Sur la question des investissements nécessaires ou utiles, le Conseil d'État a rendu publique sa position dans son rapport annuel sur l'activité de 2018. La loi d'orientation des mobilités a depuis complété le texte, sans abandonner le critère de stricte nécessité ou utilité. La position du Conseil d'État, qui était un peu plus souple que celle de l'Arafer, était la suivante : un investissement « devenu nécessaire » au sens de la directive « concessions » correspond à des ouvrages ou aménagements dont serait nécessairement dotée l'infrastructure autoroutière concédée s'il était envisagé de la réaliser aujourd'hui. Nous avons fixé ce critère assez pragmatique.
Plutôt que de s'interroger sur le caractère absolument indispensable de tel ou tel diffuseur, ce qui aurait été un critère très contraignant proche de ce que j'appelle l'utilité publique avérée, on se demande si le diffuseur aurait été implanté si l'autoroute était construite aujourd'hui, eu égard à la population, aux besoins économiques, etc. La finalité de l'infrastructure est non pas d'être une piste de vitesse, mais de desservir rapidement et en toute sécurité des territoires. Pour que l'infrastructure publique remplisse sa mission et soit efficace, il peut être nécessaire et utile d'implanter un diffuseur à tel endroit.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci pour votre réponse qui me paraît très claire. Ce qui nous importe, c'est de savoir si les plans d'investissement autoroutiers incluent des travaux qui étaient à la charge du concessionnaire dans son contrat d'origine, et qui, par conséquent, ont déjà fait l'objet d'une compensation tarifaire. Sur ce point, y a-t-il un avant et un après-2015 ? J'ai le sentiment que les contrôles se sont renforcés récemment. Les avenants d'avant 2015 étaient peut-être un petit peu moins surveillés.
M. Philippe Martin. - La situation a évolué depuis cette date, et je pense qu'elle peut prêter à une certaine dose d'optimisme. Deux éléments vont en ce sens.
D'abord, l'échéance de 2031 : si le concédant prend bien garde de ne pas perdre la main, il a la capacité de remettre à plat le mode de gestion des infrastructures autoroutières et de décider, s'il le souhaite, de conclure de nouvelles concessions recalculées avec des précautions contractuelles appropriées et avec mise en concurrence, ce qui n'interdit pas aux gestionnaires actuels de candidater avec tout leur savoir-faire. Le concédant a l'opportunité de reprendre la main, et c'est pour moi un élément d'optimisme, car je ne présume pas que l'État ne saura pas le faire.
Ensuite, c'est la mise à disposition d'outils. Le régulateur sectoriel a un rôle éminent de surveillance du secteur et de documentation à jouer. Ce qu'il a fait avec ses moyens techniques sur les avenants du PIA a été extrêmement utile pour le Conseil d'État. Son analyse de l'équilibre des concessions sera extrêmement intéressante, parce qu'elle correspond aux critères juridiques de l'équilibre, calculé sur la durée complète de la concession. Nous aurions enfin une analyse qui serait pertinente.
M. Éric Bocquet. - En réaction à ce que vous venez de dire sur l'intérêt de disposer d'une analyse pertinente, d'une étude indépendante, pour définir l'équilibre économique de ces concessions autoroutières, je voudrais citer quelques extraits extrêmement évocateurs de l'avis de l'Autorité de la concurrence du 17 septembre 2014 : « un secteur caractérisé par une rentabilité très élevée malgré une augmentation limitée du trafic autoroutier », « l'activité des concessionnaires autoroutiers peu risquée en elle-même leur procure des recettes dont la croissance à long terme est quasiment garantie », « des charges qui globalement progressent moins vite que le chiffre d'affaires et qui, s'agissant des investissements, sont partiellement compensées ». L'avis évoque aussi la dette de ces sociétés, qui a augmenté depuis la privatisation et qui leur permet de bénéficier d'un avantage fiscal, dans la mesure où les intérêts de ces emprunts peuvent être déduits du résultat global.
Ne dispose-t-on pas avec ce document de l'étude que vous appelez de vos voeux ? Quelle suite a pu être donnée à ce rapport, qui émettait également des recommandations ?
M. Philippe Martin. - Ce rapport de l'Autorité de la concurrence, qui mettait en évidence des caractéristiques du secteur autoroutier, a été très fortement critiqué par les concessionnaires à l'époque, notamment avec un argument qui n'était pas totalement irrecevable : un certain nombre de données économiques utilisées étaient des données annuelles. Ces indicateurs de prospérité des concessionnaires ne suffiraient pas juridiquement pour intervenir sur des contrats en cours. Les concessionnaires ont estimé que l'Autorité de la concurrence n'avait rien compris car l'équilibre d'un contrat de concession se calcule sur la durée entière de la concession. On peut penser ce qu'on veut de ce genre de débat, mais il est vrai que des éléments économiques annuels ne suffisent pas. C'est la raison pour laquelle j'insiste sur l'intérêt de l'exercice du calcul de l'équilibre sur la durée complète de la concession.
Il est clair que l'investissement dans de grandes infrastructures publiques est très attractif. Lorsque l'État cherche à privatiser des autoroutes ou des aéroports, il rencontre un certain succès. Il s'agit souvent de points de passage économique essentiels, et on peut penser que le concédant ne laissera pas mourir le concessionnaire, puisque le service doit être rendu et l'infrastructure maintenue en état de fonctionnement. L'idée est que le degré de risque n'est pas extrêmement élevé.
Ce type d'infrastructures est un produit attractif sur le plan économique. La concession est un mode de gestion du service public qui a des avantages et des inconvénients, le tout est de bien s'en servir. Il faut savoir qu'elle implique des débats parfois un peu âpres avec de grands opérateurs : l'État doit se mettre en capacité de le faire. L'État doit faire très attention, d'une part, à reprendre la main quand il peut et, d'autre part, à rédiger des clauses qui garantissent sur la durée le respect des nécessités du service public et des droits des usagers à payer un prix qui est nécessaire mais qui doit rester juste.
M. Éric Jeansannetas, président. - Je vous remercie, monsieur le président, pour la qualité de vos réponses. Nous avons apprécié votre langage direct pour nous faire part des positions du Conseil d'État et de vos opinions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Bruno Angles, représentant des sociétés concessionnaires d'autoroutes dans les discussions avec l'État sur les contrats de concession de 2014 à 2015
M. Éric Jeansannetas, président. - Nous recevons M. Bruno Angles, qui représentait les sociétés concessionnaires d'autoroutes dans les discussions avec l'État en 2014-2015. Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.
Monsieur Angles, je vous remercie de votre présence. Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Angles prête serment.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je vous laisserai d'abord vous présenter, car vous avez eu des fonctions différentes dans des ministères, des cabinets ministériels et comme administrateur de sociétés concessionnaires d'autoroutes. Vous nous expliquerez votre avis sur ces concessions et leur historique, le processus de privatisation et les négociations de 2015 - même si notre commission d'enquête se penche aussi sur l'avenir.
M. Bruno Angles, représentant des sociétés concessionnaires d'autoroutes dans les discussions avec l'État sur les contrats de concession de 2014 à 2015. - Je suis X - Ponts, et ai débuté ma carrière au ministère de l'Équipement, d'abord à la Direction départementale de l'équipement (DDE) d'Ille-et-Vilaine puis comme conseiller technique au cabinet de Bernard Bosson, pendant la seconde cohabitation. J'ai ensuite été nommé directeur général d'Autoroutes et tunnel du Mont-Blanc (ATMB), fonction que j'ai exercée de 1994 à 1996.
J'ai ensuite décidé de rejoindre le secteur privé, d'abord en étant mis en disponibilité, puis après avoir épuisé ces droits à disponibilité, en démissionnant de la fonction publique. J'ai rejoint le cabinet McKinsey pendant huit ans, avant d'être recruté par le groupe Vinci où j'ai passé un an comme directeur général de la division Vinci Énergies - en charge des travaux électriques et télécoms, qui n'avait rien à voir avec Vinci Concessions, division dirigée à l'époque par David Azéma. J'ai ensuite quitté Vinci et ai rebondi comme senior partner au sein du cabinet de conseil Mercer Delta. Pendant ce temps, j'ai occupé deux postes d'administrateur : de la société Saft d'une part - qui n'a rien à voir avec notre sujet - et, au lendemain de la fin du processus de privatisation, de la société des autoroutes Paris-Rhin-Rhône (APRR) et AREA (Société des autoroutes Rhône-Alpes) d'autre part.
Après dix-huit mois dans cette configuration, j'avais appris à connaître Macquarie, société pour le compte de laquelle j'étais administrateur. Nous avons eu envie de travailler plus intensément ensemble, et j'ai donc quitté Mercer Delta pour travailler à temps plein pour Macquarie, comme président France. J'étais aussi en charge, pour les fonds d'infrastructures, de l'Europe continentale de l'Ouest - Scandinavie, Benelux, péninsule ibérique et France. J'ai donc eu à connaître d'APRR et d'AREA, car Macquarie était devenu en 2006 actionnaire à 50%, à parité avec Eiffage, de ces deux sociétés. J'ai occupé ce poste chez Macquarie jusqu'en mars 2016. À cette fonction, j'ai vécu une période très particulière, sur laquelle vous souhaitez m'entendre : du 3 décembre 2014 au 9 avril 2015, les sept sociétés concessionnaires d'autoroutes m'ont demandé d'être leur représentant dans les négociations avec l'État. J'ai ensuite quitté Macquarie en avril 2016 pour être président, pour la France et la Belgique, de Crédit suisse.
J'ai lu attentivement les documents que vous m'avez adressés, et j'aime que les choses soient parfaitement claires. Pour vous répondre sur d'éventuels liens voire conflits d'intérêts qui pourraient me concerner, je précise que je n'ai de lien personnel avec aucune des parties, que ce soit du côté du concédant ou des concessionnaires. J'ai rejoint il y a presque quatre ans la banque Crédit suisse, qui est en relation d'affaires avec plusieurs parties, que ce soit du côté privé avec Vinci, Eiffage, Macquarie, FFP ou Ardian, qui sont les actionnaires des sociétés concessionnaires d'autoroutes, du côté public avec l'Agence des participations de l'État (APE), la Caisse des dépôts et consignations et la CNP, ces deux derniers étant à l'époque actionnaires du groupe Société des autoroutes du Nord et de l'Est de la France (Sanef) et Société des autoroutes Paris-Normandie (SAPN). Crédit suisse n'a travaillé depuis 2016 avec aucune des parties que je viens de citer sur les sujets liés aux concessions autoroutières ni avec aucune des sept sociétés concessionnaires d'autoroutes.
Vous m'interrogez sur la situation des sociétés d'autoroute fin 2014 et la négociation - nous pourrons revenir sur les détails de celle-ci. L'élément déclencheur a été le rapport de l'Autorité de la concurrence, publié en septembre 2014, contenant des affirmations dont un certain nombre étaient fausses. Nous pourrons reprendre les points un par un si vous le souhaitez. Du 17 septembre 2014 au 3 décembre 2014 - date du démarrage de négociations un peu structurées -, il y a eu une phase « d'exubérance irrationnelle collective », comme je l'avais qualifiée devant le groupe de travail parlementaire mis en place par le Premier ministre par la suite, durant laquelle tout et n'importe quoi était dit, sans s'appuyer sur des faits. Or l'Autorité de la concurrence a été mise en très grande difficulté lorsqu'elle a été forcée de s'expliquer pour justifier ses affirmations, au moins à trois reprises.
La première fois fut le 17 septembre 2014, lors de l'audition du président de l'Autorité de la concurrence par la commission des finances de l'Assemblée nationale. Vous pouvez retrouver ces éléments dans les comptes rendus de l'Assemblée nationale. Le président de l'Autorité avait été pris à partie par au moins quatre parlementaires, tous bords confondus, et pas les moins pointus en matière de finances : Olivier Faure, Jérôme Chartier, Valérie Rabault et Gilles Carrez, alors président de la commission des finances. Lors de cette réunion, on sent que la commission essaie de pousser dans ses retranchements le président de l'Autorité de la concurrence - et c'est très dommage que cela ne soit pas allé au-delà ce jour-là. La commission lui a notamment demandé s'il était sûr d'avoir les bons chiffres et s'il avait la certitude que son analyse était correcte.
J'ai retrouvé les notes que j'avais préparées pour mon audition devant le groupe de travail des parlementaires en février 2015. Ingénieur, j'ai appris que lorsque le point de départ d'une démonstration était faux, il y avait peu de chances que le point d'arrivée soit juste. L'exécutif - et non les sociétés concessionnaires d'autoroutes ! - nous avait dit, dès octobre 2014, les yeux dans les yeux, que ce rapport était un « mélange d'incompétence et de malveillance. » L'Autorité de la concurrence peut être comparée, dans ce cas précis, à un médecin qu'on enverrait contrôler la tension d'un patient et qui reviendrait, en disant à qui veut l'entendre que le patient a 36,5, ce qui est très grave - sauf qu'il s'agit de la température, et de surcroît d'une température normale. Le patient, c'est les sociétés concessionnaires d'autoroutes ; le médecin, c'est l'Autorité de la concurrence ; la tension, c'est la rentabilité ; et le 36,5, ce sont les 20 % à 24 % mentionnés dans le rapport de l'Autorité de la concurrence. Mais toute personne qui s'intéresse sérieusement aux concessions sait que le bon indicateur de rentabilité n'est pas une marge brute sur le chiffre d'affaires, mais le taux de rentabilité interne (TRI) sur la durée de la concession. Durant neuf ans chez Macquarie, j'ai participé à un nombre incalculable de comités d'investissement, et on ne regardait jamais cette marge sur chiffre d'affaires sur une année donnée - cela n'a strictement aucun sens s'agissant d'une concession - mais nous regardions le TRI. Lors de cette phase d'exubérance irrationnelle collective, les sociétés concessionnaires n'ont eu de cesse d'essayer de rétablir cette vérité.
Une réunion importante a été convoquée par les ministres de l'écologie et de l'économie de l'époque le 3 décembre 2014, qui a mis en place le processus de négociation. Dès le 8 décembre, les sociétés concessionnaires ont adressé au ministre un courrier avec une annexe spécifique sur les problèmes que posait le rapport de l'Autorité de la concurrence. Le 3 décembre, les ministres nous ont demandé de travailler à la fois sur des négociations avec l'État et sur une confrontation avec l'Autorité de la concurrence. Nous avons avancé rapidement avec les deux négociateurs désignés par l'État, Alexis Kohler et Élisabeth Borne, mais nous avons eu beaucoup de mal à obtenir une réunion contradictoire avec l'Autorité de la concurrence. Le 18 décembre au matin, le ministre de l'économie - chacun se souvient de qui il s'agissait - a affirmé qu'il était inadmissible que cette réunion n'ait pas eu lieu précédemment. Elle a eu lieu le 18 décembre après-midi à La Défense, sous l'égide de la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM), dans les bureaux du ministère de l'écologie. Il est alors apparu au cours de cette réunion, de façon assez flagrante, que l'Autorité de la concurrence s'était trompée - cela peut arriver à tout le monde.
Troisième circonstance, j'ai été auditionné en février 2015 par le groupe de travail rassemblant quinze parlementaires désignés par le Premier ministre, lequel estimait qu'il était indispensable d'organiser à nouveau une confrontation entre les sept sociétés concessionnaires et l'Autorité de la concurrence. Il doit rester, dans les archives parlementaires, des traces de cette confrontation de trois heures et demie, à laquelle les sociétés concessionnaires d'autoroutes étaient présentes mais à laquelle je n'ai pas assisté. À la suite de mon audition fin février-début mars, il n'y avait aucun doute, dans l'esprit des parlementaires présents - et sans faire de procès d'intention à qui que ce soit, ni à l'Autorité de la concurrence, ni à son président - que l'Autorité de la concurrence avait envoyé l'exécutif et les parlementaires, dans le mur. C'est un constat. Il a fallu un peu de temps, entre le 3 décembre 2014 et le 9 avril 2015, pour rétablir un certain nombre de vérités, que ce soit sur les fantasmes des surprofits, de la rentabilité excessive ou sur les tarifs. Je suis prêt à débattre de tous ces points.
M. Éric Jeansannetas, président. - Merci d'être entré immédiatement dans le vif du sujet.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Marge, surprofits et rentabilité me semblent être le même sujet. J'entends vos reproches à l'égard du rapport de l'Autorité de la concurrence, qui n'aurait pas été contradictoire ; un tel rapport devrait l'être. J'ai entendu aussi les sociétés concessionnaires d'autoroutes protester contre les erreurs du rapport. Celles-ci ont-elles réalisé une synthèse de leurs observations, factuelles et ponctuelles, sur ce rapport, sur les chiffres cités par l'Autorité - en dehors de l'analyse, qui peut être sujette à débat ?
Je suis d'accord avec vous, le TRI est effectivement plus important que la marge. À l'époque, quel taux de rentabilité interne était considéré comme normal, par rapport aux risques pris par les concessionnaires ? Selon moi, ce n'est pas 8 %.
M. Bruno Angles. - Les trois fois où il y a eu un peu de contradictoire - le 17 septembre à la commission des finances de l'Assemblée nationale, le 18 décembre après-midi avec la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM) et lors de l'audition par le groupe de travail des parlementaires - cela a fait progresser la vérité. Vous devriez interroger les sept sociétés d'autoroute qui ont leurs propres archives. Si j'en crois les notes que j'ai conservées, un courrier conjoint de ces sociétés a été adressé le 8 décembre aux deux ministres ; il contenait un développement sur les griefs contre le rapport. Je peux vérifier de mon côté, mais si je n'ai pas conservé ce courrier, ces sociétés l'ont probablement. Il est possible qu'elles aient aussi réalisé, individuellement, d'autres documents.
Selon mes notes, les TRI des sociétés d'autoroutes, tels que mesurés à l'époque, étaient tous significativement inférieurs à 10 %, alors que la Caisse des dépôts et consignations, investisseur public, utilisait habituellement des TRI-cibles supérieurs à 10 % pour ses investissements.
Dans son avis d'octobre 2014, à l'occasion de l'examen du plan de relance autoroutier, qui est une partie de l'accord global du 9 avril 2015, la Commission européenne a clairement exprimé que le TRI des sociétés concessionnaires permettait, même en prenant en compte les éléments rajoutés par le plan de relance, « de répondre aux exigences de l'encadrement de 2012 sur la notion de bénéfices raisonnables pour le secteur des autoroutes, en fonction du type de travaux concernés, du mécanisme de compensation et du niveau de risque ». Ce ne sont pas les sociétés concessionnaires qui le disent, mais la Commission européenne.
Durant la présentation des résultats du groupe Vinci, dans la période 2014-2015, une question a été posée concernant le TRI. Le président de Vinci, qui l'est encore actuellement, avait répondu que dans l'offre remise, ce taux-cible était de 8,5 %, mais qu'il était de 7,5 % au moment où il a été réellement mesuré, car les conditions étaient moins bonnes que celles attendues au moment de la privatisation.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Comment définiriez-vous l'équilibre économique du contrat, et comment le calculeriez-vous ?
M. Bruno Angles. - Le contrat est la loi entre les parties ; le contrat de concession lie le concédant et les concessionnaires ; par construction, il est équilibré. Dans le cas contraire, l'une des deux parties ne l'aurait pas signé. C'est vrai pour les concessions lors de la privatisation en 2006. C'est le résultat de l'appel d'offre et des avenants successifs qui font l'équilibre. Si un projet d'avenant ne convient pas soit au concédant, soit au concessionnaire, alors il ne le signe tout simplement pas.
Permettez-moi une remarque importante : l'existence de cette commission d'enquête le prouve ; les sociétés concessionnaires d'autoroutes et leurs actionnaires sont extrêmement critiqués, régulièrement, dans le débat public. Mais ce ne sont pas ces sociétés qui ont décidé la privatisation, ni leurs actionnaires actuels. Le principe de la privatisation, ses modalités, le contenu des objets à privatiser, y compris celui du contrat de concession, ont été décidés par l'État.
En outre, en 2006, les actionnaires des sociétés concessionnaires ont changé, mais pas le contenu des contrats de concession. Nous pouvons revenir plus en détail sur les idées fausses en matière de tarifs, mais en 2006, les relations entre sociétés concessionnaires et l'État ont continué à être régies par ledit contrat.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous n'avez pas vraiment répondu à ma question. Il ne s'agit pas seulement de l'équilibre lors de l'achat des actions. Comment calcule-t-on cet équilibre économique aujourd'hui ?
M. Bruno Angles. - Pour moi, le TRI est le seul indicateur synthétique d'appréciation de la rentabilité d'une concession. On ne peut avoir une certitude sur le niveau du TRI, une réalité objective quasiment indiscutable, qu'à la fin de la concession. En fonction du passé et des prévisions, on peut mesurer le TRI le plus probable, mais ce TRI probable sera soit au-dessus, soit en dessous du TRI réel constaté in fine.
M. Éric Bocquet. - J'ai avec moi le rapport de l'Autorité de la concurrence. Considérez-vous que tout soit faux dans ce rapport, qu'il est à jeter à la poubelle ? Vous tenez des propos très clairs, et nous devons avoir un débat de fond.
Vous avez « explosé » l'Autorité de la concurrence, ferez-vous de même avec la Cour des comptes qui, en juillet 2013, a publié un rapport dans lequel elle « épinglait » les sociétés concessionnaires, selon le titre d'un article du Monde, journal sérieux ? Selon la Cour des comptes, « la négociation des avenants aux contrats de concession (notamment les contrats de plan) et le suivi par le concédant (assuré par le seul ministère chargé des transports) des obligations des concessionnaires se caractérisent par un déséquilibre au bénéfice des sociétés autoroutières ». Est-ce que ce sont des propos malveillants ? Je poursuis la lecture de l'article du Monde, qui cite la Cour : le système retenu pour calculer les tarifs des péages a aussi conduit à « des augmentations tarifaires supérieures à l'inflation ». Autre problème, « l'État ne se montre pas assez exigeant en cas de non-respect de leurs obligations par les concessionnaires, qu'il s'agisse de préserver le patrimoine, de respecter les engagements pris dans les contrats de plan ou de transmettre les données demandées » par l'État. Par conséquent, la Cour recommande de « mettre en oeuvre les dispositions contraignantes » si besoin, de « réaliser systématiquement une contre-expertise (...) de tous les coûts prévisionnels des investissements ». « Il convient de faire évoluer un cadre qui conduit à une hausse continue et importante des péages autoroutiers ». Ces recommandations de la Cour ont-elles été suivies ?
Vous évoquez les potentiels conflits d'intérêts. En 2014, 150 députés du groupe socialiste ont demandé à l'État de réexaminer les contrats de concession ; c'était un peu compliqué, puisque le Gouvernement était train de négocier avec les sociétés d'autoroutes un plan d'investissement de 3 milliards d'euros. Le Premier ministre a donc mis en place un groupe de travail, dont le député socialiste Jean-Paul Chanteguet a claqué la porte après quelques semaines en déclarant : « On a bien compris qu'entre les représentants des sociétés concessionnaires d'autoroutes et la haute administration, il y avait de nombreuses convergences. Je pense que ces grands groupes sont particulièrement puissants et qu'ils disposent d'un réseau qu'ils ont, en ces circonstances, actionné. Réseau qui a fait preuve de son efficacité. » Je soumets ces points à votre réflexion.
M. Bruno Angles. - Si je vous répondais que tout était faux dans le rapport de l'Autorité de la concurrence, cela ne serait pas sérieux. Bien sûr, tout n'est pas faux, mais le rapport de l'Autorité et sa communication ont envoyé l'exécutif et les parlementaires dans le mur ; je maintiens mes propos.
À l'époque, j'avais regardé attentivement tous les rapports qui sortaient sur les autoroutes, mais mon rôle transversal n'a duré que quatre mois et six jours ; j'étais davantage focalisé sur APRR et AREA. Je n'ai pas souvenir que la Cour des comptes ou l'Autorité de la concurrence aient mis en évidence le moindre manquement d'APRR et AREA dans l'exécution de leur contrat. Les sociétés d'autoroute voulaient alors respecter le contrat et ne demandaient qu'une chose au concédant, qu'il fasse de même.
Je me souviens de l'hystérie collective sur les tarifs au coeur de la polémique. L'Autorité de la concurrence avait pointé que les tarifs avaient évolué plus rapidement que l'inflation depuis la privatisation. C'est un point exact du rapport. Mais la véritable interrogation est : pourquoi une telle augmentation ? Or il n'y a que deux raisons au monde pour que ces tarifs augmentent plus rapidement que l'inflation, puisque par défaut, les contrats de concession stipulent que les tarifs évoluent à 70 % de l'inflation. La première, c'est l'existence de contrats d'entreprise quinquennaux, qui rémunèrent des investissements supplémentaires par une formule tarifaire contractuelle. Il n'y a aucune obligation de conclure un tel contrat quinquennal. À l'époque où j'étais en charge du sujet, de mémoire, seules les trois sociétés du groupe Vinci, AREA et APRR avaient un contrat d'entreprise, mais pas la société des autoroutes du nord et de l'est de la France (Sanef) ni la société des autoroutes Paris-Normandie (SAPN) - dont les tarifs ont continué d'évoluer à 70 % de l'inflation. En cas de contrat d'entreprise, le contrat de concession prévoit une rémunération à 85 % de l'inflation, plus un terme constant. Pour le contrat d'entreprise d'APPR de 2014-2018, la formule était de 0,85 plus 0,37 ; pour AREA, de 0,85 plus 0,41.
La seconde raison pour aller au-delà des 70°% est la compensation, éventuelle, prévue par le contrat de concession, de toute hausse de taxes spécifiques comme la taxe d'aménagement du territoire ou la redevance domaniale. Les sociétés ne sont évidemment pas favorables à de telles augmentations de taxe, malgré la compensation : toutes choses étant égales par ailleurs, cela ne leur rapporte rien, voire peut faire diminuer le trafic. Ces deux décisions sont aux mains du concédant.
L'association des sociétés françaises d'autoroutes (ASFA) avait calculé qu'entre 2000 et 2006, lorsque l'État était actionnaire, unique puis majoritaire, pour une inflation moyenne de 1,63 %, les hausses de tarifs ont été de 2,06 %. Entre 2007 et 2014, pour une inflation moyenne de 1,43 %, les hausses de tarifs ont été de 1,81 %. Quoi qu'en dise l'Autorité de la concurrence, ces tarifs ont augmenté moins vite quand les actionnaires étaient privés que lorsque l'État était actionnaire. Certes, l'inflation n'était pas la même, mais en corrigeant de l'inflation, les deux chiffres deviennent exactement comparables, à la deuxième décimale près. Ce n'est pas le fruit du hasard, mais cela est dû au fait que le contrat de concession n'a pas changé.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je suis d'accord en valeur absolue, mais en proportion, c'est un peu plus... Sur la période suivante, nous avons eu 1,4 % et non 1,6 % d'inflation.
M. Bruno Angles. - Je suis à votre disposition pour approfondir ce calcul. Mais la formule d'évolution des tarifs n'a pas été inventée en 2006 pour faire plaisir aux nouveaux actionnaires ; c'est celle qui préexistait et que l'État s'appliquait à lui-même. Le 22 octobre 2014, BFM Business avait comparé les hausses des tarifs des sociétés d'autoroute à celles du rail en prenant une base 100 en 2003. Onze ans plus tard, les tarifs autoroutiers sont à 122, ceux de la RATP à 133, ceux de la SNCF à 129.
Le courrier adressé au Premier ministre par les 152 députés socialistes, emmenés par M. Chanteguet, qui demande la résiliation des contrats d'autoroute, date du 4 décembre, soit le lendemain de la réunion du 3 décembre entamant les négociations. C'était un peu inattendu, mais les sociétés concessionnaires d'autoroutes avaient trois options possibles : la première était d'attendre tranquillement la résiliation demandée. Macquarie aurait pu faire ce calcul cynique et attendre l'indemnisation à la juste valeur prévue par le contrat de concession. Macquarie gérait une société, Macquarie-Autoroutes de France, qui avait quatre actionnaires, un fonds dit MIF 1, un fonds MIF 2, un fonds Macquarie-Atlas et une petite société qui s'appelait Mercer - qui n'a rien à voir avec la précédente. Peu de temps avant cette séquence agitée, le fonds MIF 1 avait vendu ses parts à deux investisseurs internationaux, ADIA et PGGM. Le prix auquel avaient été vendues les parts était satisfaisant à la fois pour MIF 1 et les autres actionnaires de la société Macquarie-Autoroutes de France. Si nous avions été cyniques, nous aurions pu bénéficier d'un effet d'aubaine et attendre la résiliation et l'indemnisation. Les fonds MIF 2, Macquarie Atlas et Mercer, auraient alors été rachetés à la valeur à laquelle MIF 1 venait de vendre ses parts à ADIA et PGGM.
Seconde option, les sociétés auraient pu décider de faire respecter leur bon droit contractuel et de mener jusqu'au bout leurs contentieux devant le Conseil d'État. Elles les auraient probablement gagnés. Or ces sociétés ont fait le choix, différent et exigeant, malgré les attaques les visant, d'un accord gagnant-gagnant avec l'État, pour sortir de la crise la plus sévère depuis cinquante ans en matière de concessions autoroutières. Je pense encore aujourd'hui que c'était la bonne approche. Si le protocole qui a été proposé aux différentes parties signataires par Alexis Kohler, Élisabeth Borne et moi-même n'avait pas été équilibré, par définition il n'aurait pas été signé.
Concernant la remarque un peu agressive de M. Chanteguet, je note qu'il est le seul des quinze parlementaires à avoir quitté le groupe de travail, composé d'élus de tous bords, qui ont considéré que le travail en cours permettrait d'aboutir à un résultat intelligent. Si les propos de M. Chanteguet visaient à me mettre dans le même sac qu'Élisabeth Borne et Alexis Kohler, et si l'on raisonne sur des faits plutôt que sur des opinions, je prends cela plutôt comme un compliment.
M. Éric Bocquet. - J'ai le sentiment que d'une certaine manière, vous avez été victime des privatisations en 2006.
M. Bruno Angles. - Je ne sais pas ce qui vous donne ce sentiment.
M. Éric Bocquet. - C'est ce que vous avez dit : « ce ne sont pas les concessionnaires qui ont décidé de privatiser ». C'est vrai, ce n'est pas moi non plus, je m'y serais opposé. Vous avez été, comme moi, une victime des privatisations...
M. Bruno Angles. - Je ne pense pas avoir été victime des privatisations. Mais je vous le redis avec sérénité, en 2006, ce ne sont pas les sociétés concessionnaires, ni leurs actionnaires actuels qui ont décidé de privatiser, c'est l'État. Et pour aller jusqu'au bout du raisonnement, il faut aussi une loi de privatisation, proposée par le Gouvernement mais votée par le Parlement.
Mme Michèle Vullien. - Tout à fait.
M. Jérôme Bascher. - Je vous ai entendu parler des TRI de la Caisse des dépôts, mais ce n'est pas dans le cadre d'une concession. J'ai l'honneur de siéger au comité des investissements de la Caisse des dépôts et consignations et je connais bien ses TRI historiques. Je suis d'accord avec vous sur le fait qu'il ne faut pas regarder la marge annuelle, mais le TRI. Toutefois, selon les concessionnaires, il y a plusieurs façons de faire le TRI in fine et de répartir les marges pour arriver au TRI cible. Est-ce que certains n'ont pas eu intérêt à prendre la concession, à survaloriser les bénéfices faits pour revendre potentiellement une partie des fonds, puis à investir auprès de ceux qui vont faire les travaux et prendre les marges ? Les investisseurs ne font-ils pas de l'optimisation financière ?
M. Bruno Angles. - Nous pouvons débattre de la Caisse des dépôts, mais j'ai un souvenir assez précis, car j'ai quitté mes fonctions chez Macquarie moins d'un an après la fin de la négociation, mais suffisamment longtemps pour avoir travaillé sur un point de son implémentation, c'est-à-dire la mise en place du Fonds de modernisation écologique des transports (FMET). Le FMET est prévu par une des clauses du protocole de 2015 et est abondé de 200 millions d'euros par les sociétés concessionnaires. Il fallait trouver un gestionnaire de fonds. Ce n'est pas mentionné contractuellement dans le protocole, mais nous avions évoqué avec l'État que cela puisse être la Caisse des dépôts et consignations pour éviter toute suspicion. Or les négociations n'ont pas abouti car les représentants de la Caisse des dépôts refusaient de descendre en dessous d'un TRI de 10 %. Nous avons donc été contraints de trouver un autre gestionnaire, le fonds Demeter. À l'époque, la référence incontestable était l'avis de la Commission européenne, pour lequel le TRI présenté pour les concessions, y compris le plan de relance qui s'y ajoutait, était conforme à son ordonnance de bénéfices raisonnables.
Concernant les travaux, il y a une certaine asymétrie dans le paysage des concessions. D'un côté, il y a les trois sociétés du groupe Vinci qui en est actionnaire à 100 %. D'autre part, APRR et AREA sont détenues par Eiffage et Macquarie, Eiffage étant constructeur mais pas Macquarie, et enfin Sanef et SAPN n'ont aucun actionnaire constructeur. Je n'ai aucune visibilité sur les sociétés de Vinci. Pour APRR et AREA, je ne sais plus si c'était prévu par le cahier des charges de la privatisation, c'était vraisemblablement le cas, une commission des marchés a été mise en place. Selon les accords passés entre Eiffage et Macquarie, la présidence de cette commission des marchés au sein du groupe APRR était assurée par un représentant de Macquarie - ce n'était pas moi. Macquarie n'avait aucun intérêt à avoir des surfacturations ou des surmarges sur les travaux qui seraient facturés au groupe APRR. Aucun des présidents de la commission des travaux n'a détecté d'anomalie.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci de cette dernière précision. Dans le cadre des deux sociétés citées et contrôlées par Eiffage et Macquarie à parité, il y a un allié du concédant qui est le fonds d'investissement qui ne fait pas de travaux lui-même et qui n'a aucun intérêt à ce que le groupe partenaire en fasse et dégage des profits ailleurs qui lui échappent.
Si j'ai bien compris, le fonds d'investissement de 200 millions d'euros de 2015 aurait dû être géré par la Caisse des dépôts, et il est finalement revenu à Demeter. Ce n'est pas un fonds d'investissement à perte, mais un fonds qui investit dans des sociétés d'énergies renouvelables. Les groupes qui ont apporté ces 200 millions d'euros restent propriétaires de ces fonds, sous réserve des variations de valeur des sociétés dans lesquels le fonds a investi.
M. Bruno Angles. - Vous avez parfaitement compris. Dans le protocole de 2015, que j'ai relu, la clause E2 prévoyait la mobilisation de 200 millions d'euros d'investissements dans les projets de transport écologique, qui sont devenus le FMET. C'est donc bien une contribution collective de 200 millions d'euros de fonds propres, gérés sous mandat par un professionnel, par exemple la Caisse des dépôts.
M. Jérôme Bascher. - Pour revenir sur ce que vous évoquiez tout à l'heure, cela n'a rien à voir avec le TRI.
M. Bruno Angles. - Une fois les 200 millions d'euros mis dans le fonds en question, ce ne sont pas les actionnaires qui prennent les décisions d'investissement. Ce sont des fonds propres, à la différence de la contribution volontaire obligatoire exceptionnelle qui est à fonds perdus pour les sociétés concessionnaires.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il y avait deux choses dans le protocole : outre le plan de relance autoroutier de 3,2 milliards environ, mis à la charge des sociétés concessionnaires, il y avait les 200 millions d'euros du FMET, qui ne sont pas des versements à fonds perdus. Les versements à l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (Afitf) sont des versements demandés aux sociétés concessionnaires d'autoroutes.
Pour la privatisation, sur le lot récupéré par Vinci, il n'y a eu que la réponse de Vinci. Pourquoi Eiffage et Macquarie n'étaient pas intéressés ? Et sur le lot obtenu par Eiffage-Macquarie, comment expliquez-vous que l'offre du consortium Cintra, légèrement supérieure, n'ait pas été choisie ?
M. Bruno Angles. - Je ne sais pas. Je suis revenu dans le secteur autoroutier, au sens large, le 20 février 2006 lors des premiers conseils d'administration d'APRR et AREA qui se sont tenus immédiatement après le transfert des actions de l'État vers les nouveaux actionnaires. C'est à partir de là que j'ai eu à connaître ce dossier. Je n'étais pas du tout impliqué dans le processus de privatisation, ni du côté du concédant, ni du côté des sociétés concessionnaires, ni du côté de tel ou tel candidat. Je ne sais donc pas.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Vous n'en avez aucune idée ?
M. Jérôme Bascher. - Quelles étaient les relations entre Eiffage et Macquarie ? Est-ce que Macquarie possédait des titres d'Eiffage ? Y avait-il des liens autres que ceux de deux entreprises se rencontrant pour faire une offre ?
M. Bruno Angles. - Sur la période allant jusqu'à mars 2016 inclus, à ma connaissance, le seul dossier de relation contractuelle entre Eiffage et Macquarie est celui des autoroutes en France. Je suis à peu près certain que Macquarie n'a jamais été actionnaire d'Eiffage, à quelque niveau que ce soit.
M. Olivier Jacquin. - Vous avez été fonctionnaire dans un premier temps. Comment évaluez-vous les capacités de contrôle de l'État lorsqu'il est concédant ? M. Martin, président de la section des travaux publics du Conseil d'État et que nous venons d'auditionner, doutait de la capacité de l'État à tenir correctement ses archives - même s'il ne l'a pas formulé ainsi - contrairement aux entreprises privées. Que pensez-vous de cette capacité de contrôle, sachant que la première évaluation prévue par la clause de 2006 a été oubliée ? Personne ne l'a rappelée, et vous non plus.
M. Bruno Angles. - Devant une commission d'enquête, on parle de ce que l'on sait, pas de ce que l'on ne connaît pas... Lorsque j'étais au cabinet du ministre, en 1993-1994, il me semblait que le contrôle qui s'exerçait sur les sociétés d'autoroute était tout à fait satisfaisant - les sociétés concessionnaires venaient d'ailleurs s'en plaindre régulièrement.
À l'exception de la période entre le 3 décembre 2014 et le 9 avril 2015, je n'étais pas en relation directe avec le concédant, puisque c'était le représentant d'un des deux actionnaires des sociétés APRR et AREA. C'était le travail du PDG d'APRR, Philippe Nourry.
Pour la période que je connais, je peux témoigner vraiment très sincèrement que les intérêts de l'État ont été âprement défendus par les négociateurs Alexis Kohler et Élisabeth Borne ; ce sont de très grands serviteurs de l'État. Ils n'ont rien lâché. C'était une discussion courtoise à chaque instant, mais âpre.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Lors de ces négociations de 2015, comment la clause de plafonnement de la rentabilité à 30 % au-dessus de la valeur de référence a-t-elle été définie ? Est-elle réaliste ou ce plafonnement ne peut-il être atteint ?
M. Bruno Angles. - Cette clause limitant la rentabilité a été introduite par l'État. Nous avions eu un échange exploratoire pour qu'il instaure un mécanisme symétrique, par lequel, si la rentabilité était inférieure à un seuil, le concédant aurait compensé le concessionnaire. L'État n'a pas souhaité s'engager en ce sens. Nous nous sommes donc orientés vers une clause asymétrique que les concessionnaires ont fini par accepter. Cela n'a pas été facile. Rien n'obligeait les sociétés concessionnaires à accepter une clause de plafonnement de leur rentabilité, en fonction des contrats de concession qu'elles avaient achetés en 2006. Je n'ai pas de souvenir plus précis que cela sur les détails de la discussion du mécanisme. Mais comme je vous l'ai dit, l'appréciation de la rentabilité se fait en fin de concession. C'est pour cela que la première annexe du protocole prévoit qu'à la fin de la concession, le concédant et le concessionnaire voient ensemble si l'on se situe au-dessus ou en dessous du seuil, et il y a un mécanisme d'ajustement sur la durée de la concession.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Est-il difficile d'ajouter, à la fin de la concession, un temps de concession supplémentaire ?
M. Bruno Angles. - L'annexe 1 du contrat de concession prévoit une clause de revoyure à la date de fin de la concession, avant la prolongation prévue par le plan de relance. À la fin de la concession - hors période prévue par le plan de relance - nous examinons la rentabilité. Si la rentabilité est élevée, nous revoyons à la baisse la durée de l'extension de la concession.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je vous remercie de cette précision, qui va dans le sens de ce que nous a dit notre interlocuteur lors de l'audition précédente. C'est cohérent.
La réunion est close à 12h10.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est ouverte à 15 h 45.
Audition de M. Gilles de Robien, ministre de l'équipement, des transports, du logement, du tourisme et de la mer de 2002 à 2005
M. Éric Jeansannetas, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en entendant M. Gilles de Robien, ministre de l'Équipement, des Transports, du Logement, du Tourisme et de la Mer de 2002 à 2005, au moment de la privatisation des autoroutes.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Monsieur le ministre, je vous remercie de vous être rendu à notre convocation. Après vous avoir rappelé qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gilles de Robien prête serment.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Avec vous, monsieur le ministre, nous allons forcément aborder l'aspect historique. En effet, nos travaux ont à la fois pour objet de clarifier le passé en répondant à toutes les questions que l'on peut encore se poser à son sujet et, en même temps, de mener un travail plus prospectif pour aider les futurs décideurs à envisager la suite qui devra être donnée à ces concessions.
Dans un premier temps, pouvez-vous nous dire les raisons pour lesquelles vous étiez plutôt défavorable aux privatisations ? Selon vous, comment la situation aurait-elle évolué si la privatisation n'avait pas eu lieu ? Quelles étaient, à l'époque, les positions de Jean-Pierre Raffarin, puis de Dominique de Villepin ?
M. Gilles de Robien, ministre de l'équipement, des transports, du logement, du tourisme et de la mer de 2002 à 2005. - Je me sens tout petit, parce que vous avez parlé de l'aspect « historique ». J'ai envie de vous dire, me concernant, qu'il s'agit plutôt d'un aspect préhistorique, puisque les faits remontent à près de dix-sept ans. J'ai donc fait appel à ma mémoire et essayé, ce matin, de jeter rapidement quelques idées sur le papier. Si le temps a passé, en revanche, ce n'est pas le cas de la passion avec laquelle j'ai défendu la gestion publique et le maintien des autoroutes dans le giron de l'État. Cela m'a beaucoup passionné et beaucoup perturbé, ensuite, quand la décision a été prise par le même Parlement - je me permets de le souligner, parce que c'est assez curieux.
Lorsque le Premier ministre m'a appelé au Gouvernement, je n'avais vraiment aucune idée sur la question. D'ailleurs, je ne savais pas que j'allais être au Gouvernement, même si j'espérais en faire partie, pour être tout à fait honnête - puisque j'ai prêté serment ! -, mais je ne savais pas en tout cas quel portefeuille me serait attribué.
Je ne savais vraiment pas ce qu'il fallait privatiser ou ce qu'il ne fallait pas privatiser. Par conséquent, c'est sans idée préconçue concernant la répartition entre le public et le privé que j'ai abordé le dossier. Je sais bien que, selon un discours convenu, on considère qu'il y a un certain nombre de domaines régaliens qui doivent le rester, mais c'est largement théorique. Pour ce qui relève du domaine régalien, on cite certains grands ministères, vous les connaissez mieux que moi.
Je suis plutôt libéral, j'aime la concurrence, parce qu'elle est stimulante, mais en même temps, comme vous tous, je suis attaché au service public, à la qualité du service public. Évidemment, avant tout, nous sommes tous animés par l'idée d'intérêt général. Même quand l'intérêt général est votre ligne de conduite, dans la pratique, vous avez du mal à faire des choix, ne serait-ce que pour déterminer ce qu'est l'intérêt général à court, à moyen et à long terme. Donc, pour moi, le mode de gestion n'est pas une religion, et je l'ai un peu prouvé dans ma ville.
L'État est-il fait pour gérer des autoroutes ? Apparemment, on peut dire que cette activité n'est pas régalienne. Or j'ai vécu trois expériences, en arrivant au ministère, qui m'ont ouvert les yeux.
La première est la tempête de neige des 4 et 5 janvier 2003, où des dizaines de milliers de véhicules se sont trouvés bloqués sur l'autoroute A10, du côté de Saint-Arnoult-en-Yvelines, pendant une nuit. Au ministère, nous nous sommes tous demandé pourquoi on avait laissé entrer ces véhicules sur l'autoroute, alors que les bulletins météo étaient très alarmistes. En constatant la gestion assez désastreuse de cet événement, nous sommes plusieurs à avoir pensé que, si on avait laissé entrer ces véhicules, c'était pour les recettes, en se disant que la difficulté serait rapidement réglée. Cet appât du gain, qui est naturel, a montré les limites de ce type de gestion.
La deuxième expérience qui m'a influencé - vous allez trouver mon propos un peu décousu-, c'est l'étude de l'A29, en Picardie. J'ai découvert un dossier dans lequel on prévoyait de construire une autoroute à une voie. Je me suis tout de suite inquiété des conséquences d'un tel choix, notamment en matière de sécurité - le Président de la République m'avait chargé de la sécurité routière, que j'avais réussi à arracher au ministre de l'Intérieur. J'ai demandé que l'on ressorte pratiquement dix à quinze dossiers d'autoroutes, en demandant à mon cabinet de se procurer les prévisions avant la construction, pendant la construction et la réalité observée après cinq ans, dix ans, quinze ans d'utilisation. On s'est aperçu que, dans la majorité des cas, les prévisions étaient bien en deçà de la réalité. C'est ce que j'appelle « l'effet photocopieur ». J'ai été assureur : quand vous recevez un vendeur de photocopieurs, il vous suggère d'acheter un appareil de capacité supérieure et vous consommez plus. Quand on crée un tronçon autoroutier, c'est la même chose, on crée un afflux, un appel d'air.
Si les prévisions d'ingénieurs des Ponts, extrêmement compétents, sont un peu en-deçà des réalités - pas dans tous les cas, il faut le reconnaître -, on ne peut s'empêcher de penser que, en cas de privatisation, les prévisions financières seront probablement elles aussi en deçà des profits des sociétés susceptibles d'acquérir ces infrastructures - mais c'est leur job !
Enfin, troisième expérience, j'ai souvent constaté, pendant ces années au ministère du boulevard Saint-Germain, que des travaux autoroutiers étaient retardés. Lorsque l'on en demandait la raison, on découvrait des motifs - l'écologie n'avait pas la même importance à cette époque qu'aujourd'hui - qui pouvaient paraître exagérés ou farfelus : une bande de hannetons qui sont dans un tronc d'arbre qu'on n'ose pas déplacer, par exemple - à Amiens, on n'a pas pu créer un parc en raison de la présence de crapauds accoucheurs. Ces motifs sont tout à fait louables et honorables, mais je ne peux pas croire non plus que, à l'époque où on va sur la Lune, on ne peut pas déplacer une bande de hannetons d'un tronc d'arbre creux à un autre arbre aussi creux. Là encore, je me suis dit que nous étions en quelque sorte désarmés en face des responsables, eux très armés, de grandes sociétés privées.
Concernant le premier événement, je reviens sur le rapport que j'ai demandé en 2003 à M. Lépingle - qui est certainement un ingénieur général des Ponts et chaussées - sur ce qui s'était passé sur l'autoroute A10 : consultez ce rapport, parce qu'il peut vous éclairer. Il relève des « dysfonctionnements » entre public et privé et l'« aveuglement » dans lesquels étaient les responsables des sociétés privées. Cela faisait donc beaucoup de défauts que j'attribuais, avec mon cabinet, à la société en question.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - En l'occurrence, il devait s'agir de la société Cofiroute, parce que les autres sociétés n'étaient pas encore privatisées.
M. Gilles de Robien. - Exactement.
D'une certaine façon, je me suis dit, intuitivement, que l'État, même si l'on dit souvent qu'il est mauvais dans la gestion de beaucoup de choses, est moins mauvais dans la gestion directe des autoroutes que dans la surveillance et le contrôle des concessionnaires, car il n'est pas équipé pour ça.
M. Olivier Jacquin. - Très bien dit !
M. Gilles de Robien. - Je ne sais pas si c'est bien dit, mais c'est pensé, en tout cas, avec un peu d'expérience !
Pour prendre l'exemple de cette phase neigeuse, qu'aurait fait l'État ? Je pense que l'État aurait remercié le directeur qui gérait son autoroute ; dans le privé, je pense que le PDG aurait peut-être félicité le directeur qui a laissé les péages ouverts. Vous voyez la différence... Mais il n'y aurait, peut-être, pas eu 15 000 ou 30 000 véhicules bloqués, avec sans doute deux ou trois fois plus de personnes, pendant 24 heures ou un peu plus, sous la neige.
Avec ces trois exemples tirés de mon expérience au ministère et mon vécu de maire, je me suis donc forgé une sorte de conviction, un peu définitive : il ne faut pas vendre les autoroutes. Je m'en suis évidemment ouvert au Premier ministre et j'ai bien sûr subi l'assaut de Bercy. C'est quelque chose de résister à Bercy. Permettez-moi une digression sur le logement : quand on ne sait pas résister à Bercy, on pique 5 euros d'aide personnalisée au logement (APL)...
J'ai connu deux ministres successifs, respectables et, par ailleurs, amis - surtout le premier, mais le deuxième était un ami politique.
Le premier, Francis Mer, me dit un jour qu'il veut parler avec moi des autoroutes. Je lui ai demandé un délai avant de le rencontrer, et j'ai commandé à la Direction des routes une belle étude financière. Quand vous venez devant Bercy et que vous êtes ministre des transports, on vous attend avec des chiffres et je suis venu avec des chiffres, une belle étude, pleine de graphiques dans tous les sens. J'ai dit à Francis Mer, en présence de l'un de ses conseillers, certainement de grande qualité, qu'il ne fallait pas privatiser, car nous arrivions à un moment où les dividendes allaient être de plus en plus importants, où la dette fléchissait et où l'État allait certainement pouvoir bénéficier des investissements passés.
Un an après, un autre ministre des finances arrive et demande à me voir. « Sur quel sujet, Nicolas ? » « Les autoroutes. » Je suis allé le voir avec la même étude, et il m'a reçu en compagnie du conseiller présent l'année précédente. Je n'ai pas réussi à le persuader, il était convaincu qu'il fallait vendre - c'est un libéral et il a le droit d'avoir cette idée. Il s'est montré très intéressé par mon étude, et je n'ai plus jamais entendu parler des autoroutes.
En guise de conclusion un peu théorique sur mon idéologie, j'estime que quatre ou cinq choses, qui me semblent frappées au coin du bon sens, sont politiquement importantes à dire devant la commission.
Premier point, l'État, sur le principe, doit garder dans sa main ses grandes infrastructures. On dit toujours que l'État est faible, mais les infrastructures font partie des « muscles », disons des « gènes » de l'État. Ce sont ses artères, comme dans un corps humain, et il est important que l'État garde, au premier rang, ses ports, son énergie, ses aéroports, ses infrastructures autoroutières - je demande pardon à ceux qui sont d'avis contraire, mais vous m'avez convoqué pour que j'exprime ma conviction. J'en suis de plus en plus persuadé, ces infrastructures sont des instruments de la politique d'aménagement du territoire, des instruments d'attractivité du territoire, et remplissent une mission de service public.
Certes, on peut toujours confier une mission de service public à des tiers, mais lorsque le marché a des intérêts contradictoires avec le service public, je pense qu'il y a vraiment une césure.
Deuxième point - c'est un principe que tout étudiant en économie connaît -, on ne privatise jamais un monopole. Vous me direz qu'il n'y a pas de monopole en l'espèce : bien sûr, quand une autoroute à péage est créée, on peut continuer à emprunter une nationale - que sont d'ailleurs devenues les nationales ? Mea culpa, c'est moi qui les ai décentralisées ! Est-ce que les nationales, aujourd'hui, peuvent être comparées aux autoroutes, en termes de sécurité, de rapidité, de confort ? La réponse est : « Non. »
Pour moi, même lorsqu'on a le choix entre les routes nationales d'aujourd'hui et une autoroute, l'autoroute est quasiment en situation de monopole lorsqu'il s'agit d'aller d'un point à un autre, surtout éloigné. On peut hésiter pour 30 kilomètres, mais on n'hésite plus pour en faire 500. En pratique, l'utilisateur n'a pas le choix. Donc, si l'on privatise un monopole, il devient - j'ose à peine vous le dire, parce que ce terme fera hurler certaines grandes entreprises - une rente de situation et cesse plus ou moins d'être un service public. Telle est ma perception avec quelques années de recul.
Troisième point, je pense que l'État est plus faible - je vous l'ai dit tout à l'heure - lorsqu'il doit faire respecter les cahiers des charges que lorsqu'il gère en direct. C'est apparemment paradoxal, mais ça ne l'est pas en réalité. Pour reprendre l'exemple de l'autoroute A10, après l'incident que j'ai mentionné, j'ai demandé à voir les cahiers des charges. Vous allez peut-être trouver encore que le mot est trop fort - ne le prenez pas à la lettre - : j'ai trouvé un contrat léonin. La preuve, il était signé pour des décennies ; la société a accepté de le réviser et nous avons fait des avenants. Cela prouve bien qu'il y avait un déséquilibre entre les signataires et j'espère qu'il a été en partie réduit grâce à la signature de ces avenants, dans les mois qui ont suivi cet incident. D'ailleurs, Cofiroute a tenu à marquer cette signature en faisant venir des photographes, en obtenant des articles de presse, etc.
Donc, l'État est plus faible pour faire respecter le cahier des charges, même à travers les contrats de régulation. Quand je vous parlais des retards de travaux, j'y vois aussi la preuve que l'État est plus fort pour gérer en direct, ce qui me permet de rendre hommage au formidable corps des Ponts et chaussées, que j'ai beaucoup apprécié pendant ces trois ans.
Quatrième point, j'en viens à l'aspect financier, moins important que la théorie du pouvoir de l'État. Pour moi, les dividendes seraient mieux utilisés s'ils étaient fléchés au lieu d'être versés directement au budget de l'État - ce que veut toujours Bercy. En tout cas, la perception de dividendes valait mieux que le versement d'une somme flat - 12 milliards d'euros ou 13 milliards, je ne sais plus le chiffre...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce sont 16 milliards, si l'on additionne les deux opérations de 2002 et de 2007.
M. Gilles de Robien. - Soit, 14 milliards d'euros, ça ne se voit pas dans la réduction du déficit de l'État ou de la dette. En revanche, disposer d'une recette récurrente, qui allait augmenter d'année en année comme on peut le prouver facilement aujourd'hui, c'était quand même formidable, surtout si cette recette était fléchée. On a voté dans l'euphorie générale, y compris au Sénat, la création de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (Afitf). Les majorités du Sénat et de l'Assemblée nationale souhaitaient la création de cette agence, alimentée par les recettes des radars et les dividendes des sociétés d'autoroutes, afin de mener une véritable politique des transports et de tirer en avant le ferroviaire. Avec cette agence, dont on pouvait s'assurer qu'elle bénéficierait chaque année de rentrées non seulement régulières, mais en augmentation, sinon même exponentielles grâce aux autoroutes, le problème du financement des transports paraissait définitivement réglé.
Vous savez ce qu'est devenue l'Afitf... Je suis triste de le dire, parce que je suis complètement solidaire de la majorité d'alors, qui a voté sa création et, quelques années après, la privatisation. Les moyens de l'Agence - je ne sais pas si elle existe encore - ont été réduits et ses recettes se comptent peut-être en centaines de millions d'euros, mais plus en milliards d'euros, comme espéré.
Donc, il aurait mieux valu que les dividendes des sociétés d'autoroutes soient fléchés vers les transports plutôt que l'État touche une somme flat, qu'elle soit de 15 milliards d'euros ou même de 20 milliards d'euros, le montant n'est même pas en cause. En l'occurrence, la rente était pour l'État et elle aurait été consacrée aux transports qui en avaient tellement besoin. En effet, il n'y a rien de pire que de voir son budget remis en cause chaque année, s'agissant d'infrastructures et d'investissements de moyen et long terme. Ce n'est pas jouable, on le sait bien.
Telles sont mes quatre conclusions qui ne me font pas renier mes engagements d'hier. Pardonnez-moi d'avoir été un peu long.
M. Éric Jeansannetas. - Au contraire, nous vous remercions d'avoir été très précis dans votre démonstration.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci de ce témoignage éclairant sur le passé, qui nous aide aussi à réfléchir à l'avenir. Savez-vous comment il serait possible de retrouver le rapport que vous aviez transmis à Francis Mer puis à Nicolas Sarkozy ? J'imagine qu'il a été confié à une banque d'affaires ?
M. Gilles de Robien. - J'ai le souvenir qu'il a été commandé à la Direction des routes et, presque à coup sûr, qu'il était sous-traité auprès d'une, ou même de plusieurs banques d'affaires qui ont délégué des spécialistes. Sur ce point, ma mémoire n'est pas précise. C'est évidemment la Direction des routes qui me l'a procuré, mais je crois bien que l'on m'a dit que des banquiers avaient été mobilisés. Il me semble d'ailleurs qu'il y a eu un débat, mais c'était au moment où j'ai changé de directeur de cabinet : Pierre Graff a été remplacé par Patrick Gandil. J'ai donc un doute.
Dans mon cabinet, le conseiller qui s'occupait des routes s'appelait Gilles Robin...
M. Jérôme Bascher. - C'est cela, de cabinet à cabinet, on se souvient de qui était en face.
M. Gilles de Robien. - Nous avons donc les mêmes souvenirs !
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Il serait effectivement intéressant de retrouver la trace de ce rapport.
Mme Michèle Vullien. - Monsieur le ministre, je vous remercie de votre franchise. Je me pose une question depuis longtemps : qui prend la décision finale ? Je suis sénatrice du Rhône et élue dans la métropole de Lyon. Nous avons eu à connaître l'épisode de l'A89. Personne n'en voulait, mais cela s'est tout de même fait, avec des prévisions qui ne tenaient pas debout. Parmi les ministres des transports successifs, j'ai notamment côtoyé Dominique Perben, qui était mon collègue au conseil général du Rhône. Ce n'est pas faire injure aux ministres que de souligner l'importance prise par les techniciens des routes, qui se posent en sachants et prétendent qu'il faut faire ceci ou cela.
Vous nous avez indiqué vous être rendu compte qu'il ne fallait surtout pas vendre les bijoux de famille. Alors que l'État peut engranger des recettes pérennes et récurrentes - vous l'avez très bien expliqué -, pourquoi procéder à une telle vente, qui ne comblait au demeurant rien du tout ? Pourquoi n'avez-vous pas eu gain de cause ?
M. Gilles de Robien. - J'ai eu gain de cause. Tant que j'ai été au ministère des transports, nous n'avons pas vendu les autoroutes. J'ai défendu le dossier devant le Premier ministre, qui m'a dit : « Gilles, je te suis. » Il a déclaré devant moi à Francis Mer que les autoroutes ne seraient pas vendues.
Mme Michèle Vullien. - Soit. Mais ensuite ?
M. Gilles de Robien. - Ensuite, j'ai été nommé au ministère de l'Éducation nationale. Peut-être pour cette raison, d'ailleurs...
Mme Michèle Vullien. - Il est à votre honneur d'avoir tenu bon, mais vous n'avez eu gain de cause que temporairement. Certes, vous pouvez dire que vous ne vous êtes pas fait avoir. Mais on vous a ensuite donné un autre ministère, en vous remplaçant par quelqu'un dont on espérait qu'il dirait oui. D'où ma question : qui décide finalement ?
M. Gilles de Robien. - Madame la sénatrice, vous connaissez mieux que moi les institutions ; vous les pratiquez tous les jours.
Mme Michèle Vullien. - Que démontre la décision qui a été prise ?
M. Gilles de Robien. - Qu'un ministre peut résister.
Mme Michèle Vullien. - Oui, mais on le change.
M. Gilles de Robien. - En l'occurrence, les raisons qui m'ont été données étaient tout autres, et elles étaient au moins aussi valables que celles que je viens de suggérer devant vous de manière quelque peu humoristique.
Mme Michèle Vullien. - Finalement, les autoroutes ont été vendues.
M. Gilles de Robien. - Cela signifie que je pesais très lourd : 15 milliards d'euros.
Mme Michèle Vullien. - Félicitations. Mais ce que je voudrais savoir, c'est qui a pris cette décision, que l'on peut qualifier d'absurde.
M. Gilles de Robien. - Il y a eu une déclaration de politique générale du Premier ministre en 2005 ; je vous invite à la relire. Je pense que le Président de la République l'avait lue. La décision était inscrite dans ce discours.
M. Éric Jeansannetas, président. - Il y a eu deux votes contradictoires au Parlement.
M. Gilles de Robien. - En effet. Comme je l'ai indiqué tout à l'heure, la majorité à laquelle j'appartenais a, de manière euphorique, voté l'Afitf, en raison notamment de la présence de recettes pérennes ; je me souviens combien les parlementaires étaient heureux de voter une telle mesure. Et la même majorité, sous l'impulsion d'un nouveau Premier ministre, a ensuite voté le contraire. Puisque vous me demandez qui prend la décision, je vous rappelle qu'il y a aussi eu un vote parlementaire.
Mme Michèle Vullien. - Je croyais qu'il n'y avait pas eu de vote.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La privatisation en elle-même était annoncée dans le discours de politique générale du Premier ministre, mais il n'y a pas eu de loi de privatisation pour la cession des parts de l'État qui aurait été approuvée par le Parlement. Le discours de politique générale du Premier ministre mentionnait la perspective d'une privatisation, mais il n'y a pas eu de vote spécifique.
M. Gilles de Robien. - Si ! Il y a le vote du budget.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - En effet. La recette était forcément intégrée dans le projet de loi de finances. Mais il ne me semble pas qu'il y ait une loi spécifique de privatisation des sociétés d'autoroutes. L'État a cédé ses participations.
Mme Michèle Vullien. - Je ne sais toujours pas qui décide. Je pense que c'est la Direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM).
M. Éric Jeansannetas, président. - Le changement de Premier ministre a été déterminant.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Monsieur le ministre, sans flagornerie, c'est un pur bonheur d'entendre ce que nous venons d'entendre.
La réponse à apporter à notre collègue est assez évidente. Qu'il y ait un vote ou non, nous venons de vivre la même chose avec la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), dans laquelle on nous a glissé la privatisation d'aéroports de Paris (ADP).
Monsieur le ministre, je bois vos paroles. J'ai rappelé à M. Le Maire trois des quatre points qui sont fondamentaux, pour vous comme pour nous, quand il est venu essayer de nous « fourguer » la privatisation d'ADP dans le cadre du projet de loi Pacte. Je lui ai dit qu'on ne privatisait tout simplement pas les grandes artères ; les aéroports en font partie, surtout quand ce sont ceux de la capitale. C'est tout de même un comble de privatiser un monopole ! Il faut pouvoir tracer clairement la ligne, même s'il n'y a pas d'affectation au niveau du budget de l'État. C'est une évidence.
Je me souviens de votre venue dans mon département, l'Essonne. L'événement majeur qui s'était produit en 2003 entre Saint-Arnoult et l'Essonne avait montré à la France et à l'Europe que l'on pouvait être paralysé en une fraction de seconde par manque de prévision. Je l'ai vécu. Entre parenthèses, le péage de Saint-Arnoult est le plus inique de la région parisienne : c'est le plus proche de Paris, et on paye même pour un trajet que l'on n'effectue pas !
Nous pouvons dresser un constat s'agissant de la faiblesse de l'État pour faire respecter un cahier des charges. En ces temps de grave crise financière, il n'est qu'à voir la fin du tronçon concédé et la partie de l'État pour voir que l'entretien d'une autoroute n'est pas le fort de ce dernier.
Nous constatons aujourd'hui un désastre financier. Le rapport de la Cour des comptes vient encore d'en attester, malgré une certaine diplomatie et des éléments de langage qui permettent de ne pas trop passer le budget au lance-flammes. Toutefois, sur les quatre points que vous avez évoqués, c'est, me semble-t-il, celui qui a plus bougé.
Ce que vous avez dit est profondément vrai : nous pouvons être fiers du corps des Ponts. En revanche, nous constatons tous les jours que l'État ne sait pas entretenir. Qu'en pensez-vous ? Votre sentiment a-t-il évolué à cet égard ?
M. Gilles de Robien. - Il a d'autant moins évolué que si les morceaux d'autoroute qui restent dans les mains de l'État ne sont pas entretenus, c'est une question de budget. Nous avions contourné cette difficulté par l'Afitf. Notre système permettait d'avoir des rentrées régulières. On pouvait faire des plans d'entretien régulier à trois ans, à cinq ans, à dix ans. On avait la maîtrise non seulement de l'entretien, mais des péages.
Il ne me paraît pas faux d'affirmer que l'État ne sait pas trop faire respecter les contrats de concession. Il faut une armée de juristes. Les entreprises privées ont des armées de juristes. Elles dépensent d'ailleurs des sommes très importantes pour cela. Nous le voyons dans beaucoup de domaines. Je suis dans le privé aujourd'hui ; je l'avais déjà été par le passé. À leur place, je ferais sans doute comme eux. Ils ont raison ; c'est leur job. Cela étant, en tant que citoyen, et au regard des responsabilités que j'ai exercées, je suis obligé de dire que je préfère gérer en direct.
Je vous remercie d'avoir indiqué que j'étais de bonne foi. Je crois l'être. Permettez-moi de vous faire part d'une anecdote. Dans ma ville, Amiens, j'avais un problème de propreté, comme c'est le cas dans toutes les villes. J'ai mis en concurrence le privé et le public selon les secteurs. Je faisais tourner les secteurs où il y avait le privé et le public. Les grandes entreprises qui nettoient - vous les connaissez tous - avaient la moitié de la ville ; il y en avait même deux qui étaient en concurrence. Cela m'a permis de comparer les coûts et les résultats. Quand c'était pris en charge par la municipalité, c'était un peu moins cher, grâce aux contrats aidés et à l'absence de TVA. Le public était ainsi plus performant financièrement, et un peu moins efficace s'agissant des résultats.
Comme je l'ai indiqué tout à l'heure, je n'ai pas de religion en la matière. Il faut être pragmatique, même si ce terme est un peu galvaudé. Chaque cas est un cas particulier. Il faut donc essayer de le résoudre avec les données dont on dispose. La solution que l'on retiendra ne sera sans doute pas parfaite, mais elle sera peut-être meilleure ou moins mauvaise que d'autres. C'est comme cela que j'ai essayé de gérer la problématique des autoroutes. Et ce qui était vrai en 2003 pourrait être faux en 2020 ; le monde évolue.
Il y a eu une époque du tout public. Je crois que l'époque du tout privé est passée. D'ailleurs, on le voit chez les élus dans les villes, quelle que soit leur sensibilité : des gens qui prônaient le tout public admettent que, dans certains services publics, il faut l'aide du privé. Et réciproquement.
M. Jérôme Bascher. - À l'époque, j'étais un modeste conseiller budgétaire d'un ministre dépensier ; j'ai donc quelques souvenirs de ce qui se passait alors. Il y avait une double conjonction. D'une part, « l'appât du gain » de Bercy incitait à obtenir 15 milliards d'euros rapidement et faire de la débudgétisation par ailleurs, afin de boucler un budget par des artifices. D'autre part, ainsi que vous l'avez rappelé, dans le contexte de la décentralisation, le transfert des routes aux départements s'accompagnait d'un transfert d'agents, et l'État se retrouvait sans personnel technique pour gérer les autoroutes.
Ne pensez-vous pas que cette double conjonction était à l'oeuvre ? Certes, Jean-Pierre Raffarin avait pris des décisions de décentralisation qui étaient profondément les siennes, mais elles se sont mises en place juste après. À votre avis, est-ce quelque chose qui a pu l'emporter dans la décision ?
M. Gilles de Robien. - De mémoire, on n'a jamais lié les deux. J'ai eu à gérer effectivement la décentralisation de certaines routes nationales. Mais on ne m'a jamais dit, ni techniquement ni financièrement, qu'il faudrait vendre des autoroutes parce que l'État n'aurait plus de personnel ou parce que les directions départementales de l'équipement (DDE) allaient maigrir.
Plus généralement, c'est une question de pouvoir. Vous ne circonscrirez pas l'appétit de Bercy pour le pouvoir. Quand ils ont vu échapper une partie de leurs pouvoirs du budget - le budget, c'est souvent du pouvoir - à travers l'Afitf, ils sont devenus tellement fous furieux qu'ils ont attendu la première occasion pour se rattraper. Je n'ai pas d'autre réponse.
M. Éric Bocquet. - Monsieur le ministre, nous sommes effectivement, je le crois, unanimes pour dire que nous sommes heureux d'entendre de tels propos ; dans un débat pluraliste, c'est toujours intéressant. La question que notre collègue Michèle Vullien a posée - qui décide in fine ? - n'est pas une petite question en République et en démocratie. Nous avons bien compris que Bercy pesait beaucoup et nous avons souvent entendu des ministres nous dire qu'il ne se passerait rien, ou pas grand-chose, sans le feu vert de Bercy. Mais, dans le mano a mano qui vous a opposé à un moment donné avec Bercy, quels arguments rationnels vous a-t-on opposés pour valider la décision d'aller vers la privatisation des autoroutes ?
M. Gilles de Robien. - L'argument était uniquement financier. On ne m'a jamais parlé de la gestion des autoroutes ; d'ailleurs, j'aurais rétorqué que la gestion des autoroutes relevait de ma compétence, en tant que ministre des transports. Non, l'argument était seulement financier. On m'opposait l'usage que l'État pourrait faire d'une telle somme. D'aucuns avançaient que l'on ferait mieux d'investir -d'ailleurs, on peut effectivement tenir ce discours - dans les universités ou la recherche. Simplement, je pensais que si cela tombait dans une espèce de pot commun, ce serait complètement perdu, et que le budget de la recherche n'augmenterait pas de 14 milliards d'euros, 15 milliards d'euros ou 16 milliards d'euros l'année suivante. En d'autres termes, je pensais qu'on ne verrait plus jamais la somme.
Le seul argument qui pouvait peser était un argument financier. Par conséquent, pour peser face à Bercy, il fallait venir avec des outils à la hauteur des leurs. Ils ont, je pense, été surpris que j'arrive avec des outils dont eux-mêmes ne disposaient pas. Ils se disaient : « On va gentiment croquer les autoroutes. Le ministre des transports est un tendre ; on va l'avoir. » Manque de pot, je suis venu avec la grosse Bertha. Ils ont été très surpris que je puisse venir avec leurs propres outils. En théorie, c'est avec de tels outils qu'ils gèrent. Mais s'ils géraient vraiment avec ces outils, ils n'auraient pas vendu les autoroutes. Il n'empêche que je suis venu avec plus que les éléments un peu idéologiques : « Bercy, c'est nous, les finances. On va vendre. Cela fait des recettes. » Je suis venu avec la preuve que les recettes étaient mal employées. Ils étaient un peu marris.
D'ailleurs, cela explique - c'est mon histoire très intuitive - pourquoi l'excellent conseiller auprès du premier ministre, qui était le même auprès du deuxième ministre, ne s'est pas ouvert du premier entretien auprès de Nicolas Sarkozy. Ou alors, c'est Nicolas Sarkozy qui, le jour où il m'a aimablement reçu, a fait l'étonné de savoir que j'avais un rapport présentant mes arguments financiers pour montrer que la vente n'était pas une bonne opération financière. J'ai été le premier étonné que le même conseiller n'ait pas déjà convaincu le ministre. Ou alors, il aurait très bien pu me dire que mon rapport ne valait pas un clou et m'expliquer pourquoi. Mais je n'ai jamais entendu cela.
M. Olivier Jacquin. - Je veux à mon tour saluer la qualité de votre propos, votre sens de l'intérêt général et du respect de nos biens communs. Ce que vous avez dit sur l'ingénierie française des routes est de très haute qualité.
Je veux saluer l'excellence de la gestion actuelle du réseau public. Avoir aussi peu de nids-de-poule et pas de pont qui s'effondre avec aussi peu d'argent relève de l'exploit.
Mais il y a effectivement des sujets d'inquiétude. Le budget du Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema), qui recueille le principal de cette ingénierie, est tourné à la baisse durablement, dans de nouvelles révisions générales des politiques publiques.
Nous avons abordé dans de précédentes auditions la question de la compétence technique des opérateurs privés face à celle de l'État. Nous en avons déjà parlé dans de précédentes auditions. La puissance publique a aussi une incapacité à investir du fait d'un certain dogme de l'endettement.
Nous connaissions la mécanique qui suit les privatisations. Les opérateurs privés récupèrent la trésorerie et s'endettent considérablement à peu de frais, puisque l'emprunt ne coûte rien actuellement. Nous avons la même problématique auprès de toutes les grandes infrastructures, puisqu'on ne peut pas endetter la sphère publique. Nous devons, me semble-t-il, observer de concert ces deux éléments pour mieux comprendre les mécaniques liées à un État qui se dit impécunieux et qui gère effectivement à courte vue.
Comment voyez-vous la suite ? N'y a-t-il pas d'autres options à trouver que la seule alternative entre tout public et tout privé ? Deux morceaux d'autoroutes restent gérés par la sphère publique : l'autoroute du tunnel du Mont-Blanc et celle du tunnel du Fréjus. Cela fonctionne très bien. Les dividendes repartent dans différents niveaux de la sphère publique. Ne faut-il pas imaginer un principe de gestion décentralisée ? Nous avons vu qu'une gestion par les collectivités territoriales donnait un service de très grande qualité s'agissant des lycées, des routes nationales, etc. Il y a peut-être quelque chose à inventer avec des sociétés d'économie mixte. Il pourrait s'agir de dispositifs s'appuyant sur la sphère privée pour la gestion, mais sur la base d'un contrôle public et d'une maîtrise publique des services publics.
J'ai deux questions annexes.
D'abord, actuellement, le Parlement, qui est assez faible, donne de plus en plus de pouvoir aux autorités indépendantes. On a ainsi donné beaucoup de pouvoir à la vertueuse Autorité de régulation des activités ferroviaires et routière (Arafer) transformée en Autorité de régulation des transports (ART), parce que cela nous semble être le seul paravent possible à court terme. N'est-ce pas problématique du point de vue des pouvoirs du Parlement ?
Ensuite, pensez-vous qu'il soit nécessaire de mieux réguler ce que l'on appelle communément le « pantouflage », c'est-à-dire le transfert de matières grises publiques formées et financées par nos impôts qui partent dans le privé, reviennent et repartent ?
M. Gilles de Robien. - Ces trois questions sont vraiment trop difficiles pour moi. Je suis décalé par rapport à l'état de vos réflexions sur le sujet.
J'aurai donc beaucoup de mal à répondre à la troisième, qui mériterait des débats à n'en en plus finir sur les allers-retours entre public et privé. Il ne faut pas nier les avantages, mais il faut bien identifier les inconvénients. Il y aurait beaucoup à dire sur le « pantouflage », terme qui est tout de même un peu négatif. Mais je connais plusieurs grands chefs d'entreprise qui viennent du public et qui font bien leur boulot. Je n'ai donc pas beaucoup d'avis sur ce point. Cela mérite une réflexion plus large que le seul sujet sur lequel il m'est demandé de m'exprimer devant vous dans le cadre de la commission d'enquête.
J'en viens à la deuxième question. Le Parlement a toujours des pouvoirs. L'Afitf est toujours dirigée par des parlementaires. Si elle disposait de deux, trois, cinq ou dix fois plus de ressources, ce serait toujours des parlementaires.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Elle dispose de 2 milliards d'euros. Et son président, M. Béchu, n'est pas parlementaire, même si des parlementaires siègent au sein de son conseil d'administration.
M. Gilles de Robien. - Je me souviens d'un propos du président François Mitterrand, inaugurant le musée du Parlement à Versailles. Pendant une demi-heure ou trois quarts d'heure, il a dit aux parlementaires que nous étions - à l'époque, le président de l'Assemblée nationale était Philippe Séguin : « Vous ne faites pas votre boulot de contrôle ». Toutes proportions gardées, avec beaucoup d'humilité, ce sera peut-être ma réponse à la deuxième question. Je ne sais pas quelle autre réponse je puis vous faire. Il est vrai que l'utilisation de vos pouvoirs en matière de contrôle a peut-être des marges de progrès. Je ne veux pas être désagréable. J'ai été parlementaire aussi, et j'ai certainement eu beaucoup de manques également à cet égard.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Il faut aller chercher Benalla !
M. Gilles de Robien. - J'ai suivi à la télévision certaines auditions de la commission d'enquête présidée par Philippe Bas.
M. Gilles de Robien. - Je n'ai pas réfléchi non plus sur la première question. Je vous disais que le rôle de l'État et des fonctionnaires était meilleur sur l'application plutôt que sur le contrôle. Iriez-vous jusqu'à renationaliser les autoroutes ? Comme cela a été souligné tout à l'heure, l'endettement public dépasse aujourd'hui les 2 000 milliards d'euros. Je ne sais pas si l'on arriverait facilement à avoir un vote pour renationaliser. Cela reviendrait à combien ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - La fourchette peut aller de 25 milliards d'euros ou 30 milliards d'euros à 60 milliards d'euros, mais cela dépend du taux d'actualisation retenu et d'un certain nombre de clauses et de critères.
M. Gilles de Robien. - Je vous livre un modeste avis, qui n'est pas un conseil. Il faudrait que l'État s'équipe juridiquement mieux et que, dans les budgets, vous ne comptiez pas les moyens lorsqu'un ministre, après avis de ses services, vous demande cinq, dix, quinze ou vingt juristes de très haut niveau pour contrôler des concessions ou pour les appliquer. Je pense que les coûts entraînés seraient largement récupérés. Il existe des systèmes de rémunération proportionnels aux économies trouvées. On peut aussi imaginer cela.
M. Olivier Jacquin. - Je souhaite mieux préciser ma question sur un dispositif alternatif à l'avenir. Je partage totalement votre avis très clair sur le meilleur contrôle des contrats de concession. Je ne suis pas sûr que nous ayons la culture administrative et politique pour suivre ces armées de juristes des grandes entreprises privées, comme on peut le voir dans les pays anglo-saxons, où l'administration est beaucoup plus dans le contrôle. Mais j'ai l'impression que c'est une culture politique profonde, qui vient de très loin. Ne peut-on pas imaginer, sur la base d'une gestion décentralisée, un principe de minorité de blocage de collectivités territoriales dans des sociétés d'économie mixte qui ensuite pourraient effectuer le contrôle, puisqu'elles seraient bénéficiaires, comme dans les sociétés en lien, éventuellement, avec le privé, mais sans dogme ?
M. Gilles de Robien. - C'est peut-être une piste à creuser. Mais je ne saurais être plus affirmatif aujourd'hui.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Je souhaite aussi que l'on puisse renforcer les pouvoirs de contrôle du Parlement.
Il est vrai que les commissions d'enquête nous permettent d'avoir accès à beaucoup de documents et obligent les uns et les autres à nous en fournir. Mais quand on est parlementaire - vous l'avez été -, c'est parfois très compliqué d'avoir des informations. On a pas mal cité Bercy. Je fais partie de la commission des finances. Quand on écrit en tant que membre de la commission des finances à Bercy, on a peu de réponses. Pour avoir des réponses - et encore, il y a des questions auxquelles je n'en ai pas eu -, je suis passé par le rapporteur général de la commission des finances, en me disant qu'il pourrait sans doute les avoir ; je ne les ai pas eues. Il est tout de même assez compliqué de faire un bon travail de contrôle. Je pense que la démocratie gagnerait effectivement à ce que l'on puisse trouver de meilleures possibilités pour l'effectuer.
Vous avez répondu en partie à la question que je voulais poser. À l'époque, quand vous étiez ministre, sur les moyens de suivi, il n'y avait quasiment que Cofiroute qui avait une concession et qui était une société privée contrôlant une partie des autoroutes. Mais c'est plus sur l'aspect juridique que sur l'aspect travaux ou réglementaire ou avenant que le manque de capacité de suivi de l'État était flagrant. Il s'agissait plutôt des juristes, voire des financiers. Quel était votre diagnostic à l'époque ?
M. Gilles de Robien. - Si vous me demandez de mettre en cause Bercy - certaines personnes présentes dans la salle en viennent ou y sont -, je serai très sévère, peut-être excessif, car j'en ai beaucoup souffert, et ce depuis ma première année de vie parlementaire. Je vous en donne trois petits exemples.
Premièrement, pourquoi Raymond Barre, lorsqu'il est devenu Premier ministre, a-t-il souhaité être en même temps ministre des finances ? Pour essayer de faire en sorte qu'un Premier ministre ait un tout petit peu de pouvoir dans cette grande maison, qui se situait alors rue de Rivoli.
Deuxièmement, j'ai échangé vertement avec un Premier ministre, qui a levé les bras au ciel en disant : « Que veux-tu, Gilles ? Je n'arrive pas à avoir les documents de Bercy. » Un Premier ministre ! Ce n'était pas Jean-Pierre Raffarin ; à l'époque, j'étais député. C'est gravissime dans un pays de droit.
Troisièmement - je pourrais passer la soirée à vous donner des exemples, mais je ne veux pas vous accabler ou vous démoraliser -, lorsque Jean-Pierre Raffarin m'a proposé le ministère de l'Équipement, des Transports, du Tourisme et de la Mer, j'ai également réclamé le Logement. Il m'a demandé pourquoi. Je lui ai répondu que cela me passionnait, et que j'aimerais bien essayer de faire à l'échelon national ce que j'avais fait dans ma ville. Il m'a donné satisfaction. Puis est arrivé le début de mon étude pour essayer de faire le dispositif qu'on a gentiment appelé le dispositif Robien pour le logement. Évidemment, Bercy était contre. À l'époque, le ministre des finances, mon ami Francis Mer, m'avait dit : « Gilles, tu te rends compte ? Cela va coûter de l'argent. » Je lui ai répondu : « Peut-être que cela coûte de l'argent ; je n'en suis pas sûr. En revanche, il faut des logements ; ça, j'en suis sûr. Il n'y a qu'une chose qui peut nous départager. Faisons-le, et dans un an ou deux, on calculera très exactement les recettes et les dépenses. » J'ai eu un arbitrage favorable grâce au même Premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Au bout d'un an - ce n'est pas un secret d'État que je dévoile -, pratiquement tous les mercredis, je demandais à Francis Mer : « As-tu l'étude ? Il y a eu 10 000 logements cette année. On part sur 50 000 l'année prochaine et 80 000 l'année suivante avec le dispositif Robien. » Pendant six mois ou huit mois, j'ai demandé à Francis Mer. Il n'a jamais, lui, le ministre, obtenu le calcul entre les dépenses fiscales - pour Bercy, quand on a moins de recettes, ce sont des « dépenses fiscales » : encore une curiosité ! - et toutes les recettes que procurent les différentes taxes qu'on connaît. Quand on construit un logement, on crée un emploi et demi. Combien cela rapporte-t-il, en réduisant le chômage ? C'est un tout. Cela mérite tout de même une étude très approfondie. Ce serait même passionnant de savoir ce que le dispositif Pinel, qui marche très bien, coûte et rapporte aujourd'hui. Mais il n'y a rien à faire. Même le ministre de l'époque n'a jamais réussi à avoir une étude pour connaître la différence entre les recettes et les dépenses.
Lorsque j'ai commis une loi sur l'aménagement du temps de travail, Bercy m'a dit que cela allait coûter trop cher, à cause des réductions de charges sociales importantes liées aux créations d'emplois. Oui, mais un emploi, cela rapporte. Bercy n'a jamais fait d'étude sur ce point. Il y a eu des études de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), de l'Assemblée nationale ; toutes étaient en faveur du dispositif pour dire que cela coûtait beaucoup moins cher qu'un chômeur.
Mais il est tout même terrible que le coeur financier de l'État pratique ce que j'appelle tout simplement de la rétention de pouvoir. Ce que je dis est très dur, mais je suis à un âge tellement amorti que je ne risque plus de subir des représailles. Encore que...
M. Éric Jeansannetas, président. - Monsieur le ministre, nous vous remercions de nous avoir ouvert un peu de votre livre d'histoire.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Gilles Carrez, président de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire de l'Assemblée nationale de 2012 à 2017
M. Éric Jeansannetas, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en entendant M. Gilles Carrez, président de la commission des finances de l'Assemblée nationale de 2012 à 2017, au moment de la renégociation des relations entre l'État et les sociétés concessionnaires d'autoroutes.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Monsieur le président, je vous remercie de vous être rendu à notre convocation. Après vous avoir rappelé qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gilles Carrez prête serment.
Je passe sans tarder la parole à notre rapporteur.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Monsieur le président, vous êtes député du Val-de-Marne depuis 1993, et vous avez été rapporteur général du budget de l'Assemblée nationale de 2002 à 2012, c'est-à-dire au moment de la privatisation des sociétés concessionnaires d'autoroutes.
Notre commission s'intéresse au passé de ces sociétés, mais elle a aussi vocation à nous aider à éclairer l'avenir et à fournir des éléments d'information pour nos gouvernants actuels et futurs. L'objet n'est pas uniquement de regarder le passé. C'est aussi de voir ce qu'il y a lieu de faire ou pas par rapport à ces concessions d'autoroutes, qui ont été privatisées principalement en 2006, même s'il y avait eu auparavant une première cession de titres en 2002 et des augmentations de capital ouvertes. La société Cofiroute était un peu antérieure.
À l'époque, comme Gilles de Robien, vous vous êtes opposé à ces privatisations. Pouvez-vous nous indiquer pourquoi ? Comment avez-vous vécu le processus engagé en 2005 ?
M. Gilles Carrez, président de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire de l'Assemblée nationale de 2012 à 2017. - Je vous remercie d'avoir bien voulu m'auditionner. Ce sujet me tient particulièrement à coeur.
Je commence par un rapide historique. Il mérite d'être rappelé. Nous sommes en 2002. Gilles de Robien est ministre de l'équipement. Je suis rapporteur du budget. Nous engageons un bras de fer avec Bercy pour obtenir la création d'une entité qui, à nos yeux, doit permettre de sauvegarder la capacité d'investissement de l'État dans les infrastructures de transport grâce à un processus de débudgétisation. Bercy y était évidemment opposé. Mais, en tant que rapporteur du budget, je voyais que, petit à petit, la capacité d'investissement de l'État était évincée au profit des dépenses de fonctionnement ou de transferts sociaux.
Nous avons gagné l'arbitrage qu'a rendu Jean-Pierre Raffarin. A ainsi été créée en 2003 l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF). Dans notre esprit, celle-ci devait bénéficier de la redevance domaniale des autoroutes, de la taxe d'aménagement du territoire, d'une partie des produits d'amendes de radars et des dividendes des sociétés d'économie mixte concessionnaires d'autoroutes (Semca). Il y avait également un élément très important à nos yeux : le capital de ces Semca avait été progressivement ouvert. Par exemple, celui des Autoroutes du Sud de la France (ASF) avait été ouvert par le ministre Jean-Claude Gayssot sous le gouvernement Jospin. Nous avions poursuivi cette ouverture.
Nous pensions qu'un dispositif dans lequel le privé était présent tout en étant minoritaire avec un contrôle public présentait beaucoup d'avantages, car cela obligeait à avoir une gestion très proche des usagers, compétitive si possible. Nous pensions que c'était une situation qui devait perdurer. Malheureusement, à la surprise générale - cela a été un changement de pied radical -, dès son discours de politique générale en juin 2005, Dominique de Villepin a annoncé qu'il allait privatiser ces sociétés d'économie mixte. L'argument qu'il a mis en avant était celui du désendettement. Pour ma part, bien qu'étant rapporteur du budget, je n'ai pas très bien compris cet argument. J'étais très déçu, et je trouvais que ce n'était pas une bonne décision. J'en ai fait état. Cela a été un peu compliqué. J'ai été convoqué par tel ou tel. Toujours est-il que cette décision a été prise.
Déjà à l'époque, il y avait un problème. Le Parlement était exclu du processus. Cette privatisation, qui était quand même considérable, se faisait par simples décrets sur l'initiative de l'exécutif, sur la base de la loi de 1986. Nous avons contesté, notamment avec François Bayrou, cette procédure. Finalement, le Conseil d'État nous a donné tort. Mais le gouvernement d'alors a accepté d'organiser un débat à l'Assemblée nationale. Celui-ci a eu lieu au mois d'octobre 2005.
Entretemps, j'avais pu travailler avec l'équipe « transports » de l'héritier du Commissariat au plan, qui était placé auprès du Premier ministre et que dirigeait à l'époque Alain Etchegoyen. C'était une très bonne équipe. J'avais pu faire tout un travail d'évaluation si, malgré tout, le Gouvernement décidait de privatiser, afin de savoir combien cela valait.
Nous arrivions à des montants qui étaient substantiellement supérieurs à celui qui était à l'époque avancé à Bercy. Je les avais rencontrés dès début juillet pour essayer de comprendre. Bercy était autour de 11 milliards d'euros. Nous, nous étions plutôt à 18 milliards ou 20 milliards d'euros.
J'ai compris assez vite pourquoi. À l'époque, dans ses calculs de valorisation des autoroutes, Bercy prenait un taux d'actualisation à 8 % par an, avec un coefficient de risque qu'on jugeait excessif. Nous, nous avons fait des calculs sur la base d'une actualisation des cash-flows sur la durée de la concession de 4 % à 6 %, et nous arrivions à un prix très supérieur.
Finalement, le prix qui payé a été de 14,8 milliards d'euros. Dans mon intervention lors du débat d'octobre 2005, j'ai insisté sur un point. Si l'on vraiment doit privatiser, il faut absolument mettre en place un système de régulation. C'était assez nouveau à l'époque. Mais dès lors que l'on est confronté à des sociétés qui ont des sortes de monopoles géographiques, on ne peut pas se passer de la mise en place de systèmes de régulation. Nous n'avions pas d'autorité de régulation à l'époque. L'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) n'a été créée qu'en 2009, et uniquement pour le ferroviaire.
La privatisation a eu lieu. Mais, d'une part, l'opinion publique était très sensibilisée à ce sujet, parce qu'il y avait des augmentations des péages, avec l'indexation au minimum sur 70 % de l'inflation. D'autre part, à l'Assemblée nationale - je crois que c'était la même chose au Sénat -, nous éprouvions une certaine frustration. Aussi, lorsque j'en ai eu la possibilité, en tant que président de la commission des finances, que je venais de devenir à l'automne 2012, j'ai utilisé le 2° de l'article 58 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) pour saisir la Cour des comptes. Celle-ci a rendu son rapport, qui était extrêmement intéressant, avec des propositions, au mois de juillet 2013. Nous avons eu un débat. J'ai senti chez les collègues un certain consensus pour dire qu'il fallait regarder le sujet de plus près et ne pas le laisser complètement à la main de l'exécutif.
Avec Christian Eckert, sur la base du rapport de la Cour des comptes, nous avons décidé de saisir l'Autorité de la concurrence par un courrier que nous avons cosigné - Christian Eckert était rapporteur du budget - à la fin du mois de novembre 2013. L'Autorité de la concurrence, que présidait à l'époque Bruno Lasserre, a rendu son avis à l'été 2014.
J'ai tiré de tout cela la certitude qu'il fallait vraiment regarder ces sujets de plus près. Mais il y a eu beaucoup de rapports, d'avis, de propositions. Pour nous, la renégociation de 2015 au titre du plan de relance autoroutier était vraiment un échec. D'ailleurs, c'est un dossier que j'ai essayé de pousser avec mon collègue Jean-Paul Chanteguet, qui présidait la commission chargée des transports. Nous n'y sommes pas arrivés.
Malgré toutes les alertes qu'on avait pu émettre, le plan de relance autoroutier a comporté une augmentation des durées de concessions - ce qui est le nirvana pour les sociétés concessionnaires - de deux ans à cinq ans en contrepartie des 3 milliards d'euros de travaux. Nous avions déjà eu une première alerte avec le Plan Vert, issu du Grenelle de l'environnement. En 2010, les sociétés privatisées avaient obtenu une prolongation d'un an de la durée des concessions en contrepartie d'un milliard d'euros de travaux. J'ai cherché à avoir les données financières. Nous n'avons jamais pu les avoir.
À ce stade, j'en ai tiré des conclusions.
J'ai l'impression - je me suis quand même vraiment plongé dans ce dossier, et nous avons eu tous les rapports et vu beaucoup de monde - que, au plan technique, la situation est à peu près satisfaisante. On a une délégation de service public par le biais du contrat de concession, assortie, dans le cahier des charges, de différents indicateurs de qualité et de performance. Comme le suivi est assuré plutôt par le ministère de l'équipement - ce sont des gens tout à fait compétents - pour le contrôle de la qualité de la chaussée, des talus, des ouvrages d'art et des aires d'autoroute, cela fonctionne à peu près.
Mais je trouve qu'il y a vraiment une insuffisance collective du côté de l'exécutif sur l'appréciation des éléments économiques et financiers. C'est vraiment là où le bât blesse, à deux niveaux.
D'abord, à l'origine, le contrat de concession prévoit que l'on construit, exploite et entretient. Et - ce point est essentiel, mais on le perd souvent de vue -, à la fin de la concession, on remet le bien en bon état gratuitement. C'est ce qui explique que le modèle financier soit un peu particulier.
Mais, lorsqu'on signe ce contrat, du côté de l'État on ne se prémunit pas suffisamment contre d'éventuels changements de situation. L'exemple qui m'a le plus choqué est lié à la privatisation de 2005-2006. Lors de la reprise de la dette des Semca s'élevant - de mémoire - à 20 milliards d'euros environ, à aucun moment l'État ne s'est dit : « si les taux d'intérêt diminuent, cette dette sera renégociée très favorablement ; cela augmentera les marges des sociétés exploitantes, et permettra des redistributions de dividendes et une rentabilité telles qu'il n'est pas normal de ne pas prévoir une sorte de clause de retour à meilleure fortune ». Du fait qu'une concession est signée aux risques et périls, avec un enchaînement (construction, exploitation, entretien, remise), une fois qu'elle est signée, on ne se préoccupe plus trop de la manière dont cela se passe. C'est un tort !
Dans ces concessions, la clause générale d'évolution des tarifs est favorable, au moins 70 % de l'inflation ; certes, il y a les risques et périls sur l'évolution du trafic, mais celle-ci n'a pas été défavorable - Bruno Lasserre avait d'ailleurs commencé par relever que le chiffre d'affaires avait considérablement progressé. Bref, l'État ne se protège pas.
Une chose nous a profondément heurtés : dans la loi de finances pour 2013, a été introduite une disposition de limitation de la déductibilité des frais financiers, sauf...
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Sauf pour les sociétés concessionnaires d'autoroute...
M. Gilles Carrez. - Oui. Nous avions travaillé très étroitement ensemble, avec Christian Eckert, mais nous n'avons pas obtenu gain de cause, et il y a eu cette exemption. J'ai découvert l'isofiscalité dans les contrats de concession autoroutière : je comprends qu'on ne va pas doubler la redevance domaniale ou la taxe d'aménagement du territoire, assez spécifiques ; mais même pour des mesures générales qui concernent toutes les entreprises soumises à l'IS, on ne peut pas. J'ai donc eu le sentiment de profonds déséquilibres financiers.
Pour autant, je ne remets pas en cause le modèle des concessions, qui est très intéressant. C'est un héritage français : depuis le XIXe siècle, on a réalisé beaucoup de grands équipements, dans le domaine de l'eau, dans le domaine des transports, et cela marche bien, notamment au plan local, mais il faut que la puissance publique parvienne à mieux contrôler ses intérêts.
Dernier point, qui n'est pas assez mis en lumière à mon avis : pour moi, il y a concessions et concessions. Quand vous faites une concession pour construire un ouvrage, par exemple le viaduc de Millau ou la nouvelle autoroute entre Pau et Bordeaux, on voit bien le modèle ; mais, quand vous reprenez dans une concession des équipements matures, existants, c'est quand même très différent. La prise de risque, sur un équipement nouveau, est réelle - personne ne pouvait dire que sur le viaduc de Millau, il y aurait une telle fréquentation... En revanche, sur des équipements existants - ne parlons pas d'Aéroports de Paris - il faut vraiment distinguer.
J'ai essayé de comprendre le modèle financier : j'ai vu des gens de Vinci, d'Eiffage, avec leurs équipes qui s'occupent des concessions, et ils m'ont expliqué leur modèle économique. Dès qu'il y a eu l'audition de Bruno Lasserre et l'avis de l'Autorité de la concurrence, ils m'ont expliqué que celle-ci n'avait pas compris leur modèle selon lequel, au bout de la concession, on rend l'équipement en bon état et on le rend gratuitement, donc on ne peut pas avoir le même profil financier. J'ai essayé de comprendre. Au passage, j'ai vu que pas mal de hauts fonctionnaires devenaient directeurs de concessions dans de grands groupes du bâtiment et des travaux publics.
Tout cela m'a permis de comprendre une chose, qui n'est dite clairement ni dans le rapport de la Cour des comptes, ni dans celui de l'Autorité de la concurrence : à partir du moment où au terme de la concession vous remettez gratuitement l'équipement, votre actif est nul. Donc votre dette, au niveau de la société de concession, doit être nulle. Mais l'actionnaire qui a mis des billes dans la société doit aussi pouvoir bénéficier du remboursement de son capital. Donc les cash-flows de la société concessionnaire d'autoroute doivent être très importants, parce qu'ils doivent couvrir non seulement le remboursement de la dette de la société concessionnaire elle-même, mais aussi permettre le remboursement de ses fonds propres et de ceux de l'actionnaire. Je l'ai parfaitement admis. Mais je leur ai posé la question : « expliquez-moi, comment avez-vous pu faire emprunter de façon aussi importante vos sociétés concessionnaires pour procéder à des distributions exceptionnelles de dividendes ? »
Comme l'a noté l'Autorité de la concurrence, entre 2006 et 2013, en ne tenant pas compte de Cofiroute, qui est privée depuis l'origine, le montant des dividendes distribués, pour les sept Semca qui ont été privatisées, est équivalent au coût d'acquisition de 14,8 milliards. Il y a là quelque chose qui me perturbe et j'aimerais bien comprendre qui a raison... Je comprends que les cash-flows soient supérieurs, mais jusqu'à quel point ?
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Merci pour ces éléments, qui rejoignent nos interrogations au sujet de l'équilibre économique et financier de ces concessions, qui n'est pas encore éclairci, ce qui est l'une des motivations de la création de cette commission d'enquête car cet équilibre économique est toujours évoqué, mais jamais défini. Pour moi, il découle de la privatisation de 2006 et est fondé sur les cash-flows prévus à ce moment-là par les sociétés pour payer les milliards qu'elles ont versés pour acheter les concessions. Nous commençons à obtenir quelques éléments, mais nous ne les avons pas encore tous. Parmi ceux-ci, le taux d'actualisation que vous avez cité, de 8 %...
M. Gilles Carrez. - Exactement, en 2005.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - ... qui nous semble énorme. Il a également été utilisé pour le protocole d'accord de 2015, un peu au dernier moment, alors qu'on était plutôt sur 6 % ou 7 % et que l'État souhaitait 4 %. Les sociétés d'autoroute ont imposé 8 %. Vos interventions à l'époque portaient déjà sur ce taux d'actualisation. De quels éléments disposiez-vous en 2005 pour estimer que 8 % c'était trop ? Un rapport Lebègue de 2013 estimait pour sa part à 4 % un taux d'actualisation normal. L'équilibre du protocole de 2015 n'a jamais été démontré. On nous dit que les avenants et le protocole ont été équilibrés, entre les travaux mis à la charge des concessionnaires et les contreparties, qui sont soit des allongements de durée de concession, soit des augmentations de tarifs. N'avez-vous jamais eu d'éléments sur ce sujet-là ?
M. Gilles Carrez. - Je me demande si, déjà en 2005, Daniel Lebègue n'avait pas eu une mission. Je m'étais appuyé sur deux éléments : un rapport, qui contestait le taux d'actualisation fixé à 8 %, et l'équipe « transports » de la rue de Martignac qui m'avait alerté sur ce point fondamental - mais je n'ai pas d'élément écrit - en évaluant à la moitié, soit 4 %, la part de risque sur des investissements autoroutiers. Ils estimaient en effet que le risque trafic ne permettait pas d'avoir une actualisation de 4 %. Après, Daniel Lebègue a refait des travaux et dans les propositions de la Cour des comptes, de l'Autorité de la concurrence ou de nous-mêmes, nous disons qu'il faudrait une expertise indépendante. Le sujet n'est pas si compliqué. Voyez le TRI, c'est-à-dire le taux d'intérêt qui permet de compenser les sorties et les rentrées d'argent. À partir du moment où il est toujours fixé à des niveaux très supérieurs aux taux d'intérêt qui ont fortement baissé, on a un système qui est extrêmement rentable, extrêmement avantageux. Il faut qu'on pousse la réflexion sur ces sujets, mais le ministère de l'équipement n'était pas équipé pour ce faire, en 2005.
En tant que rapporteur général du budget, on a des équipes d'administrateurs, à la commission des finances, de très grande qualité, mais sur ces sujets-là, nous n'étions pas compétents. C'est pourquoi j'avais obtenu de Pierre Mongin, qui dirigeait le cabinet de Dominique de Villepin, de faire travailler l'organisme que j'ai cité. Ce sont eux qui ont attiré mon attention et m'ont dit : « avant, il y avait un taux d'inflation très important ; là, il baisse et selon le type d'équipement, le risque est plus ou moins grand ; donc nous ne validons pas un taux à 8 % ».
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Avez-vous vu les cahiers des charges ?
M. Gilles Carrez. - Non, ce fut une grande frustration. Jean-Paul Chanteguet a même démissionné. Il y a eu épisode très déplaisant. La ministre a annoncé un blocage des tarifs des péages, et cela a un peu occulté le reste : sous ce couvert, on a fait passer l'augmentation de la durée de concession et le calcul économique. La Cour ces comptes, dans son référé de janvier 2019, fait un rapprochement, osé, entre d'un côté 3,2 milliards de travaux, de l'autre 12 à 15 milliards de recettes supplémentaires, de chiffre d'affaires... Nous aurions bien aimé avoir les calculs détaillés, mais nous ne les avons pas eus. Nous avons convoqué la ministre de l'époque à la commission des finances... Je crois qu'elle a refusé de venir.
C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai engagé cette affaire sur Aéroports de Paris : voter sans avoir le début de l'ombre d'un cahier des charges, quand on connaît les enjeux pour des concessions de 25 à 30 ans pour les autoroutes et là pour une concession de 70 ans... Ma démarche est partie moins d'une approche politique que de problèmes techniques : nous votons quelque chose sans avoir les éléments, mais instruits par l'expérience.
M. Jérôme Bascher. - On se connaît un peu, depuis le siècle dernier... Les éléments que tu as développés sur le contrôle du Parlement et l'absence de ce contrôle sur les sujets autoroutiers sont très importants, d'une part dans la procédure, avec un décret, pris en application des lois de 1986, qui a permis la privatisation initiale...
M. Gilles Carrez. - Oui, les lois de privatisation de 1986...
M. Jérôme Bascher. - ... D'autre part, l'absence de contrôle du Parlement sur des évaluations financières. Sur un sujet à 15 milliards par an, il n'y donc pas de Parlement ?
M. Éric Jeansannetas, président. - Après cette remarque, un commentaire ?
M. Gilles Carrez. - Oui, il n'y a pas de Parlement et il n'y a pas non plus d'autorité de régulation. D'abord, quant aux délais : la compétence de l'Araf n'a été étendue aux autoroutes qu'en 2015. Je l'avais demandé en 2005 : il a fallu dix ans ! J'ai compris que l'Arafer avait quand même été un peu dans la boucle du protocole de 2015, mais je ne sais pas jusqu'à quel point. On a fait un progrès, tout de même, avec la loi de 2015, la loi Macron. Dorénavant, il faut une loi pour prolonger les concessions. Ce n'est pas dit aussi explicitement, mais c'est un progrès. On aurait tout à gagner à ce que le Parlement ait un peu plus d'éléments sur ce type de sujets, et pas seulement l'autorité de régulation. On m'a dit que se développe une expertise de qualité à l'ART, je ne sais pas si vous avez eu l'occasion de les recevoir. Au début, la structure a eu du mal à trouver sa place ; petit à petit, elle a acquis de l'expérience, de l'expertise et l'on a quelque chose de plus satisfaisant.
Dans les observations de la Cour des comptes, sur le fonctionnement interministériel, il est dit que le ministère de référence étant celui des Transports et non Bercy, la composante financière n'était jamais traitée en interministériel. Bercy n'était pas toujours dans la boucle et le ministère des Transports est enclin à une approche technique, à traiter du suivi de la concession du point de vue des indicateurs et des performances techniques, de la qualité de service. En interministériel, les données financières et économiques n'ont pas été suffisamment prises en compte.
M. Olivier Jacquin. - Merci, monsieur le député. C'est vraiment une bonne après-midi, de vous entendre après M. de Robien, en même temps qu'on a cette information sur ADP. Je fais un lien direct, car je pense que l'on parle de la même chose, même si le coronavirus a bon dos... On parle de la faiblesse du contrôle parlementaire et l'on voit par quoi il faut passer pour faire réfléchir notre État sur des questions qui ont trait à notre bien commun.
Je voudrais que vous poussiez votre excellent raisonnement sur l'incompréhension du modèle économique : comment peut-on, dans ce type de contrat de concession, distribuer de tels dividendes, alors que l'on s'approche de la fin des contrats et que l'on ne sait pas comment on va solder cette affaire ? Que supputez-vous ? Qu'entendez-vous ? Qu'imaginez-vous ? Quelle serait la bonne explication de ce modèle économique, au point où vous en êtes rendu de la démonstration ?
Ma deuxième question porte sur la capacité de contrôle de la concession. C'est un outil. M. de Robien a tenu des propos quasi-définitifs sur l'incapacité de l'État, à ce niveau-là, à contrôler efficacement les concessions. Je ne suis pas forcément contre des outils, tout dépend de l'utilisation qu'on en fait. Au niveau des collectivités territoriales, où je me suis beaucoup intéressé à la question des transports, à une certaine époque, il n'y avait pas d'ingénierie suffisante dans les collectivités et les grands groupes faisaient une gestion assez lâche. Or depuis la loi Loti, la maîtrise publique des services publics est plutôt satisfaisante. Mais qu'en sera-t-il demain pour les autoroutes et ADP si, malheureusement, le Gouvernement décidait d'aller jusqu'au bout. A-t-on vraiment les moyens du contrôle ? Vous avez évoqué la question de la régulation. Ne l'a-t-on pas renforcée au détriment des pouvoirs du Parlement ?
J'ai une dernière question, ouverte, au vu de votre expérience et de votre parcours : comment imaginez-vous la suite de ces concessions, quelles alternatives au tout privé ou au tout public ?
M. Gilles Carrez. - Je ne suis pas hostile au modèle concessionnaire, qui a fait ses preuves. La question qui se pose à nous est celle-ci : même si la délégation de service public est globale et couvre un ensemble, donc s'il est normal qu'il comporte une « bonne » rémunération du concessionnaire, parce qu'il y a une prise de risque, il faut se prémunir contre des évolutions excessivement avantageuses. C'est cela que nous n'avons pas su faire jusqu'à présent.
Si la rentabilité, ou le Return On Equity (ROE), du point de vue des actionnaires, est supérieur de un, deux ou trois points à ce qui était prévu, pourquoi pas ? Mais si c'est le double, alors ce n'est plus acceptable ! Or, par rapport à ce qui s'est passé depuis 2006, ce qui me choque profondément c'est que nous n'ayons pas été capables de mettre en place un dispositif de prise en compte de la renégociation des emprunts qui est, je crois, dans la loi de 2015, ou en tout cas, c'est une proposition de la Cour. Il faut, dans ces contrats de concession longs, que l'on prévoie à l'avance la possibilité de raccourcir la durée de concession ou de réduire les tarifs, et qu'elle soit déclenchée à partir d'une analyse faite tous les quatre ou cinq ans, pas forcément tous les ans. De telles clauses de retour à meilleure fortune existent dans beaucoup de contrats. Il faut améliorer nos contrats de concession de ce point de vue.
Quant à la suite des concessions, je n'étais pas content du tout qu'on les ait prolongées alors qu'elles arrivaient à échéance, pour les premières, dès 2028, pour d'autres, jusqu'en 2032. Là, elles s'étalent entre 2032 et 2036. S'agissant d'équipements matures, je ne renouvellerais pas ces concessions.
Le montage que nous avions imaginé, avec le ministre de Robien, consistait à sauvegarder la capacité d'investissement de l'État par le biais d'une débudgétisation. J'y crois profondément : regardez, année après année, les budgets de l'État ! Bientôt, on n'investira plus du tout !
On arrive à un paradoxe choquant. Dans son référé de janvier 2019, la Cour des comptes le met en évidence. Les concessionnaires souhaitent évidemment prolonger leurs concessions. Quand on leur propose des travaux supplémentaires, ils sont en général tout à fait preneurs. Ils imaginent donc des travaux dits « compensables ». On élargit ici, on crée une nouvelle section là, ça c'est sympa... mais ailleurs, c'est beaucoup moins évident et la Cour pointe des travaux censés justifier une compensation en termes d'augmentation de la durée de concession ou d'augmentation des tarifs, qui étaient déjà prévus dans les cahiers des charges ! Donc on ne va pas payer deux fois ! Bref, je pense que l'on peut vraiment améliorer le modèle des concessions.
Si on ne le fait pas, on se retrouve face à un paradoxe. On fait des travaux... « utiles et nécessaires », selon l'expression employée en doctrine administrative. Voyez, en région parisienne, dès que l'on passe le péage pour aller à Roissy, monsieur le sénateur de l'Oise le sait bien, c'est très bien entretenu, mais après, jusqu'au boulevard périphérique... Cela donne une image du pays terrible !
J'ai essayé de faire financer le fameux pont de Nogent, à l'intersection de l'A4 et l'A86, grâce à la concession Sanef qui démarre un peu plus loin. On a un réseau routier qui est de niveau autoroutier en termes de fréquentation, mais dont l'entretien tarde pour telle ou telle raison et dont l'état est de ce fait de plus en plus lamentable, vraiment lamentable. Puis, au même moment, un peu plus loin, on va faire des travaux supplémentaires sur une section autoroutière qui est déjà très bien comme elle est. Si vous n'avez pas la même rigueur d'approche sur le traitement de ces travaux, on arrive à des situations absurdes.
C'est aussi l'occasion de dire que nous avons vraiment besoin de nos grands groupes de BTP. Ne prenez pas tout ce que j'ai dit comme des critiques ! Selon certains économistes, pour qu'ils se développent bien à l'international, il faut qu'ils aient une très bonne assise sur leur marché intérieur. Et nos autoroutes concédées fonctionnent. Bruno Lasserre, qui m'avait invité récemment à un colloque au Conseil d'État sur les concessions, où je me suis retrouvé à la même table que David Azéma, m'a rappelé quelque chose qui l'avait profondément choqué : je ne sais plus quelle société concessionnaire avait inclus, dans les travaux dits compensables par les tarifs de péage, la mise en place du télépéage, qui permettait des réductions de personnel censées améliorer la productivité, sous prétexte que cela déclenchait des économies d'émissions de carbone... Là, évidemment, les bras vous en tombent !
Bref, si l'on pouvait avoir les comptes des entreprises pour les décortiquer... J'ai vu plusieurs fois Pierre Coppey : il m'a dit être prêt à mettre ses comptes à livre ouvert. Donc décortiquons-les et regardons ce modèle. Il faut que le cash-flow soit suffisant pour permettre le désendettement, parce qu'au terme de la concession l'endettement doit être nul ; il faut payer non seulement les intérêts de la dette, mais le remboursement du capital de la dette sur la durée de la concession ; ensuite, il faut rémunérer l'actionnaire qui a mis des fonds propres et lui rembourser la totalité de ses fonds propres. Tout cela se chiffre, au regard des cash-flows. S'il y a un bénéfice raisonnable, dans les normes qu'on connaît parfaitement, très bien ! Mais si ce bénéfice est excessif, cela veut dire que le concédant s'est mal défendu.
M. Vincent Delahaye, rapporteur. - Ce que j'entends ne m'étonne pas. Je partage parfaitement vos propos et l'objectif de notre commission d'enquête est aussi de faire le point là-dessus, et de clarifier l'équilibre du contrat. Les insuffisances des services de l'État en matière de contrôle de l'équilibre des concessions sont une réalité. C'est une réalité dans nos collectivités et au niveau de l'État. Mais nous nous sommes aperçus qu'il y a un avant et un après 2015.
On a l'impression qu'il y a une prise de conscience en 2015 de la nécessité de renforcer sérieusement les moyens de l'État qui sont aujourd'hui ceux de la DGITM, soit 30 personnes qui suivent bien les travaux techniquement. L'ART dispose quand même de 15 équivalents temps plein pour travailler sur les sociétés d'autoroutes et, à mon avis, est bien armée pour nous aider à y voir clair. Bercy a un petit peu moins de moyens, peut-être cinq ou six personnes : on a l'impression que c'est un peu dispersé mais en tout cas, il y a quand même aujourd'hui une force de contrôle, qui me paraît de nature à nous rassurer un peu sur un suivi plus sérieux des concessions.
L'intérêt de notre commission d'enquête, c'est d'essayer de donner des moyens au Gouvernement et à l'État, au Gouvernement actuel et aux gouvernements futurs, d'être en position de négocier de façon plus intéressante vis-à-vis des sociétés concessionnaires.
Ma dernière question porte sur la compensation de la baisse de l'IS et la compensation du CICE, dont ont finalement bénéficié les sociétés d'autoroutes, à hauteur de 40 à 50 millions par an pour le CICE. Elles vont aussi bénéficier de la baisse de l'IS. Je souhaiterais que notre commission d'enquête puisse voir de quelle façon ces baisses sont compensées, puisque les hausses, comme les baisses, devraient être compensées, on est d'accord là-dessus.
M. Gilles Carrez. - Le résultat net après impôt qui rémunère l'actionnaire, prend en compte toutes les baisses d'impôts, y compris la baisse de l'IS, et toutes les charges qui sont en amont, notamment les charges fiscales et sociales. On devrait donc imaginer un système où la fiscalité joue dans les deux sens.
Il est vrai que nous avons été, Jean-Paul Chanteguet et moi, très, très perturbés par ce qui s'est passé en 2015 : on a essayé, on s'est battu autant qu'on a pu. Ayant travaillé pendant un certain temps au ministère de l'équipement, où je dirigeais les villes nouvelles, jusqu'en 1993, je suis allé à La Défense pour rencontrer quelques vieilles connaissances et j'ai senti une très grande frustration de l'administration. Elles ont eu le sentiment qu'il y avait une négociation le couteau sous la gorge : il fallait absolument obtenir ces 3 milliards et quelques... Elles me l'ont dit clairement : elles auraient préféré expertiser davantage. C'est ce que j'ai ressenti.
M. Olivier Jacquin. - Vous vous y connaissez en finance et en économie. J'aime bien vos questionnements, vos interrogations. Les modèles de l'A1 et l'A3 publiques, gratuites, payées par l'impôt, d'une part, et d'autre part le modèle concédé, à partir de Roissy sur l'A1, aboutissent à des situations budgétaires radicalement différentes. Dans un cas, on a une dépense annuelle pour Bercy, dans l'autre, on a une triple recette : la taxe, les retours de TVA et, cerise sur le gâteau, l'impôt sur les sociétés qui revient. La variable d'ajustement, c'est l'usager.
Entre ces deux modèles, à un moment, il faut raisonner en coût complet et en coût pour l'usager.
Alors, je ne peux pas entendre que l'État entretient mal ses routes : s'il avait les mêmes sommes que les concessionnaires, selon le même modèle, il n'y aurait pas de problème ! Nos ingénieurs sont capables d'entretenir aussi bien les routes. Je vous interroge sur cette approche du coût complet pour l'usager. La question, ce n'est pas Bercy, c'est le service public apporté aux usagers et l'efficacité de l'argent public, et je m'interroge sur l'efficacité du modèle en coût complet. En matière de gestion publique, sans être pour autant dogmatique, ce qui m'intéresse, c'est la maîtrise publique du service, que l'opérateur soit privé ou public.
J'ai une autre question prospective. On a, dans un texte à venir, la loi « 3D », des perspectives de décentralisation du réseau national non concédé : comment voyez-vous cette question ? Y a-t-il un lien à faire avec la gestion des sociétés autoroutières ? Un rapport qui n'est jamais sorti évoque la possibilité d'adosser quelques centaines de kilomètres de réseau autoroutier. Ces sociétés ont poussé beaucoup dans ce sens-là. Que peut-on imaginer comme type de gestion pour les routes nationales non concédées ? Quel est votre regard sur la gestion décentralisée, du point de vue du coût complet du service rendu à l'usager ? On a décentralisé les routes nationales, et elles se trouvent plutôt en meilleur état, même si cela n'est pas sans problème pour les collectivités territoriales. On a décentralisé les lycées, le service rendu est objectivement meilleur. N'y a-t-il pas là des pistes pour une gestion décentralisée du réseau routier national non concédé et du réseau autoroutier ?
M. Gilles Carrez. - Il faut malheureusement être réaliste par rapport aux évolutions budgétaires, avec des déficits importants, qui ont appelé la mise en place de plus en plus dure de mesures de régulation budgétaire.
On est dans l'incapacité aujourd'hui de traiter correctement des investissements routiers qui exigeraient une approche pluriannuelle, avec des enveloppes garanties sur une base pluriannuelle. On n'y arrive pas ! Regardez quels sont, en fin d'année, les programmes qui font l'objet d'annulations de crédits : ce sont toujours les programmes routiers. Certes, et le Gouvernement a eu raison, on a réduit la réserve de précaution à 3 %. Mais, quels que soient les gouvernements, les majorités, le budget de l'État, petit à petit, est cannibalisé par les transferts sociaux et la masse salariale. Alors l'investissement... voyez la difficulté qu'on a avec les lois de programmation militaire ! Donc, il faut s'y prendre autrement.
La décentralisation d'une partie du réseau, est une réponse ; c'est vrai, vous avez tout à fait raison, le réseau décentralisé est mieux entretenu. Il y a un problème sur tous ces axes qui mènent à nos autoroutes, qui sont dans un état...
La Sanef a récemment proposé, en contrepartie d'une augmentation de la durée de concession de six mois seulement, d'investir plusieurs centaines de millions pour traiter l'autoroute du nord jusqu'à Roissy.
L'approche en coût complet est assez tentante, mais à condition que le deal soit équilibré, parce qu'on sait que les travaux se feront, alors que pour les Jeux olympiques, par exemple, on ne sait pas si l'État sera en mesure de refaire cette partie ou non.
On avait une vision idéalisée, avec le directeur de cabinet de Gilles de Robien, Pierre Graff, que je connaissais très bien parce qu'il était aux villes nouvelles, on avait de gros espoirs dans l'AFITF, parce que l'on tenait le raisonnement suivant : on garde nos sociétés d'économie mixte à contrôle public, mais avec une part privée, comme pour ASF et Vinci, impliquant une gestion quand même très exigeante, et on constitue par ailleurs l'AFITF, une sorte de holding qui apporte les financements pour le réseau non concédé. Donc, on garde un contrôle public des Semca, pour répondre précisément à votre question. Et l'on garde le même contrôle public sur la partie non concédée. Ainsi, on arrivera à une certaine harmonisation dans les financements et dans les exigences techniques, ce sera beaucoup plus facile à coordonner : peut-être est-ce une vision un peu idyllique, mais c'était ce qui nous guidait. Nous étions quelques-uns à la partager, avec mon collègue Michel Bouvard, qui connaissait bien ces sujets. On avait gagné cet arbitrage, mais cela n'a jamais fonctionné. L'AFITF a commencé à fonctionner au 1er janvier 2004, et en juillet 2005, comme par la suite, elle a toujours été en manque de crédits, puis, surtout, orientée vers les infrastructures ferroviaires, ce qui était nécessaire.
On me dit qu'à cause de la directive Eurovignette, si l'on reprend les concessions, il faut quand même de continuer à faire payer. Comment s'y prendre, alors qu'au terme des concessions, normalement, on ne peut plus demander un péage ?
Nos concitoyens protestent quand il y a des augmentations de péage importantes, mais ils sont quand même habitués à payer, en raison du service rendu, et je pense qu'il ne faut surtout pas s'embarquer dans la notion d'autoroutes gratuites. Ce serait catastrophique à mon avis, alors que l'autoroute payante n'est pas contestée.
M. Éric Jeansannetas, président. - Je vous remercie.
La réunion est close à 18 heures.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.