Jeudi 20 février 2020
- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Audition de M. Bill Mitchell, professeur à l'université de Newcastle
M. Roger Karoutchi, président. - Nous avons le grand plaisir d'accueillir aujourd'hui le professeur Bill Mitchell, professeur d'économie à l'université de Newcastle en Australie et directeur du Centre du plein emploi et de l'équité de cette université. M. Mitchell est un grand spécialiste des questions monétaires, avec une vision que l'on pourrait qualifier d'hétérodoxe, tout à fait à l'opposé des positions qui ont cours dans l'Union européenne. Vos théories commencent néanmoins à avoir un écho en Europe et aux États-Unis.
C'est grâce à notre collègue Pierre-Yves Collombat, auteur de deux rapports sur la crise financière, que M. Mitchell est devant la délégation ce matin. Je voudrais donc l'en remercier.
M. Pierre-Yves Collombat. - Pour notre délégation qui a l'habitude de recevoir des personnalités un peu différentes, j'ai pensé qu'il serait intéressant de profiter du passage à Paris du professeur Mitchell pour l'entendre. Merci donc, Professeur, d'être avec nous.
Vous êtes en partance pour Londres où vous allez pouvoir mesurer sur place l'impact du Brexit, question perçue ici comme très négative. Vous êtes en effet en décalage avec la vulgate officielle des dirigeants français et européens, voire américains. Or, il est toujours bon de se remettre en cause et d'entendre des positions différentes, ce que nous essayons de faire dans cette délégation, dont la liberté de ton est inhabituelle dans nos institutions.
M. Bill Mitchell, professeur à l'Université de Newcastle. - Merci de votre invitation. Je suis le fondateur de la Modern Monetary Theory (MMT) qui vise à mettre l'accent sur l'avantage qu'il y a à disposer de sa propre monnaie. Maîtriser sa monnaie permet d'éliminer la contrainte financière qui empêche le plein emploi, le développement de services publics et d'infrastructures de qualité ou l'investissement dans la lutte contre le changement climatique. Cette théorie va à l'inverse du discours des économistes mainstream pour lesquels le Gouvernement doit gérer ses finances comme un ménage, en visant l'équilibre ou en empruntant pour faire face à certaines de ses dépenses.
Les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Australie et le Japon n'ont pas cette exigence budgétaire car ces trois pays ont leur propre monnaie. La question y est plutôt de savoir qu'est-ce qu'on fait de cette facilité. Des gouvernements progressistes peuvent y soutenir les dépenses en faveur de l'emploi, au profit des pauvres, pour des transports de qualité ou pour lutter contre la crise climatique.
Les arguments selon lesquels un déficit conduit à l'inflation ou que le marché des emprunts d'État va générer une augmentation des taux d'intérêt sont des mythes.
Le Japon, pays que j'étudie depuis de nombreuses années, a enregistré de très gros déficits, parfois jusqu'à 10 % du PIB, alors que, de votre côté, la limite est de 3 %. Le Japon a d'importantes dépenses publiques et en même temps un très faible taux de chômage. Le Japon a également une dette publique élevée, ce qui, pour les économistes mainstream, doit entraîner inflation et hausse des taux d'intérêt. Or ce n'est pas le cas, puisque l'inflation y est faible depuis bientôt trente ans, les taux d'intérêt sont très bas et le taux des emprunts d'État à 10 ans est négatif.
Les 19 membres de la zone euro ont renoncé à leur monnaie, ce qui, en conséquence, leur donne des capacités limitées pour construire leur prospérité. À l'inverse, on observe des privatisations, une baisse des dépenses sociales, de santé publique, etc.
La difficulté est que cette idéologie néolibérale est ancrée dans les esprits et les structures institutionnelles des pays européens, par le biais des traités. En Australie aussi, il y a un gouvernement néolibéral qui a internalisé cette contrainte de l'équilibre budgétaire, mais l'opposition a une autre vision et le débat démocratique fonctionne. En Europe, les citoyens ne comprennent pas pourquoi on ne peut pas changer l'idéologie portée par les traités. Au sein des gouvernements du Royaume-Uni ou des États-Unis, on observe de plus grandes divisions aujourd'hui.
Face à la crise sociale et écologique, on voit se développer, partout dans le monde, les travailleurs pauvres, les emplois précaires, comme par exemple les livreurs de la « geek economy ». On observe également une diminution de la qualité des services publics privatisés, pas forcément en France, mais dans de nombreux pays, par exemple en Italie où la privatisation des autoroutes, des routes et des ponts a permis leur dégradation, dont l'accident de Gênes est un témoignage emblématique. La population est énervée : regardez ce qui se passe en France avec les gilets jaunes, regardez le Brexit.
Les politiques monétaires sont poussées à l'extrême par les banques centrales et on voit apparaître des taux d'intérêt négatifs. Les gouverneurs de ces banques centrales demandent des signaux budgétaires. Mais le débat sur le budget de l'Union européenne est très significatif : on vise un objectif de 1 % du PIB à l'échelle européenne, ou un peu plus, alors qu'il faudrait beaucoup plus !
La crise est présente aussi dans le système financier européen car les taux d'intérêt sont trop faibles, ce qui conduit les fonds de pension et les compagnies d'assurance à faire évoluer leurs investissements et à prendre des positions risquées, pour retrouver des bénéfices.
Les pays contraints par la politique budgétaire ne peuvent pas traiter les problèmes de leur population correctement. Il en découle un pessimisme généralisé et donc une réduction de l'investissement des entreprises, une moindre consommation et, au final, une récession. Or, quand les acteurs non gouvernementaux sont en phase de repli, les gouvernements doivent, à l'inverse, augmenter leurs dépenses. C'est à l'opposé de ce qui se passe aujourd'hui avec des coupes dans les dépenses publiques, rendues obligatoires par les règles européennes, alors que l'économie générale est en déclin. C'est une situation totalement irresponsable.
Il y a deux problèmes aujourd'hui en Europe : les règles d'austérité budgétaire, issues notamment de la méfiance de l'Allemagne envers les économies du sud (Italie, Grèce, etc.) et la dépendance envers le marché obligataire qui crée un risque de crédit. Aux États-Unis ou en Australie, pays qui émettent leur propre monnaie, ce risque de crédit n'existe pas.
Pourtant, pour satisfaire la population avec une bonne éducation, de bonnes infrastructures ou de bons services publics, et pour affronter le changement climatique, première priorité mondiale, on sait que de très importantes dépenses publiques sont nécessaires. Sans disposer de sa propre monnaie, augmenter ces dépenses est impossible.
Posséder ou non sa monnaie constitue une immense différence entre les pays.
M. Roger Karoutchi, président. - Le débat sur la politique monétaire est pratiquement inexistant en France. La dernière fois qu'il y a eu un vrai débat monétaire c'était en 1992 au moment de la ratification du Traité de Maastricht, contre laquelle je faisais à l'époque campagne avec Philippe Seguin. Nous soutenions une monnaie commune et pas une monnaie unique. Le débat était faussé car on nous faisait dire que nous étions contre l'Europe mais ce que nous disions était que si l'on voulait la monnaie unique, il fallait un État unique et ce message n'a été ni compris, ni entendu et le Traité a été adopté.
Que faire aujourd'hui ? Soit on décide de faire comme le Royaume-Uni et on sort, soit on décide de jouer le jeu de l'euro et d'aller beaucoup plus loin dans la construction de l'Europe. Là où nous sommes, c'est-à-dire entre ces deux positions, nous cumulons tous les défauts des deux systèmes.
La Banque centrale européenne ne dépend que d'elle-même. Les autorités nationales ne savent plus où elles sont. Le seuil de 3 % n'a plus vraiment de sens.
Comment sortir de cette situation ? Faut-il sortir de l'euro ou, à l'inverse, dire qu'il faut aller beaucoup plus vite dans la construction d'un gouvernement unique ? Mais est-ce que les peuples vont l'accepter ?
M. Bill Mitchell. - Jean Monnet se retournerait certainement dans sa tombe aujourd'hui ! Son ambition était d'apporter la paix sur le continent européen et de restaurer l'Allemagne comme citoyen du monde. Et, de fait, le projet européen constitue la bonne échelle pour gérer certains dossiers, comme la lutte contre le réchauffement climatique, l'immigration ou les problèmes de santé comme aujourd'hui la question du coronavirus.
Au départ, l'Europe fonctionnait à travers des accords intergouvernementaux, ce qui était adéquat car démocratique. Aujourd'hui, ce sont des traités qui régissent tout et dans lesquels les États sont enfermés, il n'y a pas de démocratie.
Dans un livre publié en 2015, j'ai analysé les différentes options ouvertes à l'Europe et j'ai eu un certain nombre de discussions avec la Commission européenne. Le modèle du gouvernement fédéral, comme celui de l'Australie, était une option.
Je vous renvoie aux rapports Werner de 1970 et de la Commission de 1977 : si on va vers une monnaie européenne, un gouvernement européen est nécessaire, c'est-à-dire un gouvernement fédéral et dans ce cas, il faut un vrai Parlement, comme le Parlement australien et non comme le Parlement européen qui est trop faible. Mais à cette époque, l'Europe n'était pas capable de créer un système fédéral. Jacques Delors a complètement ignoré ces études, l'Allemagne a dominé l'Europe du fait de sa force exportatrice et la France et l'Italie sont restées en retrait. Aucune banque centrale n'était prête à renoncer à ses prérogatives. C'est alors que l'Europe s'est plutôt orientée vers des règles d'austérité budgétaire au lieu de partager une vraie monnaie commune.
La seule solution est de posséder sa propre monnaie.
Mme Michèle Vullien. - Merci Professeur. Vous citez en exemple le Japon même si ce pays a une dette supérieure à 200 % du PIB. Mais ce pays a aussi ses problèmes, tels que l'alcoolisme, les rapports entre les hommes et les femmes, etc. Est-ce bien ce modèle que vous nous proposez ?
Mme Marie Mercier. -Au fond, vous nous dites qu'il faut remplacer les politiques par les économistes !
M. Bill Mitchell. - Le Japon est beaucoup plus avancé sur le plan de la politique économique.
La démocratie représentative se fait parfois doubler par la population, comme l'a montré le Brexit. On observe aujourd'hui un divorce entre la population et les politiques. Les politiques doivent cependant répondre aux aspirations de leurs concitoyens et mettre en oeuvre des politiques économiques capables de le faire.
Les gouvernements qui aujourd'hui dans le monde se pensent progressistes abandonnent en fait leurs populations. Ce sont des gouvernements néolibéraux qui appliquent les mêmes règles d'austérité budgétaire. Or, il faut faire attention au développement de l'extrême droite, en Allemagne ou en France, et au danger du retour aux âges sombres du siècle dernier.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Merci pour vos analyses. Aujourd'hui la situation est excessivement dangereuse. Je partage le constat que vous faites sur la France et l'Europe. Les sujets ont désormais un niveau technique presque impossible à expliquer.
Je voudrais vous signaler le livre d'un jeune français de 29 ans, David Djaïz, normalien et énarque, qui a publié Slow Démocratie. Il explique parfaitement la crise sociale et écologique actuelle et insiste sur la force du peuple. Or actuellement, les leviers de décision appartiennent à la Commission européenne, le peuple est dépossédé de ses pouvoirs. Le peuple le sent et c'est pourquoi les populistes essaient de prendre la main. Ce livre, intelligent, est une bulle d'espérance. C'est le constat d'un jeune qui, venant de la gauche, rejoint des positions de droite. Regardons nos voisins anglais avec le Brexit.
La France est le plus beau pays du monde mais elle est au milieu du gué. Tant qu'il n'y aura pas de gouvernement politique en Europe, elle ne pourra pas fonctionner.
M. Roger Karoutchi, président. - On a voulu aller trop vite. Deux mille ans d'histoire des peuples européens ne se modifient pas en 30 ou 40 ans. Nous sommes dans une situation difficile. Soit les populistes profitent de la situation et finalement disent des choses que nous devrions dire sur la monnaie, sur l'identité, sur l'Europe, soit, de notre côté, on ne dit rien car on ne peut rien changer. Mais la société n'accepte plus le système. On a de plus en plus de mal avec les jeunes. On fait du traitement social dès qu'il y a un problème mais on ne sait plus comment faire pour régler en profondeur les difficultés. Pourrait-on avoir à nouveau un débat monétaire autour de l'idée d'une monnaie commune et non d'une monnaie unique ? Je n'en suis pas sûr.
M. Pierre-Yves Collombat. - Un argument fréquemment avancé pour refuser le changement est de dire : si on revient au franc, on ne pèsera plus rien du tout dans ce monde mondialisé, petite France que nous sommes. Que répondez-vous face à cet argument qui compte dans le débat ?
M. Bill Mitchell. - Avoir sa propre monnaie renforce les capacités d'un pays, son système démocratique et donc la possibilité de faire ses propres choix. La question est : comment sortir de la situation actuelle de l'Union européenne ? Comment retrouver les moyens de résoudre la crise, de faire des politiques qui répondent aux problèmes de la population ? Le système se détruit lui-même. Les citoyens en ont assez. Nous sommes dans un cycle historique où les peuples vont se révolter car on ne résout pas la pauvreté, on ne crée pas d'emplois et on ne maintient pas des services publics de qualité.
Comment attirer les capitaux dans un pays qui a sa propre monnaie ? Par une population active bien formée, de bonnes infrastructures, un gouvernement stable. Ce n'est pas qu'une question de taille mais de la qualité du pays. Oui, un petit pays peut avoir sa monnaie et gérer de façon optimale son économie.
M. Roger Karoutchi, président. - Merci beaucoup d'être venu devant la délégation.
M. Pierre-Yves Collombat. - Merci pour cet échange tonique et vivifiant. Je rappelle à mes collègues que mon rapport Bilan de faillite - Chronique d'un naufrage annoncé analyse en détail les sujets abordés ce matin et propose des outils efficaces alors que nous nous sommes auto-désarmés. Le problème est que l'économie réelle n'est plus vraiment financée et que la majeure partie de la production financière file dans la sphère spéculative. La réflexion sur ce sujet est essentielle.
M. Bill Mitchell. - Le problème est qu'aujourd'hui il est préférable pour un homme politique de montrer ses qualités de leadership plutôt que de chercher à prendre les bonnes décisions. Merci beaucoup de votre accueil.
La réunion est close à 9 h 40.